L'Enfant Terrible du Rat Cornu

Chapitre 12 : La Rencontre

17325 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 11/04/2020 09:52

La procession avançait lentement sur le sentier sinueux, vers la ziggurat de pierre. Des dizaines de Skavens, enchaînés les uns derrière les autres, étaient amenés au pied du grand escalier par d’énormes créatures grandes comme des trolls, mais ressemblant à des reptiles humanoïdes. Sur toute la longueur des marches s’alignaient des centaines de choses-froides. Ils portaient des coiffes ornées de plumes aux couleurs bariolées, brandissaient des drapeaux, certains soufflaient dans des trompes sculptées ou frappaient sur des tambours.

 

Une chose-froide un peu plus petite que les autres attendait sur la troisième marche. Elle portait moult colifichets brillants autour du cou, des poignets et des chevilles, et une couronne d’or. Quand les prisonniers se retrouvèrent en arrêt devant lui, elle se tourna vers le sommet de la pyramide, et commença à en gravir les marches. D’autres choses-froides, dont la tête était recouverte par un casque sculpté dans le crâne d’un plus grand reptile, menèrent la marche des prisonniers.

 

Une dizaine de minutes plus tard, les premiers Skavens étaient arrivés au sommet. Au milieu du toit, il y avait une énorme dalle de pierre circulaire, qui devait peser plusieurs tonnes, avec deux anneaux opposés sur ses bords. De l’autre côté de la dalle, on avait élevé un autel, et un grand escalier surmonté d’un grand trône de pierre. Un étrange personnage y était installé. C’était un énorme crapaud, avec des bras et des jambes rachitiques, qui portait une coiffe sertie de plumes et tenait un sceptre dans la main gauche. L’être brandit son sceptre lentement.

 

Deux de ses congénères géants glissèrent une longue barre de bois à travers les deux anneaux de pierre qui surplombaient la lourde dalle. Ils purent ainsi soulever la dalle et la déposer quelques pas plus loin, révélant une grande fosse de vingt pieds de diamètre. Les Skavens se retrouvèrent vite au bord de la fosse. Les premiers crièrent de désespoir, et tentèrent de fuir, mais ils furent immédiatement rattrapés par les choses-froides casquées, puis emportés jusqu’au trou, avant d’y être jetés.

 

Tous les Skavens finirent au fond de la fosse. Quand le dernier eut rejoint ses semblables, les deux grandes choses-froides rebouchèrent l’ouverture avec la dalle. La foule des choses-froides chanta d’une voix monocorde, tandis que l’homme-crapaud leva lentement les bras.

 

 

Psody se retrouva sans transition au milieu de la scène. Il était sur le toit du bâtiment, près de l’autel. Tout le continent autour semblait avoir disparu, il n’y avait plus qu’un maelstrom de couleurs. Plus de jungle, plus de sentier, plus personne, non plus. Plus rien. Complètement nu, il tremblait de froid… et d’angoisse. En effet, tout autour de la ziggurat, douze immenses silhouettes apparurent. Des ombres plus grandes qu’un donjon, cagoulées, l’une parée de cornes comme celles des Prophètes Gris. Douze personnes, dont deux laissaient un espace vide entre elles, comme pour attendre une treizième entité. Impossible de distinguer leurs traits, seuls apparaissaient leurs yeux. Psody sentit son estomac se nouer quand il comprit à qui il avait affaire.

 

Le Conseil des Treize !

 

Des voix formidablement fortes résonnèrent à travers les cieux.

 

-         Alors, Psody… on hésite ?

-         On conteste l’autorité de ses aînés ?

-         On ne sait plus où on en est ?

 

Le jeune Skaven Blanc se tourna vers l’un des Seigneurs de la Ruine, puis pivota vers un autre.

 

-         Je… ne comprends pas !

-         Tu as survécu à bien des choses.

-         Le Rat Cornu veille sur toi.

-         Ou alors, tu as une chance insolente.

-         Dommage que tu ne saches pas l’exploiter pleinement…

-         Va-t-on vraiment te laisser gambader dans la nature ?

-         Que penserait notre dieu en te voyant agir comme tu le fais ?

 

Psody paniqua :

 

-         Je n’ai jamais voulu faire autre chose que servir le Rat Cornu, je vous le jure !

-         Alors pourquoi toutes ces questions ?

-         Pourquoi tous ces doutes ?

-         Pourquoi tous ces jugements ?

 

Le pauvre jeune homme-rat sursautait à chaque invective de l’une ou l’autre des silhouettes. Les voix se faisaient plus agressives, plus impatientes, plus menaçantes. Soudain, une voix familière éclata juste dans le creux de son oreille.

 

-         Tu as des idées trop différentes ! On n’aime pas ça !

 

Quelque chose le frappa dans le dos, le précipitant sur le sol de pierre. Puis il sentit une déchirure fulgurante au sommet de son crâne. Il cria de douleur, puis d’horreur en voyant ses cornes par terre, devant lui, leur extrémité inférieure ensanglantée et couverte de lambeaux de chair. Il porta les mains au sommet de sa tête, et quand il les ramena devant ses yeux, vit qu’elles étaient couvertes de sang.

 

Une force irrésistible le prit par sous les aisselles, le releva et le fit pivoter. Psody frissonna davantage en reconnaissant son maître. Le Prophète Gris Vellux était devant lui, mais il était différent. Ce n’était plus un grand et beau Skaven Blanc auquel le jeune homme-rat rêvait de ressembler. Ses bras étaient devenus noueux, ses doigts crochus, avec de longs ongles sales. Son visage était couvert de verrues, ses traits outrageusement durcis, ses dents abîmées, et ses yeux rouges étaient injectés de sang et profondément enfoncés dans leurs orbites. Malgré la souffrance qui lui vrillait le crâne, Psody voulut parler.

 

-         Maître… murmura-t-il en baissant la tête.

-         Je n’ai plus de serviteur !

 

Vellux attrapa d’une main le jeune Skaven Blanc par la gorge, et le souleva sans effort à une vingtaine de pouces du sol.

 

-         Tu ne m’es plus d’aucune utilité, au contraire, ta seule présence est offensante !

-         Mais… Je suis né pour vous servir !

-         Que tu dis ! Tu as tout gâché !

 

Vellux fit demi-tour vers la fosse sacrificielle, de nouveau ouverte, sans lâcher le malheureux. Il le tint suspendu au-dessus de l’ouverture béante. Psody sanglota de terreur.

 

-         Pourquoi, maître ? Pourquoi ?

-         Parce que le Rat Cornu t’a choisi, toi !

 

Et d’un geste puissant, Vellux balança Psody en arrière, le précipitant dans la fosse. Le malheureux jeune homme-rat tomba, tomba dans des profondeurs qui semblaient sans fin en hurlant de toutes ses forces.

 

 

Psody se réveilla en sursaut, transi de sueur, ses narines acidifiées par le musc de terreur qu’exhalaient ses glandes. Un épouvantable tiraillement cerclait la tête du petit homme-rat, comme si on l’avait coiffé d’un pressoir. Il ne voyait rien, sa vision était obstruée par une matière opaque qui lui couvrait les yeux. En revanche, il pouvait sentir quelque chose lui étreindre les poignets et le bas des mollets. Il y avait aussi un léger courant d’air qui le fit frissonner. Il essaya bien d’articuler une parole, mais sa mâchoire était obstruée. Il entendit une voix dire en reikspiel :

 

-         Ah, il se réveille. Va chercher les autres !

 

Quelques bruits de pas s’éloignèrent. La voix murmura près de lui :

 

-         Ne bouge pas. Ne dis rien. Sois sage, ou t’es mort.

 

Il obéit, trop effrayé pour faire quoi que ce soit d’autre. Plusieurs paires de bottes claquèrent sur le pavé, puis le bruit d’une lourde porte s’ouvrant retentit. Enfin, le Skaven Blanc entendit une autre voix, bien plus assurée et plus mature, ordonner :

 

-         Enlevez-lui son bandeau.

 

Quelqu’un arracha la bande de cuir qu’on avait noué autour de sa tête ronde. Psody considéra rapidement sa situation, qui n’était pas brillante, loin s’en fallait. On l’avait complètement déshabillé, attaché les bras en croix et par les chevilles avec de solides bracelets à un mur de pierre glacée, et un bâillon constitué d’une boule de bois reliée à des chaînettes maintenait sa bouche dans une position trop inconfortable pour pouvoir prononcer le moindre mot. Il releva la tête et vit l’Humain qui était face à lui.

 

C’était bien lui. L’homme qu’il avait vu et revu pendant ses délires. Il était exactement comme dans ses cauchemars : grand, un visage rasé de près, une crinière blonde tombant sur ses épaules. Il portait une cape rouge par-dessus son gilet de mailles, et des bottes de cuir remontaient sur son pantalon rayé. Le petit homme-rat déglutit. Cet Humain était à la fois effrayant et fascinant à regarder. Il avait une expression chargée du vécu de bien des épreuves pénibles. De la lassitude, de la désillusion marquaient la jeunesse encore apparente de ses traits. En revanche, son regard était plus intense encore.

 

-         Je suis Félix Jaeger. Il paraît que vous vouliez me voir ?

 

Le Skaven Blanc tenta d’articuler quelques syllabes, sans succès. L’Humain se rapprocha de lui, et pencha la tête vers son oreille.

 

-         Je vais vous retirer ça, mais auparavant, j’aimerais que vous soyez bien conscient de ceci : j’ai d’excellentes raisons de me méfier de vous. J’ai eu affaire aux Skavens plus souvent que je ne l’aurais souhaité. Aussi, réalisez que vous avez une chance inouïe, car d’ordinaire, les vôtres, on les empale à vue.

 

La peur tiraillait de plus en plus fort les intestins du jeune homme-rat. Jaeger eut l’air de s’en rendre compte, car sa voix se fit un peu moins tranchante.

 

-         Mettez-vous à ma place : ces Skavens nous harcelaient depuis des semaines. Et voilà que quelqu’un sème la confusion dans leurs rangs, ce qui nous permet de les chasser. Au début, nous voulions vraiment remercier ce quelqu’un, or, c’est vous que nous avons vu. Un Skaven, un Prophète Gris, par-dessus le marché. Qui vient avec un drapeau blanc pour se rendre et me parler ! Tout le monde ici pense que c’est un piège. Mais je suis ouvert d’esprit, et j’accepte de discuter avec un individu que j’imagine intelligent. Je souhaite que vous m’expliquiez pourquoi vous avez fait tout ça pour me voir. Mais attention ! Dès l’instant où vous prononcez un mot dans une autre langue que le reikspiel, ces soldats ont l’ordre de vous exécuter sur place. Nous savons que les Prophètes Gris savent utiliser la magie, et on ne prendra pas le moindre risque de vous laisser déchaîner une malédiction sur quiconque dans ce château. Vous avez bien compris ?

 

Il n’avait pas l’air de plaisanter, pas plus que les deux gardes qui brandissaient leur lance vers sa poitrine. Le Skaven Blanc sentit des flots de sueur rance s’écouler le long de ses yeux écarquillés. Il fit un signe d’acquiescement de la tête. Jaeger tendit la main, et ouvrit la petite boucle d’acier avant de tirer le bâillon d’un coup sec. Psody toussa.

 

-         Bon, pour commencer, qui êtes-vous ?

-         Je… m’appelle Psody.

-         D’accord… C’est bien vous qui avez provoqué la panique chez les Skavens ?

-         Oui… J’ai fait sonner la cloche, brûlé les tonneaux de poudre, et abattu leur chef.

-         Sacrée performance pour un petit Skaven Blanc ! Et la corne, c’était vous, aussi ?

-         Je l’ai trouvée… sur le chef d’un groupe d’Humains dans la forêt. Qui c’était ?

-         Une bande de gardes forestiers, il y en a quelques-unes dans le coin.

-         Eh ben, graine d’homme, on commence à s’amuser sans moi ?

 

Un Nain entra à son tour dans la cellule. Il était juste un peu plus grand que Psody, mais au moins trois fois plus large d’épaules. Sous la peau tatouée de sa poitrine nue roulaient d’impressionnants muscles. Son visage était enfoui sous une abondante barbe rousse, et son crâne était rasé, si l’on exceptait une crête dressée et teinte avec de la graisse. Une chaînette d’or reliait son nez à son oreille gauche. Le Skaven reconnut immédiatement ce visage menaçant, dont l’œil gauche était couvert par un bandeau.

 

-         Maître… Gurnisson ? murmura le jeune Psody.

-         Gotrek, mon ami ! On dirait que ta réputation t’a précédé !

-         M’étonne pas. Ce qui me surprend, c’est que ce rat ne soit pas déjà mort de trouille.

 

Le pauvre homme-rat vit alors la hache dont la lame était décorée de runes gravées, et n’en fut que plus effrayé. Gotrek s’en aperçut, l’agita devant son museau en ricanant, et appliqua même le tranchant entre ses deux narines. Les yeux roses écarquillés de terreur du Skaven Blanc louchèrent vers l’acier aiguisé.

 

-         D’habitude, je ne tue pas les gens qui sont incapables de se défendre, ça n’est pas drôle, ni honorable. Mais donne-moi une seule raison de me rappeler que je n’ai plus d’honneur à perdre, une seule…

 

Psody sentit le musc de la peur panique émis par ses glandes redoubler d’intensité, tel un poison qui lui emprisonnait le cœur. Jaeger posa une main sur l’épaule de son compère, lui demandant de reculer. Puis il s’accroupit devant le prisonnier, se mettant à sa hauteur.

 

-         Très bien, Psody. Vous avez pris de sacrés gros risques pour venir me voir. D’abord, vous avez combattu les vôtres, et maintenant vous vous présentez devant mes hôtes, pour, je cite, « discuter d’égal à égal » avec moi ? Eh bien, me voilà ! Je vous en prie, exprimez-vous ! Je vous écoute.

 

Le Skaven Blanc essaya bien de trouver les mots, pour pouvoir poser les bonnes questions, mais il se rendit compte d’une affreuse complication : rien ne venait. Il n’avait pas du tout la moindre idée de ce qu’il allait dire. La peur se mua peu à peu en déception. Il ferma les yeux, et baissa la tête. Ces deux sentiments mélangés firent couler quelques larmes amères sur ses joues, ce qui intrigua Jaeger.

 

-         Mince, si je m’attendais à ça…

-         Il se fiche de nous, graine d’homme !

 

Gotrek asséna une violente gifle du revers de la main au jeune homme-rat qui grimaça de douleur, mais ne protesta pas.

 

-         Gotrek, un peu de tenue !

 

Jaeger passa la main sous le menton du prisonnier, lui relevant la tête.

 

-         Qu’est-ce qui vous arrive, mon jeune ami ?

-         Ce n’est pas ton ami, graine d’homme ! aboya Gotrek.

-         Gotrek, je t’en prie ! Alors, Psody ? Pourquoi vous mettre dans cet état ? Je vous assure, tant que c’est amical, vous pouvez me parler sans crainte. Pourquoi avoir fait tout ce que vous avez fait pour me voir ? Ça m’intéresse !

-         Je… je ne sais pas, maître Jaeger. Une partie de moi est en train de hurler, m’ordonne de vous mettre en pièces, vous et maître Gurnisson. Une partie de moi vous déteste, souhaite plus que tout votre mort, longue et douloureuse. Mais moi… je ne vous connais pas. Je vous ai seulement vu dans des visions.

-         Vous m’avez vu dans des visions ? Et qu’est-ce que j’y faisais ?

-         Vous vous moquiez de moi, ou vous vous attaquiez à moi, ou à mes proches.

-         Et vous êtes venu pour... « conjurer la malédiction » en me tuant d’abord ?

-         Non ! C’est ça que je ne comprends pas. Je sens que ce n’est pas de moi d’où vient cette colère. Je n’ai rien contre vous, je dirais même que, dans un sens, je vous admire. Vous êtes un Humain exceptionnel, et vous, maître Gurnisson, vous faites honneur à la ténacité légendaire de votre peuple. Tous deux, vous êtes connus comme de redoutables tueurs-tueurs de Skavens. Alors, j’ai eu l’idée de vous trouver pour vous parler de mes visions, et de mes différences. Je pensais que vous voir m’aiderait à comprendre… mais je ne vois rien. Et je ne comprends pas. Je ne sais plus où j’en suis.

 

Jaeger se tourna vers son frère d’armes.

 

-         Qu’en penses-tu, Gotrek ?

-         Ma foi, c’est bien le premier Skaven que je vois se conduire comme ça.

-         Moi, j’ai presque envie de le croire. Je dis bien « presque », précisa l’Humain.

 

Il réfléchit un instant, puis demanda :

 

-         Pourriez-vous me décrire une de ces visions ?

-         Euh… je crois, oui. Il y a… un petit château. Des Humains, se faisant attaquer par des Skavens. L’assaut est très violent. Et puis, dans le ciel, je peux voir… un navire volant. Une sorte de vaisseau qui ne flotte pas sur l’eau, mais qui se tient suspendu dans les airs, grâce à un énorme ballon gonflé d’air accroché au-dessus. Et je vois mes mains… enfin, je ne suis pas sûr que ce soit mes mains. Je suis moi, et je ne suis pas moi. Je vois bien des doigts de Skaven avec de la fourrure blanche, de longs ongles, et je sens l’énergie de la malepierre envahir mon corps. Mais j’entends alors une voix dire dans ma langue « cet engin est à moi ! », et ce n’est pas la mienne. J’appelle les puissances du Warp, et une immense main d’énergie verte s’apprête à saisir le vaisseau volant. Or, quelque chose vient me déconcentrer, je sens l’énergie se dissiper, et je tombe à terre.

 

Psody se tut. Les deux camarades étaient très surpris. Gotrek fronça les sourcils.

 

-         Pour quelqu’un qui ne nous a jamais vus, je trouve qu’il en sait beaucoup trop.

-         Vous… comprenez, maître Gurnisson ?

 

Jaeger se pencha en avant, regardant droit dans les yeux le Skaven, ce qui le mit encore plus mal à l’aise. L’Humain murmura :

 

-         Thanquol… C’est vous ?

-         Hein ?

-         Thanquol, je sais que vous m’entendez. Où que vous soyez.

-         Alors… c’est vrai ? Vous connaissez Thanquol ?

-         Oh oui, je le connais. Et Gotrek le connaît, aussi. Et Thanquol nous connaît bien, tous les deux. Et vous le connaissez, vous ?

-         Je ne l’ai jamais vu, mais son nom... est régulièrement prononcé dans... les communautés de mon peuple. Et je sais aussi… qu’il veut votre tête, à tous les deux. Mais… qu’est-ce qu’il a à voir avec moi ?

 

Jaeger se releva, et fit quelques pas de long en large.

 

-         Jeune Psody, ce que vous avez vu, c’est l’une de nos rencontres les plus violentes avec Thanquol. C’est lui qui a essayé de voler le vaisseau volant conçu par le Tueur-ingénieur Nain Malakai Makaisson, l’Esprit de Grungni, exactement comme vous venez de nous le décrire.

 

Soudain, la voix de Jaeger se fit de plus en plus lointaine, alors qu’un cri d’animal enragé, très vague, résonna à ses oreilles, et peu à peu, devint plus fort, plus proche. Il regarda Jaeger, et sentit ses traits se durcir. Ses babines se retroussèrent, laissant voir ses dents serrées de colère. Ses arcades sourcilières se froncèrent. Sa respiration accéléra, et se fit plus forte. Tout au fond de lui, quelque chose le poussa, l’ordonna de passer à l’attaque. Cela devait se voir, car l’un des soldats leva sa pique.

 

-         Attention, le rat ! Un geste, et je t’éventre !

-         Non, attendez ! ordonna Félix en mettant son bras devant lui pour l’arrêter.

 

L’Humain contempla fixement le Skaven Blanc dans les yeux.

 

-         Ce regard… cette lueur de haine dans les pupilles… J’ai déjà vu ça ailleurs.

 

Psody sursauta en réalisant ce qu’il était en train de faire. Il ferma les yeux, et se força à détourner la tête. Il respira lentement, posément. Les battements de son cœur ralentirent, les cris se turent. Il rouvrit les yeux, et une larme glissa encore d’entre ses paupières.

 

-         Voilà… Ça l’a encore fait. J’ai eu une… terrible envie de vous tuer. Ou plutôt… quelque chose m’a poussé à le faire. Ou quelqu’un d’autre

-         Tu parles ! cracha Gotrek. Ce « quelqu’un », c’est ton instinct de rat d’égout, oui !

-         Non, Gotrek, non ! Il ne ment pas ! Son regard a réellement changé.

 

Jaeger regarda de nouveau le Skaven Blanc dans ses yeux roses, et n’y vit plus la moindre agressivité.

 

-         Ça va mieux, non ? Vous ne ressemblez plus à un animal enragé.

-         Pourquoi, pourquoi ? bredouilla Psody.

-         J’imagine que Thanquol a dû se sentir particulièrement humilié ce jour-là. À ses yeux, nous lui avons volé une belle victoire. Il a dû rendre des comptes, après ça, et ç’a dû être vraiment désagréable.

-         C’était quand ?

-         Il y a dix ans, grogna Gotrek.

-         Mais je n’étais même pas né ! Je ne peux pas être furieux contre vous pour quelque chose qui ne me concerne pas !

-         J’entends bien, mais c’est peut-être sa colère à lui que vous éprouvez, à présent. Il veut notre mort depuis cette histoire. D’ailleurs, quel âge avez-vous ?

-         Je n’ai que quatre ans !

-         Quatre ans ? Vous avez l’air plutôt mature pour quelqu’un de cet âge.

-         Oui, mais les Skavens mûrissent environ trois fois plus vite que les Humains.

 

Jaeger eut un petit haussement d’épaules.

 

-         D’accord, selon nos critères, vous entrez donc à peine dans l’âge adulte, et encore. Et vous dites que vous n’avez eu aucun lien avec Thanquol ?

-         Jamais-jamais, mais dans tout l’Empire Souterrain, on sait qu’il vous hait. Il est prêt à utiliser tous les Skavens qu’il peut pour vous capturer-capturer.

-         Il a déjà fait plusieurs tentatives. Et puisqu’on parle de ça, sachez que j’ai moi-même de très bonnes raisons d’être en colère contre lui, moi aussi. Et je me demande si, d’une certaine façon, vous n’êtes pas lié à lui ?

-         Mon maître, le Prophète Gris Vellux, prétend être le rejeton d’une des reproductrices personnelles de Thanquol. Je ne sais pas si c’est vrai ou si c’est un mensonge pour affermir son autorité-autorité, mais en tout cas, je n’ai pas de lien de sang ni avec l’un, ni avec l’autre, à ce que je sache.

 

Jaeger prit une pose réflexive, tournant le dos à Psody. Puis il se retourna brutalement, et lui prit la tête à deux mains. Il posa son front contre celui du Skaven qui n’osait plus bouger, focalisa son regard sur ses yeux roses et paniqués, et murmura d’une voix terrible :

 

-         Thanquol, vous allez laisser ce jeune Skaven Blanc tranquille. Fichez-lui la paix. Si vous voulez vraiment ma peau, venez la chercher vous-même au lieu de m’envoyer des gamins perturbés !

-         Arrêtez-arrêtez ! Vous me faites peur !

-         Et ce n’est qu’un début ! ricana Gotrek.

 

Jaeger relâcha son emprise, et recula.

 

-         Pour moi, il y a deux possibilités : ou Thanquol est vivant, ou il est mort. S’il est encore en vie, il doit être maintenant trop vieux ou trop rabougri par la malepierre pour se battre, mais il tente de me faire des misères en se servant de vous. Par contre, s’il est mort… Ce serait drôle !

-         Quoi ? maugréa le Tueur.

-         Oui, quoi ? gémit Psody.

-         Alors, vous êtes peut-être une sorte de… réincarnation ? Votre corps est devenu le réceptacle de l’âme tordue de ce Prophète Gris. Vous pouvez vous sentir honoré.

 

Le Skaven Blanc écarquilla les yeux.

 

-         « Honoré » ? Vous plaisantez ! C’est épouvantable-épouvantable ! Je ne veux pas !

 

Psody se laissa mollement suspendre par ses chaînes. Il sentit une peur terrible lui dévorer les entrailles comme jamais. D’autres larmes glissèrent sur ses joues duveteuses. Le Nain approcha, et tendit le cou pour examiner le visage du Skaven Blanc de plus près.

 

-         Grimnir me foudroie, c’est bien la première fois que je vois des larmes de Skaven !

 

Le chagrin fit place à l’indignation. Psody rouvrit ses yeux roses, et les darda vers Gotrek.

 

-         Vous voulez peut-être les recueillir dans un calice ?

 

Gotrek empoigna fermement d’une main la corne gauche de Psody.

 

-         Joue pas au plus malin avec moi, ou je te fourre ta ramure dans le…

-         Gotrek !

 

Le Nain relâcha sa prise en maugréant.

 

-         Gotrek, j’aimerais lui parler seul à seul.

-         T’es fou, graine d’homme !

-         Qu’est-ce que tu veux qu’il me fasse, dans cet état ? J’ai envie de lui parler sans ta présence menaçante pour l’effrayer. Reste derrière la porte au cas où. Et vous autres, faites pareil.

 

Devant le regard fermement décidé de l’Humain, le Tueur battit en retraite. Il dit encore :

 

-         Te penche pas trop près de lui, qu’il ne te grignote pas les roustilles !

 

Les deux gardes ne bougèrent pas.

 

-         Messieurs, s’il vous plaît…

-         Nous avons des ordres, rétorqua le premier.

-         Si on ne les suit pas, le capitaine ne sera pas content, ajouta son compère.

-         Et moi, je vous dis que je peux faire avancer les choses, si je fais preuve d’un minimum de confiance. J’en prends la responsabilité. Restez juste derrière la porte. S’il y a un problème, j’en assumerai les conséquences.

 

Ces paroles finirent de convaincre les deux soldats. Ils se regardèrent mutuellement, l’un haussa les épaules, l’autre fit une petite moue, puis ils se retirèrent. Quand la lourde porte claqua, Jaeger se détendit un peu.

 

-         Voilà, maintenant nous sommes entre nous. Si vous voulez vraiment ma peau, plus rien ne vous empêche de faire appel à votre magie.

-         Vous savez bien que je ne le ferai pas, maître Jaeger. Sinon vous n’auriez pas renvoyé vos amis.

-         Vous êtes perspicace pour un Skaven.

 

Jaeger s’approcha du petit Skaven Blanc, et murmura à son oreille.

 

-         Est-ce que vous avez envie de me tuer, Psody ? Si je vous détachais, tenteriez-vous de m’arracher le cœur ?

 

Le faciès du jeune homme-rat se crispa.

 

-         Mais non ! Je vous le jure ! Thanquol veut votre mort, mais pas moi ! Je ne suis pas Thanquol ! Je suis Psody, et je ne veux pas, je ne dois pas vous laisser mourir !

-         Votre sollicitude me touche, mais qu’ai-je d’aussi précieux pour vous ?

-         Vous… vous êtes le seul en ce monde qui puisse m’aider. Le seul !

-         Calmez-vous, je vous prie. Qu’est-ce que je peux faire pour vous aider, alors ?

 

Psody se détendit un peu, et réfléchit avant de déclarer posément :

 

-         Je veux savoir pourquoi tout a basculé à ce point-là, maître Jaeger. Je suis un élu du Rat Cornu. Tout ce que je voulais, c’était le servir, à la place qui me revenait de droit dans notre société. Or, tout est allé de travers depuis que je suis devenu directement réceptif à ses paroles ! Quand j’ai commencé à voir des choses, tous ont eu peur de moi et se sont mis à me détester ! Mon propre frère m’a poignardé dans le dos et a tenté de me noyer !

-         Je croyais que c’était dans l’ordre des choses, chez les Skavens ?

-         Pas pour moi ! Les Prophètes Gris sont censés être les messagers du Rat Cornu ! Normalement, on les respecte trop pour oser lever la main sur eux !

-         Oui, enfin, d’après ce que je sais, la trahison est un mode de vie, chez vous.

-         Vous avez raison. J’aurais compris si j’avais été trahi par un rival jaloux, ou mes sous-fifres uniquement, mais si ce sagouin-sagouin de Klur a fait ça, c’était sur ordre de mon propre maître ! Ça, je ne le comprends pas !

-         Il a dû penser que vous alliez vouloir le renverser.

-         Alors que je venais d’être nommé Prophète Gris ? Je n’avais pas du tout le pouvoir nécessaire pour ça, et nous le savions tous les deux ! Et puis, je n’aspirais qu’à le remplir de fierté, ainsi que mon dieu ! Je voulais être comme lui, pas le renverser ! Or lui, il… Quand je lui ai parlé de ce que je voyais, ça l’a troublé. Je l’ai senti, même s’il ne me l’a pas dit. J’avais peur de lui et de ses colères, mais comme il partageait avec moi le don du Rat Cornu, il était le seul à me comprendre pleinement. Et maintenant… maintenant… je ne sais plus !

 

Le Skaven Blanc pleurait à chaudes larmes. Jaeger était de plus en plus perplexe.

 

-         Comment savez-vous que c’est votre maître qui a ordonné cette exécution ?

 

Le petit homme-rat renifla bruyamment, et bredouilla :

 

-         C’est les visions, maître Jaeger. Elles m’ont montré la jalousie et la crainte de Vellux. Ils m’ont tous rejeté. Je suis tout seul, maintenant.

-         D’accord, c’est triste pour vous, mais qu’est-ce que je peux y faire ?

 

Psody releva la tête, les yeux pleins d’espoir.

 

-         Vous êtes un grand aventurier ! Vous connaissez beaucoup de choses ! Ou alors, vous avez des amis qui seraient capables de m’aider à découvrir la clef du mystère ? Je vous en supplie, maître Jaeger. Aidez-moi, ou bien tuez-moi pour de bon ! Il n’y a plus aucun endroit où je puisse aller sans me faire lapider à vue, alors si je suis condamné à ne jamais pouvoir comprendre, autant en finir-finir, et par votre main, qu’au moins une fois dans ma vie, j’aie une vision qui dise vrai !

-         Allez, ne soyez pas si théâtral. On ne va pas en arriver là. Et pour l’heure, je n’ai pas du tout envie de vous tuer, moi.

 

Le ton détaché de l’Humain surprit le jeune homme-rat. Jaeger se frotta le menton avec une moue pensive.

 

-         Vous avez raison sur un point : j’ai vu beaucoup de choses auxquelles beaucoup de mes semblables ne survivent pas. Mais ce que vous me demandez là… Enfin, je devrais dire, on m’a déjà demandé de l’aide, bien sûr. Mais jamais je n’ai reçu ce genre de demande de la part d’un Skaven. Vous êtes le premier.

 

L’Humain soutint le regard suppliant du Skaven Blanc.

 

-         Écoutez, Psody, je ne vous promets rien, je n’ai pas tant d’influence que ça. Si le seigneur Gottlieb décide de vous faire clouer sur un arbre, je ne pourrai rien faire pour l’empêcher. Mais vous l’avez compris, je suis quelqu’un de plutôt curieux de nature. Et j’avoue que vous me paraissez plus à plaindre que détestable. Encore une fois, je ne garantis rien, mais je vais voir si je ne peux pas faire quelque chose. En attendant, je demanderai à Gottlieb de ne pas vous condamner tout de suite.

 

Le jeune homme-rat poussa un soupir de soulagement.

 

-         Que le Rat Cornu vous bénisse, maître Jaeger.

-         Oui, alors là, si vous voulez vivre vieux chez les Humains, c’est le genre de bénédiction qu’il va vous falloir éviter, mon jeune ami. Je sais qu’elle part d’un bon sentiment, mais ce n’est pas le cas de la majorité de la population de l’Empire. Invoquer un dieu interdit par le clergé est une raison suffisante pour vous faire couper la langue.

 

Psody baissa les yeux, sans répondre. Jaeger continua :

 

-         En attendant, je suis désolé, mais pour notre sécurité à tous, je dois vous remettre les entraves.

 

Le Skaven Blanc renifla tristement, et acquiesça d’un vague petit hochement de tête. L’Humain lui repassa le bâillon dans la bouche, ainsi que le bandeau de cuir, puis il quitta la cellule, laissant le pauvre petit homme-rat à son triste sort.

 

*

 

Quelques jours passèrent, durant lesquels les survivants de Gottliebschloss purent panser leurs blessures, s’occuper de ceux tombés au combat, démanteler le campement des Skavens et faire l’inventaire des ressources restantes. Ce retournement de situation était arrivé à point nommé, car l’entrepôt à vivres était pratiquement vide, et Augustus Gessler, le régisseur au service de Gottlieb, avait craint de devoir sacrifier tous les animaux pour pouvoir nourrir les soldats et réfugiés. Les hommes-rats partis, le seigneur Gottlieb s’était empressé d’envoyer un messager prévenir son voisin, le seigneur Sebastian Gruber, et lui quémander assistance médicale et vivres.

 

Félix Jaeger, de son côté, avec l’accord du seigneur, avait tenté tant bien que mal de rassurer les citoyens de Gottliebschloss. En effet, les hautes autorités de l’Empire taisaient à tout prix l’existence officielle des Skavens. Le poète et ses quelques rares amis avaient dû toujours publiquement nier l’existence des fils du Rat Cornu. Jaeger savait très bien que l’intérêt d’un tel secret était triple.

 

En premier lieu, avait-il expliqué à Gottlieb et aux personnalités importantes de sa cour, annoncer par décret à la population que des cités entières de monstres agressifs assoiffés de viande humaine étaient enfouies sous chaque ville de l’Empire était un moyen sûr de provoquer une panique hystérique totale dont personne n’avait besoin. D’autre part, une traque généralisée des Skavens pouvait se révéler plus désastreuse encore, car cela obligerait tous les Skavens à cesser leurs querelles internes pour s’unir contre un ennemi commun, ennemi contre lequel ils étaient supérieurs en nombre, en technologie, et en férocité. Enfin, et c’était le plus inavouable, les autorités assuraient leur emprise sur les consciences des plébéiens, et faisaient taire rapidement les personnalités plus fortes qui menaçaient de déséquilibrer leur pouvoir.

 

Même si cela le frustrait, Jaeger préférait entrer dans ce jeu quand il s’agissait de s’expliquer auprès du peuple. Il ne connaissait que trop bien la propension de la foule à s’affoler et à tirer sur le messager. Aussi avait-il convenu avec Gotrek et les Gottlieb de prétendre que le château avait été assiégé par des hommes-bêtes à tête de rongeur. Quant à leur prisonnier, son existence ne serait jamais révélée, et les gardes l’ayant vu s’étaient vu menacés d’être condamnés au cachot s’ils parlaient.

 

Gotrek avait mené un petit bataillon de volontaires pour faire le tour du domaine à la recherche de survivants, Humains ou non. Ils avaient retrouvé la bande de Kleist et les corps des Skavens qui s’étaient battus contre eux. Quelques corps à rajouter sur le bûcher qu’on avait dressé à quelques pas du château. L’immense tas de bois et de cadavres rougeoya jour et nuit, purifiant à jamais Gottliebschloss de cette tragédie.

 

Le soir du troisième jour, le seigneur Gottlieb réunit ses proches conseillers, et les deux aventuriers, pour faire le point sur la situation. Ils étaient tous dans la salle à manger, autour de la table, les Gottlieb à une extrémité, Jaeger à l’autre. Le poète se demandait qui allait aborder en premier le problème de leur bien curieux prisonnier. Ce fut le régisseur qui mit cette question sur la table.

 

Augustus Gessler était un homme entre deux âges, présentant un embonpoint prononcé sous son gilet de laine. Il avait un bouc brun bien taillé, et un regard sévère. Il prit à témoin du regard chacun des convoqués, puis une fois sûr d’avoir toute leur attention, parla ainsi :

 

-         Monseigneur, ma Dame, à défaut d’une excellente nouvelle, je peux au moins vous annoncer que nous avons pu traiter tous les blessés, et que nos courageux volontaires ont pu récolter quelques fruits et chasser dans la forêt. Ces répugnantes créatures n’ont pas eu le temps de tout ravager, heureusement pour nous. Mais il faut espérer que les seigneurs alentour accepteront de nous prêter main forte.

-         Pas d’inquiétude, Gessler, répondit Gottlieb. Ce vieux Gruber est un ami de longue date, il ne nous abandonnera pas.

-         En fait, ce n’est pas cela qui m’inquiète le plus, monseigneur. Je pense plutôt à notre… « invité ».

-         Comment va-t-il ? s’enquit la Dame Franzseska Gottlieb.

-         Comme un prisonnier ordinaire. Il dort, il mange, mais il ne fait rien de plus. Enfin, maître Jaeger pourra en parler mieux que moi.

 

Comme personne n’avait voulu délibérément approcher le Skaven Blanc, Félix Jaeger s’était porté volontaire pour le surveiller. On lui avait laissé les clefs de sa cellule, et il passait régulièrement vérifier son état à ses moments perdus. Gottlieb se tourna vers le poète. Ce dernier expliqua :

 

-         Je donne raison à maître Gessler. Il fait plus penser à un prisonnier de guerre qu’un fauve en cage contre son gré. En fait, il se tient tranquille.

-         Je ne sais pas si je dois me sentir rassuré pour autant, répliqua le seigneur.

-         Puis-je donner mon avis, monseigneur ? demanda Gessler.

-         Faites.

 

Le régisseur se racla la gorge, et expliqua :

 

-         Je pense que le garder ici est une très mauvaise idée, monseigneur. La plupart des gens imagineraient que c’est un homme-bête parmi d’autres, mais grâce à maître Jaeger, nous savons qu’il n’en est rien. Et j’ai peur qu’il n’appelle d’autres hommes-rats à la rescousse.

-         Comment pourrait-il faire ? Il est enfermé dans le plus profond des cachots !

-         Maître Jaeger, j’ai lu les ouvrages de vos aventures. Je sais donc que vous savez qu’ils sont encore plus dangereux qu’ils n’en ont l’air !

-         Ah, ces livres… Je me demande combien de fois il faudra que je dise que c’était romancé ?

-         Peu importe, coupa Gottlieb. C’est vrai que je vais devoir prendre une décision. Je ne peux pas le retenir ici indéfiniment ! Si ce n’est pas un contingent de créatures de sa race qui viendra le chercher, ce sera les prêtres !

-         Voilà pourquoi je préconise de nous débarrasser de lui, monseigneur.

-         Ouais ! maugréa Gotrek avec un sourire mauvais, en levant sa hache.

 

Jaeger se leva.

 

-         Non !

-         Non ? répéta Gottlieb.

-         On ne peut quand même pas l’exécuter froidement, comme ça !

-         Il ne nous attirera que des problèmes !

-         J’aimerais vraiment savoir ce qu’il a derrière la tête, monseigneur. Vous pouvez au moins me laisser une dernière chance de le faire parler ?

 

Le visage de Gottlieb se renfrogna.

 

-         Vous en avez fini, Gessler ?

-         Oui, monseigneur.

-         Vous pouvez vous retirer. J’imagine que vous avez à faire.

-         Si fait, monseigneur.

 

Gessler s’inclina, et prit congé de l’assistance. Dame Franzseska eut un soupir agacé.

 

-         Franchement, mon ami, je ne me sens pas rassurée. Gessler a raison, tout ceci va très mal se terminer !

-         Je le sais bien, ma tendre épouse, mais maître Jaeger insiste pour qu’on le laisse en vie pour le moment ! Encore que j’aimerais bien savoir pourquoi ?

-         Parce qu’il a besoin d’aide, et qu’il compte sur moi pour la lui apporter, mon seigneur.

 

L’épouse du seigneur jeta un regard plutôt désapprobateur au poète.

 

-         Avez-vous vraiment discuté avec cette… chose ?

-         J’ai pu effectivement échanger quelques mots avec lui. Cette « chose » s’appelle Psody. Et, croyez-le ou non, je crois qu’un autre échange pourrait être constructif.

-         S’il voulait bien vous parler, je suppose. Or, vu son comportement actuel, il ne dira rien de constructif. En revanche, sa présence me dérange, et je ne suis pas la seule.

-         Hé, c’est ce que je me tue à lui dire ! ricana Gotrek.

-         Écoutez, c’est un pauvre gosse qui a été soumis à une éducation très violente, et qui a l’esprit embrumé par la drogue et tourmenté par les cauchemars. Oubliez le visage de rat géant, voyez quelqu’un qui a des problèmes, et qui compte sur moi pour l’aider ! Il est venu me chercher pour trouver des réponses. Aucun Skaven normal ne ferait ça.

-         Il veut ta peau, graine d’homme ! Si ça se trouve, t’as raison, il est contrôlé par ce vaurien de Thanquol. Mais à mon avis, c’est juste un numéro pour te faire baisser ta garde, et c’est ce que t’es en train de faire !

-         Et je suis persuadée que les siens risquent de revenir, plus nombreux et plus hargneux ! reprit la Dame. Maître Jaeger, vous savez de quoi ces monstres sont capables ! Et voilà que vous défendez l’un d’entre eux ! Vous faites preuve d’une sympathie pour lui certes attendrissante, mais qui se montrera très vite mortellement dangereuse, car elle tient trop de la naïveté ! N’est-ce point votre avis, maître Kaufman, vous qui avez eu l’occasion de voir cette créature de près ?

 

Helmut Kaufman, le mage affilié au domaine de Gottliebschloss, avait fait ses études au Collège Doré de Nuln. Les membres de l’Ordre Doré étaient réputés pour être particulièrement rationnels dans leurs analyses. Ils ne laissaient la place ni au doute, ni à la précipitation, ni à la rêverie. Connus pour leur matérialisme, ils remplissaient leurs ateliers avec des machineries complexes et des potions alchimiques variées. L’Ordre Doré était le plus riche des Ordres de magie de l’Empire, et le moins craint par la population. On les appelait « alchimistes ».

 

Sans son masque, Kaufman était un homme de taille et de carrure plutôt inférieures à la moyenne, au front dégarni, cerclé d’une tignasse de cheveux châtain. Une moustache de la même couleur émergeait sous un nez fort, et ses yeux globuleux roulaient derrière d’épaisses bésicles de cuivre. Quand il ne prenait pas directement part à une conversation, il griffonnait inlassablement des croquis avec légendes dans un cahier qu’il gardait toujours sur lui. Jaeger avait eu l’occasion de discuter avec lui. Comme il comptait parmi ses rares amis le mage Max Schreiber du Collège Lumineux, il n’était pas intrinsèquement effrayé par les pratiquants des arcanes de la sorcellerie. Aussi avait-il su apprécier la compagnie de Kaufman à sa juste valeur, et il espérait bien voir l’alchimiste aller en son sens.

 

Kaufman rangea prestement son carnet de notes, rajusta ses lunettes, se racla la gorge, et s’adressa aux Gottlieb.

 

-         Mon Seigneur, ma Dame, je suis partagé. Personnellement, je trouve ce cas fort intéressant. Il y aurait sans doute quelque chose à tirer de ce Skaven. Je sais qu’ils disposent d’une technologie très performante, qui rivaliserait avec celle des Nains. Ils utilisent notamment un matériau très particulier, la malepierre. Si nous savions dompter la malepierre, les possibilités seraient gigantesques. Cependant, le fait que ce soit un sorcier Skaven m’effraie légèrement. J’ai pu isoler sa cellule avec des runes de rétention, mais en toute sincérité, je ne sais pas combien de temps ça pourrait le retenir. Il n’a pas l’air très âgé, ni expérimenté, mais j’ai appris à ne pas me fier aux apparences. Je ne connais pas les tenants et aboutissants de la magie des Skavens, et je n’aime pas tellement ne pas savoir à quoi j’ai affaire.

 

Il fit une courte pause, et se tourna vers le poète.

 

-         Si nous étions au Collège Doré, nous pourrions l’interroger sans prendre trop de risques, mais ici, dans ce château isolé où il n’y a qu’un mage, juste après un siège, le garder en vie me paraît… imprudent.

 

Jaeger sentit un petit pincement au cœur. Plus la conversation avançait, plus le sort de leur étrange prisonnier semblait scellé, et ça ne le réjouissait pas. Il ne sut déterminer s’il s’agissait de curiosité ou d’autre chose, mais il ne voulait pas laisser le Skaven Blanc se faire ainsi condamner. Il protesta en usant d’arguments qu’il espérait percutants pour le mage.

 

-         Maître Kaufman, pas vous ! En tant que sorcier, vous savez mieux que nous tous l’effet que ça fait de susciter la méfiance et l’agressivité simplement de par votre nature ! Vous avez appris à être au-dessus de ça, non ?

-         Il est vrai que nous, les mages, sommes souvent considérés comme un mal nécessaire par la majorité des citoyens. Je ne veux pas vous paraître borné, maître Jaeger. Je vous assure que dans d’autres circonstances, je vous accompagnerais dans votre conversation avec lui. Mais mon rôle ici consiste à veiller à ce qu’aucune magie néfaste ne menace notre communauté. Si ça se trouve, sa seule présence risque d’alerter d’autres Skavens magiciens qui viendraient le chercher ?

-         Même avec vos runes ?

-         Mes runes l’empêchent de capter les vents de magie, mais elles ont une efficacité limitée, et je ne sais pas si elles pourront résister longtemps à la magie Skaven.

 

Jaeger ne put s’empêcher de lancer un regard chargé de reproches à l’alchimiste. Celui-ci consentit à expliquer encore :

 

-         Félix, je suis désolé pour lui si vous avez raison. Exécuter un enfant est monstrueux au plus haut point, mais s’il est potentiellement dangereux, c’est hélas généralement nécessaire. Ça ne m’enchante absolument pas, surtout s’il n’est pas responsable de ce danger, or dans certains cas, il vaut mieux sacrifier une vie que d’en risquer plusieurs centaines. Je vous rappelle que des femmes et des enfants bien plus innocents que lui sont dans la balance ! Et je préfère avoir sur la conscience la vie d’un Skaven Blanc au comportement douteux que celle de n’importe quelle autre personne entre ces murs !

-         D’autant plus que nous n’avons aucune certitude sur sa sincérité, ajouta Dame Franzseska. Si j’en crois les récits, j’ai plutôt tendance à voir une ruse, moi aussi.

-         J’étais à Nuln il y a dix ans, reprit Kaufman. Cette nuit-là, j’ai perdu plusieurs membres de ma famille, et des amis. Je sais de quoi ces êtres sont capables.

 

Jaeger sentit sa frustration monter.

 

-         Suis-je donc le seul à voir Psody comme autre chose qu’une menace ? Il s’est livré à nous sans résister, m’a expliqué pourquoi, il a… il a confiance en moi ! J’étais à Nuln, moi aussi. C’est là que j’ai rencontré Thanquol pour la première fois. Thanquol est un Skaven Blanc, un enragé fou de haine et assoiffé de sang, qui n’hésite pas à recourir aux pires moyens pour parvenir à ses fins. Rien à voir avec ce malheureux gamin qui me supplie de lui porter secours ! Qu’est-ce que je vais lui dire ? « Désolé, mais on va vous éliminer, rien de personnel, mais vous êtes un risque » ? Il a fui sa tanière, parce que son frère a tenté de l’assassiner, il est venu chercher des réponses, il compte sur notre humanité. Vous croyez que ce qu’on s’apprête à lui faire, c’est se conduire humainement ?

 

Personne ne répondit, mais les Gottlieb, Kaufman, Gotrek et le capitaine Rothemd considéraient tous à présent le poète avec suspicion et condescendance. Ce dernier ne voulut pas s’en tenir là. Fouillant dans ses idées, il chercha rapidement un nouvel argument à présenter, quand une voix déclara avec conviction :

 

-         Je me range de l’avis de maître Jaeger.

 

Tous les occupants de la pièce se tournèrent vers l’homme qui venait de s’exprimer. Celui-ci se leva du tabouret près de la cheminée sur lequel il était resté assis. C’était un homme de taille et de stature moyennes, au teint clair, rasé de près, avec deux yeux bleus profonds, et des cheveux brun coupés court. Il était âgé d’une trentaine de printemps, mais l’expression chargée de gravité de son visage laissait présager qu’il avait vécu suffisamment d’événements marquants pour combler au moins le double d’années. Il portait une grande bure blanche, immaculée, avec une broderie représentant un cœur duquel perlait une goutte de sang sur le côté gauche de la poitrine. Il fit quelques pas vers la table.

 

-         Prieur Romulus… murmura le seigneur Gottlieb.

 

Romulus était un prêtre de Shallya, la déesse de la Guérison, de la Compassion et des Naissances dans le panthéon de l’Empire. Comme tous ses frères et sœurs ecclésiastiques, il avait fait le vœu de venir en aide à toute personne ayant besoin de soins corporels ou psychologiques, quelle que soit sa nature, à l’exception des servants de Nurgle, le dieu de la Déchéance. Comme l’Ordre de Shallya était composé en très grande majorité de femmes, les quelques hommes étaient généralement des itinérants. Ils prenaient ainsi moins de risques sur les routes, et ne détournaient pas l’attention des prêtresses.

 

Quelques temps plus tôt, alors en transit entre deux grandes villes impériales avec un convoi, Romulus avait demandé asile au seigneur Gottlieb pour une nuit, mais comme les Skavens étaient passés à l’attaque le soir même par un mauvais hasard, il n’avait pas pu quitter la place. Une fois les Skavens mis en déroute, il était resté pour s’occuper des blessés, ce qui n’avait pas gêné le seigneur le moins du monde. Ce dernier demanda :

 

-         Pourriez-vous aller au bout de votre pensée ?

-         Certainement, monseigneur. Si j’en crois ce que je viens d’entendre, nous avons affaire à quelqu’un pour le moins extraordinaire.

-         Donc, vous considérez que cette créature est une personne ?

-         Oui, capitaine Rothemd. C’est un être intelligent, capable de communiquer, avec des sentiments, et la faculté de raisonner. Donc, de ce fait, pour moi, et pour mon ordre, c’est bien une personne.

-         Les démons aussi sont capables de parler, répliqua Dame Franzseska. Ça n’en fait pas des gens comme nous. Les démons sont dépourvus d’âme.

-         Vous avez raison, ma Dame, mais il a été prouvé que les démons viennent d’une autre réalité, celle-là même dont les mages tirent leurs pouvoirs. Quand vous tuez un démon, il tombe en poussière et retourne d’où il vient. Or, les Skavens sont faits de chair, de sang et d’os. Ils mangent, boivent et respirent normalement. Aussi difficile à croire que cela puisse être, celui-ci est né d’une mère, a grandi, et est voué à se décomposer quand viendra sa mort. Vous avez bien vu tous les cadavres de Skavens, non ? Il a même fallu les incinérer. Pour moi, sur le plan biologique, ils constituent une race à part entière, comme les Nains ou les Elfes.

-         On dit partout que ce sont des mutants, ou des hommes-bêtes ! protesta violemment le seigneur Gottlieb.

-         Oh, il est bien possible qu’ils soient des cousins des hommes-bêtes. Mais j’ai moi-même eu l’occasion d’observer à de nombreuses reprises leurs agissements au cours de mes voyages. Leur société est plus organisée que les tribus barbares d’hommes-bêtes. Et le fait d’en voir un se rendre à vous est un signe incontestable de cette différence, vous ne pensez pas ?

 

Gottlieb allait répondre, mais s’abstint, finalement. Son épouse demanda :

 

-         En admettant que vous ayez raison, prieur, vous n’allez tout de même pas me dire que vous croyez à cette fable délirante, vous aussi ?

-         J’ai vu de mes yeux ce qui s’est passé ; j’ai assisté à la reddition de ce petit homme-rat par une fenêtre. Je l’ai très distinctement entendu parler notre langue, et puis je l’ai vu vous obéir, monseigneur, quand vous lui avez ordonné de ne plus bouger. Il s’est comporté comme vous et moi dans la même situation, vous ne pouvez le nier. Aucun homme-bête n’a jamais fait ça, ni aucun Orque, ni aucun mutant, ni aucune autre créature de ce genre.

-         C’est vrai, approuva Kaufman.

 

Dame Franzseska soupira.

 

-         Bon, nous sommes entre nous, et je ne crains pas d’être taxée d’hérésie en vous donnant raison, mais si vous êtes dans le vrai… que pouvons-nous faire, alors ?

-         Je souhaiterais le voir. Je pense qu’en étant près de lui, à distance raisonnable, je serai à même de mieux déceler ses sentiments. Si je perçois en lui quelque chose que j’ai déjà vu chez l’une ou l’autre des personnes que Shallya m’a demandé d’assister, alors je continuerai à obéir à ma déesse en m’occupant de son cas.

 

Tous écarquillèrent les yeux. Le capitaine Rothemd bégaya :

 

-         Vous… vous n’êtes pas sérieux ?

-         Je n’ai jamais été aussi sérieux, capitaine. Vous le savez, seules les abominations du Seigneur des Mouches sont abhorrées par Shallya. Tous les autres êtres vivants frappés par le malheur méritent notre compassion. S’il s’agit réellement d’un enfant perdu qui quémande assistance, il faut que je la lui accorde, même s’il ressemble à un rat géant. Et je ne fais pas ça tant par devoir que par envie.

 

Le capitaine fit une grimace dégoûtée.

 

-         Ne me dites pas que… vous avez l’esprit corrompu !

-         Surveillez vos paroles ! aboya Dame Franzseska. Vous parlez à un prêtre qui a sauvé la vie de nombre de vos hommes, et avec un dévouement admirable !

-         Laissez, ma Dame, murmura le prieur en levant la main. Il est vrai que je côtoie plus souvent que je ne le voudrais les forces du Chaos, et l’on pourrait me taxer d’hérésie et de corruption. C’est le lot des prêtres itinérants de Shallya.

 

Kaufman eut un petit rire de complicité. Le prieur se tourna vers le seigneur.

 

-         Monseigneur, vous avez enfermé ce Skaven Blanc dans une cellule. La porte a-t-elle une ouverture ?

-         Oui, si vous le voulez, vous pourrez le voir sans l’approcher.

-         Parfait. Maître Jaeger ? Pourriez-vous me conduire à lui ?

 

Jaeger se leva à son tour.

 

-         Allons-y.

 

 

Les deux Humains marchèrent à travers le château pendant de longues minutes. La nuit était tombée, et la campagne était calme. Seuls quelques soldats faisant leur ronde étaient encore dehors. Ils aboutirent dans la cour, franchirent une porte surveillée par deux gardes. L’homme d’église descendit un escalier de marches glissantes, et suivit Jaeger à travers un long couloir souterrain, éclairé par des torches. Profitant qu’il n’y avait pas de garde à portée d’oreille, le poète murmura :

 

-         Prieur, je voudrais vous remercier.

-         Mais de quoi, maître Jaeger ?

-         D’avoir pu convaincre les Gottlieb de lui laisser une chance.

-         Ne me remerciez pas trop vite, maître Jaeger. Ce n’est pas encore gagné. En tant que prêtre de Shallya, je peux me targuer d’avoir une petite influence chez les seigneurs qui consentent à m’écouter, mais elle reste limitée. Gottlieb m’a laissé lui retenir le bras, mais il peut laisser tomber le glaive à tout moment sans que je puisse y faire quoi que ce soit.

-         Vous croyez que les autres ont raison ? Qu’il pourrait être vraiment un dangereux manipulateur ?

-         C’est une possibilité, je l’admets. Pour ce que j’ai pu voir ou entendre sur son compte, j’en doute sérieusement, mais nous devons rester vigilants.

 

Les deux citoyens impériaux s’arrêtèrent devant une lourde porte renforcée de nombreuses ferrures, avec pas moins de trois serrures.

 

-         Ces symboles peints sur les murs sont les runes de protection de maître Kaufman ?

-         Absolument, prieur. Il a enchanté toutes les cloisons extérieures de la cellule du sol au plafond, ce qui empêche l’accès de tout vent de magie à portée de main du prisonnier. Il n’y a aucun danger. Même s’il ne porte plus de chaînes, il est complètement réduit à l’impuissance.

 

Jaeger ouvrit la petite trappe, et y jeta un petit coup d’œil.

 

-         Regardez-le, et dites-moi si vous voyez vraiment un monstre redoutable.

 

Romulus se pencha devant l’ouverture.

 

Assis par terre, sur les pavés froids du cachot, Psody faisait peine à voir. Il avait récupéré sa robe, et un peu de sa dignité durement acquise. Mais il était visiblement désespéré. Prostré au pied du mur, la tête enfouie dans ses bras croisés sur ses genoux, il se tenait immobile. À quelques pas de lui, sa gamelle était pleine de gruau froid, qu’il n’avait pas touché. Son attitude ne laissait pas la place au doute aux yeux du prieur, qui l’avait vue maintes fois en allant réconforter les condamnés à mort. Il discerna son expression, en tous points semblable à celle de ses ouailles les plus chagrinées. Il sentit même ses propres sourcils se relever de surprise en distinguant une larme perler au coin de son œil rose. Mais il resta maître de ses émotions, et c’est le plus simplement qu’il demanda :

 

-         Il est comme ça depuis longtemps ?

-         Depuis qu’on l’a détaché, le lendemain de son arrivée, il a à peine mangé, et n’a plus dit un mot, même à moi. J’ai peur que ce petit bonhomme ne se laisse dépérir.

 

Le prieur fit un geste pour inviter Jaeger à s’éloigner de la porte. Une fois sûr d’être hors de portée d’écoute de qui que ce soit, il expliqua :

 

-         J’ai eu l’occasion de voir des Skavens dans sa situation, et c’était bien différent ; on était obligé de les couvrir de chaînes pour les empêcher de se tuer par hystérie. Celui-ci m’a l’air bien calme, ma foi.

-         Oui, parce qu’il est éveillé. Par contre, quand il dort…

-         Il a le sommeil agité ?

-         C’est le moins qu’on puisse dire, prieur ! Il crie, il invective dans sa langue natale, il est terrorisé, jusqu’à son réveil. Il retombe alors dans son mutisme jusqu’à la nuit suivante. C’est ça qui doit le rendre fou, mais tant qu’il ne parle pas, personne ne peut rien pour lui. Et maintenant, les gardes commencent à être nerveux, car ses crises sont de plus en plus violentes. Cette nuit, il a fallu l’anesthésier avec une médication de maître Kaufman que j’ai dû lui faire avaler de force. Et puis, vous avez entendu les autres. Bientôt, les échanges avec les domaines voisins reprendront, et si les Sigmarites ou les Ulricains apprennent qu’un Skaven est ici…

 

Le prieur Romulus fit une petite moue songeuse, pendant que Jaeger continua :

 

-         J’aimerais voir en lui autre chose qu’un simple Skaven Blanc, mais mon intellect me murmure ce que Gotrek a dit tout à l’heure ; il pourrait faire semblant pour endormir notre méfiance, et nous prendre en traître à la première occasion. Si c’est le cas, il faudra que j’en assume les conséquences.

-         N’ayez pas d’inquiétude. Les Skavens sont fourbes, mais pas au point de nous jouer une comédie de ce genre. Ils utilisent des pots-de-vin, ils manipulent, mais les témoignages rapportent qu’ils ont plutôt tendance à donner envie qu’on les aide en nous terrifiant ou en attisant notre convoitise. Un Skaven pourrait tenter de sauver sa vie en apitoyant celui qui la menacerait, bien sûr, mais se livrer à nous avec une telle histoire, c’est très loin de leurs habitudes. Pour moi, c’est de l’inédit.

-         Espérons que vous ayez raison, prieur. C’est vrai, j’ai de la peine pour lui, mais d’un autre côté, il m’inquiète un peu.

-         Il vous effraie ?

-         Pas lui, mais ce qui le perturbe. Et ç’a un rapport avec moi, prieur. Quelque chose lui envoie des rêves et lui ordonne de me tuer, moi, et je veux savoir ce que c’est !

-         Vous croyez vraiment que ce serait ce Thanquol ?

-         Je n’en sais rien. Il n’y a que ce gamin qui peut nous aider à y voir clair, mais comme vous pouvez le constater, il fait un blocage. J’imagine que c’est la peur ou la fierté, et dans les deux cas, je ne vois pas comment m’y prendre.

-         Moi, je le saurai. Est-ce que je peux lui parler ?

 

Jaeger fit une grimace inquiète.

 

-         Je ne sais pas si c’est une excellente idée.

-         Allons, qu’est-ce qu’il peut me faire ? Vous l’avez dit, grâce aux runes de protection, il ne peut plus faire appel à la puissance de sa divinité. Vous l’avez fouillé de la tête aux pieds, je suppose, donc il n’a aucune arme sur lui.

-         On n’est jamais sûr, il peut avoir trompé notre vigilance, les Skavens sont des experts en la matière. Et puis, il a ses griffes, ses dents et ses cornes.

-         S’il tente quoi que ce soit, je pourrai me défendre. Je suis bien plus grand et plus fort que lui, et la déesse Shallya m’autorise à protéger ma vie tant que je ne prends pas la sienne. De toute façon, s’il tente de fuir cette cellule, vous le tuerez avant qu’il n’en franchisse la porte, et il le sait très bien.

-         Peut-être que c’est ce qu’il veut, prieur. Nous pousser à l’exécuter.

-         Ça m’étonnerait. Je vous l’ai dit, j’ai déjà vu des Skavens enfermés, tous se conduisaient comme des bêtes enragées, qui se jetaient sur la porte de leur cage pour l’enfoncer, jusqu’à en perdre connaissance. Aucun ne restait sagement assis comme ça. En fait, ce n’est pas dans la nature des Skavens de se rendre docilement et d’accepter d’être enfermé. Il ne se conduit vraiment pas comme ceux que j’ai pu approcher. Et je doute fort qu’il s’agisse d’une ruse. En revanche, je n’ai pas eu besoin de le regarder bien longtemps pour ressentir sa détresse.

-         Même si c’est un Skaven ?

-         Son visage est différent du nôtre, mais sa peur et sa tristesse sont les mêmes.

-         Il s’est habitué à moi, mais je ne sais pas comment il réagira si vous entrez, vous !

-         Je prends le risque. Si j’avais voulu mener une vie fade, je serais resté dans mon monastère. Et je pense que vous le savez, et que vous espériez que je vous fasse cette demande. Il n’y a pas dix minutes, vous étiez prêt à affronter Gottlieb et ses conseillers pour lui donner un sursis. Il m’a suffi de voir ce Skaven une seconde pour être définitivement de votre avis.

 

Cette fois, Jaeger ne répondit rien. Intérieurement, il jubila tout en espérant ne pas avoir à le regretter. Le prieur continua :

 

-         Je peux essayer d’examiner son cœur, or pour cela je souhaite échanger quelques mots avec lui ; le contempler à travers cette porte ne suffit pas. S’il vous plaît, laissez-moi entrer. Je ne puis laisser un être vivant dans cet état sans tenter quelque chose. Allez, faites-moi cette faveur. Moi aussi, je veux comprendre le pourquoi.

 

Jaeger hocha la tête avec un sourire ironique.

 

 

En entendant les cliquetis caractéristiques des clefs tournant dans les serrures et le raclement du bois sur le sol, Psody releva légèrement la tête. Il vit devant lui un Humain qui portait une robe ressemblant à celles des Moines de la Peste, sauf qu’elle était blanche, et bien mieux entretenue. La porte se referma derrière lui. Jaeger dit à travers la trappe : « Je surveille ». L’homme s’approcha de Psody, et sourit avec bienveillance.

 

-         Bonjour.

 

Le Skaven Blanc ne répondit pas, mais il sentit ses arcades sourcilières se froncer de méfiance. Ses pupilles se focalisèrent sur le visage de l’homme.

 

-         Je suis le prieur Romulus, jeune homme. Je crois savoir que vous vous appelez Psody ? Et vous êtes un Prophète Gris, c’est bien ça ?

 

Cette fois, le jeune homme-rat hocha légèrement la tête, sans détacher ses yeux de son interlocuteur. Le sourire du prieur s’allongea un peu. Il s’assit posément près de lui.

 

-         N’importe quel Humain vous voit comme un ennemi détestable. C’est un fait, depuis des temps immémoriaux, les Skavens et les Humains se font la guerre. Les plus redoutables sont les Prophètes Gris, car ils manipulent de terrifiantes puissances destructrices. Pendant des années, j’ai lu ces récits, j’ai cru aux images que nos ancêtres nous ont laissées. J’ai même vu plusieurs de vos pairs de mes propres yeux, avant ce siège. Mais vous, vous ne m’évoquez aucune des choses horribles que votre peuple nous inspire. Quand je vous regarde, je vois juste un petit garçon, peut-être pas très amical, ou très sincère, mais en tout cas très malheureux. Et c’est pour aider les gens aussi malheureux que ce petit garçon que j’ai juré de consacrer ma vie à servir Shallya.

 

Le prieur fit une pause. Enfin, il entendit la voix hésitante du Skaven demander :

 

-         Qui est Shallya ?

-         C’est notre Déesse de la Compassion. Savez-vous ce que c’est, la compassion ?

-         Euh… non.

-         J’imagine que ce mot ne fait pas partie du vocabulaire des Skavens. La compassion, c’est le fait de partager la souffrance de quelqu’un. Je vois que vous êtes très triste, et je ressens cette tristesse. Pas autant que vous, bien sûr, mais je la perçois, un peu comme si j’étais triste pour les mêmes raisons, moi-même.

 

Le petit Skaven Blanc parut estomaqué. Ce concept, jusqu’alors étranger pour lui, semblait être profondément aberrant.

 

-         C’est… c’est idiot-stupide ! C’est pas drôle d’avoir mal, pourquoi le faire à soi ?

-         Parce que ça me permet de comprendre précisément pourquoi vous vous sentez mal. Quand on comprend un problème comme ça, quand on détermine d’où il vient, on peut le traiter. Et quand vous partagez votre douleur, c’est comme quand vous partagez un morceau de pain ; chacun aura une moitié moins grande. Votre souffrance sera donc plus facile à supporter, et vous pourrez retrouver l’énergie pour la guérir. Et comme je connaîtrai son goût, je pourrai vous aider à l’apaiser.

 

Ce discours surprit le jeune homme-rat au plus haut point. Il crut reconnaître l’attitude de son maître quand il faisait mine d’être content de lui, et cela attisa sa méfiance.

 

-         Ah oui ? Alors guérissez-moi, prêtre !

 

Le sourire du prieur se dissipa.

 

-         J’aimerais, sincèrement, mais…

-         Mais quoi ? coupa Psody. Vous n’en êtes pas capable, hein ? Je le savais !

 

Le prieur était habitué à la confrontation avec des personnes récalcitrantes. Sans perdre une once de patience, il expliqua :

 

-         Ce que j’allais dire, c’est que je peux vous aider à vous sentir mieux. J’espère pouvoir vous aider à comprendre ce qui vous tourmente, et vous aider à trouver la paix. J’ai déjà fait ça avec d’autres personnes comme vous.

-         Je suis un Skaven ! Je ne pense pas comme les Humains !

-         Bien sûr que si. Vous avez même déjà agi comme un Humain plusieurs fois depuis votre arrivée à Gottliebschloss. D’abord, vous nous avez aidés à chasser ceux qui nous harcelaient. Ensuite, vous êtes venu pour discuter sans violence. Et maintenant, vous acceptez de suivre une conversation avec moi, contrairement à tous les autres Skavens auxquels j’ai été confronté.

 

Encore une fois, le ton apaisant du prêtre et ses paroles inhabituelles déstabilisèrent le petit homme-rat. L’Humain s’en aperçut, et continua :

 

-         Vous avez toutes les raisons de vous méfier de moi. Vous ne me connaissez pas, je représente quelque chose qui vous est totalement inconnu, et je vous demande votre confiance. Je connais un peu les mœurs de votre peuple. Pas beaucoup, mais suffisamment pour savoir que vous vivez dans la peur et la colère en permanence. Je peux vous aider à transformer cette peur en joie, et cette colère en paix, mais pour cela, j’ai besoin de vous. Je dois en savoir plus sur vous et vos problèmes pour vous aider à les résoudre.

-         Pourquoi vous faites ça ? Je ne suis qu’une saleté de…

-         Vous êtes un être vivant avec une conscience, un cœur et des sentiments, coupa à son tour Romulus. Vous avez de très graves ennuis, qui vous empêchent de trouver le sommeil et vous poussent à vous en prendre à maître Jaeger malgré vous. Vos prêtres répandent la maladie et la destruction sur tout ce qui vit, mon ordre est là pour guérir les souffrances du corps et de l’âme de tous ceux qui vivent. La seule chose dont j’ai réellement besoin, c’est votre confiance. Racontez-moi votre histoire, et je ferai tout ce qui est en mon pouvoir pour vous soulager.

 

Le petit Skaven Blanc ouvrit la bouche, desserra les dents. Il prit son inspiration, sentit les mots s’apprêter à sortir de sa gorge… mais un nœud dans ses tripes lui coupa encore le souffle. Il baissa les yeux. D’autres larmes glissèrent lentement sur la courte fourrure qui recouvrait ses pommettes.

 

-         Je… je ne peux pas. Je n’y arrive pas. C’est trop dur.

 

Romulus se releva avec un petit soupir navré.

 

-         Désolé, mon jeune ami, mais tant que vous refuserez de parler, je ne pourrai rien pour vous. Pour traiter le mal, il faut le connaître, et donc en connaître son origine.

-         Oh… je…

-         Je peux comprendre qu’il est délicat pour vous de parler de choses qui concernent les facettes les plus intimes de votre personne, et que votre nature vous pousse à ne pas les dévoiler.

-         C’est comme ça. J’aimerais parler, mais mon instinct de survie me l’interdit, et une autre partie de moi me dit que vous ne pourriez pas comprendre, de toute façon !

-         « Une partie de vous », « votre instinct de survie »… et vous ? Vous, Psody, le Skaven Blanc qui me parle, qu’en pensez-vous ?

-         Je ne sais pas. Je ne sais plus rien, maintenant.

 

Romulus réfléchit encore quelques instants, avant de reprendre :

 

-         Non, vraiment, pour l’heure, je suis dans l’impasse.

 

Le Skaven Blanc sentit encore son visage se renfrogner.

 

-         Mais…

 

La voix du prieur lui fit redresser la tête d’un mouvement, soudain très attentif.

 

-         Je connais quelqu’un qui pourrait peut-être vous aider. Plus que moi ou maître Jaeger.

-         Qui ? Je vous en prie, dites-le moi ! supplia Psody en bondissant sur ses pieds.

 

Romulus marcha lentement de long en large tout en expliquant :

 

« Tout comme chez vous, la plupart des puissants de notre société gardent jalousement les connaissances sur le monde tel qu’il est réellement, et préfèrent imposer leur version des choses à la foule, afin de mieux la contrôler. La majorité des gens se contente d’une seule vérité, sans rechigner. Mais il existe quelques personnes d’un tempérament contestataire. Des gens qui ne sont pas d’accord avec le pouvoir en place, et qui sont persuadés que la réalité n’est pas celle qu’on leur a enseignée. Vous êtes une de ces personnes, Psody, c’est pour ça que vous êtes là. J’en suis, et j’ai un ami qui a un passe-temps pour le moins… inhabituel.

« Dans la capitale de l’Empire, il y a un riche marchand, issu d’une ancienne famille impériale. Il a beaucoup d’argent, et n’hésite pas à s’en servir pour satisfaire sa curiosité. Cette curiosité lui vaudrait certainement d’être banni ou pire pour hérésie si les autorités venaient à en prendre connaissance. Jusqu’à présent, ses généreuses donations à la ville ont plus ou moins acheté l’indulgence de ses dirigeants. Il a pris de gros risques, mais le jeu en a toujours valu la chandelle, car il a consacré ces dix dernières années à l’étude de votre race.

« Depuis dix ans, ce marchand rassemble toutes les informations qu’il peut trouver sur les Skavens. Il a lu en long, en large et en travers l’ouvrage de Leiber intitulé Les détestables hommes-rats, et s’est donné pour mission de prolonger cette analyse. Au fil des années, il a capturé plusieurs Skavens pour mieux les étudier. Bien sûr, cela ne fut pas une expérience agréable pour eux, et ils sont tous morts, par épuisement suite à leur hystérie, ou par accident médical. Cela ne nous a pas empêchés de confirmer les dires de Leiber, et trouver d’autres informations très utiles. Mais malheureusement, mon ami arrive au terme de ses recherches. En effet, l’anatomie des Skavens ne présente plus tellement de secret pour nous, maintenant. Néanmoins, il n’a jamais eu l’occasion d’approcher un Skaven Blanc. Je suis certain qu’il aimerait beaucoup vous rencontrer. »

 

Psody sentit ses arcades sourcilières se froncer de dégoût.

 

-         Je ne veux pas devenir un cobaye !

-         Ce n’est pas de ça dont il sera question. Comme je vous le disais, nous n’avons plus grand-chose à découvrir sur la physiologie des Skavens. Or vous, vous pourrez apporter à mon ami quelque chose qu’il n’a jamais espéré avoir dans ses rêves les plus fous : des réponses à ses questions sur la société des Skavens. Malgré nos études, nous ne savons toujours pas comment vous vivez, quels sont vos moyens de communication, vos relations sociales, l’organisation de votre hiérarchie… et vous pensez bien que nous n’avons jamais pu tirer la moindre information des Skavens que nous avons capturés. Nous avons seulement des présomptions, et de très vagues témoignages d’esclaves évadés et rendus fous. Imaginez le bonheur que ce serait pour mon ami de pouvoir parler avec vous. Un témoignage direct, de première main. Et quel témoignage ! Celui d’un membre de l’élite de la société Skaven. Il ne sera pas question de vous droguer ou de vous découper vivant ou mort, mais de compléter nos connaissances grâce aux vôtres. Je suis certain que vous avez explication sur bon nombre de nos interrogations. Et vous ne parlerez que de ce que dont vous voudrez bien. Vous n’aurez pas à lui évoquer vos problèmes, les informations sur votre société lui suffiront.

 

Le jeune homme-rat se caressa le menton.

 

-         Hum… C’est vrai, je connais ces choses, mais je ne peux pas les livrer ainsi, au premier Humain venu ! Même s’ils m’ont chassé, les Skavens restent mon peuple, et vous pourriez utiliser mes connaissances pour les éliminer !

-         Je ne le nie pas, mais si nous avions les moyens d’exterminer votre peuple, nous l’aurions fait depuis longtemps. Or, nous sommes moins nombreux et moins bien équipés que vous, c’est un fait. Si nous nous unissions tous pour nous battre contre les Skavens, ceux-ci arrêteraient de se battre perpétuellement entre eux pour tous se liguer contre l’Empire, et nous ne serions pas en mesure d’y résister.

-         C’est à cause de la guerre contre les choses-bizarres qui a eu lieu il y a deux ans ?

-         Vous savez pour la Tempête du Chaos.

-         Les Skavens ont dû y faire face, eux aussi.

-         En tout cas, mon ami et moi n’avons pas la prétention de vouloir organiser une grande chasse aux Skavens. Nous voulons utiliser ces connaissances pour mieux les connaître, et ainsi mieux nous défendre quand ils nous attaquent.

 

Psody prit quelques secondes pour réfléchir encore.

 

-         Bon… vous dites peut-être la vérité, mais avouez que vous feriez attention, vous aussi, si vous étiez à ma place.

-         J’entends bien. Il y aura une contrepartie de notre part, évidemment.

-         Je gagnerais quelque chose, en dehors de vivre plus longtemps-longtemps ?

-         Bien sûr. D’abord, vous auriez naturellement accès à tous les écrits rédigés par nos scientifiques sur les Skavens. Cela vous permettrait de mieux voir comment nous considérons les vôtres, et vous pourrez nous aider à combler nos lacunes qui sont sans doute nombreuses. Ensuite, il y aura peut-être des choses que vous n’auriez pas pu apprendre. Je ne serais pas surpris que votre maître Prophète Gris vous ait menti, par omission ou par désinformation. Nombre de prêtres font ça, chez nous.

-         Alors chez les Skavens, où la traîtrise est un mode de vie, c’est sûr ! ironisa Psody.

-         Enfin, vous pourrez consulter nos livres d’histoire, de géographie, de sciences… et apporter votre point de vue. Nous pourrons peut-être comprendre mieux certaines choses grâce à un jugement inédit, le vôtre.

 

La voix du prieur se fit plus profonde.

 

-         Et, ce que je vous souhaite, c’est de trouver parmi toutes ces sciences l’explication qui vous fait défaut ! Parmi ce que les miens ont compilé depuis plus de deux mille ans, il y a peut-être la clef de votre énigme ! Ces visions qui hantent vos nuits expriment des choses, et peut-être que vous pourriez les décoder !

-         Mais oui… murmura pensivement le Skaven Blanc. C’est possible, oui !

-         Vous pourriez trouver une signification historique, mythologique ou simplement physiologique ? Et vous n’auriez pas besoin de nous parler de choses gênantes. Et si, par malheur, vous ne trouvez rien, au moins, vous aurez essayé. De toute façon, cela ne pourra être que bénéfique pour votre esprit. Vous irez de l’avant, au lieu de vous laisser mourir dans cette cellule. Voilà ce que je vous propose : aidez mon ami à parfaire ses connaissances sur les vôtres, et nous ferons tout ce que nous pourrons pour que vous puissiez trouver ce que vous cherchez, à votre rythme.

 

Psody serra les poings d’excitation avec une inspiration impatiente, mais il réfréna rapidement cette émotion. Il hésita un peu avant de demander :

 

-         Vous pensez vraiment que ce gentilhomme me permettrait tant de choses ?

-         J’en suis sûr. Cette proposition est ferme.

-         Il en sait beaucoup sur les Skavens ?

-         Oh oui, peut-être même bien plus que vous ne pourriez l’imaginer.

 

Psody crut déceler sur le visage du prieur un léger sourire indéchiffrable. Il n’y prêta cependant pas attention, et demanda encore :

 

-         Et donc… je lui parlerai des Skavens… sans être soumis à des expériences ?

-         Je m’en porte garant. En fait, ce gentilhomme est un très bon ami de mon père. Il n’a pas de fils, mais m’a toujours considéré comme tel, et j’ai entièrement confiance en lui. Peut-être qu’il vous demandera de faire de la lecture ou des calculs pour mesurer votre intelligence selon nos méthodes, mais il ne sera pas question de vous faire le moindre mal. Je vous le promets solennellement. Je sers la Déesse de la Compassion, et envoyer délibérément quelqu’un à la souffrance et à la mort serait le pire blasphème que je pourrais commettre envers elle.

 

Le prêtre prit un air grave quand il déclara d’une voix lente :

 

-         Que Shallya me bannisse à jamais de la plénitude du Royaume de Morr, son père, si ce que je vous dis n’est pas la vérité.

 

Le Skaven Blanc fit quelques pas, l’air pensif.

 

-         Je suppose que le seigneur Gottlieb veut que je disparaisse de son château.

-         Hélas, j’en ai bien peur. Je ne savais pas trop comment vous présenter les choses, mais vous l’avez déjà compris, il aimerait bien vous voir partir au plus vite… Son épouse et ses conseillers aussi.

-         Donc, j’ai le choix entre aller chez votre ami ou finir sur un bûcher ?

-         Reconnaissez que ce n’est pas un choix bien difficile.

 

Le jeune homme-rat regarda pensivement vers le plafond, baissa les paupières, et inspira profondément. Puis il regarda Romulus droit dans les yeux.

 

-         Je ne sais pas où tout ça va m’emmener, mais… je vous le demande : posez la question à cet ami. S’il peut m’aider à trouver un sens à mes cauchemars, je l’aiderai à mieux comprendre mon espèce autant que je le pourrai.

-         Vous faites le bon choix, Psody. Je vous le promets. J’enverrai un message par pigeon voyageur avant ce soir. J’aurai la réponse sous deux jours, Gottlieb pourra attendre encore ce délai, et je suis sûr que cette réponse sera positive.

 

Le prieur vit alors quelque chose qu’il attendait depuis qu’il avait appris l’existence de son inhabituel interlocuteur : le jeune Skaven Blanc eut un petit sourire triste.

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