Le Royaume des Rats

Chapitre 76 : L'Appel au Monde Nouveau

7529 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 18/05/2023 12:37

Un violent coup sur le bois du bureau le fit légèrement tressauter. Il n’en resta pas moins silencieux. Le capitaine Walter Klingmann marchait de long en large dans le bureau, mains croisées derrière le dos. Dans un coin de la pièce, Kristofferson contemplait attentivement et anxieusement la scène, sur son tabouret.

 

-         Eh bien, eh bien… Initié Rupert Kramer, du Temple de Verena, vous voilà dans une posture plutôt embarrassante.

 

L’initié Rupert Kramer, suant et rougeaud, était en chemise de nuit, assis derrière le bureau, attaché par des menottes au bout de chaînes reliées de part et d’autre de la chaise à des anneaux fixés au sol.

 

-         J’exige de savoir pourquoi vous avez envoyé vos soudards m’arracher à mon logement, sans préavis ni la moindre forme de diplomatie. Quand les autres prêtres de mon temple verront que je ne suis pas à l’office, ils viendront vous trouver !

-         Oh, ils n’auront pas besoin de cela, Initié, nous leur avons déjà tout expliqué. Nous leur avons montré les preuves de votre complicité avec des hérétiques avérés.

-         Ah, vraiment ? Je serais curieux de les voir, ces preuves !

 

Klingmann sortit de la poche de son gilet un paquet de lettres, et en déposa quelques-unes sur la table.

 

-         Voilà, une belle correspondance ! Bien sûr, il n’y a aucun nom de personne ou de lieu explicite, mais nous avons reconnu votre écriture. Nos agents vous ont repéré en train d’utiliser des « boîtes » spéciales pour faire circuler vos messages, notamment par le Fier Sigmarite qui maintient cette activité malgré la disparition tragique de son gérant. Bien sûr, il y a d’autres personnes à arrêter, leur tour viendra, mais vous avez sans doute votre lot d’informations à nous donner pour nous y aider, et alléger au moins un peu votre peine qui s’annonce bien lourde.

 

Penché vers le Verenéen, le Skaven tacheté n’était plus qu’à quelques pouces de son suspect. Celui-ci ne se laissa pas impressionner.

 

-         Vous bluffez, Capitaine ! Vous n’avez rien montré aux Verenéens, pour la bonne raison que vos soi-disant preuves sont fausses. Pire, vous risquez l’incident diplomatique auprès d’eux en me retenant ici contre mon gré, et sans leur avis. Jamais ils ne permettraient ce que vous êtes en train de faire à l’un de leurs novices.

-         Oui, un « novice », pas encore un prêtre titularisé à part entière, ce qui signifie que vous n’êtes pas encore sous leur entière protection. Ils aimeraient par ailleurs savoir ce que vous faisiez dans un repaire de bandits ?

-         Vous êtes le seul à affirmer m’avoir vu au Fier Sigmarite, ça ne prouve rien.

-         J’ai au moins deux hommes sûrs qui m’ont dit la même chose, Initié. Deux hommes dignes de confiance.

-         C’est vous qui le dites. Si j’ai envie d’aller au Fier Sigmarite, j’y vais, et personne n’a rien à dire tant que je ne viole pas la loi. Et pour ce qui est de ces lettres, rien ne prouve que j’en sois l’auteur, Capitaine. Quelqu’un aura imité mon écriture. Les adeptes de Tzeentch sont très doués dans cet exercice.

-         Je n’ai jamais parlé de Tzeentch, Initié. Vous venez de vous trahir.

-         Oh, je vous en prie, Capitaine ! Qu’est-ce que vous croyez ? Tout le monde sait que c’est la Main Pourpre qui est derrière tout ça !

 

Le Skaven brun se leva alors de sa chaise.

 

-         L’Initié Kramer a raison sur tous ces points, mais… je peux toujours apporter un petit quelque chose de plus d’irréfutable.

-         Quoi donc ?

 

Kristofferson approcha. Ses yeux verts n’étaient plus que deux fentes d’où s’échappaient des éclats de colère. Cela fit perdre un peu de son assurance à Kramer, qui se sentit très mal à l’aise.

 

-         Qu’est-ce que vous allez me faire ?

 

Pour toute réponse, Kristofferson sortit en un mouvement son épée, et balaya l’air vers le prisonnier, de deux gestes précis. Kramer poussa un cri bref, et aurait basculé en arrière si la chaise n’avait pas été fixée au plancher.

 

-         Regarde, Walter… Voilà une preuve !

 

La pointe acérée de la lame du Skaven brun avait entaillé le coton de la chemise de nuit, sans égratigner sa peau. Kristofferson avait ainsi révélé le côté gauche de la poitrine de l’initié. Juste au niveau du cœur, il y avait un petit tatouage. Klingmann reconnut le signe de Tzeentch. Son ami continua son exposé.

 

-         Quand j’ai commencé à me renseigner sur les Chaoteux, j’ai appris qu’ils arborent tous ce genre de chose quelque part. Cet emplacement est plutôt commun : près du cœur, histoire de rappeler à qui vont les sentiments.

 

Walter serra les dents de rage.

 

-         Comment pouvez-vous expliquer ceci, Initié Kramer ?

-         Je…

-         C’est apparu sur votre peau ce matin, au réveil, c’est ça ? Ou alors, vous avez décidé de vous faire tatouer ça pour faire joli, alors que vous savez que ce genre de marque est interdit à Vereinbarung ? Oh, et puis, c’est sans importance. Votre culpabilité est établie, le temple de Verena sera informé, mais en attendant, vous allez vous mettre à table. Et s’il faut utiliser les grands moyens pour ça, ce ne sera pas un problème ! Kit ?

 

Kristofferson se leva, entrouvrit la porte, et émit un sifflement bref, mais fort.

 

-         Capitaine Klingmann, vous ne pouvez pas faire de moi ce que vous voulez !

-         Et pourquoi pas, Kramer ? Vous êtes un hérétique, vos droits de citoyen sont devenus caduques dès l’instant où nous l’avons officiellement constaté.

-         Est-ce que ça vous donne tous les droits ? Il n’y a que les fanatiques pour vouloir punir à tour de bras sans réfléchir ! N’oubliez pas que le Royaume des Rats a été bâti sur le concept de confiance, de respect de l’autre. Si vous me torturez, vous n’obtiendrez pas de réponse franche, je dirai ce que vous voudrez entendre, ça ne vaudra rien. Et parallèlement, vous ne vaudrez pas mieux que tous les Humains de l’Empire qui considèrent votre race comme des parasites à nettoyer ! Plus personne ne vous fera jamais confiance, votre carrière sera anéantie, et la honte rejaillira sur vos parents. Pensez-y, Capitaine Klingmann.

 

Walter baissa la tête, et maugréa. C’est alors qu’une voix claire résonna dans la petite pièce.

 

-         Vous avez tout-à-fait raison, Initié Kramer. Le brave Capitaine Klingmann ne doit pas salir ses mains sur un personnage aussi pathétique. C’est indigne de lui.

 

La porte s’ouvrit complètement sur une petite silhouette qui attendait sur le seuil. Kramer distingua dans la pénombre un Halfling qui le regardait avec un sourire mauvais.

 

-         En revanche, moi… il y a longtemps que j’ai balancé ma respectabilité aux chiottes. Autrement dit, en tant qu’agent officieux du Prince, je peux vous faire tout ce que je veux. Tant que j’obtiens un résultat concret, je me fous complètement de l’opinion publique sur mes méthodes.

-         Qui êtes-vous ? bégaya l’initié.

 

Nedland Grangecoq prit place à la table, face à l’homme. Son sourire se fit plus cruel.

 

-         Une telle question ne devrait pas faire partie de vos préoccupations à l’heure actuelle, Initié Kramer. Vous devriez plutôt vous interroger sur vos capacités à encaisser.

 

Il se tourna vers les deux Skavens.

 

-         Messieurs, je vous prierai de nous laisser entre gens de mauvaise compagnie.

 

Kristofferson et Walter se retirèrent sans un mot. Le Skaven tacheté referma la porte derrière lui.

 

 

-         Et voilà le travail !

 

Kristofferson s’éveilla en sursaut au son de la voix du Halfling. Épuisé par les derniers jours, il s’était assoupi sur le banc. Nedland était debout devant lui, ses mains levées couvertes de sang.

 

-         Les enfants, je crois qu’il est mûr.

 

Effrayé, Walter se leva d’un bond et fonça dans la salle d’interrogation. Kristofferson sentit son poil se hérisser quand il entendit son ami glapit :

 

-         Ah ! Par l’Épée de Verena !

 

Aussitôt, le Skaven brun rejoignit son ami, s’attendant au pire.

 

Kramer était toujours enchaîné au sol, devant la table. Son visage n’était plus qu’une énorme boursouflure. Son nez et ses lèvres saignaient abondamment. Kristofferson avala nerveusement sa salive quand il vit l’état des mains de l’initié, en particulier ses doigts et ses ongles. Sa respiration était haletante, et ses yeux exorbités. La surface de peau sur laquelle était tatoué le symbole de Tzeentch portait des traces de brûlure à la cire.

 

Le malheureux poussa un gémissement désespéré quand le Halfling entra de nouveau.

 

-         Alors, mon petit Rupert… tu veux bien me faire plaisir ?

-         Ou… Oui, Maître Grangecoq !

-         Parfait ! Alors, tu vas répéter à haute et intelligible voix ce que tu m’as dit il y a une minute, pour mes amis. On t’écoute ?

 

Kramer cracha un glaviot de sang sur la table, et bredouilla :

 

-         Je n’ai jamais vu leur visage, mais je sais qu’ils sont quelque part en ville. Ils préparent une grande cérémonie. Ils appellent ça « l’Appel au Monde Nouveau ».

-         D’accord. Tu m’as donné aussi des noms, tout à l’heure. C’était quoi, déjà ?

 

L’hérétique baissa la tête. Grangecoq approcha lentement, et saisit sa mâchoire entre son pouce et son index. Il exerça une pression de plus en plus forte. Kramer gémit de douleur.

 

-         Je n’ai pas bien entendu… Qui est à la tête de cette bande de la Main Pourpre ?

-         Ya… Yavandir Pâlerameau !

 

Kristofferson sentit son estomac se compresser à ce nom.

 

-         Le saltimbanque ?

-         Oui, Messire ! C’est l’un des trois membres du triumvirat de la Main Pourpre de Steinerburg !

 

Sonné par cette révélation, le Skaven brun recula, et secoua vigoureusement la tête. Walter ne voulut pas laisser de répit à l’hérétique. Il prit le relais.

 

-         Un triumvirat, donc deux autres chefs ? Qui sont-ils ? Parlez, Kramer, et on ne vous tuera pas tout de suite !

-         Je… je ne…

 

Grangecoq enfonça ses ongles dans les joues de l’initié renégat.

 

-         Tu les as déjà balancés, mon petit Kramer, tu peux bien le refaire, n’est-ce pas ?

-         Aïe ! Arrêtez !

 

Le Halfling plaqua son autre main sur la nuque de Kramer, et lui écrasa la figure contre la table, avant de lui attraper les cheveux, et de le relever de force.

 

-         Qui sont les deux autres membres du triumvirat, Kramer ?

-         Cazarras ! Frère Cazarras !

-         « Frère » Cazarras ? Ce monsieur est un prêtre, donc ?

-         Oui ! C’est lui qui parle directement à Tzeentch, et qui nous transmet ses ordres !

-         Bon ! Et le troisième ?

-         Sire Alcibiade, le bras armé de notre groupe ! C’est un redoutable combattant, personne ne peut lui tenir tête !

-         On pourrait mettre cette épitaphe sur la moitié des tombes des gens qui ont tenté de nous faire chier. Et c’est quoi, cet « Appel au Monde Nouveau » ?

-         Je ne sais pas ! Je sais juste qu’ils vont recevoir un énorme stock de malepierre pour ça, mais je ne sais rien de plus, je vous le jure !

 

Nedland repoussa d’une bourrade l’hérétique.

 

-         C’est très bien. Tu vois bien ? Quand on est raisonnable, on trouve toujours une solution. Bon, Wally, je pense qu’on peut le ramener dans sa cellule.

 

Les deux Skavens saisirent Kramer chacun par un bras, et le traînèrent plus qu’ils ne le menèrent jusqu’à l’une des cages, située au fond du couloir aux cellules de la caserne. Ils le laissèrent sur la couchette rudimentaire.

 

-         Médite sur les conséquences de tes actes, hérétique ! cracha Walter.

 

Le vent qui passait par le soupirail siffla aux oreilles de Kristofferson, qui rabattit nerveusement ses pavillons. Les deux Skavens retournèrent dans la salle d’interrogatoire, où attendait Nedland. Walter se gratta le crâne.

 

-         Je me demande ce que nous avons à craindre ? Ces personnes doivent être vraiment dangereuses ! Enfin, en quoi est-ce que Yavandir Pâlerameau, un simple bateleur, peut représenter un quelconque danger ?

-         Tu oublies qu’il a prêté serment auprès de Tzeentch, fiston. Son Dieu a dû déjà lui accorder deux ou trois Mutations bien dégueulasses. Le frère Cazarras doit pouvoir invoquer la magie du Chaos. Quant au dernier, Alcibiade, je ne me ferai un avis définitif qu’en le voyant.

 

C’est alors que le trésorier remarqua Kristofferson. Le Skaven brun le regardait avec colère. Nedland soutint son regard.

 

-         Qu’est-ce que tu veux que je te dise, Kit ? « Oh, je suis désolé pour lui, mais il le fallait » ? « Ça me hantera jusqu’à la fin de mes jours, je devrai faire pénitence » ? Tu le sais aussi bien que moi ; si nous avions à en découdre avec des Orques ou des bandits ordinaires, je te donnerais raison. Or, nous affrontons des Démons de Tzeentch ! Autrement dit, les plus retors, les plus vicieux et les plus insidieux de tout ce qui habite ce monde ! Leurs dirigeants ne sont pas Humains, ni Skavens, ni Nains, ni quoi que ce soit qui appartient à cette réalité. Ce sont des entités dont les concepts moraux sont définitivement étrangers aux nôtres. Et donc, il n’y a pas de scrupules à avoir contre eux. Jamais. Nous avons maintenant des noms, et donc de nouvelles pistes à creuser. Contre des créatures qui veulent changer notre pays en une gigantesque foire aux monstres, tous les moyens sont bons, et aucun n’est à regretter. Et je ne ferai pas semblant de me sentir coupable ou de chercher des excuses pour tes beaux yeux, Kit, surtout quand je sais que tu les rejetteras sans appel ! J’ai fait ce que j’avais à faire, et je ne regrette rien.

-         Avec ce genre de méthode, tu te rabaisses à leur niveau, Nedland Grangecoq.

-         Et c’est précisément comme ça que nous parviendrons à leur couper l’herbe sous le pied, Kristofferson Steiner ! De toute façon, il est inutile de me parler de me « rabaisser », je suis au plus bas depuis longtemps.

 

Le capitaine Klingmann grogna.

 

-         Vous n’avez donc aucun amour-propre, Maître Grangecoq ?

-         Bien sûr que si, mon petit gars, et cet amour-propre me dicte de protéger mon popotin et celui des quelques personnes auxquelles je tiens vraiment. Si je n’avais aucun amour-propre, je pourrais me casser d’ici et retourner vivre comme un prince chez les Petits Pas d’Altdorf en laissant le Royaume des Rats dans le fumier multicolore de Tzeentch, mais je n’en ferai rien, car la Famille Princière est ma famille, et Vereinbarung est mon foyer. Je défends les deux par tous les moyens possibles. Avec les Chaoteux, il n’y a aucune pincette à prendre. Il faut quelqu’un pour faire le sale boulot, ce quelqu’un, c’est moi. Tu peux rester un honorable Capitaine. Ce qui est arrivé à cet hérétique est uniquement de mon fait. À présent, je vous propose d’aller faire ensemble notre rapport auprès du Prince.

-         D’accord, répondit Kristofferson.

-         Partez devant, je dois vérifier si on a des nouvelles du front de Pourseille.

-         Rendez-vous au bureau du Prince, donc.

 

*

 

Une heure plus tard, Ludwig Steiner finissait d’écouter le rapport, sa fille à ses côtés. Il se tourna vers les Skavens.

 

-         Je peux comprendre vos réticences quant aux méthodes de Maître Grangecoq, malheureusement, il n’a fait que suivre mes ordres. Nous n’avons plus le temps pour les questions d’éthique, encore moins face au Chaos. L’essentiel, c’est d’avoir les informations. Mais qu’est-ce que Pâlerameau vient donc faire dans cette histoire ?

 

Heike semblait doublement peinée.

 

-         C’est vrai, il a toujours été très gentil avec moi, et s’est battu aux côtés de Maître Mainsûre et du capitaine Ludviksson pour faire triompher nos idéaux.

-         Nous lui poserons la question quand on lui aura mis la main dessus. En attendant, dès que je quitte votre manoir, je lance des avis de recherche sur lui, ainsi que sur Cazarras et Alcibiade. Avec un de leurs complices qui s’est fait prendre et qui a parlé, ils vont très certainement paniquer et faire une erreur.

-         Sauf s’ils avaient déjà prévu d’abandonner Kramer, murmura le Prince.

 

Heike était toujours tête baissée, à la fois incrédule et navrée au suprême degré. Le Halfling s’en rendit compte.

 

-         Haut les cœurs, petite souris ! Pour changer, j’ai de bonnes nouvelles : c’est à propos du bataillon parti à Pourseille.

-         Nous vous écoutons, Grangecoq.

-         Pour commencer, votre Altesse, je les ai prévenus au sujet des Skavens Sauvages ; à l’heure où je vous parle, ils sont en route.

-         Comment avez-vous fait ?

-         Ils se sont arrêtés au Poisson d’Or ; c’est le plus important relais routier du secteur, un endroit aussi grand qu’un petit village. Ils devaient forcément y faire une halte, c’est pourquoi j’ai envoyé un message à leur attention pour les inviter à se rendre directement à la Forêt du Loup Blanc, avec une petite carte dessinée par mes soins. Romulus m’a répondu par le truchement d’un pigeon voyageur des Gardiens de la Vérité. Il m’a résumé le dénouement du problème Vaucanson.

 

Le petit homme tourna la tête vers Heike et son fils, et fit un sourire qui les décrispa.

 

-         Ils ont gagné, avec un minimum de dégâts. Nos pertes n’ont pas été très élevées, et les Bretonniens n’ont pas été trop réticents à se rendre quand les taupes boum-boum ont réduit les remparts en miettes. Mais surtout, Siggy est vivant. Il a juste eu quelques égratignures. Et vous voulez connaître la meilleure ? Il a réussi à se contenir. Quand ils ont quitté Pourseille, Horace de Vaucanson était encore en vie.

-         Shallya soit remerciée.

 

Heike poussa un soupir de soulagement, et se blottit contre son fils aîné. Elle s’adressa au Skaven brun.

 

-         Kit, va donc prévenir ta sœur.

-         Avec plaisir, Mère !

 

Sans attendre, Kristofferson quitta le bureau d’un pas pressé. Il s’engagea dans un petit couloir étroit. Au moment où il allait franchir la porte d’en face, celle-ci s’ouvrit sans crier gare, et le jeune homme-rat percuta un Humain.

 

-         Oh, Maître Bäsenhau !

-         Eh bien, jeune homme, vous êtes poursuivi par un Troll ?

-         Je vous prie d’accepter mes excuses, je…

 

Vladimir Bäsenhau eut un sourire bienveillant.

 

-         Allons, ne vous en faites pas, j’ai connu pire. Ah, Wally ! Tu es là !

 

Le Skaven tacheté était sorti à son tour. Il s’inclina devant l’Humain.

 

-         Alors, y a-t-il du nouveau ?

-         Notre entreprise est une réussite, Père. Grâce à notre invité, nous devrions pouvoir remonter cette source empoisonnée, et la tarir pour de bon !

-         Ravi de l’apprendre.

 

Le visage de Bäsenhau se fripa nerveusement.

 

-         Vous m’excuserez, jeunes gens, j’ai un message pour sa Majesté.

 

L’intendant prit congé des deux hommes-rats, entra à son tour dans le couloir, frappa à la porte, s’annonça, et entra.

 

-         Que se passe-t-il, Bäsenhau ?

-         Ma foi, votre Grandeur, c’est un peu délicat à dire.

-         Parlez, je vous prie, répondit Steiner avec une impatience difficilement réprimée.

-         C’est Maître Barisson. Il sollicite une audience auprès de vous, Prince Ludwig. Dame Heike, je crois que vous devriez l’écouter, également.

 

La mère-rate sentit ses sourcils se hausser de surprise.

 

*

 

-         Êtes-vous sérieux, Maître Barisson ?

 

Pour la première fois depuis bien des années, l’ingénieur Nain semblait vraiment gêné. Il suait à grosses gouttes, et avait la voix tremblante.

 

-         Ma Dame, par la barbe de Grungni, je vous jure que je n’ai jamais été aussi sérieux.

-         Je ne comprends pas ; vous êtes un ingénieur, vous êtes un expert dans la construction ! Alors, quel est le problème ?

-         Hélas, le problème, c’est que je suis un bâtisseur, pas un mécanicien ! Si j’ai les plans, je peux coordonner mes gars pour construire ce machin, mais moi, je ne saurais pas comment ça marche ! Enfin, vaguement, mais je ne saurais pas le manœuvrer !

-         Vous êtes un Nain, pourtant, Maître Barisson !

-         Certes, mais c’est pas pour ça que je sais absolument tout faire ! Vous croyez que les Elfes sont tous capables de chasser, de pratiquer la magie et de parler aux animaux ? Bien sûr que non ! Eh bien, pour nous autres Nains, c’est pareil. Vous ne pouvez pas espérer de voir un bâtisseur renommé capable de faire fonctionner correctement une invention de ce genre ! Pour cela, il me faut le cerveau qui l’a imaginé.

-         Ne parlez pas de mon fils comme d’un vulgaire outil, je vous prie, Maître Barisson. Il est hors de question que je le laisse partir avec vous à la Forêt du Loup Blanc ! Est-ce que vous vous rendez compte du danger que ça représente pour lui ?

-         Normalement, il sera à l’abri, ma Dame. Il ne risque rien.

-         Pourriez-vous me le jurer ? Les Skavens Sauvages ont aussi leurs machines de guerre ! Et s’ils avaient de quoi contrer la nôtre ?

 

Maître Barisson se frotta le menton.

 

-         Y a pas que moi qui pense ça, ma Dame. Votre fils veut partir, lui aussi.

-         Je ne vous crois pas, répondit catégoriquement Heike.

-         Il veut absolument… comment il a dit, déjà… « rattraper sa faute ».

-         Peut-être que je le croirai quand il me le dira, mais dans votre bouche, cet argument ne tient pas la route, Maître Barisson.

 

Le Nain finit par se montrer plus agacé que compatissant.

 

-         Écoutez, c’est la victoire et la défaite qui sont dans la balance, ma Dame ! Il restera à l’abri, je vous le promets. S’il lui arrive quoi que ce soit, je m’engage devant vous, devant votre père le Prince, de faire le Serment du Tueur.

 

Heike avança, et se positionna devant le Nain. Elle se pencha vers lui. Ses yeux verts étincelaient de colère. Elle murmura d’une voix blanche :

 

-         Je n’ai que faire de vos serments, Maître Barisson. Je suis sa mère, Gabriel est encore un enfant, ce n’est pas à lui de décider, ni à vous.

 

L’ingénieur détourna le regard et soupira. Il releva les yeux vers le Prince, et le supplia muettement.

 

-         Ma chérie, je te comprends. J’aurais du mal à te laisser partir si c’était nécessaire. Mais je le ferais. Il a raison. Gabriel est la clef de la victoire sur la bataille qui attend notre armée.

 

L’oreille d’Heike pivota alors. Elle ferma les yeux, ralentit le rythme de sa respiration, et déclara d’une voix plus assurée :

 

-         D’accord, Père. Vous avez gagné, Maître Barisson. Gabriel partira, mais il ne quittera pas la place forte.

-         Je m’y engage.

-         Ce ne sera pas nécessaire, Maître Barisson. Il restera à l’abri, j’y veillerai personnellement, parce que je pars avec vous.

 

Le Nain sursauta. Steiner se retrouva brusquement à manquer de souffle.

 

-         Heike ! Tu n’y penses pas ?

-         C’est de la folie, Excellence !

-         Envoyer mon plus jeune fils près du front l’est tout autant ! Si vous avez tellement besoin de Gabriel, il viendra avec moi, ou pas du tout !

-         Ma Dame, ça m’embarrasse… Une femme dans votre condition ne devrait pas…

-         Il suffit ! coupa la mère-rate. Mes deux grands garçons et ma fille aînée ont tous les trois mis leur vie en danger pour moi et pour le Royaume des Rats, si Gabriel doit y passer, alors moi aussi !

 

Puis elle se tourna vers son père, et le défia du regard.

 

-         Alors, vous me laissez partir, puisque c’est nécessaire ?

 

Le visage du grand homme était exsangue.

 

-         Ce… ce n’est pas raisonnable, ma fille.

-         Pas plus que d’envoyer Gabriel au front, tout seul !

-         Enfin, il ne sera pas tout seul !

-         Sans sa mère, ni l’un ou l’autre de ses frères et sœurs, vous savez ce que ça signifie pour lui. Ou je pars avec lui, ou personne ne part !

 

Ludwig Steiner se passa une main sur la figure. Il hocha la tête, et leva l’index vers la mère-rate.

 

-         Ni toi, ni Gabriel ne poserez ne serait-ce qu’un orteil hors de l’abri.

-         Vous avez ma parole, Père.

-         Maître Barisson, votre équipage restera à l’écart des combats une fois sa tâche terminée. Si jamais il devait arriver quelque chose à cause d’une imprudence de votre part, je vous démembrerai moi-même. Ai-je été clair ?

 

Le Nain avala sa salive.

 

-         Limpide, votre Majesté.

 

*

 

-         C’est à n’y rien comprendre, Kit…

 

Kristofferson sentit son cœur se crisper tellement fort qu’il craignit de s’évanouir de douleur. Le couloir était infecté par un atroce mélange d’odeurs toutes plus écœurantes les unes les autres, toutes plus ou moins occultées par la plus forte, la plus âcre, la plus cuivrée d’entre toutes : l’odeur du sang.

 

Et du sang, il y en avait en quantité. Partout, du sol au plafond, sur les murs, sur la couchette, sur les barreaux de la cellule. Rupert Kramer n’était désormais plus qu’une gigantesque plaie béante. Tout son sang avait giclé dans toutes les directions. Ses organes gisaient sur le sol de pierre froide.

 

Le Skaven brun dut s’y reprendre à plusieurs reprises pour réussir à souffler ses paroles :

 

-         Une idée de la façon dont c’est arrivé ?

-         C’est arrivé juste après la ronde de quatre heures. Les gardes venaient de quitter le corridor. L’homme en faction devant la porte du couloir aux cellules n’a rien vu, ni entendu de suspect. Enfin… pas avant « ça ». Quelques minutes après la sortie des soldats de la ronde, il y a eu un rugissement terrible, effrayant, et Kramer s’est mis à gueuler comme un âne. Le temps que le garde de faction ouvre la porte et fonce jusqu’au bout du couloir… Kramer était déjà dans cet état. La porte de la cage était toujours fermée à clef, et naturellement, personne d’autre à l’intérieur. Ni dans le couloir.

-         Et les prisonniers ? Qu’est-ce qu’ils disent ?

-         Vu la configuration des lieux, la seule cellule dont l’occupant aurait pu voir quelque chose est vide. Tous les autres ne pouvaient pas voir. Par contre, ils ont tout entendu, ça, pas de doute.

 

Distrait par les odeurs du charnier, Kristofferson n’avait pas prêté attention aux autres occupants à son arrivée. Or, en regardant les alentours, il comprit rapidement que tous les détenus étaient morts de peur. Personne n’osa le regarder dans les yeux, et tous étaient recroquevillés au fond de leur cellule.

 

Kristofferson repéra un prisonnier qui n’avait pas l’air très récalcitrant. Il avança jusqu’aux barreaux de la cage.

 

-         Vous, sur cette couchette, dites-moi ce qui s’est passé.

 

L’individu ne répondit pas. Le Skaven brun insista :

 

-         Si vous nous donnez quelque chose qui pourrait faire avancer cette enquête, le capitaine Klingmann pourrait alléger la sentence. Vous avez tout à gagner à vous confier à nous.

-         Je… je ne veux pas être le prochain !

-         Personne ne sera le prochain. Nous allons arrêter ça, et vous pouvez nous y aider.

-         Rien vu… mais entendu… le rire.

 

Kristofferson eut un nouveau coup au cœur.

 

-         Vous avez entendu quelqu’un rire ?

-         Avant… les rugissements… et les cris de ce gusse.

-         C’était un rire gras ? Un rire effrayant ? Une grosse voix monstrueuse ?

 

Le prisonnier releva la tête. Ses yeux traduisaient un mélange malsain de peur et d’incompréhension.

 

-         Non… Un rire doux, magnifique. Un rire de prince, ou d’Ange.

-         Merci, mon ami.

 

Le jeune Steiner pivota sur ses talons et regagna la cellule que Walter continuait d’examiner.

 

-         On dirait que cette fameuse « Bête à voix d’Ange » a encore frappé.

-         Jusque dans ma caserne ? Cette saloperie a vraiment du culot !

 

À son tour, Kristofferson regarda plus attentivement les lieux, à la recherche d’un quelconque indice. Il tendit brusquement la main vers un coin du mur.

 

-         Tu as vu ça ?

-         Évidemment, tu penses !

 

Sur les briques foncées se détachait nettement l’empreinte d’une main droite à cinq doigts, tache de sang distincte au milieu des giclées rouges qui constellaient le mur. Il n’y avait aucun doute à avoir, au pied du mur, les deux Skavens pouvaient voir le bras déchiqueté à l’épaule de l’infortuné initié, la paume imbibée de sang, comme un tampon grotesque.

 

-         On l’avait arrêté dans la nuit d’avant-hier à hier, les nouvelles ont dû circuler drôlement vite pour que la Main Pourpre sache où le trouver ?

-         S’ils ont d’autres yeux et oreilles chez les Verenéens, ça tient debout.

 

Kristofferson grimaça.

 

-         Wally, pourquoi avoir attendu huit heures du matin pour me prévenir ?

-         Parce que ta famille est suffisamment secouée sans qu’on en rajoute une couche avant le lever du soleil. De toute façon, que tu sois là maintenant ou il y a quatre heures, ça ne change rien. On a fouillé ce qu’on a pu, on n’a rien trouvé.

-         D’accord, d’accord. Sortons d’ici, tout ça me fout la gerbe.

 

Les deux Skavens reculèrent, et marchèrent d’un pas lent vers la sortie. Kristofferson vit du coin de l’œil sur sa gauche une cellule avec plusieurs parchemins collés à la cire sur les pierres entourant les barreaux et la porte. Kristofferson s’arrêta, et jeta un coup d’œil. Il vit la silhouette dégingandée de Brisingr Mainsûre, assis sur sa couchette, dans la pénombre. Ses poignets étaient solidement ferrés l’un derrière l’autre, et ses chevilles enchaînées ensemble. Les parchemins étaient couverts de prières à Sigmar, interdisant ainsi à tout vent de magie d’entrer dans la cellule.

 

Cela ne suffit pas à diminuer la colère de Kristofferson. Il était excédé de voir la situation lui échapper ainsi. Furieux, il grinça à travers les barreaux.

 

-         Je parie que tout ça vous amuse, Mainsûre ! Même avec le bâillon et ce sac en toile sur la tronche, vous souriez. Je le sens !

 

Soudain, il eut une idée. Il s’empressa de rattraper Walter, lui demanda rapidement les clefs de la cellule, et revint devant la porte de la cage de l’Elfe. Il l’ouvrit, et entra. Mais quand il vit le Skaven tacheté le suivre, il lui fit signe de rester hors de la cage.

 

Il se campa fermement devant l’Elfe, les poings sur les hanches.

 

-         Vous savez que vous êtes condamné, de toute façon. Cependant, nous pouvons encore vous laisser le choix entre une exécution propre, rapide et sans douleur, et un supplice qui durera tellement longtemps que vous maudirez votre Dieu grotesque et insensé de vous avoir permis d’éprouver de telles sensations. Pour cela, il vous suffit de parler, Mainsûre. Vous en savez sans doute beaucoup. Un type comme vous ne peut pas être ignare sur les questions concernant le Chaos.

 

Il guetta le plus petit mouvement chez l’Elfe : un haussement d’épaule, un hochement de tête, peut-être même un grognement… mais rien ne vint. Kristofferson sentit son poil se hérisser davantage.

 

-         Vous allez vous moquer de moi jusqu’au bout, c’est ça ? Bon sang, si vous voulez que je vous retire votre bâillon, faites quelque chose ! N’importe quoi !

 

Toujours aucune réaction. Soudain, le Skaven brun sentit son instinct l’avertir.

 

Quelque chose cloche…

 

Kristofferson s’accroupit, et se posta juste devant l’Elfe. Il le contempla fixement… et se rendit compte que le magister cagoulé était tellement immobile qu’il ne respirait même pas !

 

Le Skaven brun avait entendu parler des séances méditatives où l’on pouvait maîtriser son souffle, mais une telle raideur lui parut suspecte. Sans détacher ses yeux du prisonnier, il ordonna à son ami :

 

-         Wally, tiens-toi prêt.

 

Le capitaine Klingmann avait déjà empoigné son marteau. Kristofferson tendit lentement la main en avant, et la posa sur la poitrine de Brisingr. Il la recula avec un sursaut. Il avait senti sous la toile de la chemise un contact dur et froid à la fois. Incrédule, il tapota plusieurs fois l’épaule de l’Elfe, et entendit très nettement un son creux et sec. L’Elfe bascula sur le côté, et tomba de la couchette dans un bruit semblable à celui d’un tas de fagots lâché par un bûcheron.

 

-         Nom de…

 

Kristofferson releva le corps en toute hâte, et arracha la cagoule d’un geste. Au lieu de voir le visage fin au sourire moqueur de l’Elfe flamboyant, il distingua une tête de bois.

 

Le « prisonnier » était un pantin grandeur nature, habillé avec les vêtements du magister.

 

Plus possible pour le Skaven brun de se retenir. Ses cris de frustration et de panique retentirent dans tout le bâtiment.

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