Le Royaume des Rats
Pour la quatrième fois, Bianka Steiner relisait les registres de naissances du mois. Comme chaque fin de mois, elle comptait le nombre de nouveaux habitants de Vereinbarung, reportait les résultats des fiches individuelles dans des tableaux. Taille, poids, sexe, lieu de naissance, nom et profession du père et de la mère, tout y était.
Voyons, un tiers de naissances de bébés de sexe féminin pour deux tiers de bébés de sexe masculin… Allez, les filles, un petit effort, et on arrivera à une égalité des genres !
Il y avait même une case « signes particuliers ». Jusqu’à présent, Bianka l’avait utilisée pour préciser « Skaven Noir ». Contrairement aux Skavens ordinaires qui venaient au monde sans fourrure, on pouvait rapidement reconnaître un Skaven Noir dès ses premiers instants, ceux-ci étant beaucoup plus grands que la moyenne, avec un duvet sombre. Seulement, pour la première fois, elle dut remplir la case « signes particuliers » avec la mention « cornes et pelage blanc ».
Hum… Pas d’autre Skaven Blanc que le petit paysan d’Hemsbach, mais ça viendra sans doute ? Je me demande si Père va vraiment prendre des mesures ?
Trois coups résonnèrent sur le bois de la porte. Elle releva le nez.
- Oui, qui est-ce ?
- C’est Eusebio Clarin, señorita !
Immédiatement, le cœur de la jeune fille-rate s’emballa, et un sourire illumina immédiatement son visage.
- Entrez, entrez !
Le fringant diplomate franchit la porte, toujours aussi souriant et élégant que dans le souvenir de la Skaven. Celle-ci se rendit compte qu’elle portait la tenue austère des archivistes, et réprima difficilement un grincement énervé.
- Comment allez-vous, ma Dame ?
- Merveilleusement, Excellence ! Vous m’excuserez de ne pas vous recevoir dans les formes, mais j’étais en plein travail.
- Oh, je vous en prie, ma Dame ! Vous êtes toujours élégante !
Il fit alors un mouvement, et comme un prestidigitateur, extirpa un bouquet de fleurs de sous sa cape.
- Et voici un pâle reflet de votre charme, ma Dame !
Le sourire de Bianka se crispa alors. Elle tendit une main nerveuse, agrippa le bouquet, et en respira le parfum. Clarin pensa qu’elle cherchait leur origine, et crut bon de préciser :
- Elles poussent en Estalie, le Prince Calderon a fait importer des graines.
- Oh, je… elles sont très… jolies. Je vous remercie.
L’Humain, sans perdre son sourire, plissa le front.
- J’espère ne pas vous indisposer, Dame Bianka ?
- Oh, non, non ! Au contraire, c’est à moi de vous présenter des excuses. Vous me faites un très beau cadeau, seulement… oh, ça me gêne beaucoup !
- N’ayez crainte, parlez sincèrement.
- Eh bien… je n’aime pas tellement qu’on cueille des fleurs. Cela implique d’interrompre leur cycle de vie, juste pour de la coquetterie. Ma mère est portée sur l’horticulture, pas moi.
- Oh… J’aurais dû écouter votre frère, il m’avait bien prévenu.
- Ce n’est pas grave, l’attention reste touchante.
- Donc, vous n’aimez pas trop les bouquets de fleurs.
- Je suis désolée pour vous, señor.
Bianka consentit malgré tout à poser le bouquet sur un petit guéridon, en attendant d’en faire autre chose. Le regard de Clarin pétilla soudain d’une lueur malicieuse.
- Peut-être que j’aurais plus de succès avec ceci ?
Il tira de son sac de cuir un gros étui qu’il tendit à la jeune fille. Elle le posa sur son bureau, l’ouvrit, et aussitôt ses yeux étincelèrent.
- Oh ! Quel magnifique présent !
Bianka avait entre ses mains trois épais volumes. Elle comprit immédiatement qu’il s’agissait de missels. L’un portait les décorations propres à Manann, dieu des océans, que l’Estalien invoquait régulièrement. Le deuxième était consacré à Myrmidia, la déesse tiléenne de la guerre. Le troisième compilait les paroles de Taal et Rhya. Elle ouvrit ce dernier, le feuilleta, et constata :
- Ils sont rédigés en estalien… mais les textes sont les mêmes d’un pays à l’autre, n’est-ce pas ?
- À quelques légères différences près, pas de quoi les remarquer. Ainsi, vous pourrez saisir les bases de ma langue natale, et peut-être apprendre à la parler ?
- Ce serait merveilleux ! Merci mille fois, Maître Clarin !
Elle n’hésita pas à lui sauter au cou pour lui faire l’accolade.
- Je ne peux pas vous laisser repartir comme ça ! Écoutez, je vais demander à Père s’il me permettrait de vous laisser repartir avec quelques textes rédigés dans le langage de l’Empire Souterrain ?
- Vous voulez dire qu’il possède des livres écrits en Skaven Sauvage ?
- Oui, au cours des Récoltes, il en a régulièrement confisqué, et en a traduit quelques-uns. Je suis sûr qu’il vous permettra d’en emporter un avec sa version en reikspiel.
- Ce serait très aimable à lui.
- Au fait, pour votre information, la langue des Skavens Sauvages s’appelle « queekish » !
- Ah ? Je ne le savais pas. Merci de me l’apprendre !
- À votre service, Excellence.
- Je dois prendre congé, je pense que votre grand-père et votre père ont hâte d’entendre le récit de ce que nous avons vu à Oropesa.
À ces mots, Bianka sentit un petit pincement au fond de son estomac.
- Avez-vous eu des pertes ?
Clarin ne sourit plus.
- Hélas, quelques-unes. C’est le lot de ceux qui choisissent de mettre leur vie au service de leurs concitoyens, ma Dame.
- Et mon frère ? Comment va-t-il ?
- Oh, il a pris quelques coups, mais rien de bien grave.
- Il n’est pas rentré avec vous ?
- Il a préféré rester avec ses amis, ils sont à l’auberge.
Le pincement au cœur s’amplifia pour devenir une torsion nette.
- Ah oui ? J’espère qu’il ne rentrera pas trop tard ?
- Il a préconisé qu’on ne l’attende pas pour le souper.
Ça promet ! songea Bianka avec agacement.
- Vous, par contre, j’espère avoir le plaisir de vous voir à notre table ? Votre père m’a chargé de vous transmettre l’invitation.
- Oh, bien sûr ! D’ailleurs, j’en ai fini, si vous le permettez, je vais juste finir de ranger mes fiches et je vous rejoins.
*
Le souper se déroula sans incident. Eusebio Clarin raconta ce qui s’était passé à Rabanera et à Oropesa. Les membres de la famille Steiner l’écoutèrent avec attention et inquiétude – du moins, ceux qui étaient attablés, car deux chaises restèrent vides.
*
Une fois de plus, Gabriel se réveilla en sursaut. Il se gratta la tête, et réfléchit. Avait-il encore entendu Bianka gémir ? Ou bien était-ce son imagination ? Pas moyen de le savoir.
Son estomac gargouilla, il fit la grimace. Le fond de soupe qu’il avait rapidement englouti en cachette une fois l’étrange Estalien parti n’avait pas suffi à le rassasier. Peut-être qu’il aurait dû se montrer plus audacieux et aller chercher un peu de fromage dans la cuisine ? Il s’assit tristement sur son lit, et renifla.
Maudit ambassadeur ! Maudite faim ! Maudite peur des gens !
Il voulut penser à autre chose. Il se dirigea vers la fenêtre, écarta les rideaux, entrouvrit le panneau de verre et distingua à travers les interstices des volets de bois la lumière de Mannslieb. Il faisait toujours nuit. Le petit homme-rat regagna péniblement son lit, se pelotonna sous la couverture, ferma les yeux. Peu à peu, le sommeil entraîna son esprit dans les limbes, lentement, délicieusement… quand des éclats de voix le ramenèrent par à-coups à la réalité.
C’est pas vrai ! se dit-il en tapant de la paume sur son matelas.
Il allait fourrer sa tête sous l’oreiller, quand il reconnut la voix qui l’avait arraché au repos réparateur, et eut un frisson effrayé. Il bondit à sa fenêtre, ouvrit en grand les volets, et resta pétrifié devant un triste spectacle.
La silhouette d’un Skaven zigzaguait sur le sentier qui menait à la demeure Steiner, s’arrêta devant un arbre, et urina copieusement dessus, sans s’arrêter de chanter. Les quelques paroles qui parvinrent aux oreilles chastes du petit Skaven gris clair le firent tressaillir de dégoût.
Siggy ?
C’était bien le grand Skaven Noir, complètement saoul, qui titubait maladroitement en braillant à tue-tête une chanson paillarde.
- Et vive le Prince Rodéo… Rodo… Cocorico Cale et Grogne !
Derrière lui, un Humain pressait le pas pour le rattraper : Jochen Gottlieb, le fils de la meilleure amie de sa mère. Jochen voulut soutenir Sigmund, mais celui-ci le repoussa.
- J’ai besoin de personne, mon gars ! J’suis l’plus grand, et l’plus fort du Royaume des Rats !
Gabriel fit un bond au plafond lorsque la voix de son grand-père éclata à l’une des fenêtres de l’étage en dessous.
- Sigmund ! À quoi est-ce que tu joues ?
Le Skaven Noir s’arrêta net, releva péniblement la tête, et cria vers le Prince :
- Ce n’est pas un jeu, Opa !
- Et en plus, tu oses me répondre ?
- Oui, car j’ai vu la vérité vraie, Opa ! On ne joue plus, c’est la guerre !
Le jeune ingénieur perçut alors quelque chose dans la voix de son grand frère qui lui fit monter les larmes aux yeux : les rires faisaient place aux sanglots.
- Les Skavens Sauvages nous ont déclaré la guerre ! Et je suis prêt à tous les démolir ! Je tuerai de mes mains une centaine de ces monstres pour chaque petite fille qu’ils ont égorgé ! Je suis un Humain, Opa ! Vous m’avez élevé comme ça ! Je suis un homme, un vrai ! C’est ce qu’a dit Enrique, mon pote l’Estalien que j’ai sauvé ! Nous vivrons en paix, pour toujours, quand nous aurons exterminé ces saloperies, même si je devais m’en occuper tout seul ! Et tout le Royaume des Rats vivra dans la paix et l’harm…
Sigmund ne put finir sa phrase, secoué brutalement par des spasmes. Il tomba à genoux, plaqua ses paumes sur les pavés, et vomit à torrent pendant de longues secondes avant de s’écrouler dans ses propres rejets. Kristofferson et Jochen le prirent chacun par un bras, et le traînèrent jusqu’aux portes du manoir. Gabriel ne put en supporter davantage. Il bondit dans son lit, s’enfouit sous les couvertures, et passa de longues minutes à gémir doucement, avant de se perdre dans des songes bien tumultueux.
*
- Vous direz au Prince Calderon que nous sommes déjà en train de chercher un moyen de purifier le domaine Nichetti. Une fois qu’il aura trouvé la solution à ce problème, mon fils viendra sur place, sous escorte.
- Vous m’enverrez un message quand il partira, je l’accueillerai à la frontière.
- Par ailleurs, je vous invite à le retrouver dans la bibliothèque avant votre départ, je crois qu’il a quelque chose pour vous. Bon retour à Sueño.
Une façon protocolaire pour le Prince de donner congé à l’émissaire. L’Estalien s’inclina respectueusement.
- Votre Altesse, c’est un réel plaisir de traiter avec le peuple de Vereinbarung.
- J’espère pouvoir partager ce plaisir avec votre souverain dans les prochains mois.
Le Prince fit un signe à l’un des serviteurs, qui accompagna Eusebio Clarin jusqu’au scriptorium. Le Skaven Blanc était plongé dans un épais volume, posé sur le plan de travail, au milieu de trois autres livres de même taille.
- Alors, vos recherches ?
- Cela s’annonce plus long-compliqué que je ne pensais ! Il va sans doute me falloir plusieurs jours pour écrire une formule de purification !
- Vous voulez dire que le Collège de Jade n’a pas déjà écrit une telle formule ?
- Il s’agit d’une contamination à la malepierre. Les Druides n’ont jamais eu la science des Prophètes Gris pour mieux la connaître-dompter. Moi, si. Cela me donne un avantage-avantage. Même s’il me faudra plusieurs semaines, je trouverai.
Le Maître Mage soutint le regard de Clarin, qui pouvait voir son propre reflet dans les grands yeux roses du Skaven Blanc.
- Je vous promets-promets que je sauverai moi-même ce domaine, Maître Clarin.
- Je n’ai pas le moindre doute sur cette question, Maître Mage Steiner. En attendant, je veillerai à ce que personne n’y entre, ni n’en sorte.
Psody se détendit un peu, et demanda de but en blanc :
- Dites-moi, Maître Clarin, vous avez passé quelques jours en la compagnie de mon fils Sigmund… que pensez-vous de lui ?
Clarin fit mine d’être pris au dépourvu. À l’intérieur, il jubila. En vérité, il avait attendu cette question afin de pouvoir dire ce qu’il avait sur le cœur depuis leur première rencontre.
- Me permettrez-vous de parler avec franchise, Maître Mage ?
- Je vous en prie.
Clarin réfléchit, choisit soigneusement les mots qu’il allait employer, et déclara :
- C’est un jeune homme peu ordinaire. Vraiment. Il a eu une première impression de moi plutôt négative, et pourtant il a foncé tête baissée vers les Skavens Sauvages pour nous aider à sauver les nôtres. Il a même pleuré la perte d’une petite villageoise. Et à Oropesa, il était en première ligne. Il est franc, et tient ses engagements. Mais je sens qu’il est animé par une sorte de passion, pas forcément la plus positive. Il y a beaucoup de colère et de tristesse en lui, j’en ai peur.
- Et vous avez raison-raison, Maître Clarin. Sigmund est un bon fils, mais il supporte un fardeau plutôt lourd : son héritage.
- Est-ce si difficile d’être un Skaven Noir ?
- Certains sont naturellement… très caractériels. Ils ont ça dans le sang. On appelle ça la « Rage Noire ». Mon fils a cette particularité. Et son caractère n’est pas tourné vers l’optimisme. C’est une combinaison plutôt hasardeuse-explosive. Vous avez dû vous en rendre compte, Maître Clarin ?
- Je n’ai rien osé lui dire, mais… sincèrement, il m’a fait peur quand il a occis ce chef, à Rabanera. Je ne peux pas dire que cette racaille ne méritait pas de mourir, mais votre fils ne s’est pas simplement battu contre lui. Il l’a massacré avec fureur, il était comme possédé par un démon de Khorne !
- Cela ne m’étonne pas. Mais ce n’est pas la colère qui l’anime le plus, c’est la tristesse. En fait, il est naturellement triste. Il voit le côté le plus sombre du monde avant d’en voir les qualités. Nous savons-savons que ça le travaille, or il s’interdit de laisser parler cette tristesse, même sans en avoir conscience. Et donc, il cache cette tristesse par les excès : il peut rester des heures à rire à gorge déployée avec ses amis, comme il peut entrer dans des états de colère impressionnants et trucider ses ennemis à tour de bras sans ralentir. J’aimerais pouvoir apaiser cette douleur-douleur qui le malmène.
- Je souhaiterais lui parler avant mon départ. Vous savez où il se trouve ?
Psody poussa un petit soupir courroucé.
- Dans son lit, en train de dormir. Il a passé la nuit à boire à la taverne, il n’est rentré qu’à trois heures du matin. J’espère, d’ailleurs, qu’il ne vous a pas réveillé-réveillé ?
- Oh… Ne vous en faites pas pour moi, j’ai le sommeil lourd. Mais avait-il tellement besoin de faire la fête aussi tard ?
- C’était soi-disant pour « célébrer les fiançailles de son ami Fritz », mais je n’en crois rien-rien. Il a voulu noyer son chagrin dans l’alcool.
- C’est désolant. Un jeune homme comme lui, se comporter comme ça…
- C’est ce que je vous disais-confiais, Maître Clarin. C’est un moyen pour lui d’assourdir sa tristesse. Cela explique sa conduite, mais ça ne l’excuse-justifie pas, et je tâcherai de le lui rappeler quand il sera levé.
L’Humain sembla sincèrement touché.
- Veuillez quand même de ne pas être trop sévère. On a vu des choses vraiment affreuses.
- Il en a vu d’autres pendant les Récoltes. Et le petit-fils d’un Prince-Prince doit se conduire comme le petit-fils d’un Prince-Prince, pas comme un ruffian !
- Si je peux faire quelque chose pour l’aider…
- C’est très gentil à vous, intervint Heike qui avait entendu la conversation en entrant dans la bibliothèque. Malheureusement, nous autres, ses parents et ses frères et sœurs, ne savons pas tellement quoi faire. Bianka est bien la seule à pouvoir le raisonner quand il s’échauffe. Elle est d’ailleurs la seule personne à ne pas avoir peur de ses colères. Sans doute grâce à leur gémellité.
Clarin hocha la tête avec une petite moue gênée.
- Il est temps pour moi de retourner auprès de mon prince, ma Dame.
- Vous serez toujours le bienvenu ici, Maître Clarin.
- Oh, j’allais oublier ! réalisa Psody.
Le Skaven Blanc ramassa deux livres posés sur un petit guéridon.
- Ma fille m’a demandé de vous remettre ceci. Je crois qu’elle vous aime bien, ce qui est plutôt rare, surtout pour quelqu’un venu de loin.
- J’avoue que j’apprécie sa compagnie, moi aussi. J’espère pouvoir garder des relations de simple amitié.
- Ce serait déjà énorme.
L’Humain feuilleta le premier livre, et fronça les yeux. Les caractères qui évoluaient le long des pages lui parurent incompréhensibles.
- C’est du queekish ?
- En effet. Vous trouverez quelques notions sur la géographie de l’Empire Souterrain et ses habitants. L’autre livre est la traduction que j’en ai faite. J’aurais aimé vous remettre un livre religieux, mais les Skavens Sauvages n’en ont pas.
- Je vous en prie, c’est déjà très généreux de votre part. Mais… attendez, vous voulez dire qu’il n’y a pas de texte sacré concernant le Rat Cornu ?
- Au contraire, il y en a beaucoup trop ! Chaque Prophète Gris a sa vision des choses. Il y a bien des grandes lignes comme « les choses-hommes doivent mourir » et « obéis à ceux au-dessus de toi et tue-tue ceux au-dessous » transmises par tradition orale, mais contrairement aux prêtres Humains, les Prophètes Gris ne jurent pas par un livre unique-officiel. Et l’Hérésiarque se garde bien d’être clair dans ses sermons.
- Cela lui permet de mieux contrôler ses sujets, précisa Heike.
L’Humain considéra l’ouvrage avec respect.
- J’en prendrai le plus grand soin avant de vous le rendre.
- Gardez-le ! J’en ai plein d’autres, comme ça. Par contre… chérie ?
Le Skaven Blanc montra du doigt un rouleau de cuir posé contre une écritoire près d’Heike. Celle-ci glissa dedans une feuille de papier exposée sur le meuble, et le donna à Clarin.
- Leur alphabet n’est pas le nôtre. Voici une aide pour le comprendre.
- Notre linguiste sera sans doute enchanté. Mais… Maître Mage, cela ne vous dérange pas de nous laisser la possibilité de les comprendre ?
- Pourquoi ça me dérangerait-dérangerait ? Plus vous les connaîtrez, mieux vous les combattrez ! Et je n’ai pas peur de voir des Humains comprendre-utiliser leur technologie ; tant qu’elle fonctionne à la malepierre, aucun Humain ne pourra en profiter.
- Et après avoir constaté de mes yeux ce que la malepierre peut provoquer chez nous, je peux vous assurer que nous ne sommes pas près de le faire !
Sur ces paroles, Eusebio Clarin salua le couple avant de sortir du manoir. Quand il descendit le petit sentier vers la grille d’entrée, il distingua les deux gardes et le cocher en pleine discussion autour de son carrosse.
- Un problème, Sanchez ?
- Juste un léger incident, Excellence, répondit le premier garde.
- On a surpris un petit homme-rat en train de rôder près de la voiture pendant qu’on avait le dos tourné.
- Je viens de vérifier, messire, il n’a rien fait de mal, ajouta le cocher. Il a juste regardé. Dès qu’on s’est approché, il a filé sans demander son reste.
Sans doute le jeune ingénieur… dommage qu’il ait si peur de moi.
- Doit-on en référer au Prince, Excellence ?
Clarin secoua la tête.
- Non. C’est juste un petit curieux très peureux. Un léger incident, vous l’avez dit. Rentrons, nous ne devons pas faire attendre notre Prince.
- À vos ordres, Excellence !
*
Un grognement porcin retentit dans la chambre. La respiration se stabilisa, les paupières se levèrent très, très lentement, révélant des yeux rougis de fatigue.
La première chose qu’il vit fut la lumière du jour qui passait à travers les lattes des volets. Un rayon du soleil chauffait son visage.
Merde ! J’ai pas tiré les rideaux. oh, ma tête !
Une douleur abominable venait d’irradier son cerveau embrumé. Sa gorge était plus sèche qu’un puits ensablé au milieu du désert de Khemri. Il tendit la main pour attraper la petite cruche d’eau qu’il gardait sur sa table de nuit, en renversa le contenu sur sa tête, et se secoua. Dehors, les oiseaux du parc chantaient.
Sigmund s’extirpa avec mille efforts du lit à baldaquin dans lequel son frère et son ami l’avaient balancé sans ménagement quelques heures plus tôt. Malgré la gueule de bois qui minait son crâne, il parvint difficilement à rassembler ses souvenirs de ce qui s’était passé la veille.
Bon sang… Clarin… le dîner… Père va être furieux !
Il se gratta furieusement. Ce n’était jamais agréable de passer une nuit tout habillé. Il ouvrit son armoire à vêtements, prit un costume de rechange, et se dirigea vers la salle de bain. Il passa un long quart d’heure à se rafraîchir, puis il se sécha, revêtit ses habits propres, et descendit sans se presser l’escalier vers les parties communes de la maison.
Il passa devant une horloge installée dans un couloir. Il en profita pour vérifier l’heure.
Une heure… j’espère qu’il reste à bouffer !
Il avança en hésitant jusqu’à la salle à manger. Quand il ouvrit la porte, il déglutit. Trois personnes étaient encore installées à table : ses parents et sa sœur jumelle, tous trois en train de prendre le thé. À sa vue, le Skaven Blanc fit nerveusement tournoyer sa cuiller dans la tasse.
- Quelle joie de te voir enfin, après une attente si longue-interminable !
- Désolé, Père, marmonna le Skaven Noir.
- « Désolé » ? « Désolé » ? C’est moi qui suis désolé ! J’aurais peut-être dû t’interdire de boire dès que tu étais en âge de le faire ! Ou alors te saouler jusqu’au coma éthylique, pour te faire passer l’envie de recommencer ! Ainsi tu n’aurais présenté un spectacle aussi lamentable-affligeant à un ambassadeur venu négocier des accords avec notre pays !
- Psody, Maître Clarin nous a dit qu’il n’avait pas été dérangé, intervint Heike.
- Oui, mais ça ne veut pas dire que c’était vrai ! Peut-être qu’il a tout vu, mais qu’il s’est montré suffisamment poli-compréhensif pour éviter un incident. Un incident que tu aurais pu provoquer, Sigmund !
- C’est pas comme si j’avais insulté son Prince, répondit mollement Sigmund.
Psody frappa la table d’un coup de paume. Il inspira profondément, puis avala d’un coup le contenu de sa tasse, et baissa les paupières. Quelques longues secondes s’écoulèrent, secondes durant lesquelles personne n’osa rien dire. Puis, peu à peu, le Skaven Blanc respira par longues goulées. Son visage se décrispa peu à peu. Enfin, il rouvrit les yeux, et déclara plus posément :
- Bon, je vais reprendre mon travail, j’ai un rituel à composer-écrire. Ça me permettra de penser à autre chose.
Il se leva et quitta la salle à manger, laissant son fils seul avec sa femme et sa fille.
Heike paraissait davantage navrée que mécontente. Elle demanda :
- Est-ce vraiment nécessaire de te fracasser la tête et l’estomac de cette façon ?
- Je tiendrai le coup, Mère. Je suis un Skaven Noir, je suis plus endurant que les autres.
- Ça crève les yeux ! ironisa sa sœur.
- Bianka, je t’en prie, laisse-nous.
La jeune fille se leva sans un mot et quitta la pièce. Une fois sortie, le Skaven Noir changea d’attitude. Il sembla bien plus triste. Sa voix grave était étranglée par les sanglots quand il murmura :
- Je sais que j’ai l’air minable, mais c’est mieux comme ça.
- Non, Siggy. Se saouler n’est jamais « mieux ». Tu n’as pas besoin de jouer les gros durs devant moi. Pourquoi te sens-tu obligé de te noyer dans le vin ?
- Je n’en peux plus, Mère. J’ai trop mal ! Au moins, comme ça, je ne sens plus rien.
- Et pourquoi, par la pitié de Shallya, pourquoi as-tu si mal ? Quel est donc ce problème qui te met dans cet état ?
La femme-rate commençait à perdre patience.
- Je le vois bien, nous voyons tous que tu as un problème, Siggy, mais si tu ne dis pas ce que c’est, nous ne pouvons rien faire pour t’aider à le résoudre ! Et ce n’est pas en te maltraitant de cette façon que tu arrangeras les choses ! Alors quoi ?
Le Skaven Noir frappa la table de ses deux poings serrés et cria :
- Je ne sais pas !
La femme-rate prit peur. Sigmund était haletant, les yeux exorbités. Pour quelqu’un qui ne l’aurait pas mis au monde, il aurait été effrayant à regarder. Il baissa les yeux vers ses mains meurtries par le bois, desserra lentement les doigts, puis il s’écroula sur le meuble. Il ne pouvait plus parler, et réussit seulement à émettre de petits geignements malheureux. Heike fit le tour de la table, et lui caressa le dos.
- Écoute, je te promets que nous ferons tous tout ce que nous pourrons pour t’aider, quand tu nous auras dit précisément ce qui te fait autant de peine.
Le Skaven Noir ne bougea pas, ni ne prononça pas la moindre syllabe cohérente. Sa mère recula, poussa un soupir, et baissa la tête, chagrinée par sa propre impuissance. Elle entendit son fils se relever et quitter la salle à manger. Seule dans la grande pièce avec pour toute compagnie le crépitement des flammes dans la cheminée, elle décida de se servir une autre tasse de thé.
Elle se déplaça vers le plateau où étaient posées les tasses et la théière, tendit la main vers le petit récipient ouvragé, mais suspendit son geste. Son odorat délicat de Skaven repéra une odeur inhabituelle, pas désagréable, mais qui ne faisait pas partie de la composition du thé qu’elle avait elle-même préparé.
On dirait un médicament ? Un poison ?
Était-ce une tentative de meurtre ? Le cœur battant, elle souleva le couvercle de la théière et renifla plus attentivement. Non, l’odeur ne sortait pas de là. Elle comprit que cette fragrance s’échappait de la tasse dans laquelle avait bu son homme.
Voyons, calme-toi, ma fille. Tu as fait ce thé, tu l’as servi, seul Psody a touché à sa tasse. C’est donc lui qui a mis ça dedans à ton insu. Mais qu’est-ce que c’est ? C’est… étrange, ça me rappelle quelque chose.
Elle se concentra. C’est alors qu’elle se souvint. Oui, cette odeur avait fait partie de sa vie, pendant un temps. Alors que, très jeune, elle ne savait pas encore parler le reikspiel, mais qu’elle ne pouvait pas passer une nuit sans revivre les horreurs que les Skavens Sauvages lui avaient infligées. Heureusement, Steiner s’en était vite aperçu. Sur sa demande, Romulus lui donnait chaque soir un bol de lait chaud, dans lequel il ajoutait quelques gouttes d’une potion qui allégeait l’esprit, et permettait de mieux dormir.
Comment il appelait ça, déjà ? Ah oui ! Le « nectar apaisant d’Esméralda » !
Il fallait se rendre à l’évidence : Psody prenait des drogues. Certes, une concoction relativement inoffensive, mais bel et bien présente.
Il faut que j’en parle à Romulus !
*
- Alors, le capitaine, furieux, descend dans la cale et gueule de toutes ses forces sur les rameurs : « Bande de vauriens ! Allez, ramez, et plus fort que ça ! » L’un des marins gémit : « Mais capitaine, on voulait vous dire… » « Rien du tout ! Deux putains de jours que vous ramez, on n’a même pas quitté le port ! » Le rameur, épuisé, supplie : « Capitaine, je vous en prie, juste trois mots ! » « Trois mots, vite fait ! » « Larguez les amarres ! »
Les gardes éclatèrent de rire. Nedland remplit sa chope de bière et but d’un trait la boisson ambrée.
- Bon, allez les gars, faut y retourner, déclara Jochen. C’est peut-être pas encore la guerre, mais nous devons rester vigilants.
Les hommes d’armes quittèrent l’auberge, un à un, ou par petits groupes. Il ne resta plus que Nedland et Jochen. Le Halfling leva son verre.
- À ta santé, capitaine de mes deux !
- Je t’emmerde, sale petit voyou ! ricana l’Humain. Tu finiras sur le billot, et par mes soins, encore !
- Non ! Je mourrai empoisonné.
- Comment tu peux en être si sûr ?
- Parce que je choisirai le moment précis de ma mort.
- Et comment tu ferais ?
- Si jamais je vois ma fin arriver trop lentement ou trop douloureusement à mon goût, je n’ai qu’à briser la fausse dent que j’ai au fond de ma bouche. Elle libérera un gaz de poison très violent qui me tuera tout de suite.
Le grand Humain haussa les sourcils.
- Tu as une dose de poison dans ta bouche ?
- Oui.
- Depuis combien de temps ?
- Environ quinze ans. J’ajouterai qu’il y en a assez pour tuer quelqu’un qui serait à portée de mon souffle. J’appelle ça « la Dernière Vacherie de Nedland ».
- Tu me fais marcher, vilain nabot. Comment pourrais-tu avoir une dent creuse et te bâfrer comme un porc sans l’avoir brisée, si tu l’as depuis quinze ans ?
- Parce que je me suis entraîné depuis à toujours mâcher du même côté, grand crétin. Comme en ce moment.
- Et tu n’as jamais eu peur de te mordre la mauvaise dent ?
- J’ai d’abord passé un an avec une fausse dent qui contenait du jus de myrtille. J’en ai brisé deux, mais quand j’ai fini par ne plus y toucher, je l’ai fait remplacer par celle chargée de poison.
- T’es complètement malade.
- Si on m’avait filé une couronne chaque fois qu’on m’a dit ça, je serais à la tête de tous les Royaumes Renégats !
- Et ce serait leur fin, compléta alors une voix.
Nedland et Jochen pivotèrent simultanément, et découvrirent la silhouette de Kristofferson dans l’encadrement de la porte. Celui-ci affichait une expression impassible.
- Je suis venu vous dire au revoir, mes amis.
- Tu nous quittes ?
- Je pars pour Wüstengrenze. Il est temps d’assumer les conséquences de mes actes. Je reviendrai dans six mois, le temps de réorganiser les lieux et d’en faire un endroit digne de ce nom.
Les deux amis hochèrent la tête. Jochen se leva et serra la main du Skaven brun.
- Alors, bon courage, mon frère ! Qu’Ulric te protège !
Kristofferson baissa les yeux vers Nedland, qui demanda d’un ton un peu hésitant :
- Comment il va ?
- À ton avis ? répondit durement le Skaven brun.
- On n’aurait peut-être pas dû le laisser lever le coude à ce point ?
- C’est gentil de t’en soucier, Jochen, mais Sigmund est assez grand pour savoir se modérer. En tout cas, c’est ce que je croyais encore jusqu’à hier !
- Amuse-toi bien, mon grand, conclut Nedland.
*
- Tu comprends pourquoi c’est important pour moi d’y aller ?
- Mouais…
Kristofferson sentait sa patience s’amoindrir. Cela faisait déjà deux bonnes minutes qu’il avait l’impression de gaspiller sa salive. L’atmosphère de la grande chambre de son frère était encore imprégnée des vapeurs toxiques de l’alcool, même avec les fenêtres grandes ouvertes.
- Et donc… hé, Siggy ?
Le grand Skaven Noir venait de se servir un verre de vin pour la troisième fois. Sa main tremblait. Kristofferson haussa le ton.
- T’as entendu ce que je t’ai dit, ou pas ?
Sigmund sursauta, pinça ses lèvres, avant d’émettre une puissante éructation.
- Par la balance de Verena, Siggy ! Je te parle sérieusement, et toi, tu te saoules encore ? Je te rappelle que tu es de sang noble ! Tu dois te conduire comme le petit-fils d’un Prince, et pas comme un ivrogne !
Ces paroles enflammèrent aussitôt le système nerveux du jeune homme-rat Noir déjà échauffé. Il se leva d’un bond, et tapa de la paume sur la table.
- J’ai pas besoin de ça, d’accord ? J’ai déjà Père, Mère, Bianka et Opa Ludwig sur le dos ! Alors, le « grand-frère-bienveillant-et-responsable-de-son-cadet », tu la fermes !
- Tu es en train de te bousiller la santé, Siggy !
Sigmund serra les dents.
- Je t’emmerde, Kit ! Tu n’as pas idée de ce que je vis ! Chaque fois que je ferme les yeux, je revois le visage de cette petite fille qui s’est fait égorger devant moi, sans que je ne puisse rien faire ! Tu n’as pas vécu ça !
La patience de Kristofferson atteignit ses limites. Il répondit d’une voix dont le ton monta au fur et à mesure que venaient les mots :
- Non, en effet. Moi, j’ai vu un village tout entier massacré par les Orques. Ils étaient beaucoup trop nombreux. La seule chose qui m’a permis de m’en sortir a été l’intervention d’un connard de capitaine raciste ! Le pire est que j’aurais pu éviter ça, si j’avais eu l’idée de mettre les villageois à l’abri pour la nuit. Je vais devoir vivre avec ça sur le cœur pour le reste de mes jours, et je l’accepte ! Je pars pour Wüstengrenze pour me rendre utile et en faire une vraie garnison. Excuse-moi de préférer aller de l’avant au lieu de pleurnicher sur les victimes !
Surpris par une telle violence, le Skaven Noir se calma. Il répéta :
- Un… « connard de capitaine raciste » ?
- Ouais. Le capitaine qui aurait pu éviter cette tragédie s’il avait pris les villageois au sérieux dès le début n’aime pas les Skavens. Et quand j’en ai parlé à Schmetterling, j’ai eu l’impression de le déranger !
Sigmund s'ébroua comme un vieux cheval, mais parut s’inquiéter plus franchement. Le Skaven brun en profita pour repartir à l’assaut sur la question qui le préoccupait :
- Écoute, Siggy, tout ce que je veux, c’est ton bien-être.
- C’est très gentil de t’en faire, mais je vais bien, d’accord ? Je suis un Skaven Noir, je suis plus endurant que toi, je tiens le coup. Et le jour où j’aurai besoin de vraiment « pleurnicher » sur une épaule, ce ne sera pas la tienne ! Maintenant, sors de ma chambre ! Va t’occuper de ta garnison, et laisse-moi en paix !
Kristofferson baissa la tête, et franchit la porte d’un pas traînant. Avant de la fermer, il murmura encore :
- C’est peut-être la dernière fois qu’on se voit, Siggy.
- Dis pas de conneries !
- Je suis sérieux. Et si les Orques revenaient plus nombreux ? Veux-tu que notre dernière conversation se solde par une dispute ?
Le Skaven brun n’eut que le temps de claquer la porte pour éviter de recevoir sur le museau le gobelet de bois que lui lança le Skaven Noir. Il respira lentement pour ralentir le rythme de son cœur, et constata juste à haute voix :
- Je prends ça pour un oui.
Avant de redescendre l’escalier et quitter la maison familiale.