Un Mariage Mortuaire

Chapitre 1 : Un Mariage Mortuaire

Chapitre final

13074 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 18/06/2024 23:05

Clac.

Ses talons résonnaient sur le marbre poli par le temps et le passage des fidèles. 

Clac. 

Seule, les mains jointes sur un bouquet de chrysanthèmes d'un blanc sépulcral, elle remontait l'allée jusqu'à l'autel. 

Clac.

Le regard dissimulé pudiquement derrière son voile, elle observait, le coeur au bord des lèvres, la foule rassemblée pour l'évènement.

Clac. 

Ses jambes tremblaient sous la couche épaisse de dentelles et mousselines déployées pour former ses lourds jupons. 

Clac.

L'air peinait à se frayer un chemin jusqu'à ses poumons, et pas uniquement à cause du corset qui lui enserrait le buste. 

Clac.

Clac.

Clac.

Le silence mortuaire qui occupait les lieux l'invitait à rester spectatrice de sa propre corruption Ténébreuse. 

Clac. 

Spectatrice, elle l'était, depuis ce jour où l'arrivée d'un vampyre dans son village natal avait bouleversé sa vie à jamais. 

Clac. 

Ses yeux parcoururent l'assistance à sa recherche. Ici, cependant, l'éclat séraphin de sa peau se fondait dans la masse d'autres êtres aussi immuables que lui. 

Clac. 

Elle repéra, enfin, son costume impeccable à la pointe de la mode. Du moins, celle de la Cour de Versailles. 

Clac. 

Il la fixait, comme les autres. Mais, à la différence de ses congénères, lui possédait une identité, un nom, un passé commun avec elle. 

Clac. 

Il était le seul à avoir pu l'accompagner si loin de la France et de la Cour du Roy, le seul à pouvoir la guider sur le chemin de Ténèbres qu'il l'avait, bien malgré lui, forcée à suivre. 

Clac. 

Le seul, ici, à connaître l'imposture. 

Clac. 

Sa tête se détourna pour forcer son regard à se reporter sur la raison de sa présence si loin de chez elle. L'homme - le vampire - posté devant l'autel, dos à elle. Des épaules larges, un corps immense dissimulé sous une longue cape, véritable falaise de velours obsidienne se dressant face à elle tel un mur de Ténèbres infranchissable.

Cla-shhhhh.

Elle hoqueta de stupeur, trébucha, parvint de justesse à se rétablir sur le plat de sa chaussure malgré les élancements dans sa cheville tordue. Le vampyre dégageait une véritable aura de prestance et de puissance, bien plus impressionnante que celle, pourtant terrifiante, de Louis l’Immuable.

Clac.

Son esprit se réfugia dans ses souvenirs d’enfance alors que son corps poursuivait sa route tel un automate – ou, plutôt, une obscure création alchimique comme le monstre qui avait enclenché les engrenages de cet impossible cauchemar.

Clac.

Le claquement sec et froid de ses talons contre le sol disparut au profit du contact chaud et doux d’une terre chauffée par le soleil sous ses pieds nus. Sa toilette lourde devint simple robe de bergère, sa coiffure haute et compliquée un chignon à moitié défait. Elle ne marchait plus vers sa mort, elle courait après des agneaux nouveau-nés.

Clac.

Orpheline des champs devenue fille des pâtures alpines, elle se voyait encore sautiller dans les ruisseaux cristallins qui dévalaient la montagne, des gerbes de graminées dans les mains et des fleurs d’altitude dans les cheveux. Là-bas, perchée sur l’épaule du Mont Blanc, elle ne craignait ni la Cour de Versailles, ni les aberrations apparues avec l’avènement de l’âge des Ténèbres.

Clac.

Et puis, Elle était venue troubler la quiétude de sa Savoie natale. Une Bête terrible, née des machinations obscures d’un alchimiste fou. Du moins, c’était ce qu’elle en savait.

Clac.

Un regard rougeoyant. Des crocs pointus. Et des morts par dizaines.

Clac.

Les terribles mandibules de la réalité fissuraient les maigres fragments de passé heureux auxquels elle tentait de s’accrocher, empêtrée dans sa toile collante, étouffée par son cocon de soieries dans lequel, pourtant, elle était forcée d’avancer, pas après pas, vers le vampyre. 

Clac-boum.

Son cœur cogna ses côtes avec la force d’un boulet de canon. Son esprit lui hurlait de fuir comme elle fuyait les loups dans les alpages, de reconquérir la liberté que les non-morts lui avaient prise, mais elle poursuivait sa route à travers la nef, remontait toujours jusqu’à l’autel, telle une brebis docile emmenée à l’abattoir. Elle ne se reconnaissait plus, défigurée par la promesse que lui avait arraché le Roy des Ténèbres.

Boum-boum.

Balafrée par l’immonde présent empoisonné qu’il lui avait fait, en récompense de son aide pour avoir capturé la Bête.

Boum-boum.

Bientôt mutilée par un pouvoir qu’elle ne pensait même pas côtoyer un jour.

Boum-boum.

Le sang battait ses tempes, l’appréhension desséchait sa bouche. Les rares récits qu’elle avait pu arracher aux quelques domestiques qu’elle avait pu croiser à la Cour de Versailles sur son fiancé suffisaient à l’effrayer plus encore que ses cauchemars de la Bête.

Boum-boum.

Une brute inhumaine, un être cruel, un monstre sanguinaire.

Boum-boum.

Une abomination parmi les aberrations, le Diable parmi les démons.

Boum-boum.

Vladimir Draculea Tepes. L’Empaleur.

Boum.

 

Elle s’arrêta à sa gauche, les yeux rivés sur l’immense rosace au fond de l’église. Elle n’osait le regarder, lui. Sa haute silhouette l’enlaçait de son ombre Ténébreuse comme la Bête l’avait menacée de la sienne à peine une semaine auparavant. Elle se sentait soudain minuscule et terriblement fragile, incapable de s’enfuir comme elle aurait voulu le faire. Elle pesta intérieurement. Bon sang, où les Ténèbres avaient-elles emmené son courage ? Une fois encore, elle se surprit à maudire Louis l’Immuable et ses machinations démoniaques.

—   Au nom des Saintes Ténèbres, nous voici réunis en ce jour pour célébrer l’union de deux âmes…

Le sermon du prêtre la tira en partie de sa léthargie, sans qu’elle réussisse pour autant à l’écouter avec attention. Elle mordilla par réflexe sa lèvre inférieure, presque jusqu’au sang. La cérémonie débutait. Elle ferma les yeux un court instant pour se concentrer sur la sensation de l’air dans ses poumons, sur les battements de plus en plus frénétiques de son cœur. D’ici la fin de la soirée, sa vie lui serait ôtée pour la transmuter en l’un des leurs. Elle perdrait le dernier lien qu’elle possédait avec son village natal, avec sa vie, pour être consumée par une soif inextinguible de sang frais. Rien que cette simple perspective lui donnait la nausée.

Elle ne put s’empêcher de frissonner à cette pensée intrusive, insidieuse, qui parasitait son esprit. Elle ne savait certes plus ce qu’elle faisait, où la vie – la Mort ? – l’emmenait, elle n’avait plus aucune certitude quant à sa propre existence et à ses aspirations pour le futur, mais, si une chose était bien claire pour elle, c’était son propre dégoût pour l’aberration qu’elle allait devenir.

Avant l’arrivée de la Bête dans son village, elle n’avait jamais songé aux vampyres, n’avait jamais remis en question le Code Mortel, ne s’était jamais demandée ce que serait la vie sans les Ténèbres. Elle vivait si loin de Versailles et dans une région si inhospitalière qu’elle n’aurait jamais dû entendre davantage parler de leurs dirigeants non-morts que par ceux qui lui prélevaient, chaque mois, un dixième de son sang pour payer la dîme réclamée par le Roy. Ce don ne la dérangeait guère. Un bon ragoût de mouton, quelques tranches de pain épaisses garnies de charcuterie et de fromage fondu, et elle était de nouveau sur pieds, prête à retourner garder ses brebis dans la montagne. Et puis, en moins d’une semaine, elle avait découvert leur intransigeance, leur cruauté, leur toute-puissance. Elle avait assisté à la mise à mort d’un de ses congénères agonisants par un vampyre assoiffé et blessé. Elle avait même prêté ses veines, pourtant déjà vidées par la dîme, pour nourrir ce même vampyre alors qu’il traquait la Bête. Pire que tout, elle avait rencontré le Roy des Ténèbres et avait ressenti une telle horreur en sa présence qu’elle avait failli défaillir.

Les phrases du prêtre cascadaient à ses oreilles en un torrent tumultueux et indistinct. Elle était si absorbée par ses réflexions qu’elle faillit être surprise lorsqu’il s’adressa au prince.

—   Votre altesse, souhaitez-vous prendre Nebula de Mortombre pour épouse, et la chérir dans l’immortalité que les Ténèbres vous ont conféré ?

Un court silence s’installa, durant lequel elle sentit, posé sur elle, le regard de son fiancé. Puis, bien qu’il parlât avec douceur, la voix du vampyre emplit sans peine l’église de sa puissance, pareille au roulement du tonnerre dans le lointain. La jeune femme en frissonna.

—   Oui, je le veux.

La gorge de Nebula s’assécha avant même que l’écho de ses mots ne se fut estompé. Elle rouvrit les yeux, les mains si serrées sur son bouquet que ses phalanges en pâlirent, juste à temps pour croiser le regard gris acier que le prêtre riva sur elle. Elle crut un instant que la foudre s’abattait sur elle lorsqu’il lui posa la question fatidique :

—   Nebula de Mortombre, souhaitez-vous prendre Vladimir Draculea Tepes pour époux, et le chérir dans l’immortalité que les Ténèbres vont vous conférer ?

Le cœur de Nebula rata un battement. Ses yeux clignèrent. Elle voulait hurler sa réponse, un non puissant qui aurait résonné dans le bâtiment, et s’enfuir pour retrouver la sécurité de sa petite vie de bergère, là-bas, dans son petit village natal sans histoire. Elle voulait crier au monde qu’elle ne voulait pas de cette immortalité, qu’elle refusait cette malédiction des Ténèbres. Sa raison lui soufflait de rejeter ce mariage malgré la condamnation que ce déclin entraînerait. Une part d’elle aurait préféré mourir que d’accepter d’unir sa vie à un être assez cruel pour être surnommé l’Empaleur. Mais la peur, et peut-être aussi la curiosité, restaient plus fortes que la raison ; au lieu de clamer tout haut sa répugnance, sa rébellion contre les ordres d’un Roy qui jouait avec elle et la jetait, petite brebis innocente, entre les griffes d’un tigre affamé, elle tourna simplement la tête vers le vampyre auquel elle s’apprêtait à unir sa vie pour l’éternité. Tout dans son apparence trahissait le prédateur sanguinaire qu’il était, de ses longs cheveux noirs coiffés en un catogan impeccable à ses ongles pointus comme les griffes d’un félin sauvage. Ses yeux noirs surmontés d’épais sourcils broussailleux suivaient avec attention chacun de ses gestes. Son nez aquilin et ses traits anguleux lui donnaient des airs de rapace en chasse. Ses vêtements sombres, quoiqu’élégants, bruissaient à peine lorsqu’il se mouvait. Elle devinait d’ailleurs ses muscles sous le tissu soyeux, comme ceux d’un puma sous son pelage. Il ne lui manquait que les crocs apparents, pour l’instant dissimulés sous l’ourlet pâle de ses lèvres. Elle se prit à le trouver beau.

Sa bouche s’ouvrit pour articuler les quatre mots qui allaient sceller son destin, qu’elle s’entendit déclarer d’une voix posée, quoique faible :

—   Oui, je le veux.

Durant quelques interminables secondes, le silence résonna entre les murs de l’église, si assourdissant que Nebula crut un instant avoir transformé les lieux en caveau. Elle était sonnée par sa propre soumission aux ordres du Roy. Même le prince valaque, à ses côtés, parut surpris par sa réponse.

Après un regard par-dessus la tête des deux époux, le prêtre poursuivit enfin son office, au grand soulagement de Nebula :

—   Vladimir Draculea Tepes, Nebula de Mortombre, je vous déclare désormais unis par les liens sacrés du mariage.

Sans qu’il n’eût besoin de lui faire signe d’approcher, un garçonnet de dix ans tout au plus apporta les alliances, posées sur un coussin de velours noir. Deux anneaux de métal doré, aux reflets rougeoyants, comme s’ils venaient de quitter les flammes de la forge, ornés chacun d’une chauve-souris et d’un loup minuscules, symboles des deux royaumes ainsi unifiés par leur mariage.

Le reste de la cérémonie parut à Nebula aussi cotonneux qu’un rêve. Elle sentit Vladimir saisir sa main avec une douceur presque infinie pour lui glisser l’une des deux bagues au doigt, son regard confiant plongé dans celui, plus incertain, de son épouse. La jeune femme perçut plus qu’elle ne comprit ses paroles, trop concentrée sur les fines pointes nacrées qui se révélèrent lorsqu’il ouvrit la bouche pour parler. La pensée lointaine qu’elle possèderait bientôt deux crocs similaires lui traversa vaguement l’esprit, noyée sous un déferlement de sentiments contradictoires. Le contact glacial des mains de Vladimir autour de la sienne la répugnait autant qu’il l’émerveillait ; ses yeux posés sur elle avec un mélange de respect et de confiance la déstabilisaient ; son sourire, ainsi que la caresse de sa voix, lui arrachaient des frissons légers. Elle commençait à comprendre, bien malgré elle, la jalousie des hobereaux lorsque la nouvelle de sa transmutation proche s’était répandue à Versailles : le vampyre se révélait être une véritable lanterne dans l’obscurité, d’une beauté éclatante au milieu des ténèbres, attirante pour les mortels, pauvres papillons de nuit égarés dans le noir. Il émanait de son époux une telle puissance, une telle force qu’elle s’en sentait toujours intimidée alors même qu’il se montrait doux avec elle. Les vampyres représentaient la perfection ; ils étaient la perfection incarnée. Quoi de plus normal que toute la noblesse veuille leur ressembler ?

Toute à ses pensées, elle se vit plus qu’elle ne réalisa passer à son tour la bague au doigt du prince valaque. Sa voix lui parut assourdie alors qu’elle prononçait presque mécaniquement la phrase rituelle pour sceller leur union. Elle se perdit dans ses prunelles aussi profondes que deux abysses océaniques et cerclées d’un minuscule halo écarlate. Bientôt, elle lui ressemblerait. Bientôt, elle serait aussi belle et magnétique que lui. Bientôt, sa voix ténue se teinterait de notes chaudes et caressantes. Elle n’était pas certaine de le vouloir.

Le vampyre n’attendit pas l’appel du prêtre à l’embrasser pour lever la main vers son visage. Nebula cessa de respirer lorsqu’il souleva d’un geste solennel le voile qui dissimulait ses traits aux yeux du monde. Il effleura ensuite sa joue du bout des doigts, comme captivé par la chaleur de ses pommettes qu’elle sentit soudain brûler, en contraste total avec la froideur de son époux. Il posa son autre main sur sa taille avant de rapprocher son visage du sien. L’église, le prêtre, et même la foule disparurent tandis que les yeux du vampyre prenaient toute la place dans l’esprit de la jeune femme. Nebula ne put s’empêcher de trembler un peu, figée sur place par l’imminence du baiser qui achèverait la cérémonie.

Alors qu’elle se demandait encore si tout cela n’était qu’un rêve, elle sentit le contact des lèvres du prince contre les siennes, aussi léger que la caresse des ailes d’un papillon, aussi froid que la neige, aussi enivrant que le goût capiteux des vins les plus nobles. Elle sentit toute sa douceur dans la retenue dont il faisait preuve pour ne pas la piquer de ses crocs, qu’elle sentait pourtant effleurer sa peau. Elle en frémit, non de peur, mais de plaisir.

Autour d’elle, le temps semblait s’être arrêté. Elle ne ressentait même plus la morsure glacée de l’air hivernal, trop étourdie par la proximité du vampyre. Elle comprenait de mieux en mieux les fantasmes des courtisanes, de toutes ces nobles femmes et demoiselles qui se contaient à demi-mots faussement pudiques leurs rêves les plus inavouables. Ces êtres de la nuit possédaient de véritables pouvoirs d’attraction ; si un simple baiser, si chaste fût-il, pouvait presque la faire tomber en pâmoison, elle n’osait imaginer les effets de mots doux et de caresses plus osées.

Alors que ses pensées s’envolaient vers ces rivages de débauche qu’elle leur reprochait, Vladimir mit fin en douceur à leur étreinte. Leurs regards se rencontrèrent. Au fond de ses pupilles dilatées à l’extrême, Nebula crut y déceler une étrange fascination. La fraîcheur de sa main contre sa joue lui fit fermer les yeux un court instant. Quoi que pussent en dire les courtisans et serviteurs du Roy, elle peinait à croire que ces pupilles abyssales abritassent un monstre d’une rare cruauté, même auprès des siens. Le fin sourire qui étirait ses lèvres rayonnait de sincérité là où ceux affichés à Versailles dégoulinaient d’hypocrisie, ses regards chastes n’osaient se poser plus bas que sur les lèvres de sa nouvelle épouse, et même ses mains effleuraient avec hésitation ses doigts gantés. Malgré sa terreur, la jeune femme sentit une curiosité nouvelle éclore au creux de son esprit, cultivée par le mystère que représentait ce véritable roc de glace soudain surgi au milieu de sa vie. 

           Déjà cependant, des applaudissements résonnaient dans l’église, troublant ses réflexions sur son époux. La jeune mariée n’osa l’imiter lorsqu’il se tourna vers la foule, trop intimidée par la présence de tous ces vampyres. Elle réalisa alors qu’elle était la seule mortelle, avec le prêtre, au milieu de leur secte d’immortels. Plus que jamais, elle était seule. Seule et perdue dans un monde auquel elle n’appartenait pas. Seule, et pourtant condamnée à les rejoindre dans la non-mort.

           Certains invités s’avancèrent alors vers eux, comme en témoignait le claquement de talons sur le sol de marbre. Elle frémit. En quête désespérée de réconfort, elle ferma les yeux, comptant sur l’obscurité rougeâtre pour masquer les visages de tous ces inconnus qui, bientôt, l’encercleraient. Elle peinait déjà à accepter sa propre faiblesse ; la perspective de se l’entendre rappelée par de basses flatteries et félicitations suintantes de faux-semblants lui donnait l’envie de commettre une bêtise irréparable pour trouver la délivrance dans une mise à mort sommaire.

           Pourtant, la première voix à porter à ses côtés n’exprimait qu’une formalité froide, dénuée de tout artifice. Elle en comprenait chaque mot, détaché des autres par une absence d’accent caractéristique de ceux pour qui le français coulait sur leurs lèvres comme une eau pure et fraîche – ou, plutôt, un sang onctueux et frais.

—   Madame, Monsieur, je vous transmets toutes nos félicitations, à moi et à toute la Cour de Versailles, pour cette union historique qui, je l’espère, saura rapprocher nos deux royaumes.

Nebula rouvrit les yeux. A moitié cachée derrière son époux, elle tourna la tête pour observer l’homme qui venait de leur parler. Lucian de Noctelune, son unique escorte depuis Versailles et la cause du basculement total de sa vie. Lui, au moins, ne dérogeait en rien à son tempérament habituel : toujours direct et froid, quoique courtois. Ses pupilles dévoraient le bleu glacé de ses iris plus froids et perçants qu’une stalactite, son visage d’albâtre n’exprimait aucune émotion, ses lèvres fines ne portaient aucun signe de réjouissance ou de désappointement. Représentant de Versailles, et donc de l’Immuable, au cœur de la Terra Abominanda, il agissait par pure courtoisie. Ni Nebula, ni son époux ne s’y trompèrent.

—   Je vous remercie, Noctelune, répondit simplement L’Empaleur. J’ose moi-même croire en un avenir meilleur entre la Valachie et la Magna Vampyria.

Nebula sentit son regard peser sur elle. Elle se prit d’une soudaine admiration pour ses chrysanthèmes. S’il connaissait la vérité, il les tuerait tous deux sur place.

Au-dessus de leurs têtes, dans les hauteurs du clocher, un tintement grave résonna si fort qu’il en fit vibrer les os de la jeune femme. Les énormes cloches de l’église se mettaient en branle, annonciatrices de la sentence qu’avait rendu le prêtre. Nebula compta dix coups. A chacun, son cœur répondait par un battement catastrophé. A chacun, ses yeux se remplissaient un peu plus de larmes, tandis qu’une violente amertume lui comprimait les poumons. Il ne lui restait plus que deux heures à vivre, avant d’être offerte en sacrifice aux Ténèbres, qui deviendraient alors maîtresses de son corps. Deux pauvres heures, si courtes, qu’elle ne pourrait même pas chérir comme elle le souhaitait, car il lui fallait dès à présent suivre son nouvel époux jusqu’à la salle de réception où ils présideraient les réjouissances une partie de la nuit durant.

Sans perdre un instant, le prince valaque pressa sa taille avec douceur.

—   Venez, ma douce, lui susurra-t-il à l’oreille. Ne soyons pas en retard pour les festivités.

Nebula se mit en marche, guidée par l’immense main posée au creux de ses hanches. Elle ne parvenait à détacher ses yeux du sol, des chrysanthèmes, de ses doigts recouverts d’un délicat linceul de satin. Elle se sentait vide de toute émotion, incapable de lutter contre la volonté du vampyre à présent qu’elle portait à son annulaire le symbole de leur union. De l’union entre la Magna Vampyria et la Terra Abominanda.

Elle portait le symbole d’un effroyable mensonge auquel elle-même ne parvenait à croire.

Elle était prisonnière et se perdait un peu plus à chaque pas dans l’univers de violence et d’obscurité auquel appartenaient les vampyres. Auquel elle ne souhaitait pas appartenir. Auquel elle appartiendrait finalement, d’ici deux heures, lorsque ses crocs se refermeraient à jamais sur elle.

Ce cortège funèbre l’accompagna jusqu’à leur carrosse, où elle s’installa en face de l’Empaleur sans parvenir à articuler un mot. Elle ne parvenait à se réjouir des festivités à venir, bloquée sur ce rôle d’espionne de la Cour qu’elle n’avait jamais voulu endosser.

—   Nebula ?

La voix grave du vampyre la tira de ses pensées. Elle leva un regard timide sur son visage. L’ombre de l’inquiétude planait sur ses traits à jamais figés dans la fleur de l’âge.

—   Vous me paraissez soucieuse, ma douce.

Nebula détourna les yeux, incapable d’affronter les deux pics de Ténèbres posés sur elle.

—   Seriez-vous déçue de quelque chose, Nebula ? insista-t-il. Ne suis-je donc pas à votre goût ? Ou peut-être vous attendiez-vous à retrouver ici l’ambiance malsaine de Versailles ?

La jeune femme ne put se résoudre à lui répondre avec franchise. Il la terrifiait, tant par sa réputation que par son apparence. Elle n’appréciait guère les pics menaçants à l’horizon, si différents de ses Alpes natales. Et si elle se sentait presque rassurée par l’apparente simplicité de la cérémonie, elle n’en demeurait pas moins effrayée par la foule de vampyres presque aussi dense que ceux de Versailles. Et, bien sûr, elle craignait qu’il ne découvrît son secret, car elle imaginait sans peine la trahison que son mensonge représentait pour lui. On lui avait promis le plus pur bouton de rose, cultivé avec soin à Versailles même. Il s’imaginait sans doute la fleur délicate qu’il découvrait dans l’écrin de soieries orné de pierres précieuses spécialement taillé pour elle. Mais Nebula savait, elle, que, sous les pétales immaculés, se tenait en réalité le plus quelconque des pissenlits. Une simple mauvaise herbe déracinée de ses alpages et jetée dans une soupe grossière, censée pourtant ressembler à un élixir alchimique complexe. S’il apprenait la supercherie, nul doute qu’il l’écraserait avec rage, laissant les restes grisâtres de son corps se disperser aux quatre vents.

Une perle liquide cristallisa au coin de sa paupière. Telle la rosée sur la corolle fragile d’une fleur, elle roula sur sa joue rose de vie et de honte avant de se suspendre à son menton, prémice d’une stalactite d’eau salée désespérément agrippée à la pointe d’un éperon rocheux. Le vampyre la cueillit avec délicatesse, sans même effleurer la peau de son épouse. Il observa la goutte posée au bout de son doigt quelques instants, comme fasciné par cette larme orpheline qu’il venait de sauver d’une chute mortelle. Il finit par la déposer en douceur sur sa manche avant de caresser d’un geste tendre la joue de sa compagne.

—   Nebula, demanda-t-il avec plus d’empathie, cette fois, que vous arrive-t-il ? Vous ai-je blessée ?

Elle repoussa sa main, incapable de supporter sa sincérité. Un sanglot irrépressible la secoua. Que lui arrivait-il donc, tout à coup ? Elle ne se reconnaissait plus ! Jamais elle n’avait haï quelqu’un pour sa franchise, sa gentillesse ou sa sollicitude. Pourquoi commencer aujourd’hui ? Pourquoi avec celui qui allait désormais partager sa vie ?

—   Nebula ?

L’expression de totale désorientation sur le visage de Vladimir déchira davantage son cœur. Il ne comprenait pas. Il ne pouvait pas comprendre. Peut-être même ne pouvait-il imaginer la lutte enragée qui la retournait de l’intérieur, entre la jeune bergère honnête et la prisonnière d’un complot royal forcée de trahir sa propre personnalité pour espérer survivre. Elle ne pouvait lui expliquer sa douleur, ni même tenter de la lui partager. Une fois encore, elle se trouvait forcée de mentir.

—   Je pensais juste à ma famille, prétexta-t-elle d’une petite voix. J’aurais souhaité qu’ils assistent à notre union.

Sa famille… elle songea un instant aux tombes de ses parents, restées dans son village natal. Comment auraient-ils réagi s’ils avaient su que leur fille, un jour, épouserait un vampyre ? L’auraient-ils protégée des griffes royales dès l’instant où sa vie avait croisé la non-mort de Lucian de Noctelune ? Auraient-ils pu empêcher le Roy de se servir d’elle comme d’un vulgaire pion sacrifiable au nom de sa maudite Magna Vampyria ? Auraient-ils su l’empêcher de se perdre à travers les castes pourtant bien établies depuis près de trois cents ans ?

—   Nebula…

La main du prince valaque glissa avec hésitation sur sa joue, aussi fraîche qu’une brise. Nebula n’osa relever la tête.

—   Je vous avoue ne pas comprendre pourquoi seul Noctelune vous accompagne. Vous ne le connaissez que très peu, n’est-ce pas ?

La jeune femme se contenta d’incliner le menton pour acquiescer. 

—   Nous avons été présentés la veille de mon départ. Le Roy avait… besoin de mes parents à la Cour de Versailles.

—   Je suppose que vous ne me révèlerez pas pourquoi.

—   Je l’ignore moi-même.

Sa voix, à peine plus élevée qu’un murmure, peinait à contenir toute sa tristesse de ne pouvoir lui révéler la vérité. Elle se haïssait de lui mentir ainsi, et se surprit à espérer qu’il découvrît son secret pour l’en libérer.

Le carrosse choisit cet instant pour s’immobiliser. L’Empaleur l’obligea d’un geste à relever la tête, puis déposa un baiser fugace sur ses lèvres.

—   Séchez vos larmes, ma douce, lui glissa-t-il à l’oreille. Nous reparlerons de tout cela plus tard. Profitons pour l’instant de la nuit qui s’offre à nous.

La portière du véhicule s’ouvrit sur les jardins les plus fantasmagoriques que Nebula ait pu voir de toute sa vie. La surprise fut telle qu’elle en oublia ses remords le temps d’admirer les merveilles qui s’étalaient sous ses yeux. Des créatures chimériques surgies de légendes oubliées surplombaient avec majesté les larges allées où une foule dense affluait. Des dragons cracheurs de feu naissaient des massifs d’ifs, leur corps orné de minuscules écailles gelées. De véritables flammes se croisaient en arches mouvantes au-dessus des têtes des convives, issues de la gueule béante des monstres mythiques. Plus loin, centaures de buis et satyres de cyprès en armure de glace formaient une haie d’honneur devant l’entrée monumentale du château. Et quel château ! Les immenses portes, grandes ouvertes, laissaient apercevoir l’éclat céleste de lustres en cristal ; des cariatides aux traits de guerrières ailées soutenaient les balcons richement décorés du premier étage ; plus haut encore, anges aux ailes d’or et chevaux aux crinières opalescentes ornaient les bas-reliefs jouxtant les fenêtres.

Malgré les couleurs sombres de la demeure – sans doute réalisée à partir de roches volcaniques –, Nebula la jugea plus somptueuse encore que le palais de l’Immuable. Versailles, certes, impressionnait par son immensité et la richesse de sa décoration ; ce bâtiment, d’apparence plus ancien et plus modeste, paraissait néanmoins plus imposant tant par sa hauteur que par l’audace de ses architectes. Il se dressait en effet au sommet d’un étroit éperon rocheux perdu au cœur des montagnes et se fondait dans le pic duquel il surgissait.

—   Vous appréciez mon humble domaine ? demanda l’Empaleur, un brin flatté par son expression émerveillée.

Nebula ne put qu’hocher la tête, le souffle coupé par la beauté qu’elle contemplait. Elle laissa le vampyre saisir sa main pour l’aider à descendre du carrosse et le suivit jusqu’à la bouche béante du château. L’intérieur rivalisait plus encore avec la grandiloquence baroque du siège de la Magna Vampyria, avec ses opulentes tapisseries déployées le long des murs et les cascades de perles et d’or glissant depuis les immenses suspensions attachées au plafond. La jeune mariée crut remarquer que la lumière y flottait dans de minuscules capsules de verre, et brillait pourtant assez fort pour la forcer à détourner le regard. Un doute l’assaillit : quelle était donc cette invention alchimique, digne des médecins de la Faculté Hématique ? Elle n’osa le demander à son époux. Pas alors qu’il la présentait à d’autres vampyres dont elle ne sut mémoriser le nom.

Par chance, la conversation ne dura que quelques minutes. Le jeune couple reprit ensuite son chemin à travers la foule, Nebula guidée par l’Empaleur, qui ne cessait de lui sourire.

—   Je vous prie de bien vouloir m’excuser si je vous perds un peu dans les présentations, lui dit-il après avoir salué un énième convive. Vous aurez tout le temps d’apprendre à connaître mes sujets après la cérémonie, ma douce.

Nebula n’eut pas le temps d’ouvrir la bouche avant qu’il ne poursuive :

—   Ce soir, je ne souhaite guère vous importuner de listes fastidieuses de noms à retenir ou de conventions à respecter.

Ils pénétrèrent dans une immense salle de bal où des dizaines de couples se pressaient déjà au son d’un orchestre discret.

—   Ce soir, répéta l’Empaleur, je souhaite vous faire oublier vos tourments et vous offrir la promesse d’une vie aussi exaltante au château de Havrenuit que celle dont vous avez pu jouir à Versailles.

Sa longue cape claqua dans l’air lorsqu’il se retourna vers elle pour saisir sa main avec une tendresse infinie. D’un geste ferme mais néanmoins empreint de retenue, il l’attira auprès de lui, sa propre main glissée au creux de sa taille. Nebula se sentit rougir, intimidée par les regards braqués sur eux.

Comme s’ils avaient reçu un ordre discret, les musiciens entonnèrent une valse mélodieuse sur laquelle le vampyre l’entraîna dans la première danse de la soirée. Nebula, bien contrainte de l’accompagner, se contenta de calquer ses pas sur les siens, comme Lucian le lui avait appris durant le trajet. Elle se sentait cependant bien maladroite, à des lieues d’égaler la grâce de son époux. Lui, en revanche, évoluait au centre du cercle formé par les invités telle une étoile dans l’immensité du ciel. Ses yeux ne quittaient pas la jeune femme, qui se perdait presque dans l’abysse de ses pupilles dilatées à l’extrême. Elle ressentait, malgré l’immense douceur qu’il mettait dans chacun de ses gestes, sa force implacable, masquée par une maîtrise remarquable de ses mouvements. Sous ses doigts timidement posés sur son bras, elle ressentait la solidité de ses muscles, qui roulaient sous la peau et le velours de son costume. Une fois encore, elle se prit à songer qu’elle avait épousé un fauve, l’un de ces seigneurs de la nature sauvage à la noblesse étourdissante, et qu’elle était devenue non pas sa femme, mais bien sa prochaine victime.

Et pourtant, tel l’agneau face au loup le plus menaçant, elle ne parvenait à se soustraire à son pouvoir d’attraction. Son sourire charmant dissimulait les deux pointes ivoirines dont Nebula connaissait pourtant l'existence. Ses traits paraissaient détendus, rayonnants d'une insouciance presque touchante. S'il n'eût mesuré bien cinquante centimètres de plus qu'elle et porté au fond de ses iris cette étincelle indiquant l'âge véritable de son âme, Nebula aurait presque pu croire à un enfant dont les rêves se seraient réalisés.

Ils valsèrent ensemble de longues minutes au gré de la mélodie tissée par les doigts habiles des musiciens. Nebula, à chaque pas, craignait un peu plus de marcher sur les pieds de son cavalier, ce qui aurait à coup sûr révélé l’imposture. Le regard hypnotique du vampyre l’empêchait par ailleurs de se concentrer comme elle l’aurait souhaité sur ses propres gestes autant que la présence de la foule lui donnait le sentiment d’être plus maladroite que jamais. Dans son village, seules quelques danses paysannes populaires étaient esquissées lors de fêtes bien précises ; la plupart du temps, elle s’arrangeait pour rester sur le côté et regarder les autres se trémousser au son joyeux des violons. Pourtant, sarabande et gigue l’auraient davantage rassurée que cette valse infernale issue d’un autre monde, un monde de luxe et de non-mort auquel elle n’appartenait pas.

Lorsque, enfin, les derniers accords vinrent conclure l’épisode musical, elle se sentait épuisée, tant physiquement que mentalement. Elle voulait plus que jamais retrouver ses Alpes natales, avec ses coutumes et ses fêtes familières. Elle voulait reprendre sa vie calme, dénuée de mensonges et de faux-semblants, et ne plus jamais affronter de telles différences avec ce qu’elle connaissait. Une fois de plus, elle regrettait de ne pas posséder assez de courage pour confier le fond de sa pensée à son époux qui, à l’inverse, rayonnait. Il s’inclina d’ailleurs avec grâce devant elle sous les applaudissements de la foule, vers laquelle il se tourna.

—   Je vous remercie pour votre soutien, chers amis et confrères.

Il reporta ensuite son attention sur la pauvre Nebula, toujours figée à ses côtés. D’un geste tendre, il glissa entre ses doigts le pied d’une flûte remplie de champagne, un breuvage auquel la jeune femme n’avait jamais goûté. Il cogna son propre verre – rempli d’un liquide pourpre aux fragrances sans équivoque – contre le sien, et annonça avec un grand sourire :

—   Puisse cette nuit vous emplir d’allégresse, car je ne souhaite rien d’autre que vous partager ma propre allégresse. Nos noces sont, pour vous et moi, signe d’une nouvelle ère, une ère de paix et d’harmonie entre la Valachie et la Magna Vampyria, une ère d’entraide et de confiance entre nos royaumes jadis aux portes de la guerre. Levons nos verres à cette soirée ! Levons nos verres à Nebula, ma désormais chère et tendre épouse qui, je l’espère, saura tempérer les ardeurs de son Roy pour nous permettre de poursuivre notre vie sans craindre son courroux ! Levons nos verres au futur radieux qui se profile devant nous !

La foule toute entière répondit à son discours par un toast plus vibrant encore :

—   A notre souverain bien-aimé !

Les deux derniers mots faillirent faire lâcher son verre à Nebula. Leur souverain bien-aimé ? Elle battit plusieurs fois des paupières, scruta les visages avec surprise, mais tout portait à lui faire croire qu’elle n’avait pas rêvé : chacun paraissait sincèrement ravi de ces noces, et personne ne semblait feindre la joie de partager ainsi celle du prince valaque. Les morts portaient des sourires plus chauds et vivants que celui qu’elle affichait elle-même. Ils profitaient des festivités comme aucun mortel ne l’aurait fait. Ils discutaient, dansaient, félicitaient l’Empaleur comme s’ils s’adressaient à un vieil ami et non à un être à la réputation sanglante.

Un pan entier de l’imaginaire qu’elle s’était forgée autour de la Terra Abominanda se fissura dans son esprit.

« Pourquoi ? » songea-t-elle, ses yeux passant d’un vampyre à un autre. Pourquoi tant de mensonges autour de ces gens qui paraissaient si honnêtes ? Pourquoi diaboliser ainsi tout un peuple qui, finalement, se révélaient plus proches de leur souverain que les français ne l’étaient de l’Immuable ? Pourquoi la torturer ainsi, à la forcer de dissimuler tant de choses à son époux alors qu’elle brûlait de lui confier la vérité ? Pourquoi…pourquoi l’isoler plus qu’elle ne l’était déjà en ces terres inconnues, parmi ce peuple inconnu, à travers ces cachotteries puériles ?

—   Nebula ?

Une fois encore, l’Empaleur la tira de ses pensées. Elle releva la tête vers lui pour rencontrer ses pupilles abyssales. Elle ne parvint pas à maintenir le contact visuel bien longtemps. Son inquiétude pour elle transparaissait bien trop sur son visage. Elle ne méritait pas tant de sollicitude. Pas après la traîtrise qu’elle lui faisait subir sans qu’il le sache.

—   Tout va bien, Nebula ? Vous paraissez… Ailleurs.

—   Je suis juste un peu fatiguée, je crois.

Encore mentir, même s’il ne s’agissait là que d’une semi-vérité. Pourquoi donc ne pouvait-elle pas se permettre de lui confier une fois pour toutes le fond de sa pensée ? Pourquoi fallait-il qu’elle soit trop effrayée par la mort – ou, plutôt, par la douleur atroce qui la précéderait – pour oser l’avertir de sa méprise sur son compte ? Elle plongea dans sa coupe de champagne, accompagna des yeux les minuscules bulles depuis le fond du récipient jusqu’à la surface du liquide. Elle aussi souhaitait ressentir la liberté d’éclater à l’air libre, libérée de toute chaîne, soulagée de tout poids, pour retrouver un environnement familier. Elle se sentait comme les quelques pointes gazeuses attachées par un lien invisible au verre, incapables de se libérer seules de leurs entraves. Sauf qu’elle n’avait personne pour venir l’aider. Aucune main secourable pour secouer sa flûte ni cogner contre la paroi pour l’aider à se dégager. Elle se sentait perdre pied un peu plus à chaque instant.

—   Tenez bon, ma douce, murmura l’Empaleur sans remarquer la nouvelle absence de son épouse. D’ici quelques minutes, minuit sonnera. Nous pourrons alors regagner notre chambre.

Le cœur de Nebula s’emballa. Minuit, déjà ? Elle n’avait pas vu arriver l’heure maudite à partir de laquelle elle perdrait à jamais sa mortalité. Ses sens émoussés par le trop-plein de couleurs, de sons et de parfums n’avaient pu capter, à travers la musique et la rumeur des conversations, le tintement guttural des cloches. Ou alors était-ce sa concentration lors de la valse qui l’avait empêchée de l’entendre ?

Ses yeux rencontrèrent ceux, rougis par le manque de sommeil, d’une jeune femme maquillée à l’extrême, vêtue d’une robe à crinoline à peine assez étroite pour lui permettre de passer les portes, le crâne étiré par une coiffure complexe en pièce montée et surchargée de rubans blancs, véritable spectre hantant le parquet ciré de la salle de bal. Même si elle savait qu’il s’agissait là de son reflet, elle ne se reconnaissait pas. Était-ce seulement bien elle ? Elle n’en était même plus certaine.

Ses paupières la plongèrent un instant dans une agréable obscurité. Si elle n’avait assisté à la véritable transformation opérée par l’unique dame de compagnie que l’Immuable avait daigné lui offrir – une jeune fille muette et illettrée –, elle aurait presque cru à une énième hérésie alchimique. Sa robe de toile grossière lui manquait presque autant que le petit châle qu’elle nouait autour de ses cheveux, l’été, pour se protéger du soleil dans les alpages. Mais rien ne lui manquait plus que la vie, la vraie. Celle que la Bête lui avait volée.

Autour d’elle, les conversations s’étaient muées en un bourdonnement sonore duquel s’élevait, parfois, la voix de son époux. Elle se sentait soudain très faible, aux portes de la perte de conscience. Sa vision se troubla à son tour alors que son sang martelait ses tempes en rythme avec les croches pressées des violons. Ses jambes tremblaient. Même ses mains menaçaient de laisser échapper son verre.

 

Dong.

La flûte de champagne se fracassa contre le sol avec un tintement mélodieux.

Dong.

Nebula, figée par la terreur, sentit son sang se glacer dans ses veines alors que son cœur s’arrêtait presque de battre.

Dong.

Ses yeux passèrent de l’Empaleur à la foule, de la foule aux fenêtres, des fenêtres aux domestiques, des domestiques à la flaque mêlée d’éclats cristallins à ses pieds.

Dong.

Elle voulut reculer, mais ses jambes ne répondaient plus.

Dong.

Elle se trouvait dans un tel état de tétanie qu’elle sentit à peine la main de l’Empaleur se poser sur sa taille et l’attirer contre lui.

Dong.

En revanche, ses yeux, comme dans ses pires cauchemars, pouvaient encore se mouvoir. Elle vit approcher Lucian de Noctelune, et, avec lui, deux Dragons royaux portant chacun une grosse jarre noire.

Dong.

Des jarres remplies de sang royal. Le sang de l’Immuable, qui serait transféré dans ses veines pour lui offrir la vie éternelle.

Dong.

Plus que jamais, elle voulait fuir, hurler, peut-être même connaître la douceur de la mort.

Dong.

Plus que jamais, elle resta silencieuse, immobile, trop effrayée pour oser se rebeller.

Dong.

En bonne petite brebis docile, elle se contenta de regarder la procession française évoluer à travers les vampyres roumains pour les rejoindre au centre de la pièce.

Dong.

En épouse modèle, elle resta au côté de l’Empaleur, incapable de se soustraire à la peur qui enflait en elle et menaçait un peu plus à chaque seconde de la noyer.

Dong.

 

           L’écho de la cloche se réverbéra dans la salle soudainement silencieuse. Tous les regards étaient à nouveau portés sur elle, sur l’Empaleur, et sur Lucian de Noctelune. Celui-ci, fidèle à lui-même, ne présentait aucune émotion lorsqu’il s’adressa, d’un ton courtois, au nouveau couple :

—   L’heure est venue pour nous de vous offrir le cadeau de mariage de l’Immuable, annonça-t-il. Afin de vous épargner un évènement pénible et pour consolider les liens entre nos deux royaumes, Sa Majesté a choisi d’offrir l’immortalité à Madame.

Son regard croisa celui de Nebula. Il fronça à peine les sourcils, juste assez pour lui faire comprendre qu’il ne tolèrerait aucune simagrée de sa part. Malgré sa terreur pure, elle comprit le message.

—   Je vous remercie pour ce splendide présent, répondit l’Empaleur d’un ton poli. Je souhaiterais toutefois m’occuper moi-même de la transformation de Nebula.

—   Vous n’oseriez pas…

—   Nos coutumes diffèrent de celles de Versailles, le coupa-t-il sèchement. En tant que seigneur de Havrenuit et époux de Nebula, j’estime que sa transformation me revient de plein droit.

Il serra son épouse contre lui. La jeune femme crut défaillir sous la possessivité qu’il imprimait à son geste.

—   Votre Roy, s’il souhaite bien former une alliance avec Havrenuit, devrait prendre en compte notre culture.

—   Mais vous ne pouvez refuser ce présent ! s’emporta le Français. Il s’agit d’une insulte envers Louis l’Immuable !

—   Et votre manque de respect commence à ressembler à une insulte envers ma propre personne.

La voix de l’Empaleur ressemblait désormais à un grondement tellurique. Lorsque Lucian lui-même esquissa un pas en arrière, Nebula osa risquer un œil sur le visage de son époux. Elle découvrit un fauve protégeant son territoire avec la bénédiction des Ténèbres. Ses yeux rougeoyaient d’une lueur presque maléfique. Ses lèvres, retroussées en une grimace menaçante, dévoilaient deux poignards d’ivoire effilés et luisants à la lueur des lustres, dont l’éclat parut faiblir sous l’obscurité qu’il dégageait.

Même pour un vampyre, il était terrifiant.

Même la Bête, pourtant redoutable, ne l’avait pas tant effrayée.

Dans un dernier songe conscient, Nebula réalisa que les rumeurs versaillaises ne mentaient pas. Puis la panique la submergea au point qu’elle ne put formuler de pensée cohérente. Un gémissement lui échappa, et elle sombra dans la noirceur de l’inconscience.

*****

           L’esprit tourmenté de Nebula dérivait entre d’immenses pics blafards sortis des flots sur une immense mer d’encre. Elle se sentait poursuivie par un être invisible, une créature qu’elle ne pouvait identifier, un monstre caché dans les ténèbres. Elle glissait, percutait les ondes glaciales de rires mortellement malsains qui surgissaient devant elle. Elle entendait résonner dans l’immensité vide qui l’entourait murmures et grondements rauques, réprimandes et menaces.

           Comme mue par une force supérieure, elle avançait sans pourtant bouger. Comme une petite brebis conduite à l’abattoir, elle dépassait d’immenses silhouettes effrayantes qui la pointaient du doigt sans vergogne. Elle reconnaissait certaines voix, bien qu’elle ne sût qui en étaient les propriétaires ; elle les avait en effet déjà entendues à Versailles, plusieurs jours auparavant, alors qu’elle suivait Lucian de Noctelune à travers les couloirs pour rencontrer le Roy.

           Une tache se dessina alors devant ses yeux. De plus en plus lumineuse, elle se révéla être un soleil. Un soleil brillant, brûlant, vengeur, comme elle n’en avait jamais connu. Elle masqua son visage avec ses bras pour tenter de s’en protéger.

—   Vous avez échoué, Mortombre.

Un frisson lui parcourut l’échine. Elle tenta de plisser les paupières pour tenter d’apercevoir, malgré la puissante lumière, l’identité de son interlocuteur. Elle ne parvint qu’à se blesser les rétines.

—   Votre mission était pourtant simple, poursuivit-il avec hargne. Epouser l’Empaleur afin d’asseoir la puissance de la Magna Vampyria jusque dans la Terra Abominanda.

J’ai fait de mon mieux, voulait-elle répondre. Sa langue, cependant, pesait comme du plomb dans sa bouche, et en avait d’ailleurs le goût.

—   Vous n’êtes qu’une incapable, siffla l’autre entre ses dents. Vous n’êtes pas digne de devenir l’une des nôtres.

—   Je ne l’ai jamais voulu, parvint-elle à articuler.

Un rire terrifiant lui répondit. Terrifiant, car il était terriblement humain et familier. Ce rire, c’était le sien. Le sien, déformé par la folie.

—   En es-tu réellement certaine, Nebula ?

Sa respiration se bloqua alors que son cœur accélérait ses battements. Elle osa entrouvrir les yeux malgré l’aveuglement. Cette fois, en parfait contre-jour sur la lumière, elle découvrit un visage.

Son visage.

*****

Le contact froid d’un tissu humide contre son front la tira soudain de son cauchemar. Elle se redressa, la respiration haletante, éblouie par la lumière qui lui faisait face. En un instant, elle diminua d’intensité.

—   Nebula ? appela une voix masculine.

Elle battit plusieurs fois des paupières. A ses côtés se tenait l’Empaleur, les sourcils froncés, les traits déformés par l’inquiétude. Nulle trace de ses crocs, ni même de rougeoiements menaçants dans ses iris sombres. Pourtant, elle ne pouvait oublier la dernière image qu’elle avait de lui. Elle s’empressa de s’écarter comme elle le pouvait.

—   Ne m’approchez pas ! couina-t-elle dans un sanglot pitoyable.

A son grand désarroi, le vampyre fit tout le contraire, puisqu’il attrapa son poignet d’un geste vif. Juste à temps, d’ailleurs, car elle manqua de basculer par-dessus le rebord du lit.

—   Faites attention.

Sa voix était posée, son expression fermée. Le sentir si inatteignable, si émotionnellement stable, suffit à instiller le doute dans l’esprit de Nebula. Elle s’efforça de se redresser non sans essayer d’oublier la sensation glaçante de sa main refermée sur sa peau.

—   Je vous prie de m’excuser pour mon léger manque de sang-froid, tout à l’heure. Ce… Noctelune m’a quelque peu agacé.

Il marqua une pause, puis reprit doucement :

—   Au vu de votre réaction, nous avons jugé préférable de laisser nos différends de côté le temps que vous vous rétablissiez.

Un court instant, il cilla, comme s’il craignait de laisser la jeune femme découvrir, au fond de ses pupilles, les émotions qui l’habitaient. Dans le même temps, il lâcha son poignet avec une douceur infinie.

—   Votre transformation est reportée à demain soir, si vous n’y voyez bien sûr aucun inconvénient. De même que notre nuit de noces. Je préfère vous laisser vous reposer, ce soir, plutôt que de vous imposer de nouvelles épreuves.

Nebula n’en croyait pas ses oreilles. Sa respiration, pourtant, s’apaisa aux mots du vampyre. Elle se sentait soulagée de profiter d’un dernier répit avant de connaître la mort et la renaissance en créature de la nuit. Son cœur, pourtant, se serra. Elle devait encore tenir son rôle, mentir à l’Empaleur alors qu’il faisait, une fois encore, preuve d’une délicatesse exceptionnelle à son égard. Elle ne pouvait plus le supporter.

D’une main tremblante, elle osa toucher celle de son époux. Celui-ci releva les yeux, surpris.

—   Je vous remercie de votre sollicitude, murmura-t-elle tout doucement, mais je me sens bien, maintenant.

Elle inspira profondément, puis rajouta :

 Je crois que c’est plutôt à moi de m’excuser. Je… je n’aurais pas dû réagir ainsi.

Le vampyre se rapprocha d’elle. Ses doigts glissèrent sur sa joue avec une tendresse nouvelle, qui fit battre son cœur plus vite. Elle remarqua avec surprise qu’elle appréciait ce geste.

—   Je comprends bien qu’une mortelle, jeune de surcroît, puisse défaillir lorsqu’un immortel perd contenance. Vous vous sentez peut-être forte, Nebula, mais face à la puissance dévastatrice d’un vampyre, vous êtes fragile, comme un minuscule coquillage échoué sur la plage.

Il l’enlaça.

—   Un coquillage que je compte bien protéger contre vents et marées, lui susurra-t-il à l’oreille.

Son souffle frais la fit frémir. Son cœur cognait avec violence contre ses côtes, déchiré entre le feu que sa proximité éveillait en son ventre et la terreur instinctive que sa nature lui inspirait. Et pourtant, la jeune femme se sentait presque en sécurité entre ses bras puissants, refermés autour d’elle en une étreinte protectrice et rassurante. Timidement, elle posa sa tête contre l’épaule froide et aussi solide qu’un roc de son époux. Il la serra plus fort encore contre lui, juste pour la réconforter.

—   Je ne vous ferai jamais de mal, Nebula.

Sa promesse acheva de dissiper les dernières barrières qui entouraient son cœur. Alors qu’il rapprochait son visage du sien, elle réalisa que ses peurs s’étaient métamorphosées : elle craignait de le briser comme Versailles l’avait brisée. Elle ne voulait pas le blesser, car il était le seul à se montrer sincère envers elle.

Comme une question muette, l’Empaleur effleura ses lèvres du bout des siennes. Nebula lui répondit avec un peu de maladresse. Elle percevait, à travers la fine barrière de chair, la présence solide de ses crocs, qu’il s’efforçait de contenir. Même si l’image de son époux, le visage déformé par la colère, s’accrochait à ses pensées, elle décida de l’oublier. Il souhaitait la protéger et protéger ses propres intérêts contre un Roy envahissant, c’était tout. Elle commençait même à ressentir un certain attachement pour lui, non par amour, mais par curiosité. Et, peut-être, par gratitude.

—   Je souhaiterais apprendre à mieux vous connaître, Vladimir, avoua-t-elle dans un souffle.

Vladimir. Son nom roulait étrangement sur sa langue, à la fois rugueux et sucré, doux et amer en même temps. Comme la froideur de ses lèvres qui se pressèrent plus fiévreusement contre les siennes, comme la chaleur qu’il faisait naître sur ses joues par sa simple présence, son nom opposait la force d’un puissant guerrier et la sagesse d’un roi.

Il se sépara d’elle juste assez pour pouvoir plonger son regard dans le sien avec un sourire attendri. Ses doigts glissèrent sur sa joue tendrement, traçant dans leur sillage une ligne brûlante sur sa peau.

—   Je ne demande qu’à vous satisfaire, ma douce, murmura-t-il.

Il laissa l’une de ses mèches dorées couler entre ses doigts avant de poursuivre :

—   Tout autant que je n’aspire qu’à la même chose.

Son index caressa le menton de son épouse, puis poursuivit sa route le long de sa gorge pâle avant de s’arrêter sur le col de sa robe. Nebula sentit une flamme nouvelle l’envahir alors que son cœur s’emballait. Ses joues chauffèrent sous la pensée impudique qui venait d’éclore dans son esprit. Elle savait bien où cet échange de caresses les emmèneraient. Pourtant, elle ne craignait pas de partager un tel instant avec Vladimir. Elle lui faisait confiance, et, au plus profond de son être, elle souhaitait découvrir ce que leur union promettait.

En réponse à ses questionnements silencieux, le vampyre se pencha vers elle pour parsemer sa mâchoire, puis son cou, de baisers brûlants. Un frisson la parcourut. Bien que la perspective de sentir ses crocs s’enfoncer dans sa chair l’effrayât, elle devait tout de même avouer que la fraîcheur du souffle de son nouvel époux contre sa peau ne la laissait guère indifférente. Elle se surprit à trouver le contact des deux poignards tout juste contenus derrière la pulpe de sa bouche aussi agréable que le murmure de sa voix. Elle laissa échapper un léger soupir. Vladimir s’écarta d’elle, un sourire aux lèvres.

—   Nebula…, souffla-t-il avec tendresse. Il me tarde de goûter à votre sang, de m’enivrer de vous, de votre vie, pour vous faire mienne à jamais.

Ses doigts glissèrent dans ses cheveux pour en extraire, une à une, les dizaines d’épingles qui maintenaient sa coiffure en place. Nebula ferma les yeux un instant, encore émerveillée par la douceur des gestes de son époux.

Une à une, ses lourdes mèches d’or se déroulèrent en une cascade blonde dans son dos. Elle distingua, dans les yeux du vampyre, une certaine forme de ravissement qui s’intensifiait à mesure que les artifices tombaient. Elle s’en sentait presque gênée, mais ne pouvait s’empêcher, encore une fois, de remarquer à quel point le prince valaque paraissait aussi candide qu’elle. Lorsqu’il eut terminé de défaire sa coiffure, il déposa sur ses lèvres un doux baiser. Cette fois, Nebula ne tenta pas de s’y soustraire. Elle ressentait à travers toute la tendresse du vampyre les précautions qu’il prenait pour ne pas la blesser, sa fascination presque religieuse pour son visage, son émerveillement pour elle, qu’il découvrait pourtant autant qu’elle le découvrait. A défaut de se sentir aimée, la jeune femme se sentait rassurée, entre les bras de cet être de la nuit à la réputation sanglante.

Vladimir détacha son visage du sien juste assez pour pouvoir l’observer. D’une main, il enveloppa sa joue pour la caresser, tandis que l’autre se posait sur son bras et glissait sous sa manche pour toucher sa peau. Nebula ferma encore les yeux, en proie à des sentiments de plus en plus contradictoires. Son cœur s’affolait, mais était-ce bien l’angoisse qui le pressait ainsi ? Ou son émoi trouvait-il sa source dans les flammes brûlantes que chaque effleurement du vampyre venait alimenter ?

Comme pour répondre à sa question muette, Vladimir déposa un nouveau baiser sur ses lèvres. Nebula s’abandonna un peu plus à son étreinte. Elle pouvait bien craindre les légendes que courtisans et serviteurs contaient, frémir à la simple idée que son époux pût être assez puissant pour oser tenir tête à l’Immuable, son corps répondait presque de lui-même aux marques d’affection qu’il lui montrait. Elle ressentait une agréable chaleur au creux de son estomac chaque fois que leurs lèvres se rencontraient. Elle frémissait à la moindre de ses caresses, et pas juste à cause de la fraîcheur surnaturelle de sa peau. Une attirance exceptionnelle la poussait presque à réclamer davantage à son époux, un lien plus profond, plus intime, plus charnel.

Elle sentit les doigts du prince valaque remonter le long de son bras, chatouiller le trajet de ses veines de son poignet à son coude tandis que, de son autre main, il effleurait encore son cou en promesse aux baisers glacés qu’il y déposerait plus tard. Nebula sentit la pulpe de son pouce effleurer sa carotide, puis sa trachée.

La pression de ses lèvres contre les siennes lui parut alors s’intensifier. Les pointes de ses crocs effleurèrent sa lèvre inférieure, si bien qu’un gémissement étouffé lui échappa. Puis elle réalisa qu’elle suffoquait.

En une fraction de secondes, Vladimir l’avait clouée sur le lit avec une force surhumaine qui l’effraya. D’un geste sec, il déchira sa manche avant de la forcer à déplier le bras. Un cri lui aurait échappé s’il ne l’étranglait pas de son autre main.

L’incompréhension qu’elle découvrit dans ses yeux lorsqu’il porta son regard sur la terrible marque de ponction au creux de son coude la blessa plus violemment qu’elle ne l’aurait imaginé. Les iris du vampyre virèrent à l’écarlate. Un grondement menaçant, digne d’un fauve, quitta sa gorge, tandis que ses crocs s’érigeaient hors de sa bouche, plus terribles que jamais.

—   Vous pensiez sincèrement me duper ? Que je ne saurais reconnaître les traces que portent tous les roturiers de France ?

Il resserra sa prise sur la pauvre jeune femme, dont les yeux s’emplirent de larmes. Nebula crut bien sa dernière heure arrivée. Elle s’étonna elle-même de la préférer ainsi, sous la force phénoménale de celui qu’elle avait trompé, plutôt qu’entre les mains de l’Immuable. Et malgré la terreur qui faisait galoper son cœur et pesait sur sa poitrine plus lourdement que la main du vampyre sur sa trachée, elle se sentait soulagée qu’il eût découvert la vérité.

—   S’il vous plaît… couina-t-elle. Je… n’ai… pas… choisi…

A sa grande surprise, l’Empaleur la libéra. Elle se mit à tousser, la respiration erratique et entrecoupée de sanglots qui ne l’aidaient pas à apaiser sa gorge meurtrie. Elle n’osait plus relever les yeux sur son époux, dont elle sentait pourtant la colère et la déception à travers son regard posé sur elle.

—   Expliquez-vous, Nebula. Si vous êtes bien ma promise, bien sûr.

La jeune femme laissa éclater tout ce qu’elle s’efforçait de retenir depuis son arrivée en Valachie. Incapable de se contenir plus longtemps, elle lui narra, de manière fort décousue, tout ce qui l’avait conduite dans cette chambre, à ses côtés. La volonté du Roy d’asservir la Valachie pour étendre son influence jusqu’à la Terra Abominanda ; son arrivée à Versailles, après les horreurs qu’elle avait connues dans les Alpes et l’aide inattendue qu’elle avait apportée à Lucian de Noctelune pour traquer et tuer une aberration alchimique ; sa propre terreur face au Roy des Ténèbres, puis face à son époux ; le cadeau empoisonné de sa transmutation, censée effacer de son corps toute marque de son statut de roturière ; son dégoût pour l’immortalité que tous voulaient tant lui offrir, mais qu’elle considérait comme un fardeau et non comme un cadeau ; le rôle qu’elle s’était efforcée de tenir, malgré ses angoisses et le dégoût qu’elle s’inspirait elle-même.

Vladimir ne la laissa pas finir. Il posa les mains sur ses bras, lui arrachant un réflexe de recul qui l’amena une fois encore au bord de la chute. Mais son époux la rattrapa avec une douceur empreinte de retenue qui l’étonna. Il la serra contre lui comme un trésor précieux qu’il craignait de briser. Sa voix, redevenue aussi chaude et réconfortante que le ronronnement d’un chat, la laissa si perplexe qu’elle en cessa de pleurer :

—   Je suis désolé, Nebula. Si… si je l’avais su plus tôt, jamais je ne vous aurais blessée. Je m’en veux terriblement, si vous saviez…

A sa grande surprise, elle remarqua qu’il tremblait. Elle releva les yeux vers son visage. Bien loin du masque de fureur qu’elle craignait de trouver, elle ne découvrit qu’une expression profondément soucieuse et empathique. Ses yeux, encore rougis par l’émotion, paraissaient humides. L’étonnement la saisit. Elle ignorait que les vampyres pussent pleurer.

—   Je comprends bien mieux la raison de votre chagrin, désormais. Je vous en prie, séchez vos larmes. Vous n’êtes que la pauvre victime de cette histoire et de ce monstre.

Ses doigts glacés glissèrent le long de ses joues, comme s’il craignait de la blesser davantage. Elle sentait les frissons qui parcouraient ses membres, percevait dans son regard la terreur qui couvait sous le dégoût et la pitié. Il essuya les perles salées qui dévalaient sa peau, comme s’il voulait effacer les traces de la douleur qui la dévorait.

—   Personne ne devrait avoir à subir ce que vous avez vécu, murmura-t-il à son oreille. Vous ne méritez ni les « faveurs » de votre tyran, ni le cruel destin qui pèse sur vos épaules si fragiles. Si je ne tenais pas autant à la paix de mon royaume, j’aurais déjà levé une armée pour marcher sur Versailles.

Nebula esquissa un geste de surprise, effrayée par le blasphème que venait de proférer son époux à l’encontre du seigneur suprême des vampyres. Les lèvres du prince valaque se retroussèrent en une grimace inquiétante.

—   S’il n’en tenait qu’à moi, cet affront serait lavé dans le sang. Dans le sang de cet imposteur qui ose s’autoproclamer Roy des Ténèbres, mais qui ne répond qu’au titre de bouffon.

Ses traits se radoucirent lorsqu’il reposa les yeux sur le visage inquiet de sa femme avant de s’en détourner à nouveau. Dans son regard, toutefois, se mêlaient la gêne et quelque chose d’autre, une déception teintée de tristesse qu’elle ne pouvait ignorer.

—   Pardonnez mon égarement, souffla-t-il. Je ne voudrais pas vous effrayer davantage avec ma colère.

A son tour, elle glissa ses doigts sur sa joue avec timidité. Le vampyre reporta son attention sur elle, stupéfait. Contre ses phalanges, sa peau lui parut plus froide que la glace. Et pourtant, elle y trouvait une chaleur insoupçonnée, un réconfort qu’elle ne pensait plus jamais espérer.

—   Je comprends tout à fait que vous vous sentiez trahi, déclara-t-elle après une légère hésitation. Je peux imaginer à quel point tout cela puisse vous vexer, que l’Immuable ait cru pouvoir vous duper ainsi.

Le vampyre détourna une fois encore les yeux.

—   Je vous en prie, Nebula. Je… je n’aurais pas dû perdre ainsi mon sang-froid devant vous. J’aurais dû essayer de vous comprendre avant de vous menacer. J’aurais dû me rendre compte de votre innocence, de votre détresse…

Un rire sans joie échappa à sa compagne.

—   Peut-être suis-je meilleure comédienne que ce que j’imaginais moi-même, supposa-t-elle avec tristesse. Peut-être la corruption des Ténèbres…

—   Les vraies Ténèbres ne corrompent pas, la coupa-t-il, son regard rivé sur le sien. Elles sont capables de faire fructifier la beauté et d’offrir la sérénité à tous, je vous le promets. Votre Roy, dans sa grande folie, a corrompu jusqu’à la nuit elle-même avec ses transmutations alchimiques impies.

Son discours passionné sema le doute dans l’esprit de la jeune femme. Il dut remarquer son trouble, car il lui adressa un sourire timide, comme s’il n’osait croire en sa propre crédulité :

—   Laissez-moi vous montrer les merveilles de la nuit, Nebula. Laissez-moi vous révéler tous les secrets de Havrenuit, si vous acceptez d’y rester. Même si…

Un instant, il hésita. Ses yeux, une fois encore, cillèrent, emplis de gêne et de tristesse.

—   Même si je comprendrais que vous souhaitiez mettre fin à notre union. Je… je ne puis supporter l’idée de vous garder prisonnière d’un mariage dont vous ne voudriez pas. Je ne veux ni vous blesser, ni vous rendre malheureuse.

La jeune femme sentit un élan d’empathie l’emporter. Elle glissa ses doigts sur le visage du vampyre pour le forcer à la regarder et tâcha de transmettre dans ses mots toute la sincérité qu’elle ressentait.

—   Je vous en prie, Vladimir, souffla-t-elle. Je sais que je ne suis pas celle que vous espériez, mais… je… je suis prête à apprendre à vous connaître. Si je romps notre mariage…

Un frisson la parcourut à l’idée de ce qui l’attendrait. Le vampyre la serra un peu plus fort contre lui, d’un geste protecteur qui la rassura un peu.

—   Tant que vous resterez à Havrenuit, souffla-t-il, vous serez en sécurité. Je mettrai à votre service mes meilleurs chevaliers et vous offrirai des appartements dans la suite royale du château pour vous protéger.

Touchée par sa gentillesse, Nebula s’enhardit. Sa main effleura à nouveau le visage de son époux, avec plus de franchise, cette fois.

—   Je vous ai beaucoup menti, ce soir, Vladimir. C’est vrai. Mais je vous ai tout de même avoué quelque chose de bien réel.

Elle hésita un instant avant de poursuivre, son regard plongé dans le sien avec une résolution inébranlable :

—   Je veux apprendre à vous connaître, car vous m’intriguez. Vous me semblez si différent des légendes que l’on m’a contées à votre sujet, si différent des vampyres que j’ai connu à Versailles…

Une lueur nouvelle éclaira les iris du prince valaque. Un mélange de joie, et d’espoir.

—   Je vous en prie, Nebula, bafouilla-t-il toutefois. Vous… vous êtes bien sûre de vous ? Je ne veux pas vous forcer à quoi que ce soit.

La jeune femme hocha la tête.

—   Depuis que cette Bête est venue ravager mon village, c’est bien la première fois ce soir, entre vos bras, que je trouve une forme de réconfort. Je ne supporte pas les faux-semblants et l’hypocrisie qui règne à Versailles, guère plus que je n’apprécie la convoitise des courtisans. Mais ce que j’ai vu ce soir… je n’ai trouvé, parmi vos sujets, que sincère réjouissance et sourires heureux. J’ai trouvé en vous toute l’honnêteté et la franchise qui manquent à Versailles. Si vous m’acceptez toujours comme épouse, je… je suis prête à prendre cette place à vos côtés, non par obligation, mais par conviction.

La surprise qui se peignit sur ses traits l’étonna en retour. Elle ajouta, avec un sourire triste :

—   Et puis, l’Immuable a le bras long. S’il venait à apprendre que vous connaissez la vérité, il… il me traquerait et me ferait tuer d’une manière ou d’une autre. Tandis que si je reste à vos côtés, je crains bien moins son courroux.

Vladimir ouvrit la bouche. Aucun son n’en sortit. Un sourire vint finalement illuminer son visage. Il se pencha vers Nebula pour déposer sur ses lèvres un tendre baiser empli de passion, d’espoir, et de promesses.

—   Et dire que si je n’avais insisté pour vous offrir la vie éternelle de mes crocs, je n’aurais jamais découvert votre honnêteté, souffla-t-il contre sa peau.

Il s’approcha de son oreille.

—   Et je n’aurais jamais pu contempler votre beauté si simple, et pourtant si fraîche, d’humble mortelle.

Son murmure ranima le brasier au creux du ventre de Nebula, qui se sentit rougir. Le vampyre caressa sa joue avec amusement.

—   Votre confiance m’émeut autant que votre sincérité, ma belle épouse, poursuivit-il. En retour, laissez-moi vous offrir ma protection, mon respect, et, lorsque vous serez prête à l’accepter, la vie éternelle.

Il la relâcha avec douceur, plus radieux que jamais.

—   Je m’arrangerai avec Noctelune pour que vous puissiez bénéficier d’un répit supplémentaire. Pour l’heure…

Il se pencha vers elle, le regard brillant. Les mots qu’il glissa à son oreille la firent rougir de gêne, mais aussi d’envie. Et lorsqu’il déposa un doux baiser au creux de son cou, elle ferma les yeux sans plus craindre sa morsure, car elle savait désormais qu’il ne franchirait cette limite que si elle l’y autorisait. Elle s’abandonna à la caresse enivrante de ses lèvres glacées contre sa peau, émerveillée par les sensations étonnantes que ses gestes doux faisaient naître au creux de son ventre, étonnée par les pensées de moins en moins pudiques qui éclosaient les unes à la suite des autres dans son esprit, amusée par le doux chatouillis de son souffle contre sa gorge.

Emporté par leur passion naissante, Vladimir l’entraîna sur les oreillers au creux de ses bras puissants. Elle lui adressa un sourire brillant de sincérité.

—   Merci, Vladimir. Mille fois merci.

Le vampyre l’embrassa une fois encore, avec une douceur infinie.

—   Merci à vous, Nebula, murmura-t-il en retour.

Leurs regards se croisèrent. Leurs lèvres se cherchèrent, puis se trouvèrent. Et alors que les doigts de son époux la libéraient du corset qui retenait encore sa taille prisonnière, Nebula se sentit enfin respirer : au cœur de la tourmente qu’était devenue sa vie, elle avait enfin trouvé un roc auquel s’accrocher, une île de paix et d’espoir au cœur des Ténèbres et des mensonges, un soutien inattendu si loin de chez elle. Quelqu’un en qui elle pouvait avoir confiance, un époux entre les bras duquel elle pouvait s’abandonner sans plus craindre le reste du monde.

Le temps d’une nuit, elle laissa de côté ses angoisses quant au lendemain, ses terreurs au sujet de son nouveau rôle de souveraine valaque, elle qui n’avait jamais guidé que des brebis dans les alpages. Durant ces quelques heures bénies par les Ténèbres, elle se laissa aller à l’amour et à la tendresse de ses noces, à la découverte du vampyre qui partageait désormais sa vie, à l’extase d’une confiance nouvellement tissée et scellée par l’union de leurs corps entre les draps de soie immaculée. Et, lorsque l’aube pointa par la fenêtre, signifiant indéniablement l’heure du coucher pour l’immortel, ce fut sans hésiter qu’elle le suivit dans son cercueil d’ébène et de velours pour y reposer durant toute la journée. Blottie contre lui, protégée par son étreinte glacée, elle s’endormit pour la première fois depuis longtemps sans appréhension, un sourire aux lèvres, l’esprit rassuré par une unique pensée : ici, à Havrenuit, les pétales factices que Versailles lui avait collés étaient tombés, pour laisser la place à un bouton de rose sauvage et fraîche, prêt à éclore et à révéler au monde la beauté qu’il renfermait.

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