L'ombre et l'enfant

Chapitre 1 : L'ombre et l'enfant

Chapitre final

7905 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 30/11/2022 21:57

Récit écrit dans le cadre du défi de novembre-décembre 2022 intitulé "à table !". Il s'agissait de décrire un évènement culinaire au sens large. J'ai choisi ici de présenter la "cuisine" d'un personnage pour lui soutirer des informations.


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           Les bûches sont lourdes. Malgré le froid glacial de la saison, je transpire presque sous les efforts que je dois fournir pour les porter jusqu’au traîneau où maman les empile avec soin. En dépit de notre faible butin du jour, elle m’adresse un sourire enjoué lorsque je lui ramène mes trois dernières trouvailles.

—   Merci, ma puce. Je pense qu’on va pouvoir rentrer. Nous aurons de quoi tenir jusque demain ou vendredi.

Je hoche la tête, contente de savoir notre travail terminé. Je commençais à fatiguer, à aller et venir dans l’épaisse couche de neige pour chercher du bois. Pendant qu’elle achève de les attacher, je m’éloigne un peu d’elle pour observer les environs. J’aime la forêt, même si elle peut me faire peur, parfois. Je peux m’imaginer plein d’histoires pendant nos longues journées de cueillette ou de récolte. Dommage que je ne puisse les partager avec personne d’autre que maman. Elle sait se montrer encourageante, mais j’aimerais parfois pouvoir jouer avec d’autres enfants qui comprendraient mes récits et m’aideraient à les peupler d’autres héros.

—   Tiens, tiens… mais qui voilà ?

Je sursaute. Sorti des buissons, un homme adulte à la carrure imposante se place entre maman et moi. Je couine.  

—   Laisse-nous, Isaac, lâche-t-elle.

Il se contente de ricaner.

—   Oh, promis, je m’en vais dans deux minutes.

Il s’approche encore d’elle. Mon cœur se met à palpiter alors qu’une goutte de sueur glisse dans mon cou. Son expression sadique ne me plaît pas du tout.

—   Qu’est-ce que tu veux ? lui demande maman d’un ton agacé.

Avant qu’elle n’ait eu le temps de réagir, il l’attrape par le poignet et la décale d’un geste sec. Incapable de résister à sa force, maman roule dans la neige avec un petit cri de surprise. Je lâche en même temps une exclamation inquiète et m’élance vers elle. Par chance, l’épais manteau poudreux amortit sa chute. Sous nos yeux, cependant, Isaac détache d’un simple coup de couteau les bûches arrimées au traîneau et le renverse d’un coup de pied. Maman lui lance une remarge indignée.

—   Bon, ça, c’est fait, déclare-t-il avant de se tourner à nouveau vers nous.

Je recule de quelques pas, effrayée par sa carrure impressionnante. Maman se place devant moi pour me protéger. Isaac l’attrape sans sourciller par le poignet et la bloque au sol avec une facilité déconcertante. Je crie, ce qui ne fait qu’amplifier son amusement. Maman, elle, tente de se libérer, en vain. Il est trop fort.

—   Tout le monde me remerciera d’avoir débarrassé le village de tes fichus filtres ténébreux, sorcière, crache-t-il.

—   Arrête ! crié-je. Maman n’est pas une sorcière !

—   Toi, l’aberration, boucle-la si tu ne veux pas te retrouver à pendouiller par le cou à une branche d’arbre.

Je retiens les sanglots qui montent. Je ne sais pas quoi faire. Maman ne lui a pourtant rien fait de mal…

—   Quant à toi, poursuit-il d’un ton sadique, j’ai bien envie de t’attacher quelque part dans le coin et d’attendre que les goules te trouvent.

Il marque une pause. Un gémissement paniqué quitte mes lèvres tandis qu’un rictus cruel déforme les siennes. Il tire maman par le bras, lui arrachant un gémissement de douleur au passage, puis ramasse l’une de nos cordes avant de la passer autour des poignets de maman. Un hoquet discret m’échappe. J’ai peur. Je voudrais l’aider, mais il est trop fort, trop dangereux pour moi.

Un court instant plus tard, pourtant, le froufrou de pas dans la neige lui fait relever la tête. Il relâche aussitôt maman, apeuré, avant de s’élancer vers le village après nous avoir adressé un dernier regard haineux. Je cours vers maman, qui m’accueille dans ses bras rassurants avec un soupir de soulagement. Elle semble aller bien. Tant mieux.

Elle s’est à peine relevée qu’un somptueux cheval à la robe d’un noir profond se présente face à nous. Sur son dos se tient un homme aux habits nobles, enveloppé d’une épaisse cape tout aussi sombre que l’étalon. Je me fige. Il nous a vues. Sa monture se stoppe à quelques pas de nous, et il saute de son dos avec la souplesse d’un chat.

—   Tout va bien, madame ?

Sa voix est douce et jeune. Je distingue, sous son grand sombrero, l’éclat saphirin de ses iris. Il ne paraît guère menaçant. En fait, sa présence m’inspire presque confiance. Maman aussi, puisqu’elle hoche donc la tête.

—   Oui, oui, assure-t-elle. Je vous remercie pour votre intervention, sans quoi nous n’aurions sans doute pas passé la nuit, ma fille et moi.

—   Quelqu’un vous veut du mal ?

—   Oh, rien d’important, ne vous en faites pas. Un simple villageois, comme nous, un peu effrayé par ce qu’il ne comprend pas.

Un rire franc échappe à l’inconnu.

—   Je vois que vous ne semblez guère incommodée par les erreurs de vos pairs, déclare-t-il. Votre courage devrait inspirer bien plus d’âmes.

Maman sourit. Il poursuit :

—   Vous devriez rentrer, cependant. La nuit ne va pas tarder à tomber, et le tocsin à sonner. Il serait dommage que vous tombiez sur une quelconque abomination ou un vampyre affamé…

—   Bien sûr, s’empresse-t-elle de répondre. Permettez-moi juste de ramasser mon bois. Sans lui, nous risquons de mourir de froid…

—   Laissez-moi vous aider.

Sa galanterie me ravit. Cet inconnu ne doit pas connaître la réputation que les autres villageois nous font porter, à maman et moi. Autant en profiter, et espérer qu’il accepte de nous escorter jusqu’à la maison. Je m’empresse donc de rattraper quelques bûches pendant qu’il redresse le traîneau avec l’aide de maman.

—   Qui peut vous vouloir tant de mal ? s’étonne-t-il, les cordes tranchées dans la main.

—   Comme je vous l’ai dit, soupire maman, mes voisins sont prompts à juger ce qui leur paraît extraordinaire. A leurs yeux, ma connaissance des plantes est trop extraordinaire pour que je sois une simple humaine.

L’inconnu laisse échapper un petit rire amusé.

—   Vous ne me semblez pourtant pas disposer de pouvoirs ténébreux.

Une lueur étrange passe dans ses iris.

—   Je suis bien placé pour le deviner, poursuit-il sur le ton de la conversation.

—   Comment cela ? demande-t-elle.

—   Oh, pardonnez-moi. Je ne me suis pas présenté : Ambroise, ombre de l’inquisiteur Perceval de Cendreciel.

Une exclamation de surprise échappe à maman. J’écarquille les yeux, soudain émerveillée.

—   Un inquisiteur ? Ici ? demandé-je.

Ambroise m’adresse un sourire.

—   Impressionnée ? me demande-t-il.

Je devine à la façon dont il me regarde qu’il connaît déjà la réponse à sa question. Je ne peux cependant m’empêcher de rougir et baisse les yeux sur mes pieds. Il rit.

—   A ton âge, j’étais très admiratif des inquisiteurs, déclare-t-il. Peut-être pourras-tu en faire ton métier, un jour.

Je hoche la tête, incapable de formuler une réponse orale. Maman pose la main sur mon épaule.

—   J’aimerais qu’elle ne prenne pas trop de risques, avoue-t-elle. Elle représente tout ce que j’ai de plus précieux au monde. Mais si elle le souhaite et que notre Roy le veut, je ne pourrai me plier à leur volonté.

Ambroise incline la tête en signe d’assentiment.

—   Vous aurez tout le temps d’y réfléchir, je suppose. Cette jeune demoiselle me semble encore trop jeune pour songer à son avenir. De plus, si vous ne rentrez pas bientôt, je ne pourrai garantir sa survie au-delà de cette nuit.

Maman acquiesce. Notre sauveur arrime les bûches sur le traîneau, puis récupère son cheval. Il m’adresse un regard pétillant.

—   Tu veux monter ? me propose-t-il.

Je jette un regard indécis à maman, qui m’encourage d’un signe de tête. Un petit sourire se dessine sur mes lèvres. Je rejoins Ambroise d’un pas timide, impressionnée par la taille imposante de sa monture. Une fois que je suis à sa hauteur, il m’invite à poser une main sur son nez. Son souffle chaud provoque de légers fourmillements dans mes doigts engourdis tandis qu’il les sent avant de venir s’y frotter. Sa peau, couverte de poils courts, me semble toute douce.

—   On dirait qu’il t’apprécie, constate l’ombre. Viens par là, je vais te mettre en selle.

J’obéis et me place auprès du flanc de l’animal. Ambroise m’explique où me tenir pour me hisser sur son dos, puis m’attrape le mollet pour m’y propulser sans le moindre effort. Un couinement m’échappe. Le sol me paraît si éloigné ! Je me cramponne comme je le peux à sa crinière, intimidée par ses mouvements nerveux qui me donnent le sentiment de tanguer. Ambroise lui tapote l’encolure lorsqu’il renâcle.

—   Tout doux, Fléau, lui murmure-t-il d’un ton affectueux. N’aie pas peur, ajoute-t-il ensuite à mon attention. Tiens-toi juste bien à la selle.

Je m’exécute avec empressement. Notre sauveur attrape les rênes de son cheval sous sa bouche et l’entraîne à sa suite après avoir consulté maman du regard. Nous partons tous les trois, les deux adultes à pied, moi sur le dos du cheval, plutôt contente de ne pas être obligée d’affronter l’épaisse couche de neige. Je suis toutefois intimidée par les foulées amples de Fléau et la perspective de glisser.

Cependant, à mesure que les minutes s’écoulent, je me détends un peu. Malgré sa taille, le cheval se montre très doux et répond sans se braquer aux injonctions silencieuses de son cavalier. A nos côtés, le traîneau file dans le sillage de maman, qui discute avec Ambroise. Je n’écoute pas ce qu’ils disent, trop concentrée sur mon équilibre. De toute façon, à ce que j’entends, ils parlent de sujets d’adultes auxquels je ne comprends pas grand-chose.

Une bonne demi-heure plus tard, nous quittons la forêt. Les arbres laissent la place à une vaste plaine enneigée, au cœur de laquelle, à quelques centaines de mètres à peine, se trouve mon village. Je sens mon cœur bondir de soulagement. D’ici quelques instants, nous serons en sécurité. Ambroise se penche alors pour dire quelque chose à maman à voix basse. J’entends son exclamation, ainsi que ses balbutiements humbles. L’ombre éclate de rire et stoppe Fléau. Lorsqu’il se place à côté de son flanc, son regard pétille de malice. Je n’ai pas le temps de lui demander ce qu’il a qu’il se hisse derrière moi avec aisance et passe ses bras autour de moi.

—   Prête pour un petit galop ? me demande-t-il. Tu verras, c’est très amusant.

Sans attendre ma réponse, Fléau accélère l’allure. Ses foulées changent, se font plus saccadées avant de se transformer en un balancement agréable. Je me cramponne plus fort à la selle, terrifiée par ce soudain changement de rythme. Ambroise resserre son étreinte.

—   Ne t’inquiète pas, tu ne risques rien. Regarde bien devant toi, par-dessus les oreilles de Fléau.

Ses mots – autant que sa présence, en fait – me rassurent. Je relève les yeux sur le village, la piste de neige tassée sur laquelle galope le cheval, les fumées qui s’élèvent sur le mur rougeoyant du ciel crépusculaire. Le vent fait voler mes cheveux et rougit mes joues. Je réalise que le paysage est très joli, en fait. Comme si un changement de perspective et la présence d’un inconnu suffisaient à révéler la beauté de la région dans laquelle j’ai grandi.

Bien vite, cependant, Fléau atteint les premières maisons. Ambroise le fait ralentir avant de l’arrêter tout à fait. Il saute lestement au sol, puis m’indique comment l’imiter. Il m’attrape par les aisselles dès que je commence à glisser, les mains crispées sur la crinière par peur de tomber. Il me porte donc jusqu’à ce que mes pieds se posent sur la neige. Je sens mes jambes trembloter dès qu’il me lâche. Maman nous rejoint, amusée par la scène. Je cours lui faire un câlin, ce qui la fait rire.

—   Encore merci, dit-elle à Ambroise. J’ignore ce que nous serions devenues sans vous.

—   Je n’ai fait que mon devoir, mesdames.

Il m’adresse un clin d’œil qui me fait sourire.

—   Souhaitez-vous rester souper ? propose maman. C’est bien la moindre des choses après ce que vous avez fait pour nous.

L’ombre jette un œil au soleil, presque disparu derrière la forêt, puis hoche la tête.

—   Pourquoi pas. L’inquisiteur mettra quelques heures pour me rejoindre, alors autant lui faciliter le travail et en profiter pour me restaurer.

Il me tend la main avec une expression espiègle.

—   Tu me montres le chemin, jeune fille ? Ou tu préfères remonter sur le dos de Fléau ?

J’attrape sa main, les joues un peu rouges, et l’entraîne à ma suite en direction de notre maison. Nous sommes les derniers du village à traîner dans les rues. D’un instant à l’autre, le tocsin sonnera, indiquant la tombée de la nuit et le début du couvre-feu. Nous devons nous dépêcher.

D’un seul coup, cependant, Ambroise me lâche et pousse un cri de surprise étouffé. Une secousse violente me propulse au sol. Malgré l’épaisse couche de neige qui amortit ma chute, je me tords le poignet et me cogne la tête contre un poteau de clôture. Ma vision s’obscurcit quelques secondes. J’étouffe un sanglot de douleur. Quelqu’un m’attrape par le bras avec une telle force qu’il manque de me le broyer et me tire si violemment que je vole presque en arrière. Un morceau de tissu est plaqué contre ma bouche. Je tente de crier, mais ma voix est étouffée. Mon agresseur me charge alors sur son épaule sans plus de cérémonie.

Je me retrouve quelques instants plus tard jetée sans ménagement sur un parquet qui grince sous le choc. Le temps que je me retourne, une porte claque et me plonge dans l’obscurité. Je me relève, la respiration saccadée et les yeux remplis de larmes. Une vague lumière attire mon attention. Une fenêtre. Je m’y précipite tout en me démenant pour retirer le bâillon. Derrière la vitre, je distingue des formes floutées par une épaisse buée. Je la chasse d’un geste nerveux. Le spectacle qui s’offre alors à moi me laisse sans voix : maman est à terre, face contre terre, immobile. Ambroise est maintenu par deux hommes à la silhouette encapuchonnée, tandis qu’un troisième s’efforce de se débarrasser de Fléau, qui se cabre et pousse des hennissements stridents.

Je retiens mon souffle. Le cheval porte un coup de sabot violent à son assaillant. Un grognement lui échappe. Il tire quelque chose de sa poche et se redresse pour faire à nouveau face à l’animal. Son bras se tend vers son encolure. Fléau couine. Quelque chose goutte au sol. L’homme l’attaque à nouveau, mais il l’esquive d’une volte avant de s’élancer au galop dans la nuit.

L’inconnu se rapproche alors de ses compères toujours aux prises avec Ambroise. Il se glisse derrière lui assène un violent coup derrière la tête. L’ombre s’immobilise. Je lâche un cri. Personne ne semble m’entendre. Les trois agresseurs s’empressent d’entraver les mains et les pieds de leur victime, puis entreprennent de le tirer hors du village alors qu’un son grave, profond et menaçant résonne dans l’air. Le tocsin sonne. Personne ne sortira plus aider notre sauveur.

La panique me gagne. Je me mets à frapper compulsivement contre la fenêtre. Ma gorge me fait mal tant je hurle pour appeler maman. Ma respiration est erratique, coupée de sanglots incontrôlables. Je veux sortir, courir auprès d’elle, l’entendre me rassurer, sentir sa chaleur auprès de moi, respirer son parfum apaisant. L’air tiède de la maison me comprime les poumons. Les murs m’oppressent. La sécurité relative du bâtiment me donne le sentiment d’être prisonnière.

A force de cogner contre le verre, il finit par se briser. Des éclats cristallins griffent ma chair. Quelques gouttes écarlates giclent dans les airs, captent un court instant la lueur flamboyante des rayons de lunes, puis s’écrasent contre le sol ou contre mon visage. Je suis tellement hébétée que je ne ressens aucune douleur malgré les filets de sang qui s’échappent de mes blessures. Je me hisse à travers l’ouverture sans prêter attention aux fragments translucides qui s’enfoncent dans mes mains et viennent approfondir mes plaies. Je me précipite auprès de maman. Elle est inconsciente, mais elle respire. A ses côtés, le chapeau d’Ambroise repose dans la neige. Je l’attrape d’une main tremblante. Il faut le sauver. Malgré la terreur que je ressens, cette idée m’obnubile.

Un instant, pourtant, j’hésite. La nuit obscurcit l’air au-delà des quelques taches de lumière qui restent à portée de fenêtre, même si la lune, dans le ciel, commence à faire scintiller l’immense manteau blanc de ses rayons argentés. Je suis seule, sans arme, incapable ne serait-ce que de me défendre face à un simple villageois. Tuer les agresseurs d’une ombre ? Impossible pour moi. En revanche, je suis plutôt petite, et, je le sais, assez silencieuse. Je peux toujours essayer de suivre leurs traces. Avec un peu de chance, je pourrai trouver une solution pour sauver Ambroise, ou, au moins, détourner l’attention de ses ravisseurs pendant qu’il se libère. S’il est bien celui qu’il prétend être, il doit savoir se débrouiller, non ?

Armée de tout mon courage, je tire maman jusqu’à la maison et referme la porte avec soin derrière elle. Je ressors ensuite et attrape le couvre-chef d’Ambroise avant de m’engager sur les traces des criminels, à peine visibles sous l’éclat blafard de la lune.

L’appréhension me submerge. Et si les deux hommes avaient tué Ambroise ? Peut-être l’entraînent-ils plus loin pour pouvoir l’enterrer dans la forêt ou le donner en pâture à un quelconque animal sauvage afin de faire disparaître les preuves. J’en frémis, puis tente de me raisonner. S’ils voulaient le faire disparaître, ils n’auraient pas pris la peine de s’enfoncer aussi loin dans les fourrés. Surtout si, comme l’a confirmé l’ombre, un inquisiteur risque de les traquer.

Cette pensée m’amène une nouvelle vague de terreur. Mes cheveux se hérissent dans mon cou. Si un tel homme – un vampyre, de surcroît – se prend lui aussi à suivre la trace de son serviteur disparu, alors il repèrera la mienne à coup sûr… et, s’il me retrouve, il me punira sans la moindre hésitation…

La perspective de sentir une paire de crocs acérés percer ma gorge et aspirer ma vie ici, au beau milieu des bois, suffit à me faire trébucher. Je m’étale dans la neige, plus paniquée que jamais. Quelle folie m’a prise de filer sur la piste d’un inconnu, tout sauveur qu’il puisse être, seule, de nuit, dans la forêt ? Pourquoi me suis-je montrée si stupide ? N’importe quoi pourrait m’arriver ! Entre les abominations, les bêtes sauvages et ce vampyre, je me suis condamnée moi-même.

Alors que je tente de reprendre mon souffle et de me redresser, une petite voix insidieuse envahit mon esprit. Oui, j’ai pris une décision idiote. Mais n’aurais-je pas fait exprès, sans m’en rendre compte ? Peut-être la mort me sauverait-elle de ceux qui me mènent la vie dure tous les jours ? Il s’agirait là d’une fugue comme d’une autre, après tout. A force d’être le bouc émissaire du village, condamnée à une vie de réclusion par les préjugés qui concernent maman, je ne souhaite qu’une seule chose : m’enfuir. Je ne me fais pas d’illusions, Ambroise ne me prendra jamais sous son aile. Tout au plus me reconduira-t-il au village, s’il ne me livre pas à l’inquisiteur en guise de repas. Je le sais. Alors, pourquoi est-ce que je ne peux m’empêcher de me relever et de reprendre ma route malgré mes difficultés flagrantes à avancer, éclairée par la seule lumière astrale, bien trop faible pour m’offrir une vision nette du chemin qui s’ouvre devant moi ? Quel désespoir me pousse en avant, sur la piste de potentiels tueurs surentraînés ? Quelle illusion inconsciente me donne la folie de poursuivre ma route alors que la raison me hurle de rentrer tant que je le peux encore ?

C’est sans réponse à ces questions que je pénètre dans la forêt, où l’obscurité s’épaissit encore. Je me découvre de plus en plus incapable de suivre les traces, pourtant fraîches, dans la neige plus tendre, ici, à l’abri du soleil. Toutefois, un nouveau guide s’offre à moi. Des cris. Des protestations de douleur. Je me fige un instant lorsque le claquement sec d’un fouet résonne dans le lointain, comme étouffé par l’épaisse masse immaculée. Sans réfléchir, je m’élance dans cette direction, plus prudente que jamais. Ces exclamations sont produites par une voix que je crois reconnaître. Celle d’Ambroise.

A force d’avancer à tâtons, je finis par distinguer la lueur feutrée d’un feu de camp. Je m’aplatis aussitôt au sol, derrière un buisson dense et couvert d’un épais manteau blanc. Par chance, les environs du campement sont bien touffus. Je peux donc avancer, en rampant, sous le couvert des arbustes.

Il ne me faut que quelques instants supplémentaires pour trouver une cachette assez fiable, au pied d’un conifère touffu de la base au sommet. Une fois en position, je dégage un minuscule trou tout en bas de l’arbre, entre deux branches. Le spectacle qui s’offre alors à moi me laisse sans voix. Le camp s’articule bien autour d’un brasier à peine suffisant pour éclairer les alentours et est constitué de quelques tentes de peau sommaires, entre lesquelles un poteau a été érigé. Un homme s’y trouve d’ailleurs attaché, la tête affaissée sur son torse, les côtes soulevées par une respiration rapide. Le haut de son corps est dénudé, d’une pâleur presque vampirique. Je songe avec angoisse au froid qu’il doit ressentir, ainsi immobilisé en périphérie du halo de lumière et de chaleur. Mon attention est cependant vite accaparée par les marques sanglantes que je distingue un peu partout sur ses bras. Coupures, cicatrices ou coups de fouet, je suis trop éloignée pour le déterminée. Je devine cependant que l’homme – Ambroise, j’en mettrais ma main à couper – souffre beaucoup de ces plaies.

Autour de lui, trois hommes vêtus de robes à capuches identiques, le bas du visage voilé par des masques de tissu, discutent à mi-voix. Je dois tendre l’oreille pour saisir leur conversation, dont je ne comprends cependant que quelques bribes.

—   … dangereux, disait une voix masculine très grave.

—   Mais nous … ce qu’il sait, argue un autre homme, dont le timbre plus doux sonne toutefois nasillard. Sans ça, …onde sera bloquée…

—   La Fronde trouvera d’autres moyen, déclare le troisième d’un ton d’une clarté limpide en comparaison de ses camarades.

Mon cœur se met à tambouriner avec force. La Fronde… j’ai déjà entendu murmurer ce nom, au village. J’ignore cependant à quoi il correspond. Cependant, je me doute qu’il doit s’agir de quelque chose d’illégal. Je tends un peu plus l’oreille, curieuse de connaître la suite de la conversation.

—    …besoin de preuves, poursuit le nasillard. … plus simple pour s’infiltrer à… our.

—   Il faut aussi protéger les pauvres gars que ces deux fous sont partis assassiner, renchérit le troisième. Et stopper de Cendreciel.

—   Il va bien finir par se pointer, lui… lance le premier. Pas vrai, toi ?

Du bout d’une dague, il pique le flanc d’Ambroise. Celui-ci lâche un gémissement plaintif. J’en ai mal au cœur. Son tortionnaire, quant à lui, semble insatisfait du résultat. Il laisse échapper un grognement agacé.

—   Coriace, le blondinet, grommelle-t-il. Va falloir se montrer persuasifs pour le faire parler. Tiens, Casteil, va chercher le cuistot.

—   J’y vais, répond le second avant de filer vers l’une des tentes.

Il en émerge un instant plus tard avec un quatrième homme, plutôt grand, très costaud, le visage dissimulé sous un masque intégral. Je me penche encore un peu.

—   Besoin de moi ? demande-t-il aux deux autres.

—   Il crie, mais ne crache pas ce qu’on veut, explique le nasillard.

Un bruit étrange, que je suppose être le rire du cuistot, résonne un instant.

—   Comptez sur moi pour vous fournir une réponse aux petits oignons, promet-il d’un ton trop mielleux pour être honnête.

Les trois compères s’écartent un peu. Le cuistot, quant à lui, saisit un objet dont l’éclat révèle la nature métallique, ainsi qu’un marteau impressionnant. Ambroise lui jette un regard inquiet. Mon cœur s’affole en même temps que ma respiration. J’attends la suite, curieuse de découvrir la suite de leur plan – et anxieuse à l’idée qu’ils puissent blesser l’ombre.

—   Commençons par les bases, déclare le bourreau d’une voix tranquille. T’empêcher de bouger.

Sans prévenir, il lui saisit le pied gauche et y enfonce le bout de métal qui se révèle alors être un clou. Ambroise lâche un glapissement qui se mue vite en mugissement lorsque l’homme entreprend de le marteler afin de le sceller dans la poutre. Je détourne le regard, prise de violents haut-le-cœur qu’un craquement aussi net qu’équivoque vient amplifier. Je me félicite d’être restée allongée, sans quoi je serais sans doute tombée.

—Et d’un ! s’enchante le cuistot.

Je fixe une pomme de pin à moitié enterrée sous la neige. Le claquement du marteau reprend, noyé sous les hurlements d’Ambroise. Un frisson me parcourt. Je me mords le poing pour ne pas gémir. Qu’est-ce que je suis venue faire là, moi ? Ces types sont fous. Dangereux. Cruels. Et je suis bloquée ici, à subir leurs sombres agissements sans rien pouvoir faire pour fuir ou pour y soustraire leur victime. Je suis aussi perdue que lui.

Il me faut quelques instants pour remarquer que le silence est retombé. J’ose un coup d’œil en direction de la scène. Le sang perle sur les pieds de mon sauveur, qui halète à la manière d’un chien effrayé. Le noble cavalier me paraît désormais un vague souvenir issu de quelque songe merveilleux. Ses cheveux mi-longs masquent son visage, ses muscles sont crispés sous la douleur. Devant lui, le bourreau saisit d’un geste tranquille une large pince qui reposait dans le feu. Le métal chauffé à blanc illumine son regard sadique lorsqu’il l’approche de ses orteils. Je retiens un couinement de douleur lorsque mes dents se referment sur mon index tant l’anxiété et l’horreur se mêlent dans mon esprit.

Le cuistot place d’un geste quasi-religieux son outil autour de l’un des doigts de pied d’Ambroise. Je ferme aussitôt les yeux. Rien ne vient, cependant. Je distingue sa voix cruelle, puis le silence. J’ose ouvrir une paupière. Au même moment, le tortionnaire referme d’un geste sec la pince sur sa cible. Le hurlement strident de l’ombre résonne aussitôt dans la forêt. Un hoquet me prend. Cette cruauté gratuite me donne la nausée. Je me retiens de vomir, certaine qu’ils me tomberont dessus et me réserveront sans aucun doute un sort similaire s’ils découvrent ma présence. Des larmes viennent brouiller mon champ de vision. Ambroise crie encore. Sa voix se brise. Un rire résonne. J’étouffe de mon mieux les sanglots hystériques qui montent. Je ne pensais pas tomber sur une telle scène. C’est pire que tout ce que je pouvais imaginer.

—   Vraiment coriace, lui, lâche Casteil. Allez, réponds : où est-ce que tu allais, comme ça ? Et qui traquais-tu, bâtard ?

Ambroise grogne quelque chose que je ne comprends pas. Voix Grave lui colle un coup de dague sur le visage. L’estafilade se met à saigner.

—   Chien, siffle-t-il.

—   Laissez-moi poursuivre mon travail, réclame le cuistot. Il finira bien par parler.

—   J’ai envie d’essayer quelque chose, réplique Voix Grave.

Il pousse sans ménagement le bourreau, couteau à la main, et l’approche d’un geste sûr de l’œil d’Ambroise. Il lui susurre quelque chose à l’oreille. L’ombre se contente de serrer les dents. La pointe de l’arme s’approche de l’iris.

—   Vous préférez pas plutôt une pince ? s’enquiert le cuistot. On pourrait lui faire manger son œil, après. Je connais une petite recette pour le lui cuire avec des fines herbes…

Je ne tiens plus. Sa remarque provoque une vague de nausée que je ne peux réprimer. J’ai juste le temps de me redresser sur mes coudes avant de vomir le contenu de mon estomac. Ce type est vraiment un monstre. J’en tremble de dégoût.

Je suis cependant tirée de ma torpeur par un hurlement paniqué, suivi du claquement sec de deux morceaux de fer qui s’entrechoquent. Des ordres résonnent dans le campement. Je me décale de quelques centimètres pour échapper à la substance prédigérée qui macule la neige et perce un nouveau trou rapide dans ma cachette. Ce que je découvre alors me laisse sans voix, à mi-chemin entre l’émerveillement et la terreur absolue. Deux des hommes sont déjà au sol, immobiles. Un troisième – le cuistot – tente tant bien que mal de tenir en respect, du bout de sa pince, une silhouette élancée à la grâce surnaturelle. De dos, je ne peux distinguer que sa cape et sa chevelure mi-longue d’un noir intense. Ainsi que, un peu en retrait, le dernier homme du groupe, qui se relève et menace de fondre sur lui.

—   Perceval, attention ! s’exclame Ambroise.

L’inconnu fait volte-face. Son épée se heurte à un pieu en bois qu’elle dévie sans peine. L’espace d’un instant, j’arrive à distinguer son visage. L’harmonie de ses traits est sublimée par les deux joyaux écarlates enchâssés dans sa peau de porcelaine et rend son âge impossible à deviner. Ses sourcils à l’arche froncée répondent à la perfection à l’ourlet presque grimaçant de ses lèvres entrouvertes sur une bouche aux longs crocs effilés d’une blancheur éclatante. Seules quelques taches de sang viennent troubler sa beauté exceptionnelle, si incroyable qu’elle m’en coupe le souffle.

Même si je n’en ai jamais vu, je réalise, au cours de ces quelques secondes figées en une éphémère éternité, ce qu’il est. Un vampyre. Un vrai. L’une de ces créatures sanguinaires pour lesquelles nous, les roturiers, donnons, une fois par mois, un dixième de notre sang. Le fleuron de la noblesse française, dont la cruauté se murmure parmi le peuple, mais qui, en cet instant, m’apparaît comme un véritable dieu sauveur descendu sur Terre pour nous sauver, Ambroise et moi.

Alors que sa lame file vers la gorge de son agresseur, une autre vérité me frappe, aussi claire que l’éclat des dents de l’inquisiteur à la lumière du feu. Je voulais apercevoir, ne serait-ce que de loin, l’un de ces êtres immortels auxquels je suis censée obéir pour le restant de ma vie. Je devine qu’une telle occasion ne se serait pas représentée avant peut-être des décennies, voire des siècles, tant mon village natal perdu au beau milieu de la Lozère doit paraître insignifiant aux yeux de la haute noblesse. Et, forcée de suivre la loi du parcage, je n’aurais jamais pu le quitter pour gagner la ville la plus proche et y rencontrer l’une de ces créatures fascinantes. Mon geste me paraît à moi-même d’une puérilité désolante : tel un papillon de nuit attiré par une lanterne, je me suis trouvée attirée par l’aura ténébreuse de ces créatures. J’ai enfreint au moins deux articles du Code Mortel. Je sais que ma vie s’arrêtera dès l’instant où l’inquisiteur m’aura découverte.

En quelques minutes, le cuistot est maîtrisé par le vampyre. Les trois autres gisent dans un mélange de neige fondue et de sang écœurant. Je ne peux m’empêcher de ressentir une légère pointe de déception. J’aurais préféré qu’il garde Casteil ou le nasillard en vie, plutôt que ce monstre. Puis je me dis qu’il doit sans doute lui réserver un sort moins enviable encore. Un frisson léger me parcourt. Même lui ne mériterait pas la torture, à mon avis. Mais qui s’intéresserait à mes états d’âme ?

—   Je sais que tu es là, gamine. Montre-toi.

Sa voix, autoritaire, me paralyse sur place. Je ne m’étonne pas qu’il m’ait repérée – il devait connaître ma position avant même de fondre sur ses victimes –, mais le fait qu’il ne m’ait pas encore tuée me laisse perplexe. Il me faut donc quelques secondes avant d’oser sortir de ma cachette. Il me jette à peine un regard, à l’inverse d’Ambroise, qui écarquille les yeux de surprise.

—   Toi ? lâche-t-il. Qu’est-ce que tu fais là ?

Je baisse la tête, les joues en feu, incapable de trouver quoi répondre. Lui dire que j’espérais tomber sur l’inquisiteur ? Lui avouer que je m’inquiétais après avoir vu ses ravisseurs l’emporter ? Inventer une histoire ? Non, mentir ne m’attirerait que des ennuis. Mais je ne peux pas non plus confesser ma fascination pour les vampyres ! N’importe qui me prendrait pour une fille assoiffée de pouvoir ou, pire, pour une folle. Et ma réputation parmi les villageois me suffit déjà amplement.

—   Jeune fille, mon ombre t’a posé une question.

J’ose enfin relever un regard timide sur le vampyre. Il me fixe, les bras croisés, l’œil sévère. Je me lance aussitôt dans la contemplation d’une tache de sang sur sa botte et m’exhorte au courage.

—   Je, heu… bafouillé-je. Je… J’ai vu que ces hommes vous emmenaient et… et j’ai pensé que vous voudriez récupérer votre chapeau…

C’est vrai que je n’ai pas lâché le couvre-chef depuis que j’ai choisi de quitter mon village. Je le tends d’un geste maladroit au vampyre, qui le saisit avec une expression étrange, comme s’il se demandait si je me moquais de lui ou non. Mon excuse arrache au moins un gloussement à Ambroise, vite suivi cependant d’un gémissement de douleur à moitié réprimé.

—   Perceval, nom d’un chien, tu pourrais me détacher ?

—   Pas avant que tu m’aies expliqué qui est cette fille.

—   Une simple roturière, ennuyée par ses pairs. Je l’avais raccompagnée à son village avec sa mère.

—   Est-elle liée à la Fronde ?

—   Demande-lui, mais j’en doute.

Je sens peser sur moi le regard du vampyre. Je me tortille sur place, un peu mal à l’aise.

—   J’ai déjà entendu ce nom, avoué-je d’une petite voix, mais je ne sais pas à quoi il correspond.

L’inquisiteur me fixe encore quelques instants avant de reporter son attention sur les clous rouillés enfoncés dans les pieds d’Ambroise.

—   Mon pauvre ami, grommelle Perceval, ils t’ont bien amoché. Je crois que la Faculté va devoir te poser des pieds mécaniques.

—   Plutôt mourir que de leur servir de cobaye, halète l’ombre. Tu sais très bien que leurs expérimentations ratent neuf fois sur dix.

—   Mais tu as une chance sur dix de te retrouver avec des capacités décuplées, argue le vampyre. Tu ne veux pas essayer ?

—   On va d’abord voir si je récupère sans leur aide, si tu veux bien.

D’un geste sec, l’inquisiteur arrache les deux morceaux de métal enfoncés dans la chair de son comparse. Je dois m’asseoir pour ne pas défaillir. Ambroise, malgré la douleur, semble cependant réprimer ses cris de douleur, qui se muent à la place en un long gémissement plaintif. Je ferme les yeux et me force à respirer profondément. Un instant plus tard, j’entends le corps de l’ombre choir au pied du poteau.

—   Clous rouillés, commente le vampyre. Et souillés. Si tu t’en sors sans infection, tu seras vraiment miraculé. Tu sauras marcher ?

—   Non, répond l’ombre sans hésiter. J’ai un trou dans chaque pied et un orteil en moins, tu t’attends vraiment à ce que je puisse repartir comme si de rien n’était ?

—   On ne sait jamais…

Un silence s’installe. Je jette un œil à Ambroise. Malgré ses blessures, il paraît presque enjoué. Epuisé, mais enjoué. Il m’adresse un sourire rassurant. Le vampyre suit son regard, bien moins amusé, cependant.

—   Qu’est-ce qu’on fait d’elle ? demande-t-il. Elle a violé l’article III du Code Mortel.

—   Et sans doute le deux aussi, poursuit Ambroise d’un ton ennuyé. Je ne sais pas combien de temps ces brutes m’ont traîné dans la neige, mais il doit y avoir plus d’une lieue depuis son village.

Je baisse la tête, résignée à accepter mon sort. Je sais qu’il est inutile de les supplier. Je ne suis qu’une roturière, une gamine de surcroît. Je n’ai aucune valeur à leurs yeux, hormis peut-être en tant qu’outre à sang pour l’inquisiteur.

—   Cependant, elle a sauvé mon œil et m’a ramené mon chapeau, rajoute alors l’ombre. Et je doute qu’elle ait songé au Code Mortel lorsqu’elle a remarqué mon agression par ces malfrats. Elle a certes agi sur un coup de tête et désobéi aux lois, mais je pense qu’elle mérite une petite faveur.

—   Si cela te fait plaisir, Ambroise… marmonne le vampyre.

Il s’agenouille alors devant moi. Je distingue une lueur amusée dans son regard. Je frissonne encore une fois.

—   Je te laisse le choix, jeune fille. Comment souhaites-tu mourir ?

—   Perceval ! s’insurge Ambroise. Regarde un peu ses mains, elle aussi a été blessée à cause de ces criminels !

—   Justement, réplique l’inquisiteur d’un ton posé. Ce serait dommage de gâcher un sang aussi appétissant.

—   Elle est venue pour m’aider, Perceval…

—   Elle a violé le Code Mortel. Elle doit être punie en conséquence.

Leur désaccord est balayé par ma respiration sifflante et le retour de mes sanglots. Même si je m’attendais à une mort imminente, et malgré les efforts d’Ambroise pour me venir en aide, j’ai peur. Peur de la douleur. Perceval prend alors ma main dans la sienne, glacée, et me souffle à l’oreille :

—   Je peux rendre cet instant aussi doux qu’un assoupissement, si tu le désires. Je ne veux pas te causer de douleur inutile. Ton innocence et ta naïveté suffisent à prouver ta sincérité. Je n’ai donc aucune raison de te faire souffrir. Un seul coup de crocs me suffira.

J’essaye de me calmer. Il rajoute :

—   Et dis-toi que ta mort ne sera pas vaine. Je suis affamé.

Je lui jette un regard implorant.

—   Si je vous demande de me laisser mourir de vieillesse, loin de mon village natal, vous le feriez ?

—   Je ne puis t’aider à gagner une autre destination, si telle est la question, répond Perceval.

Je reste silencieuse quelques instants. Si je ne puis quitter ceux qui me harcèlent et me menacent pour mieux atteindre maman, quel intérêt y aurait-il à ce que je reste en vie ?

—   Alors autant mourir entre vos crocs, déclaré-je finalement d’un ton neutre qui me déconcerte moi-même.

Perceval affiche un large sourire.

—   Qu’il en soit ainsi.

—   Je ne suis pas certain que la Fronde apprécierait ce meurtre, fait remarquer Ambroise.

Le vampyre se contente d’une moue agacée.

—   Nous nous occuperons de la Fronde après. Je n’en ai pas pour longtemps.

Il m’attire ensuite dans ses bras. Je le laisse faire. La froideur de sa peau malgré les vêtements qui la recouvrent me frappe aussitôt, de même que sa dureté pierreuse. Ses gestes, cependant, sont d’une rare douceur. Il m’invite à poser la tête contre son épaule de manière à dégager ma carotide. Ma respiration s’accélère. Ses doigts viennent caresser mes cheveux.

—   Chut, souffle-t-il. Détends-toi.

Je m’efforce de lui obéir. La perspective de ma mort imminente, cependant, m’empêche de m’apaiser tout à fait. Perceval se penche sur ma gorge. Un instant plus tard, deux pointes aiguisées se posent sur ma peau et la percent. Je retiens un gémissement. Mes muscles se crispent, si bien que la douleur augmente encore. Quelque chose de chaud coule sur mon cou avant de se perdre dans le col de ma tunique. Je ferme les yeux. Je sens Perceval aspirer mon sang à grandes gorgées avides. Dans le même temps, mon corps entier semble s’anesthésier. Ma vision se voile. Les élancements dans ma gorge s’apaisent. Bientôt, alors que je me sens flotter dans un vide apaisant, seuls les battements de mon cœur me parviennent, étouffés, lourds, laborieux. L’air perd de sa saveur. Mes dernières pensées s’envolent vers Ambroise et Perceval. Puis ma conscience se délite, et les ténèbres m’envahissent.

Une violente lumière inonde soudain mon champ de vision. Je me redresse, surprise de constater que je suis toujours dans le camp. Les couleurs me paraissent plus vives, les sons plus doux. Mais, surtout, je remarque Perceval, un corps féminin dans les bras. Moi ?

—   Tu as du papier, Ambroise ? demande-t-il sans me voir, d’une voix qui me paraît lointaine.

—   Oui, pourquoi ?

—   Envoie un corbeau à l’archiatre de Mende. Nous devons l’avertir des agissements de la Fronde par ici.

—   Nous ne partons plus pour l’Aveyron ? s’étonne l’ombre.

—   Non. Quelque chose me dit que les complots les plus amples se déroulent ici.

Leurs voix s’estompent à mesure qu’un voile blanc se pose sur mes yeux. Je ne cherche pas à lutter. Dans un dernier flash de lucidité, je réalise que je suis morte, puis les derniers fragments de la vie mortelle s’effacent et mon âme s’éteint.

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