Un cœur en cage

Chapitre 1 : L'antre des livres

2837 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour il y a environ 1 mois

Mes talons aiguilles claquèrent avec empressement sur la cour pavée de l'école primaire. Paniquée, je traversai à grand pas la plaine de jeux vide pour m'engouffrer dans l'établissement, jetant toutes les dix minutes un regard à l'énorme horloge qui surmontait le bâtiment. Vingt minutes de retard, ça aurait pu être pire. Avec un peu de chance, personne ne remarquerait que j'étais encore arrivée après tout le monde.


— Mademoiselle Hickmore ? Je peux vous voir une minute ? tonna une voix depuis la pièce ouverte, juste en face de l'entrée.


Je grimaçai. Pour la discrétion, c'était raté. Je forçai un sourire hypocrite et entrai dans le bureau de monsieur Langley, le directeur de l'école. Du coin de l'œil, je pus voir ses secrétaires passer la tête hors de leur bureau, ne ratant pas une miette du spectacle à venir.


— Bien le bonjour ! dis-je d'une voix exagérément enthousiaste. Que puis-je pour vous, monsieur Langley ?


— Vous êtes en retard. C'est la troisième fois cette semaine.


— Je suis terriblement, terriblement désolée ! Ma fille est malade, j'ai dû la conduire en urgence chez le médecin. Le temps de l'amener chez la nounou, ma voiture ne démarrait plus ! J'ai donc pris le bus, qui lui aussi avait dix minutes de retard. Et là, qu'est-ce qui s'est mis sur la route ?


Je laissai tomber un silence dramatique. J'entendis les secrétaires retenir leur souffle.


— Des chèvres, annonçai-je sur un ton apocalyptique. Un gigantesque troupeau de chèvres, et pas de fermier à l'horizon pour les récupérer. Comme je suis une bonne âme, je suis descendue du bus pour aider à dégager la voie. Mais sitôt fait, le bus a démarré et moi... Moi je suis restée sur le trottoir. Je peux vous assurer qu'après ça, j'ai couru le marathon de ma vie pour ne pas arriver en retard, et me voilà ! chantonnai-je, avec un petit geste de main.


Il plissa les yeux, de toute évidence peu convaincu. Dommage. Mon histoire était quand même vachement incroyable, il aurait pu au moins sourire. Était-ce ma faute s'il m'arrivait toujours des bricoles comme celles-ci ? Je ne le faisais pas exprès. C'était simplement quelque chose qui tendait à arriver et sur lequel je n'avais aucun contrôle.


— C'est la dernière fois, grogna-t-il en agitant son doigt sous mon nez. La prochaine fois, je vous colle un avertissement.


Mes épaules se détendirent. Je hochai la tête et m'enfuis sous les rires moqueurs des secrétaires, trop habitués à mes histoires abracadabrantes. Heureusement que le vieux Langley avait la mémoire courte. Ça devait être la cinquième « dernière fois » que j'échappai à son courroux, avec une chance que je qualifierai d'insolente.


Je pris le couloir sur ma droite, passai deux portes et enfonçai la clé dans la serrure de la troisième pour entrer dans mon antre, encore plongée dans le noir. Mes mains tapotèrent le mur jusqu'à trouver l'interrupteur. Les vieux néons clignotèrent, illuminant une à une les étagères poussiéreuses de la bibliothèque de l'école primaire Jack London, son coin manga et son espace informatique. J'étais la seule professeur documentaliste de l'établissement, et par conséquent, tout ce qui se trouvait sous mes yeux était sous ma responsabilité.


Après avoir déposé mes affaires derrière le grand bureau à l'accueil, je démarrai tous les ordinateurs en chantant à tue-tête, et descendis les chaises de la dizaine de tables de travail qui ne tarderaient pas à se remplir à la récréation. Une fois ma tâche achevée, je me jetai dans mon fauteuil à roulettes qui grinça sous mon poids, avant de rouler sur quelques mètres, allant directement heurter les jambes de Papyrus, qui se tenait là en silence depuis mon arrivée.


... Comment ça, Papyrus ?


Je me retournai et poussai un cri de frayeur, surprise de le trouver là. Le pauvre sursauta, au moins aussi apeuré que moi. Je la fermai immédiatement dès que je m'aperçus de son malaise.


— Désolée, je ne t'avais pas vu. Tout va bien ?


Le grand squelette hocha timidement la tête et déposa deux grosses boîtes de livres sur mon bureau, les dernières livraisons sans doute. Il recula ensuite d'un pas. Sa main droite agrippa immédiatement le bracelet métallique serré autour de son poignet gauche, par réflexe, et commença à jouer avec. Il attendait mes ordres.


Je ne cachai pas ma moue de dégoût.


Il y avait trois ans environ, le monde entier découvrait qu'un peuple non-humain, celui des monstres, habitait sous le Mont Ebott, une montagne énigmatique de la région, réputée pour ses histoires de fantômes et ses disparitions d'enfants mystérieuses. D'abord curieux, le gouvernement leur avait fait miroiter une chance de vivre parmi nous pendant une bonne année, d'égaux à égaux, avant que le roi Asgore Dreemur n'avoue avoir tué six enfants pour quitter sa prison de roches. L'annonce de ce génocide avait causé un tollé auprès de l'opinion public et, en quelques semaines, tous les monstres étaient déclarés comme menace internationale. Depuis, la situation n'était allée que de mal en pis. Le gouvernement avait d'abord demandé à ce qu'ils soient tous identifiés, puis contraints de se présenter au poste de police une fois par semaine pour s'assurer qu'ils ne causaient pas de problèmes.


L'usage de leur magie avait fini par être contrôlée, et contrainte par un bracelet électronique que chaque monstre portait, censé bloquer son usage pour éviter ses abus. Il n'avait pas fallu plus de quelques mois pour que ce bracelet contraigne également la parole et leurs actions et que les monstres perdent leur citoyenneté, descendus au rang d'esclaves, d'abord braconnés sous le manteau, puis parqués dans des hangars pour être vendus de manière officielle. Pour quelques milliers de billets verts, les hommes pouvaient désormais acquérir le monstre de leur choix et lui faire subir les pires tourments, puisqu'il ne pouvait pas se défendre. Le gouvernement, conscient que les monstres auraient pu se rebeller, avait inclus dans les bracelets un système de torture pour les garder sous contrôle. À la moindre contrariété, ils recevaient un choc électrique de la part de leur propriétaire, pouvant aller du simple rappel à la mise à mort pour les cas les plus graves.


Jusqu'à il y avait quelques semaines, les monstres n'étaient accessibles qu'à une élite de la population, très riche. Malheureusement, l'horreur n'avait plus de limite et des usines de reproduction avaient fini par ouvrir pour produire des monstres en masse, baissant leur coût de moitié. Depuis, la plupart des institutions se les arrachaient à prix d'or, pour s'occuper de la paperasse, du nettoyage, des tâches ingrates dont personne ne voulait.


La semaine précédente, un vote avait eu lieu parmi l'équipe scolaire pour acheter un des monstres pour s'occuper de l'entretien, du bricolage et de la surveillance des enfants dans la cour de récréation. La simple idée de soumettre un être intelligent à notre volonté m'avait révoltée. J'avais prodigué un discours enflammé, hurlant à mes collègues que si nous apprenions des valeurs de tolérance aux enfants que nous éduquions, ce n'était pas pour leur montrer qu'avec assez d'argent, on pouvait soumettre n'importe quoi à sa volonté. Je n'avais reçu que des yeux levés au ciel et des soupirs. À l'exception d'Yzaline, la cuisinière de la cantine et ma meilleure amie, tout le monde avait voté pour accueillir un esclave dans l'école.


Papyrus était arrivé trois jours plus tôt, dans une boîte en bois sans aération et sous les applaudissements du conseil municipal, ravi de cette acquisition qui allait améliorer le quotidien de l'école. J'avais eu envie de vomir. Lorsqu'ils avaient ouverts, le pauvre squelette avait perdu connaissance sous le manque d'air, recroquevillé sur le sol, incapable d'étendre ses jambes tellement sa caisse de transport était exigüe. À coups de chocs électriques, il l'avait forcé à se lever et à saluer la foule, avant de lui claquer un balai et un seau dans les mains et lui ordonner de travailler.


Considérant que la bibliothèque n'était pas un lieu si important que ça pour l'école, monsieur Langley y avait installé une cage où il passait la nuit enfermée. Et comme bien sûr, il avait décidé après deux jours que c'était trop de travail, j'étais désormais responsable d'enfermer le monstre la nuit et de lui ouvrir le matin, et de lui donner ses tâches pour la journée, parce que « Comprenez-nous mademoiselle Hickmore, nous autres professeurs travaillons pendant la journée, alors que vous, mis à part pendant les quelques heures de cours où vous enseignez, vous êtes un peu une plante verte. » Ils ne l'avaient pas dit comme ça, mais c'était tout comme.


Depuis la veille au soir, Papyrus était donc, en plus de ma bibliothèque, sous ma responsabilité. J'avais eu l'autorisation de l'utiliser comme assistant, en remerciement de mon dévouement. Il fallait aussi dire que Papyrus était très efficace pour nettoyer et n'avait en général plus rien à faire après quelques heures, et plutôt que de le laisser dans le couloir à fixer le vide, il avait bien fallu l'utiliser pour d'autres tâches.


Pour bien montrer que je n'étais pas contente, je n'avais pas enfermé Papyrus cette nuit et lui avait autorisé l'accès à la bibliothèque. Je me sentais mal de l'enfermer dans cette cage bien trop petite pour lui sans rien à faire jusqu'à ce que je revienne le lendemain. Et je ne comptais par ailleurs pas m'arrêter là.


— Je t'ai ramené des choses, lui annonçai-je, en attrapant le sac sous mon bureau.


Papyrus pencha la tête sur le côté, curieux, et m'observa sortir un sac de couchage et une grosse couverture, ainsi qu'un ours en peluche.


— C'est pour toi, lui dis-je gentiment. Le sol de la bibliothèque n'est pas très agréable pour dormir, donc je me suis dit que ça pourrait aider. J'ai un matelas gonflable à la maison, mais je n'ai pas encore trouvé comment j'allais le faire rentrer en douce à l'école. Laisse-moi quelques jours, je vais trouver quelque chose. L'ours en peluche est un cadeau de ma fille. Elle a dit qu'elle n'aimerait pas se retrouver toute seule dans le noir, et j'ai trouvé qu'elle avait raison.


Papyrus resta silencieux. Je continuai à l'observer, attendant qu'il réponde, en vain. Le squelette ouvrit et ferma la bouche, visiblement agacé par quelque chose. Je fronçai les sourcils un instant. J'oubliai quelque chose, mais quoi ? Le squelette s'agita, et pointa son bracelet avec sa main. Oh.


Il ne pouvait pas parler.


Dans un soupir, j'attrapai le guide d'utilisation du monstre, laissé en évidence sur mon bureau et le feuilletai rapidement, tombant rapidement sur la page que je cherchais. Il y avait une phrase spécifique à prononcer pour l'autoriser à s'exprimer. Je tiquai quand mes yeux se posèrent dessus.


— Ah. Moi, Lysange Hickmore, dépositaire d'autorité, t'autorise à parler dès lors que nous ne sommes que tous les deux ? tentai-je, lui lançant un regard incertain pour voir si ça avait fonctionné.


Papyrus se détendit d'un coup.


— Merci, murmura-t-il d'une voix enrouée.


Ce n'était pas une jolie voix. Je jetai un regard autour de moi, puis attrapai un gobelet inutilisé. Je marchai jusqu'à la fontaine à eau dans la réserve, remplis un verre, et retournai le donner au squelette, avec hésitation.


— Tu peux le prendre, l'autorisai-je.


Une main squelettique faisant deux fois la taille de la mienne saisit délicatement le gobelet. Papyrus le vida en quelques secondes, et fit tout son possible pour n'en laisser aucune goutte, ce qui raviva mon inquiétude. Papyrus avait-il mangé ces trois derniers jours ? Ou bu ?


— Tu peux aller te servir à la fontaine si tu veux.


Le squelette ne se fit pas prier. Il courut presque dans la réserve, et, verre après verre, vida de moitié la fontaine, me brisant le cœur. Monsieur Langley allait m'entendre. Je supposai qu'il n'avait rien mangé non plus, et lui offrit les barres de céréales que j'avais emporté pour mon goûter. Il les dévora en quelques secondes, affamé.


— Je te rapporterai une assiette ce midi. Je suis désolée que ces idiots n'aient pas pensé une seconde à s'occuper de tes besoins basiques.


— Ce n'est rien, maître, dit-il d'une voix un peu plus claire que plutôt, visiblement effrayé à l'idée de s'attirer ou de m'attirer des ennuis.


— Non, s'il te plaît, ne m'appelle pas comme ça. Lysange suffira, d'accord ?


Il hocha la tête.


— D'accord, Lysange.


Son regard se posa sur le tas de couverture sur mon bureau. Je souris, et lui tendit.


— Tiens, tu peux les mettre où tu veux dans la réserve. Je ne compte pas t'enfermer dans cette horrible cage, tu es libre de dormir où tu veux la nuit. Je peux même t'aider à pousser deux tables si tu préfères dormir sur quelque chose plutôt qu'à terre...


Un sourire timide illumina son visage. Il les prit dans ses bras et se dirigea à grands pas vers la porte derrière moi.


Le temps qu'il arrange ses affaires, j'attrapai des ciseaux pour ouvrir les cartons de livres, excitée. J'avais commandé quelques romans et documentaires jeunesse sur les différences pour enrichir les collections et les mettre en valeur dans la toute nouvelle bibliothèque reçue quelques jours plus tôt. L'avais-je fait pour que le professeur super-conservateur des CE2 et ses remarques pénibles et déplacées sur l'un des enfants de sa classe fasse une crise cardiaque à la vue de tous ces romans sur la transidentité ? Peut-être bien.


J'entendis Papyrus s'arrêter derrière moi. Je me tournai légèrement vers lui. Le pauvre jouait avec ses mains, incertain, ses yeux observant les livres. Il évitait mon regard, remarquai-je. Je l'aurais fait aussi si j'étais dans sa situation. La dernière chose dont j'avais envie était qu'il se sente mal à l'aise avec moi. Si je pouvais alléger le poids de ces foutus bracelets de métal, ne serait-ce que quelques heures par jour, je le ferai.


— Tu aimes lire, Papyrus ? demandai-je gentiment.


Le squelette sursauta légèrement.


— Bien sûr, Lysange, répondit-il, un peu crispé.


J'attendis qu'il continue, mais il semblait avoir fini. Il n'osait pas parler plus. Ça allait être plus compliqué que prévu.


— C'est vrai ? Moi aussi ! Quels genres de livres est-ce que tu aimes ?


— Oh, j'aime beaucoup les livres sur les puzzles. Et les livres de fantasy ! S... Mon frère m'en lisait beaucoup le soir quand j'étais plus jeune.


— Ça nous fait un point en commun. J'aime beaucoup la fantasy également. Il n'y en a pas tellement dans la bibliothèque, mais tu as de la chance, j'en ai toujours plusieurs avec moi !


Joignant le geste à la parole, j'ouvris mon sac et sortit les quelques romans que j'avais emporté avec moi dans la journée. Papyrus s'approcha du bureau pour les regarder.


— Choisis-en un ! Il n'y a pas vraiment la télévision ici, quoique je pourrais te laisser un des ordinateurs allumés le soir et te filer mes identifiants Netflix. Dans tous les cas, si tu te sens seul, un bon livre aide toujours à tenir compagnie. Comme ma grand-mère disait toujours, quand la réalité est à chier, échappe-toi dans un autre monde.


Le squelette m'observait avec attention. Son visage exprimait plusieurs émotions contraires. Je voyais bien qu'il avait envie de prendre un des livres, ses yeux brillaient d'excitation, mais en même temps, il hésitait, comme s'il n'y croyait pas. Nerveux, il recommença à jouer avec ses bracelets.


Je posai une main sur son bras.


— Eh... Je ne te veux pas de mal, promis. Je ne peux pas te garantir que tout le monde ici te veut du bien, tu l'as probablement déjà vu, mais ce n'est pas mon cas. Je ne veux pas que tu te sentes en prison dans cette bibliothèque. C'est autant mon endroit que le tiens, tu as l'autorisation d'y faire ce que tu veux. Si tu veux péter toutes les étagères à coups de pied pour te défouler, je te jure que je ne t'en voudrais pas. Tu es libre ici, d'accord ?


La remarque lui arracha un adorable "nyeh eh" qui réchauffa mon coeur quelques instants.


— D'accord, répondit-il d'une voix un peu plus enthousiaste et, je l'aurais juré, plein d'espoir.


— Alors c'est acté ! Bienvenue dans mon antre, Papyrus !


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