La suite de l'histoire des esprits souterrains
Chapitre 1 : La suite de l'histoire des esprits souterrains
5692 mots, Catégorie: M
Dernière mise à jour 04/07/2025 21:02
22 octobre 2007, Belgrade, Serbie.
Marko Dren, sur son fauteuil roulant, avec Natalija Zovkov-Dren sur ses genoux, se promena sur un trottoir dans la capitale serbe. C’était la énième fois qu’ils déambulaient ainsi, sans que personne ne les remarqua, tout piétonnier passait au travers d’eux. Toujours cette même lourdeur en eux depuis qu’ils réalisèrent qu’ils avaient mal agi de leur vivant. Ils avaient parcouru pendant des années les rues de Belgrade, dans l’espoir de trouver quelqu’un qui pourrait les comprendre. En vain.
Deux jours plus tôt, Marko et Natalija discutèrent avec Melinda Gordon, une jeune passeuse d’âmes des États-Unis d’Amérique, qu’ils avaient rencontrée dans une ville souterraine, à Grandview. Comme l’Américaine s’était montrée impuissante à accomplir leur dernière volonté, ils quittèrent le Nouveau Monde pour revenir à Belgrade, en passant par les tunnels qui reliaient les deux continents. Marko et Natalija remontaient ensuite à la surface. Ils connaissaient par cœur les noms actuels des rues de la ville : le Bulevard Mihajla Pupina, le Bulevar umetnosti, entre autres. Ils regardaient d’un air désintéressé les rangées de maisons et de magasins qu’ils croisaient en chemin ; aucun n’attira leur attention. Ils remarquèrent, cependant que tout avait été reconstruit depuis la dernière fois qu’ils avaient vu leur ville de leur vivant, en 1992… Alors, c’était la guerre, durant laquelle une part considérable de la ville avait été ravagée par des tirs venant de toutes parts.
Les deux esprits errants flânaient le long de la rue Antifašističke borbe (la rue de la lutte antifasciste). Parmi les passants vivants, ils remarquèrent un homme corpulent, aux cheveux et à la moustache gris, vêtu d’un manteau brun, passé par-dessus une tenue militaire verte et de bottes brunes. Les traits de son visage semblaient figés en une expression d’inquiétude, comme le montrait si bien son front plissé, ses lèvres tremblantes et ses regards qui fouillaient frénétiquement les environs. Hors de doute que celui-là était aussi un esprit errant, étant donné que les piétons passaient à travers lui.
Quand ils arrivèrent face-à-face, l’esprit militaire s’exclama en serbe d’une voix enrouée :
— Marko et Natalija !
Les interpellés clignèrent des yeux, perplexes. Ils s’entre observèrent puis fixèrent d’un air sévère leur interlocuteur.
Ce dernier, sa main droite sur sa poitrine, se présenta d’une voix assurée :
— Petar Popar… le Noir…
Le couple dit à l’unisson, les sourcils levés d’étonnement :
— Petar ?
En bombant son torse, il répondit :
— Oui, moi-même…
Marko, en faisant un geste comme s’il ajusta ses lunettes sur son nez, demanda d’une voix hésitante :
— Que fais-tu ici ?
Le regard de son comparse s’assombrit. Il répondit d’une voix faible, en clignant des yeux pour retenir ses larmes :
— Je… Je recherche… mon cher fils… porté disparu…
— Non ! Il n’est pas porté disparu ! Il est mort noyé…
Incrédule, Petar fixa Marko, les sourcils froncés, balbutia :
— Comment peux-tu en être si certain ?
Sourire forcé aux lèvres, en ôtant ses lunettes, il répondit :
— Je l’avais entendu de la part du régisseur…
— Comment ça, d’un régisseur ?
L’handicapé remit ses lunettes sur son nez, fit avancer son fauteuil, de sorte qu’ils reprirent leur marche, puis répondit :
— Parce que, en 1960, un film qui retraçait mes exploits au cours de la Seconde Guerre mondiale avait été tourné…
Son ancien associé leva l’index droit et murmura :
— Excuse-moi, mais si tu me permets une question…
En se grattant nerveusement le menton, Marko :
— Oui…
— Quand la guerre contre l’Allemagne nazie s’est-elle terminée ?
Sans hésiter, d’un ton sûr, Natalija répondit :
— Le 8 mai 1945 est la date de la capitulation définitive du IIIe Reich.
En regardant alternativement son associé et sa femme, Petar demanda :
— Alors, pourquoi dire que la guerre s’était poursuivie après cette date ?
Ils baissèrent leurs yeux, n’osant pas affronter le regard de leur interlocuteur. Un silence gênant s’installa entre eux. Ils marchèrent ainsi pendant quelques minutes.
Le calme fut brisé par Marko qui murmura :
— Parce que… Parce que… Nous… je veux dire, Natalija et moi voulons profiter encore un peu du trafic d’armes… C’est pourquoi nous sommes partis pour l’Allemagne…
La comédienne russe, en levant sa main droite qu’elle agita dans les airs, précisa : — C’était mon idée… Car l’épouse de mon frère est une Russe allemande… C’est elle qui nous avait procuré nos papiers d’immigration…
Marko soupira et ajouta :
— Et là-bas, nous nous…
Petar les foudroya du regard et hurla, écumant de colère, le visage rouge, le menton tremblant et les mains serrées en des poings :
— C’est ainsi que vous m’avez vu comme une concurrence ! Salauds ! De ne pas me l’avoir dit !
Il fit une pause, mine pensive. Son visage changea soudainement d’expression, devenant triste et des larmes lui montèrent aux yeux. Il regarda alternativement Marko et Natalija puis murmura d’une voix brisée :
— Pourquoi le destin doit être si cruel ? Après avoir perdu ma chère Vera, voilà que j’ai aussi perdu sans le savoir… Notre fils…
Il termina en s’exclamant d’une voix fatiguée :
— Le pauvre !
Il soupira puis gémit d’une voix grave :
— À peine mon Jovan s’était marié qu’il était déjà mort… Mort sans laisser de descendance ! Quel malheur pour ma famille !
Les épaules affaissées, le géant serbe pleura à chaudes larmes. Il tenta de les sécher avec un mouchoir qu’il sortit de la poche de son pantalon d’uniforme. Pour lui, son monde s’était écroulé depuis le jour de la mort de son fils.
Un silence lourd régna pendant plusieurs minutes entre les trois esprits, le temps que Petar sécha ses larmes. Touchés, Marko et sa femme n’osèrent rien dire, mais ils s’échangèrent un regard comme pour dire : « C’est vrai que nous aussi, nous sommes morts sans descendance… » Elle se blottit contre lui ; il l'enlaça ; elle s’appuya contre sa poitrine. Ils continuèrent de marcher lentement, comme s'ils avaient tout le temps du monde devant eux.
Le silence fut brisé par Marko, qui s’éclaircit la gorge, prit son courage à deux mains, et il dit d’une voix attristée :
— Que je reviens à ce que je disais… J’avais entendu du régisseur de ce film qu’un jeune homme s’était noyé en voulant prendre la fuite après avoir semé le désordre avec un autre homme au sein de l’équipe de tournage, en plus d’avoir tué des comédiens…
Petar précisa d’un ton songeur :
— C’était mon fils et moi…
Marko d’une petite voix, murmura en agitant ses mains en un geste de prière :
— Le Noir, je… Nous… euh, Natalija et moi… sommes vraiment désolés…
L’interpellé jeta au couple un regard noir et explosa de reproches :
— Être désolés après que le mal soit fait ! C’est bien sûr trop facile ! Hypocrites !
De rage, l’associé de Marko leva le poing vers eux, mais se ravisa et ramena son bras vers lui en tremblant. Le souffle court, il fixa le couple. Natalija se leva et se tint à la droite de son mari.
L’homme en chaise roulante joignit ses mains en un geste de prière et gémit :
— Petar… S’il te plaît… Peux-tu comprendre que… depuis que nous sommes… morts… Natalija et moi avions compris tout le mal dont…nous avons été responsables… De tous les… malheurs… dont nous avons été directement ou indirectement responsables…
D’un ton mi-ironique mi-courroucé, l’interpellé répliqua :
— Tu ne peux pas être sérieux… Tu as été une trop grande crapule pour… comment dire… éprouver autant de sentiment moral…
Moue renfrognée, le nez retroussé, Marko disjoignit les mains pour croiser ses bras sous sa poitrine. Il murmura d’un ton acerbe :
— Merci de la remarque ! Pourtant, je t’assure que c’est la vérité !
Natalija, debout à sa droite, caressa les épaules de son mari et commenta, en fixant Petar : — Je sais… Nous l’avons réalisé trop tard… Je veux dire une fois… Que nous avons quitté nos corps propres… Nous avons alors réalisé que nous avions mal agi du temps de notre vivant… C’est pourquoi…
Marko, en décroisant ses bras puis en les déposant sur les accoudoirs de son fauteuil, termina la phrase :
— Nous voulons nous faire pardonner… Tu comprends que ça nous pèse sur l’âme… Autant que pour toi ton angoisse de ne pas savoir où se trouve ton fils unique…
Petar commenta d’un air triste :
— La comparaison est bien trouvée, mais… N'essayez pas de me convaincre que… ça revient au même…
Natalija intervint :
— Alors, je propose de cesser ce débat maintenant…
Les deux hommes approuvèrent par un signe de tête.
La Russe continua, sourire forcé aux lèvres :
— Ce que nous avons en commun, c’est de vouloir quitter le monde des vivants… D’ailleurs, il y a deux jours…
Elle regarda fixement son époux, comme si elle attendait une approbation de sa part.
Marko hocha la tête.
Elle continua, sans se départir de son sourire forcé :
— Nous avons rencontré Ivan… aux États-Unis d’Amérique…
Les sourcils levés, Petar demanda :
— Que faisiez-vous là-bas ?
Elle répondit d’une voix songeuse :
— Nous avons suivi les panneaux routiers depuis Belgrade… Et nous nous sommes rendus jusqu’aux États-Unis d’Amérique…
— Vous n’avez pas remarqué l’Océan Atlantique ?
— Non, puisqu’il y a un tunnel direct entre…
Natalija se pencha vers son mari et murmura :
— C'est entre quelles villes, déjà ? Barcelone et New York ? Vigo et New York ? Porto ?
Marko la corrigea :
— C’est Porto et Ocean City… Il y a un passage direct… entre l’Europe et l’Amérique…
Natalija le remercia d’un signe de tête. Elle fit une pause avant de poursuivre d’un débit de voix normal :
— C’était par ailleurs Ivan qui nous avait informés au sujet de l’existence des villes souterraines…
Marko demanda, en faisant un geste de sa main droite vers son associé :
— Le Noir, est-ce que tu savais que ces villes existent ?
L’interpellé confirma d’un mouvement de tête et s’exclama :
— Bien sûr que je le sais !
Natalija et Marko s’exclamèrent à l’unisson, étonnés :
— Comment ?
— J’étais avec Ivan… Et nous avons exploré les villes souterraines… Où nous avions rencontré… des militaires avec des casques bleus… Revenu à la surface… J’avais perdu toutes traces d’Ivan… et de Soni… Je ne l’avais retrouvé que plus tard, en 1992, pendu dans une église…
Ignorant les moues de dégoût de Marko et de Natalija, Petar continua :
— Mais que je reviens à moi… J’avais compris que dans les années 1990, si je ne me trompe pas…
Ses interlocuteurs approuvèrent silencieusement.
Il poursuivit d’une voix rauque :
— Qu’une guerre avait éclaté… Dans notre pays…
Marko le corrigea :
— En Yougoslavie…. En forme longue : République fédérative socialiste de Yougoslavie…
— Bon, enfin, tu as compris !
Petar fit une courte pause puis continua d’une voix songeuse :
— J’avais compris que c’était sérieux… Plusieurs hommes en âge de prendre les armes étaient venus à moi… Ils m’avaient supplié d’être leur chef, ce que j’avais accepté à condition qu’ils m’aident à chercher mon fils… Car je pensais qu’il avait disparu…
En fixa Marko et Natalija, les yeux dans le vague, un sourire forcé, il murmura :
— Merci… Au moins, grâce à vous, je sais ce qui était advenu… à Jovan…
Les larmes aux yeux Petar poursuivit :
— Ce qui fait encore plus saigner mon cœur de père…
Il s’éclaircit la gorge, sécha ses larmes et reprit d’une voix mi-songeuse mi-terne :
— Mais que je reviens… à ce que je disais… Ah, oui ! En 1992, me voilà chef d’un petit groupe de Serbes. Nous luttons contre les Forces du Kosovo et les autres Occidentaux qui étaient venus… J’avais eu vent que…
Il fit un geste de ses mains vers Natalija et Marko :
— Vous étiez revenus…. pour vendre illégalement des armes aux Serbes et aux Croates…
Perplexe, Marko fronça des sourcils et balbutia :
— Qui te l’avais dit ?
— Plusieurs de mes hommes m’avaient confirmé cette information…
L’invalide protesta :
— De mon côté, j’avais su que mon frère avait surpris ma conversation avec mon ami Stipe, le trafiquant (1), … De sorte qu’il m’avait battu avec sa canne…
Petar lui coupa la parole :
— Je le sais…
Les sourcils levés, Marko balbutia :
— Comment ?
— Je me promenais dans les rues de Belgrade… en faisant attention aux tirs qui partaient dans tous les sens… Entre les différentes factions…
— Je ne t’avais pas remarqué…
— Je t’avais aperçu de dos, immobile sur ton fauteuil roulant… Puis Natalija qui s’était approchée de toi… Cette scène m’avait beaucoup ému…
Petar termina sa phrase d’une voix tremblante :
— Ça me rappelait tellement à quel point ma Vera me manque…
Il renifla, soupira, s’éclaircit la gorge puis ajouta d’une voix grave :
— Lorsque le militaire de la Force pour le Kosovo avait… traîné Natalija, je peux vous dire que je l’avais prise en pitié…
Petar Popar termina sur un ton légèrement courroucé :
— Quelle brutalité impardonnable envers une femme !
L’épouse de Marko confirma d’un mouvement de tête.
Il reprit d’une voix rauque :
— Mais lorsqu’il était entré dans votre véhicule, qu’il avait vidé une valise puis qu’il…
Marko intervint, d’une voix émue :
— Merci, le Noir, mais nous savons la suite…
Il termina d’un air attristé :
— Le coup de feu dans le dos puis la bonbonne d’essence et nous voilà brûlés vifs…
Natalija murmura :
— Heureusement que nous avions rapidement sorti de nos corps… Ce qui nous avait évité de prolonger nos souffrances…
Son époux semblait approuver totalement ses propos.
Puis un lourd silence s’installa entre eux, tous les trois perdus dans leurs souvenirs. Ils marchèrent ainsi en silence pendant plusieurs minutes.
Petar s’exclama, en baissant les yeux, l’air contrit et affligé :
— Je suis tellement désolé de ne pas pouvoir empêcher votre triste fin…
Le couple s’exclama à l’unisson : — Quoi ?
— Le soldat m’avait passé vos passeports… De sorte que je vous avais reconnu… Je voulais… vous demander où était mon fils… Mon Jovan chéri… C’est…Mon cœur de père qui saignait… Au moins, j’avais seulement Soni, le singe du bunker, pour me tenir compagnie… Je n’en pouvais plus, de voir toutes ces ruines… C’était bien triste… Mais le plus pénible était de n’avoir aucune nouvelle de mon cher fils… Mais maintenant je le sais… Vaut mieux tard que jamais… Que le Seigneur ait son âme !
Il fit le signe de croix à l’orthodoxe (2), imité en cela par le couple.
Puis il regarda alternativement Marko et Natalija puis murmura :
— Même si vous n’avez été que des profiteurs de la guerre, je ne vous aurai pas fait subir une si triste fin…
Il ajouta dans un souffle : — Être brûlés vifs, ça doit être terrible…
Les deux autres esprits répondirent à l’unisson : — Oui…
— J’aurai pu donner des ordres pour arrêter le soldat…
Marko haussa les épaules et ajouta d’un air résigné :
— Je me suis dit que peut-être nous avons eu ce que nous avons mérité… Des salauds terminent tué par des salopards plus malins…
Natalija ajouta d’une voix qui se voulait douce :
— Inutile, le Noir, de te sentir coupable de quelque chose qui te dépasse…
Petar, mine pensive, murmura :
— C’est vrai… Tu as tellement absolument raison !
Marko tapa dans ses mains de joie, puis s’exclama :
— Bon ! Voilà que nous savons tous comment toute cette histoire se termine…
Natalija surenchérit :
— Il ne reste plus qu’à savoir comment quitter le monde des vivants… Je n’imagine pas devoir se promener pendant des siècles dans les rues de Belgrade…
Les deux Serbes approuvèrent ses propos.
Marko suggéra :
— Et si nous continuons à longer la rue ? Peut-être allons-nous rencontrer quelqu’un qui peut nous voir ?
Natalija commenta d’un ton ironique :
— En espérant que la prochaine personne que nous rencontrerons sera plus efficace que cette Américaine…
Petar intervint, les sourcils levés : — De qui parles-tu ?
— Une certaine Melinda Gordon qui prétend être une passeuse d’âmes et propriétaire d’une petite boutique… Au moins, elle était parvenue à faire quitter Ivan ce monde… Mais pas nous…
— Les passeurs d’âmes ? Que font-ils ? questionna Petar
— Sans doute qu’ils aident les esprits à quitter le monde des vivants… C’est du moins l’explication de la madame…
— Je comprends… Merci du détail…
Il dit, mine pensive, en fronçant les sourcils :
— Si tu dis que la passeuse d’âmes était une Américaine, elle parlait anglais, non ? Alors, comment êtes-vous parvenus à vous comprendre ?
— Nous, nous parlons en serbe et elle en anglais… Mais une entité que je n’ai pas identifiée est soudainement apparue et a dit que nous nous comprenons… En tous cas, on s’est compris… Je peux te dire que c’est bizarre, mais je ne ne pose pas trop de questions…
Petar fit une courte pause puis demanda : — Marko…
L’interpellé fit un geste rotatif de la main.
Petar continua : — Si je ne me trompe pas, tu es… mort brûlé…
Marko confirma : — Oui… Mais un coup de feu dans le dos avait précédé…
— Je comprends… Alors, peux-tu m’expliquer… Comment… tu es parvenu à te déplacer…
— Tu veux dire comment le fauteuil roulant sur lequel était…
Marko dit avec dédain :
— … ce corps… pouvait ainsi effectuer un mouvement circulaire ?
— Oui, confirma son compatriote, perplexe.
En levant les bras en un geste théâtral, Marko s’exclama :
— Et bien ! Il n’y a rien de sorcier !
Il déposa ses bras sur les accoudoirs de son fauteuil roulant et dit d’une voix songeuse : — C’était moi… en tant qu’esprit… qui avait poussé ainsi le fauteuil… Pour narguer le militaire…
— Hmm, je comprends…
Après une courte pause, Marko demanda : — Mais toi, le Noir, quand as-tu quitté ton corps ?
Mine pensive, Petar murmura : — En… laisse-moi réfléchir… en mai 1993…
— En espérant que ce n’était pas douloureux comme pour Natalija et moi…
— Non, Dieu merci ! C’était au cours de mon sommeil, je ne me rappelle plus de la date exacte, mais ça n’a pas d’importance…
Les trois esprits errants se promenaient en silence sur la rue Antifašističke borbe. Petar Popar ouvrait la marche, suivi par Marko Dren et Natalija Zovkov-Dren.
Rendus près du Bulevar Arsenija Čarnojevića, ils virent venir contresens une jeune femme au visage très pâle, aux yeux bleus et aux cheveux blonds, ramassés en deux grosses tresses, vêtu d’une longue robe gris clair avec des motifs slaves. Elle tenait à la main droite une faucille. Elle s’arrêta devant eux et les scruta en silence. Son regard était mystérieux, à la fois attirant et repoussant, bienveillant et hostile, comme si elle venait d’ailleurs. Elle se comportait pourtant comme n’importe quel habitant de la ville de Belgrade, tout en étant distante, observant les alentours avec arrogance. Les trois esprits étaient perplexes : était-elle vraiment une femme vivante ? En tous cas, il leur semblait que non. Mais elle n’était pas non plus un esprit, car les autres passants la voyaient aussi. Était-ce une entité inconnue comme celle qui avait apparu soudainement dans la ville souterraine de Grandview ? se demandèrent Marko et Natalija.
Petar consulta du regard ses deux comparses, qui ne réagirent point. Et il avança pour aborder la mystérieuse femme :
— Madame, je suis Petar Popar. Cherchez-vous l’Office de tourisme ?
La jeune femme lui sourit d’un air doux et murmura en agitant sa faucille :
— Non… Je ne suis pas une touriste, je n'en ai pas besoin… Je connaîs les moindres recoins de Belgrade comme ma poche… Je cherche…
Elle fit une pause, le temps d’observer attentivement Petar, Marko et Natalija. Au cours de cet examen visuel, les trois esprits errants avaient l’impression d’être mis à nu.
La femme agita sa faucille et une feuille apparut aussitôt dans sa main gauche. Elle y jeta un coup d’œil rapide puis scruta à nouveau les trois esprits errants. En un claquement de doigts, voilà la feuille qui disparaît.
Petar, Marko et Natalija la regardèrent, les yeux grands comme des soucoupes, en se demandant qui était cette mystérieuse demoiselle.
Celle-ci, avec son air le plus aimable, dit :
— Je cherche Petar Popar, Marko Dren et Natalija Zovkov-Dren… Et vous êtes là…
Puis elle murmura : — Très bien…
Elle plaça deux mèches de cheveux rebelles derrière ses oreilles, puis ajouta d’une voix mélodieuse :
— Je suis Morena…
Marko balbutia :
— La Déesse slave des morts et de l’hiver (3).
L’entité surnaturelle confirma d’un geste de tête.
Natalija intervint d’une voix tremblante : — Est-ce… bien la vérité ?
Marko ajouta : — Ou est-ce une blague ?
Une moue renfrognée déforma le joli visage de Morena, qui siffla :
— Incrédules ! Voilà des années que vous errez parmi les vivants… Et lorsque vous voyez quelqu’un qui veut vous aider, vous ne le croyez pas !
Elle agita nerveusement sa faucille devant elle. Effrayés, les trois esprits reculèrent de quelques pas. La Déesse les regarda d’un air amusé, ce qui détendit ses traits. Marko, Natalija et Petar s’entre observèrent, très perplexes.
Elle cessa d’agiter sa faucille et dit prononça :
— Bon, je sais que vous voulez que les autres membres du bunker vous pardonnent…
Marko et Natalija manifestèrent par gestes leur accord.
Elle claqua des doigts et dit d’un ton sévère, comme si elle donnait un ordre :
— Et bien, qu’ils viennent maintenant !
Voilà que sous les yeux des esprits apparurent tous les habitants du bunker, avec Golub et sa troupe de musiciens, réunis autour d’une table, c’était visiblement au mariage de Jovan Popar et de Jelena.
Le père de Jovan, ne croyant pas ses yeux, s’avança un peu plus près et balbutia :
— Jovan, mon fils… Est-ce bien toi ?
Mais personne parmi les défunts en fête ne prêta attention à Petar, comme s’il y avait un paravent entre eux.
Celui-ci fronça des sourcils, tout en marmonnant : « C’est quoi cette sorcellerie ? »
Il se signa à l’orthodoxe par automatisme.
Natalija et Marko regardèrent les autres esprits, interdits. La Russe s’assit sur les genoux de son mari. Ce dernier se cala bien sur son fauteuil pour contempler d’un air perdu la scène qui se déroulait sous ses yeux. Du coup, ils avaient l’impression d’être ailleurs. Ils oublièrent pour l’instant qu’ils étaient sur la rue Antifašističke borbe.
Plusieurs minutes s’écoulèrent ainsi, sauf que personne n’avait la moindre notion du temps. Le plus bizarre pour Petar, qui regarda un peu autour d’eux, était sans doute le fait que les piétons évitaient de marcher sur ce trottoir mais faisaient un détour comme s’ils sentaient que quelque chose de surnaturel se passait là. Dans la rue, aucune voiture, comme si la Déesse avait réservé l’espace à la réconciliation des esprits.
Morena, son plus beau sourire aux lèvres, toussota puis dit d’une voix douce :
— Je les ai amenés depuis l’Au-delà…
Elle déposa sa faucille par terre et fit un geste vers le couple, qui demeura silencieux, les yeux dans le vague.
La redoutable Déesse s’exclama :
— Monsieur Marko Dren et Madame Natalija Zovkov-Dren, qu’attendez-vous ! Exprimez-vous clairement ! C’est votre dernière chance maintenant si vous ne voulez pas être pour l’éternité des esprits errants !
Ils sursautèrent et se regardèrent droit dans les yeux, comme pour se consulter : « Est-ce que nous leur demandons pardon ? »
Marko balbutia : — Morena, êtes-vous sûre…
Il fit un geste vers le groupe d’esprits et termina sa phrase :
— … qu’ils nous entendent ?
L’Être Mythique répondit d’une voix claire :
— Oui ! Parlez-leur et vous le constaterez par vous-mêmes !
Marko, avec Natalija sur ses genoux, s’avança vers la table. Tous les deux en joignant leurs mains en un geste de prière, supplièrent les autres esprits en ces termes :
— Nous demandons votre pardon…
La Déesse soupira d’exaspération devant leur hésitation et claqua des doigts en souhaitant : « Que Marko et Natalija soient plus éloquents ! Et que les autres esprits leur pardonnent ! Cela ne sert à rien d’être rancunier ! »
À ce moment précis, Natalija sauta prestement par terre, pour se traîner à genoux jusqu’au groupe d’esprits. Elle fut suivie par son époux, qui avança lentement dans son fauteuil roulant. Les musiciens cessèrent de jouer lorsqu’ils arrivèrent devant eux. Tous les esprits, comme si un paravent eut été soulevé, observèrent avec curiosité Natalija agenouillée en prière, presque en larmes. Marko, à sa droite, solidement installé dans son fauteuil, également dans une posture similaire. Petar et Morena, émus, regardèrent la scène de loin.
Natalija, en sanglotant, s’exclama :
— Mon mari et moi demandons votre pardon…
Marko termina sa phrase en gémissant :
— Pour vous avoir menti durant toutes ces années… Pour avoir dit que la guerre contre l’Allemagne nazie avait perduré, alors qu’elle était terminée depuis 1945… Tout ça parce que nous avons voulu profiter de l’argent du trafic illégal d’armes… Et donc nous avons été responsables de votre mort, directement ou indirectement…
Il s’exclama d’une voix forte, en parcourant du regard les habitants du bunker :
— Est-ce que vous nous pardonnez ? Nous vous le demandons parce que nous errons toujours parmi les vivants depuis 1992… Pardonnez-nous ! Nous regrettons sincèrement et de tout notre cœur tout ce que nous avons fait de notre vivant…
Natalija s’affaissa sur le sol, en pleurant, cachant son visage dans ses mains.
Marko continua : — Nous le reconnaissons que nous avons mal agi ! D’être des profiteurs de guerre… d’avoir été un proche de Tito, d’être partis en Allemagne pour en revenir en 1992 et vendre des armes aux Croates et aux Serbes ! D’avoir alimenté le conflit ! Tout ça pour rien !
L’un des esprits s’avança vers lui, nul autre que Ivan, qui fut ému d’un tel repentir.
Son frère, étonné de le voir, balbutia :
— Ivan ?
Petit sourire aux lèvres, l’interpellé confirma d’un geste et dit d’une voix qui se voulait rassurante, en tendant sa main droite vers lui :
— Ne veux-tu pas te joindre à la fête ? Jovan se marie !
La comédienne russe, en pleurant toutes les larmes de son corps, si une telle chose était possible pour un esprit, se releva et enlaça son mari. Ce dernier lui serra la main gauche.
Jovan arriva à la droite d’Ivan et s’exclama d’un air joyeux :
— Nous vous pardonnons ! Allez, venez ! Il ne manquait que vous et père ! On allait servir le gâteau de mariage !
Il continua d’un air triste :
— Mais il nous manque quelques invités… Et on les attend depuis des années…
Jovan murmura :
— Sauf que j’ai perdu la notion du temps… Mais ce n’est qu’un détail…
Il toussota puis dit, en regardant Marko et Natalija :
— Avec des invités en moins… Ce n’est qu’à moitié plaisant…
Petar, ému que son fils le mentionna, s’avança à nouveau vers le groupe et l’apostropha :
— Jovan, je suis là !
L’interpellé tourna sa tête vers lui et s’exclama les larmes aux yeux :
— Papa ?
Le jeune marié se jeta dans les bras de son père. Tous les deux pleuraient de joie.
Marko et Natalija, inquiets, serrés l’un contre l’autre, demandèrent d’une voix suppliante à l’unisson :
— Pardonnez-vous nos fautes ?
Jovan se libéra de l’étreinte de son père pour rejoindre ses compagnons de bunker. Ils s’entre observèrent puis ils répondirent d’une seule voix :
— On vous pardonne ! Joignez-vous à nous afin que nous puissions enfin goûter du gâteau du mariage !
Marko et Natalija, visages illuminés d’une immense joie, s’exclamèrent :
— On arrive, les amis !
Petar ajouta d’un air enjoué :
— Et moi aussi !
Tout à coup, les trois esprits errants virent une lumière irréelle, blanche, pure et divine. Les autres esprits avaient disparu. C’était Morena qui les ramena dans l’Autre Monde.
Marko et Natalija ressentirent un grand calme en leur cœur. L’homme, en serrant les mains de sa femme entre les siennes, murmura d’une voix enjouée :
— Natalija, je ne me suis jamais senti aussi léger que maintenant…
Elle répliqua, les yeux pétillants : — Moi non plus…
Petar commenta :
— C’est même une impression bizarre, mais l’important, c’est d’être enfin heureux, n’est-ce pas ?
Morena, derrière le trio, murmura d’une voix douce :
— Le départ pour l’Au-delà est imminent… Suivez-moi !
La Déesse les contourna pour se placer devant eux. Petar, Marko et Natalija s’échangèrent des regards mais ils surent qu’elle ne leur mentait point.
Elle avança d’un pas lent, suivie par les trois esprits, et ils partirent dans l’Autre Monde, où ils retrouvèrent les autres habitants de bunker. Ils se joignirent à la fête. Et ils furent heureux jusqu’à leur prochaine incarnation sur Terre.
Épilogue
La redoutable déesse Morena, elle, continue à parcourir les différents territoires occupés par les Slaves, afin d’amener dans l'au-delà des esprits errants, comme elle le faisait depuis des millénaires.
_____________
(1) Le trafiquant d’armes dans Podzemlje (Underground) n’a aucun nom ; nous l’avons simplement inventé pour ce récit.
(2) Le signe de croix pour les orthodoxes se fait avec trois doigts (pouce, index et majeur), en débutant par le front, puis la poitrine, l'épaule droite puis l'épaule gauche. Au contraire, les catholiques et les protestants se signent avec les cinq doigts, en débutant par le front puis la poitrine, l'épaule gauche puis l'épaule droite.
(3) Morena est la déesse de la mort et de l’hiver des anciens Slaves. Elle s’oppose à Vesna, la déesse du printemps. Elle est décrite comme étant une déesse pâle, qui tient à la main une faucille. Nous avons inventé la robe grise avec des motifs slaves.