Une courbure de l'espace-temps (saison 2)

Chapitre 8 : Contre vents et tempêtes

2890 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 09/02/2024 11:21

Repères chronologiques : cette scène s'insère comme une scène coupée de The Umbrella Academy, saison 2. Elle se déroule au cours du flashback du début de l'épisode 3, dans les mois précédent la scène de 02:40 à San Francisco.


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24 mai 1963, Dallas, USA, 13h42


De combien d'âmes la population de Dallas a-t-elle grandi en seulement deux ans ? Même si - dans cette zone périphérique - on le sent peut-être moins, les quartiers d'affaires sont en train de prendre les couleurs du centre économique majeur que cette ville deviendra. La 'croissance', le 'progrès', la 'consommation des ménages', le 'PIB' et 'l'influence internationale' sont autant de concepts qui malmènent nos consciences de proto-hippies. Tout comme la ségrégation ou les inégalités de toutes sortes, presque assumées par notre Amérique de 1963.


La violence du retour a été particulièrement rude, il y a maintenant trois mois.


J'ai vu les 'Enfants du Destin' mettre plus d'une semaine avant d'oser franchir les grilles du domaine pour le ravitaillement, se mettre à craindre le monde extérieur, se replier encore plus sur leur communauté. Je les ai vus se faire tatouer les mains par dizaines, et s'accrocher aux Védas pop ou R&B. Je les ai vus se mettre à teindre tous leurs vêtements en bleu-Tiffany, marque dont Beyoncé sera un jour l'égérie, simplement parce que Klaus l'a qualifiée d'iconique au détour d'un déjeuner. Leur dévotion est joyeuse, mais aveugle. Juste avant le départ à San Francisco, il n'avait même plus besoin de leur citer le moindre couplet spirituel : pour avoir la paix, il les faisait 'communier avec la musique' en sifflant une note au hasard. N'importe laquelle. Je ne pense pas qu'il ait conscience d'être devenu un gourou, mais je crois qu'il a compris que préfèrerais revivre l'apocalypse plutôt de continuer à contempler ça.


L'atmosphère est celle du vendredi, dans les ruelles modestes ralliant les bas quartiers aux trottoirs d'Avon Street. Deux gars qui passaient se sont déjà permis de m'indiquer que la moitié de mon ascendance ne leur plaisait pas, et je me suis permise de leur glisser que leurs ancêtres à eux auraient sûrement honte de les savoir aussi cons. J'ai conscience du fait que - à la différence de bien des gens à qui ils s'en prennent - je peux me rendre intangible, invisible, puis me téléporter loin d'eux. Je ne crains pas grand chose à leur répondre, à la différence de beaucoup. Il est aisé de prendre des risques, lorsqu'on n'encourt rien. Mais puisque je le peux : alors ma petite insulte sera aussi au nom de tous ceux qui sont obligés de se taire.


Je traverse en face de Rosati and Sons : la maison de Wayne Wilson est toute proche, derrière le cinéma Avon. Le vieux pépiniériste n'a jamais vraiment quitté ma mémoire, même pendant nos pérégrinations. Avec Jill, en avril, j'ai pu procéder aux semis de la plupart des graines de sa sacoche, au côté de rangées de soucis d'Inde rapportés de Varanasi. Sur les parterres du Manoir, qui se pareront bientôt d'or pendant plusieurs mois. Kitty, qui reste pour s'occuper de sa santé, veillera à ce que ses jardiniers en prennent soin. Sa santé décline objectivement. Je ne crois pas qu'elle soit certaine de les voir fleurir, au delà de la fin du printemps.


J'étais avec elle lorsque la carrosserie colorée de Priscilla - bondée jusqu'au toit - a passé le portail au milieu d'un cortège d'autres véhicules klaxonnant, en direction de San Francisco. Un au-revoir seulement, pour moi ; pour elle, je ne le sais pas. Klaus est parti à reculons - littéralement - tourné vers nous sur le toit de Priscilla. Il y avait bien longtemps que je ne lui avais pas vu cette mine-là. Il y a le téléphone, dans 'la ville sur la baie' : je crois qu'il sera d'accord pour user de cette technologie-là, mais je soupire à cette pensée. J'ai donné le numéro de mon premier motel à Jill, parce que - lui - je sais qu'il le perdra.


Mes yeux se posent sur la place où il avait gardé la Dodge Polara, le jour où il est venu me chercher ici. J'avoue que de marcher ainsi près de la ruelle où je me suis littéralement écrasée en 1961 m'est étrange, comme si ce souvenir se perdait dans une autre vie. Avant les flots du Gange, les aurores boréales et le menudo. Avant que je me réinjecte pour de bon dans la société, à la croisée des chemins de ceux qui ont préféré la quitter. Et je me demande une nouvelle fois si nous sommes toujours seuls, ou si les autres sont arrivés eux aussi. Je sais que Klaus, lui aussi, a été jeté dans cette allée par le vortex. Peut-être l'avons-nous tous été.


L'air est presque chaud, en ce jour de printemps, et je n'ai pas de poches, cette fois, où enfoncer mes mains au passage des différentes devantures. Celles de Tipman's, de Cecilio, et celle de Stadler's, sur laquelle je ne poserai même pas les yeux. En revanche, il y a une figure que je n'ai pas oubliée. Une silhouette grêle et grise, assise sur un carton. Devant la Dallas Southern Bank, en plus de deux ans, Mark semblerait presque ne même pas avoir changé de pantalon. Mon sourire s'étire, je m'approche... et sans un mot, je me laisse tomber à côté de lui, comme je l'avais fait la première fois.


"C'est mon spot", marmonne-t-il sans même ouvrir les yeux de la somnolence où l'a encore amené son mauvais whiskey, et j'en rirais presque.

"Je sais, je ne te le piquerai pas cette fois non plus".

Il se redresse et ouvre des yeux ronds, aussi larges que des culs de bouteilles de Jim Beam.

"Howdy, la fille au Zeppelin. Où tu avais disparu pendant tout ce temps ?"


Je constate que sa mémoire fonctionne, et j'étire un sourire en coin, laissant entendre que la réponse est encore moins simple que la fois où il m'a demandé d'où je venais.


"J'ai voyagé".

Il hoche la tête.

"T'as l'air d'un mustang a qui on a rendu sa liberté. T'as trouvé un endroit où crêcher, ou tu squattes toujours chez le vieux Wilson ?"

Je secoue la tête.

"J'ai une chambre au Lone Star Motel. Un... ami m'a prêté de quoi payer un mois, mais je suis là pour chercher du boulot. Je ne veux dépendre de personne".

Il siffle.

"T'es au courant, la môme, que tu trouverais plus facilement au Nord vers Richardson ? North Greenville, East Spring Valley..."


Je soupire, parce que je sais pourquoi il dit ça. La location qu'il me donne est celle de 'Chinatown', et je décide que je ne lui en voudrai pas, car il le fait certainement sans penser réellement à mal, lui. Je serai d'ailleurs honnête.


"Je ne m'intègre pas mieux là bas qu'ici. Je suis toujours trop, ou pas assez".


La vérité est que l'ascendance vietnamienne n'est ni courante ni bien vue, en ce temps, et que j'ai été de nouveau méprisée pour les traits de mon visage. Si j'ai compris quelque chose, c'est qu'être métis est possiblement plus challenging encore en 1963 que de pouvoir appartenir à l'une ou l'autre communauté ethnique. Je n'ai même pas ce soutien-là, et ce n'est pas faute d'avoir tenté de le trouver. Dallas m'a rapidement rappelé quelle sécurité m'avaient apportée les 'Enfants du Destin'. Mais maintenant, je suis d'attaque à affronter la réalité. Je le regarde avec toute l'assurance possible, tandis qu'il prend une belle lampée de sa gnôle.


"Je suis venue proposer mes services sur Glen Oaks Street".

"Glen Oaks ?"

Il tourne la tête vers moi.

"Il n'y a que des boutiques de vis et de boulons, sur Glen Oaks. De plomberie et de fenêtres. Tous ces trucs... de robots ménagers, de papier peint et de peinture".

Je prends un air de grand mystère.

"Crois-le ou non, j'ai travaillé six ans dans une quincaillerie. C'est ce que je sais faire de mieux, en fin de compte".


Il était illusoire de penser que je trouverais ma place à la technique dans les petites salles de concert, dont les installations sont encore de toute façon bien rudimentaires. C'est un rêve, mais je dois pour l'instant aller au plus évident. Finalement, je dois plus à Rodrigo que de m'avoir simplement filé du boulot : je connais par coeur la classification de la visserie, et je sais recalibrer un niveau à bulle. Sans parler des appareils, dont je sais maintenant infiltrer l'énergie. Et Mark siffle.


"Geez. Qui aurait pu penser ça ? Mais t'as raison, la môme. Je ne jugerai pas le cowboy avant de l’avoir vu à cheval".


Je ris, parce que je finis par aimer cette sagesse texane. Mais je lève les yeux vers l'horloge de la banque, car les boutiques ne tarderont pas à ouvrir pour l'après-midi. Je me lève.


"T'as de quoi manger ce midi ?", je lui demande, puis j'ajoute, sans jugement aucun : "Ou à boire, après ce fond là".

Il me regarde comme si j'étais une alien, à m'inquiéter de ça. Et moi, je ne lui filerai pas directement une pièce, parce que je n'ai jamais vu Mark demander explicitement la charité.

"Eliott va me laisser un truc sur le pallier", me dit-il en me désignant le fond de la ruelle. "J'ai mes connexions, t'en fait pas".


Je ne sais pas qui est le type en question, mais je comprends maintenant pourquoi Mark traine toujours par là. Je lui souris, avec un petit signe des doigts sur ma tempe, et - sans doute pour souhaiter bonne chance - il me dit :


"Contre vents et tempêtes, je suis sûr que tu vas assurer".


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15h37


"Honnêtement, vous ne serez embauchée nulle part, à part peut-être pour du ménage".


Sur le pas de la porte de la quincaillerie du numéro 765-767, mes épaules sont un peu basses. Parce que c'est le huitième refus que j'essuie, tout au long de la rue, et parce que l'enthousiasme que m'avait donné Mark s'est clairement érodé. Près d'un fagot de balais à franges ou à brosses, je regarde le petit homme au tablier impeccable qui est en train de m'éconduire avec une amabilité parfaitement simulée.


"Votre tête ne reviendra pas à la clientèle et vous n'avez pas le physique pour la manutention".


Mes lèvres se pincent. J'ai eu droit à beaucoup d'excuses, allant de mon pantalon (je serai certainement morte avant de porter autre chose) à mes cheveux longs. Comme à la grande visserie générale, sans qu'on ne me dise quel était vraiment le problème sous-jacent, mais sans non plus complètement me laisser dupe. Le détaillant en écouvillons n'a même pas ouvert la porte, le rénovateur d'huisseries a fait semblant d'être au téléphone. Et lorsque j'ai souhaité prouver mes compétences chez Mason - référence en matériel plomberie depuis 1932 - on m'a rétorqué que les clients seraient intimidés ~qu'une femme~ puisse en savoir plus qu'eux en matière de tuyauterie. Je sens que je cumule tous les obstacles, face au monde du travail de cette époque. Mais au moins, mon dernier interlocuteur - avant que je sois tentée par l'abandon - a le mérite d'être brutalement honnête.


C'est dommage, sa boutique ressemblait un peu à celle de Rodrigo. Polyvalente, vendant un peu de tout, y compris de la peinture et du pesticide à termites. Mais de toute façon, ils sont déjà deux, et il n'y a guère besoin d'être plus, pour un commerce comme celui-ci. Il n'est même pas la peine que j'insiste pour prouver ce que je sais faire, alors autant abandonner sans me montrer stérilement insistante.


"Merci d'avoir ouvert", lui dis-je, et je m'en veux directement pour avoir cédé à cette parole-là. Je n'ai pas à dire ça, je n'ai pas à remercier pour ce qui est normal. Merde. Et avant de me mettre en colère sur ce type qui n'avait finalement rien demandé, je me tourne et refais quelques pas sur le trottoir, tandis qu'il referme sa porte en verre sans spécialement me dire au revoir.


Le long du trottoir, les voitures s'alignent sous un soleil de plus en plus mordant. Je regarde en face, et les boutiques qui remontent à partir d'ici plus à l'Est ne relèvent plus tellement de mon domaine de compétence. Une retoucherie, un cabinet d'avocats. Je soupire. Le moment est sûrement venu de me faire une raison, et de retourner au motel éroder un peu comme chaque jour le fric que Klaus a gagner en vendant des miracles. Je me tourne pour repartir en direction d'Avon street, où peut-être que Mark sera peut-être encore là, mais alors que je m'apprête à accélérer le pas, j'entends derrière moi :


"Eh Rin".


Je m'arrête net, je me retourne. Au 769 Glen Oaks Street, derrière une vitrine fumée que je n'avais même pas remarquée, un fatras de composants électroniques et d'appareils à réparer s'entasse dans un désordre parfaitement artisanal. Et là, devant la porte, dans une chemise aux couleurs sobres de 'Metroplex Radio & Electronics', se tient un visage familier, dont les cheveux sont maintenant coupés de la façon la plus présentable qui soit.


"Ça alors, Lloyd".


J'en exploserais bien de joie, si le patron du 765 n'était pas encore en train de regarder au travers de sa vitrine. Lloyd se penche, lui fait un petit salut auquel il ne répond que par un pincement de lèvres, puis se retourne vers moi.


"Ne regrette rien, ça n'aurait pas collé entre Brian Katz et toi".

Je me décale pour ne plus être en vue, et mon expression navrée en dit long.

"Il a été franc".

"Ce n'était pas pour ton bénéfice à toi".


Je me doute qu'il a raison, que ce type-là est parfaitement "un homme de son temps", comme Klaus avait qualifié Jerry Stadler avant de le traiter de gros con. Vivre ça au quotidien m'aurait certainement fait péter les plombs, Lloyd a raison. Finalement, heureusement que je n'ai été embauchée nulle part aujourd'hui, à quelque numéro de la rue que ce soit.


"Tu as laissé tomber Klaus ?", me demande-t-il avec un regard en coin, et je le détaille pour savoir ce qu'il insinue par-là.

"Les 'Enfants' sont devenus quelque peu hors de contrôle, après l'Islande. Ils sont... à San Francisco, maintenant".


Il hoche la tête. Lloyd avait senti ce vent tourner, déjà, au moment de son départ de ce qui ressemblait encore à une communauté, à l'époque. Finalement, Klaus est bien le seul à ne pas réussir à mettre le mot 'culte' tout ça.


"Tu vas rester ici, alors ?"

J'acquiesce. Je ne pourrai pas lui dire, cependant, que j'attends - peut-être illusoirement que se déroulent des événements que je vois en rêves depuis presque trois ans.

"Je comptais trouver un boulot. Et un logement plus stable que les motels miteux".


Son expression en dit long quant à sa compréhension du choc que représente pour moi la transition des 'Enfants du Destin' à cette vie-là. Même s'il n'a pas continué en Inde, je suis certaine qu'il peut deviner jusque dans la moindre de mes postures à quel point ces mois ont été marquants pour moi. Lloyd me connaît mieux que l'ensemble des autres 'Enfants', il sait aussi que la décision de ne pas suivre Klaus a été l'une des plus difficiles de ma vie, et de le lui dire encore plus. Toutefois, je le devine quelque peu satisfait de cette nouvelle réalité-là. Il penche la tête, il me regarde, et souffle en regardant vers l'intérieur de la boutique qui est dorénavant la sienne.


"Ça ne te plaira peut-être pas d'obtenir un salaire par cooptation, mais..."


J'étire un sourire, parce que je sais ce qu'il dira, et parce que son vocabulaire châtié m'avait manqué.


"Tu crois que tu t'en tirerais aussi bien avec des stéréos qu'avec le moteur de Priscilla ?"


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Notes :


C'est un retour à la réalité difficile, pour Rin. Elle s'y attendait en partie, mais y être confrontée directement est encore autre chose. Lloyd a probablement raison : elle aurait préféré trouver un emploi autrement, sans rien devoir à personne. Mais cette opportunité est à la fois inespérée, à bien des égards.


Il ne me semble pas que le nom de Katz est encore agité quoi que ce soit dans l'esprit de Rin. À quel moment ceci finira-t-il par arriver ?


Je suis contente d'avoir recroisé Mark et ses expressions texanes délicieuses ! Est-ce qu'à vous aussi, il vous avait manqué ?

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