Une courbure de l'espace-temps (saison 2)

Chapitre 5 : Sur la Route

3101 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 25/01/2024 11:13

Repères chronologiques : cette scène s'insère comme une scène coupée de The Umbrella Academy, saison 2, à la suite du chapitre précédent. Il se déroule au cours du flashback des voyages des Enfants du Destin, au début de l'épisode 3 (autour de 01:50). TW: référence à des usages de drogues.


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14 janvier 1961, Tucson, Arizona


« Comme toujours, j'étais surpris qu'il soit si facile de s'en aller, et que ce soit si bon. Soudain, le monde devenait riche de toutes sortes de possibilités. (...) Rien derrière et tout devant, comme toujours sur la route. (...) Vivez, voyagez, soyez aventureux, bénissez chaque chose et n'en soyez pas désolé ».


C'est à la fois exaltant et terrifiant, que de partir sans aucune affaire, pour une durée que l'on ignore, et pour un itinéraire dont seuls les premiers jalons ont été balisés. Peut-être est-ce une parabole très concrète de ce qu'est l'existence, la mienne en tout cas. Pour quelqu'un d'anxieux, c'est un lâcher-prise automatique, une déconnexion du cerveau qui s'opère dès le premier kilomètre franchi. Je ne sais pas où tout ça ira, mais je suis sûre - certaine - d'aimer ça.


Nous sommes finalement partis le 12 janvier, vers midi, sur un coup de tête de Klaus qui a décidé que c'était le moment de 'courir le monde'. En moins de vingt minutes, le bus s'est rempli de tissus, de franges, de cheveux, de bottes en daim. Tous ses sont entassés sur les sièges de cuir et les coussins, et Tim a pris le volant pour le premier quart. "Get on the Bus!" ont crié plusieurs, et j'ai vite compris que ce serait une parole de ralliement. C'est certainement l'un des singles les moins connus des Destiny's Child, mais il nous accompagnera longtemps. Klaus a évidemment nommé le bus "Priscilla" - oui, comme la 'folle du désert'", et je crois que tout le monde l'appelle déjà comme ça.


Les paysages urbains ont progressivement cédé à ceux des plaines texanes, des larges ciels sur les cultures et les ranchs. Fort Worth, Abilene, Odessa, Van Horn... La route s'est étirée sans fin à l'horizon, dans les chansons, les rires et les conversations insensées. Lorsque la terre est devenue plus aride et les terrains accidentés, quelques fumées se sont élevées au-dessus des coussins, sans doute pour euphoriser les coeurs face au désert naissant. Klaus n'en a pas accepté la moindre bouffée, même proposée avec insistance. Moi, ce n'est toujours pas mon truc. Je pense que ça ne le sera jamais.


La petite introduction emphatique de Klaus, à mon arrivée aura eu une vertu que ne soupçonnais pas. Ici, personne ne s'étonne de me voir me téléporter çà et là, surtout pas Kitty, qui semble m'associer à une sorte de prodige de la même espèce que son cher protégé. Beaucoup ne disent simplement rien, certains récitent un Véda à mon grand désarroi, mais je ne suis en tout cas pas la bête étrange dont j'ai pu être qualifiée sur les bancs de l'école, au point de me cacher autrefois. J'en ressens une sorte de libération, comme si je pouvais enfin être moi. Je ne sais pas si Klaus l'avait planifié, mais je lui suis reconnaissante pour ça.


Les Enfants ne jugent pas votre couleur, votre accent d'où qu'il soit. Ils se fichent de votre taille, de vos lunettes, de vos boucles ou de votre gras. Ils embrassent vos attirances et respectent vos réserves. Il se fichent que vous aimiez une personne, trois ou cent. Ils sont une oasis dans une époque plus difficile encore que celle dont nous venons. Klaus aime bien dire qu'ici, nos vraies couleurs transparaissent. Cyndi Lauper aimerait probablement ça.


Nous avons pris notre temps et avons atteint El Paso en deux jours, en nous arrêtant souvent. Nous avons fait forte impression dans une boutique de bord de route vendant au détail tout un fatras de vêtements au style de l'Ouest, de tissus, de peaux, d'art local et de souvenirs inutiles. J'ai lorgné sur un collier de bois et d'os, et il n'a fallu qu'une minute pour que Klaus m'en achète trois. Avoir de l'argent le grise, à n'en point douter. A la différence de la plupart des Enfants, qui préfèrent vivre sans le sou et négocier l'un ou l'autre objet contre un service rendu ou un peu de tabac. Après avoir essayé tous les chapeaux de cowboy en stock et agacé le gérant, il a finalement décidé que ça n'allait pas avec son bandhgala.


Quelques heures de plus nous ont permis de garer Priscilla sur les hauteurs de Tucson, au dessus d'une tapisserie désertique où les réminiscences de l'Ouest ancien enlacent une forme de modernité naissante. Ici, le ciel du soir a la couleur des mandarines, sur lesquelles les cactus se détachent comme des sentinelles noires. Même la poussière semble belle, à cette heure où la brise chaude soulève le parfum des mesquites. Klaus en devient lyrique, à ses heures. Je peux sentir à quel point cette aventure l’exalte, et c'est même avec un sourire, parfois, qu'il joue avec ses dog-tags du bout de ses doigts. C'est une renaissance, oui, je crois qu'on peut appeler ça comme ça.


Je pense continuer ce journal du voyage. Je crois que je me découvre un certain goût pour ça.


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17 janvier 1961, Baja-Norte, Mexico


« Les seuls gens qui existent sont ceux qui ont la démence de vivre, de discourir, d'être sauvés, qui veulent jouir de tout dans un seul instant, ceux qui ne savent pas bâiller. Ceux qui brûlent, qui brûlent, pareils aux fabuleux feux jaunes des chandelles romaines explosant comme des araignées au travers des étoiles ».


Dormir dans un bus n'est pas une partie de plaisir. Les petits sièges de ramassage scolaire brisent la nuque, et l'air sature vite de l'odeur et des sons de tous ces gens. Ça ne semble pas gêner les Enfants: tout le monde dort en tas. Chante en tas. Mange en tas. Aime en tas. La promiscuité collective ne compte pas parmi les choses qui m'attirent et - quoi que Klaus en dise - lui non plus. Je commence à m'habituer à dormir sur le toit, même s'il y fait plus froid la nuit que ce que l'on croit. Au moins, on y voit les étoiles, et écouter le 'Saint Vagabond' donner aux constellations des noms d'ustensiles de cuisine finit immanquablement par me bercer. Au milieu des lumières urbaines de The City, nous n'en voyions pas autant.


Un jour de plus nous a fait passer la frontière à Nogales, et rouler au travers des couleurs ocres du désert de Sonoran sur des routes plus étroites bordées d'agaves et de cactus. J'ouvre sans cesse les yeux sur les petites villes mexicaines, sur la vie quotidienne que j'y entrevois, sur ce que je devine de la vie au détour d'un taco de poisson ou d'une agua fresca d'hibiscus. Avant même de le voir, j'ai deviné par la gastronomie que nous approchions du Golfe de Californie. Depuis combien de temps n'avais-je pas vu de telles étendues saumâtres et salées ? Au travers des vitres épaisses de Priscilla, j'ai vu pour la première fois les eaux peu profondes où amerrissaient les grands hérons bleus. La tapisserie des dunes de sable, aux nuances infinies. Et le delta du Colorado, à perte de vue, tissant le paysage de sillons sablonneux.


Jill a terminé 'Sur la Route' et me l'a prêté. Kerouac n'a jamais trop aimé les hippies, ceux qui ont politisé son oeuvre, en tout cas. Mais il faut reconnaître que ses mots résonnent avec ce que nous vivons, et moi qui n'aime pas lire, je me surprends à m'y replonger fréquemment. Klaus l'a déjà lu trois fois en désintox, je suis sûre que ça a joué dans son souhait de mettre les voiles avec Priscilla. Lui, lit les journaux locaux en castillan, surtout la rubrique nécrologique, histoire de mieux comprendre à quel genre de fantômes il fait face au cours de nos nuits mexicaines. Beaucoup de pêcheurs pris dans des filets, de fermiers encornés par leurs boeufs, de mineurs ensevelis et quelques salopards criblés de balles, de temps en temps. Rien qu'il ne puisse repousser. Encore une fois, les morts nous racontent beaucoup d'histoires sur les vivants que nous croisons.


Hier, nous avons profité d'un bras de rivière pour que le plus grand nombre puisse se laver. Je dis 'le plus grand nombre', parce que certains ne s'en préoccupent même pas. Keechie, notamment, sent comme le vieux poney chauve. Il a fallu que Klaus lui dise qu'il 'voulait seulement le voir se baigner dans la pluie pourpre' pour qu'il daigne s'immerger, toujours vêtu de son costume de salaryman qu'il ne retire jamais. J'aurais imaginé qu'il me dérangerait de me laver ainsi avec tout le monde, au milieu des cailloux. Quand je pense que je détestais la natation, au lycée, et que je haïssais la porte de la salle de bain d'Hargreeves Mansion qui ne fermait pas. Mais soyons francs, après cinq jours de cette vie, vous n'en avez strictement plus rien à faire de 'montrer votre lotus' à tout le monde, et personne ne vous jugera de toute façon au sujet de quoi que ce soit. Encore une fois, Klaus est le seul que ça dérange. Riez si vous voulez : il est capable de vivre quasiment à poil en permanence, mais de ne leur montrer 'ça' que furtivement en cas 'd'unification sacrée'.


Nous ravitaillons les coffres de riz, de maïs, de haricots, payés de la main de Kitty. Nous négocions quelques fruits frais, dont de délicieux mameys, et du gâteau au lait concentré. Une vieille du coin nous a pris en amitié et nous a nourris d'un délicieux menudo. Bien meilleur, à n'en point douter, que celui que j'achetais au coin d'Argyle street pour l'apporter à Klaus les jours de gueule de bois, dans un temps qui se perd à la fois dans le passé et le futur. Nous en avons souri comme deux idiots, sans que quiconque ne comprenne pourquoi. Ce soir, sur la plage de San Juan de los Lagos, nous avons fabriqué d'absurdes colliers, avec des étoiles de mer que nous avons juste peintes en doré. Priscilla est remplie de sable, dormir sera de nouveau un calvaire. Demain, nous obliquerons vers Pinta Prieta.


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21 janvier 1961, Baja-Sur, Mexico


« Pourquoi penser, lorsque toutes ces terres d'or et événements inattendus attendent au devant, prêts à vous surprendre et vous rendre heureux d'exister et de pouvoir les contempler ? »


Tim a pu nous avoir un créneau pour embarquer Priscilla sur un ferry reliant La Paz à Topolobampo sur le "continent": le premier disponible, et le dernier avant un mois. C'est notre première obligation temporelle, notre première échéance depuis notre départ, pour nous qui avions déjà pris l'habitude de vivre hors du temps. Lloyd, celui qui a pris le volant en relai de Tim, roule vite sur les routes bordées de végétation rase et d'arbres solitaires - trop vite, certainement - pour ce que le moteur du bus Dodge peut supporter.


Jill a commencé "Howl et autres poèmes", un recueil écrit par Allen il y a quelques années dont il trimballe toujours une copie avec lui. C'est une fille intelligente, qui a pris un large bénéfique quand ses parents l'ont forcée à intégrer Berkeley. Sa conversation est agréable, quand elle arrête deux secondes d'idolâtrer Klaus. Elle a compris que - de toute façon - avec moi la dévotion ne prenait pas. Elle continue de m'appeler 'Lotus blanc', ce qui me fait soupirer, mais après tout Bạch Liên est bien mon nom, et il est littéralement marqué à l'encre sur moi. Je ris tellement de la façon dont Ben la regarde. Si seulement elle le savait.


J'ai découvert qu'elle aimait la terre, les fleurs, les légumes, qu'elle avait entretenu le jardin et le potager de ses parents pendant longtemps. Elle a mentionné que sous ses allures désertiques, Baja comptait quelques trois-mille espèces de plantes, dont des centaines n'existant que là. Son savoir-faire m'intéresse, et je lui ai confié le secret de la sacoche de graines laissée aux bons soins du coffre-fort, au manoir de Kitty.


Ainsi, nous avons mis cap au Sud, de Baja-Norte à Baja-Sur, au travers d'étendues désertiques jetant leurs ocres dans une mer turquoise. J'ai compris que les populations étaient ici massées aux zones frontalières au Nord, et aux ports, comme celui de La Paz, que nous gagnons actuellement. Nous ne croisons que peu d'êtres humains. Et lorsque Priscilla est tombée en panne ce matin, il a fallu tout mon pouvoir et mes efforts pour la faire rouler jusqu'à une rare station service, plantée au milieu de rien.


Sous sa masse de cheveux buissonnants et même s'ils sont au moins quatre à porter la même, Lloyd n'est pas non plus comme les autres Enfants. Il ne cache pas qu'il ne restera pas. Qu'il est là pour bourlinguer une dernière fois, avant de reprendre la boutique familiale d'électronique. Il n'adhère pas vraiment aux chansonnettes de Klaus. Je me demande même s'il n'a pas repéré que ça n'était pas de lui, même s'il se contente de sourire lorsqu'il déblatère et ne le contredit pas. Pendant les deux heures que nous avons passées à attendre que le mécanicien ressuscite notre Priscilla, il a questionné le pouvoir par lequel j'avais maintenu en vie cette mécanique par l'énergie, pour nous trainer jusque là. Avec un tact tranquille, sans dégoût, sans admiration outrancière non plus. Juste avec une bienveillance intriguée qui m'a fait sourire. Je n'ai guère de réponses à lui donner. Une fois encore : moi non plus, je ne sais pas pourquoi je peux faire ça.


C'est sur le port de La Paz que Tim et Allen ont acheté leurs premiers champignons, en s'émerveillant de ce qui ne semblerait aux yeux des profanes n'être que des mycètes très ordinaires. Ils les ont payés à prix d'or, mais espèrent faire leurs propres récoltes dans les hauteurs de Cuernavaca. Ils les ont distribués avec parcimonie à ceux qui le souhaitaient, suivant les savants dosages de Tim, qui en a noté chaque effet dans un petit carnet. Je me demande ce qu'il mentionnera dans sa future publication à Harvard, mais nul doute que les Enfants du Destin auront servi la science dans la joie... Une heure trente après, ils voyaient la réalité se distordre en spires de couleurs. Les autres passagers du ferry ont mis ça sur le compte du mal de mer, et Klaus leur a raconté que c'était une allergie collective à l'iode. Lui, n'a même pas été tenté, c'est à mes yeux sidérant. Les Enfants louent sa pureté de corps, je pourrais m'en étrangler.


Sans avoir besoin de rien prendre, j'ai fait un rêve étrange, à nouveau. Je ne sais pas pourquoi je le signale ici. Une fusillade devant chez Stadler's, Tipman's et Cecilio, là bas à Dallas. Je déteste ces trois salopards de racistes, c'est un fait, mais je ne souhaiterais pas ça. Quelle était la cible ? Cinq. Ne me demandez pas pourquoi. Les images étaient claires, vives, comme si je les avais vécues moi-même. Je m'en suis encore réveillée d'un coup, sur le banc du ferry : même Klaus a remarqué ça. Autrefois, les seuls cauchemars étaient les siens. Maintenant je crains un peu que ça soit à lui de chanter pour moi.


Il n'en a toutefois pas fallu beaucoup pour me faire oublier. Les reflets du soleil scintillant sur la mer, le vrombissement du bateau, comme une transe nomade, les horizons montagneux dans le crépuscule, plus verdoyants par delà Topolobampo. On dit qu'ici, les baleines accompagnent parfois les traversées du golfe. Nous n'en avons pas vu, mais cette seule pensée me ravie autant que les maisons colorées de pêcheurs. Nous gagnons le continent, et nous obliquerons vers Chihuahua.


Sur les fauteuils de cuir et les coussins, il se dit que - peut-être - nous irons au Costa-Rica, au Panama. 'Jusqu'à Rio', clame Klaus, même si je ne sais pas s'il a bien conscience de ce qu'il faudrait traverser pour arriver jusque-là. J'en souris, j'en rêve, j'en tremble. Je crois que Lloyd et moi, nous aurons encore des occasions de réanimer Priscilla.


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Notes :


Écrire ce chapitre a été un voyage en soi. J'ai toujours pensé que les pérégrinations des Destiny's Children méritaient un spin-off. Un seul chapitre ne suffira pas, nous avons encore beaucoup de route à faire à bord de Priscilla. Les Enfants sont réellement déjà des hippies, à n'en point douter. Et heureux sont les queers qui ont été projetés au milieu de ça.


C'est l'occasion de traiter de la façon dont on peut (supporter de) vivre en communauté, entassé à vingt dans un engin mobile exigu comme celui-là. Des questions aussi prosaïques que le sommeil ou l'hygiène, au delà même de l'impression permanente d'entassement. Il m'amuse de glisser que Klaus n'a jamais vraiment aimé ça, ce qui transparaît assez nettement entre les lignes, en 1963. Et sans Kitty... ils ne mangeraient même pas.


Je pense qu'il est assez facile de situer dans ce chapitre la scène du flashback de la série à Baja. Vous y voyez Lloyd conduire à fond sur la route. De toute évidence toutefois (à cause de la végétation), cette scène n'a pas réellement été tournée en Basse Californie.


Depuis quelques années, l'oeuvre de Kerouac (dont les citations ici sont issues) est tombée dans le domaine public. Comme le dit Rin, il avait un regard critique sur la façon dont son oeuvre avait inspiré le courant hippie. Si vous voulez lire 'Sur la Route', il est maintenant disponible gratuitement un peu partout.


A bientôt pour reprendre la route !

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