En attendant la pluie

Chapitre 5 : Les mots, les choses... les marchands de prose

6709 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 19/04/2024 20:01

Bêta: KillerNinjaPanda d'AO3 (qui est bientôt en vacances universitaires... Youhou !)


Avant-propos : alors, juste un point sur pourquoi je fais tenir la position qui suit à Rosalie dans ce chapitre. Je pense qu’avec son passé traumatisant (franchement, il y a beaucoup de personnages Twilight qui ont une histoire atroce mais le contexte de la transformation de Rosalie reste pour moi l’un des pires éléments de la saga), c’est elle qui serait la plus méfiante face à des étrangers. Surtout si l’un des étrangers en question est de sexe masculin, visiblement dangereux et avoue avoir un passé militaire émaillé de violence… Je pense qu’avec les quelques éléments qu’elle a, son imagination pourrait facilement s’emballer et la mener à une fausse conclusion (je vous laisse découvrir au sein du chapitre à quoi je fais référence).


Concernant la mort de la sœur de Jasper… des fois, je me dis que j’en fais peut-être un peu trop niveau mélodrame et éléments glauques mais j’avais à cœur que cette histoire soit aussi crédible que possible et les éléments que j’amène me semblent essentiels pour un nouage facile entre certains personnages (ici, Jasper et Rosalie). Je détaillerai un peu ce parti pris dans les notes de fin.


Quelques mentions d’événements passés violents et dérangeants (pas de description précise des dits événements, ils sont juste évoqués), notamment d’abus sexuels passés, d’un suicide et d’un lynchage. Bonne lecture ;)



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« Pour la première fois depuis mes seize ans, j’ai ressenti de l’espoir. Nous ne nous sommes plus quittés depuis. Et nous voilà aujourd’hui. Nous sommes ici. »


Ils étaient ici. Pleins d’espoir.


Suspendus au jugement de Carlisle Cullen.


« Un homme est plus un homme par les choses qu'il tait que par celles qu'il dit. »

La chute - Albert Camus.


Jasper avait visiblement terminé son histoire. Plus aucune parole n’avait été émise depuis de longues minutes et le soldat était finalement retourné s’asseoir aux côtés de sa compagne, collé à elle dans l’élégant canapé d’Esmée, toujours raide, le visage neutre et les pensées de nouveau soigneusement illisibles. Le silence était épais, aucun d’entre eux ne sachant quoi dire après le long et pénible exposé dont ils venaient d’être témoins.


« Tant de morts […] Ce sentiment […] Mon dieu, si jeune, soldat à dix-sept ans […] Est-ce qu’il nous manipule encore ? [...] Ils doivent rester […] Un confédéré qui a fait la guerre pendant plus de quatre-vingt ans […] Elle l’a sauvé […] Putain de merde, tu parles d’une histoire ! […] Un tel monstre, est-ce qu’il utilise son pouvoir sur la fille ? […] C’est tellement atroce, comment quelqu’un a-t-il pu faire d’un empathe un bourreau ? […] Cette émotion si pure […] Un soldat, un violeur, un meurtrier […] Un tel amour [...] Tant de regrets et tellement d’espoir […] Ils doivent partir. »



Edward secoua la tête, essayant de reprendre sa contenance. Eh bien, c’était pour le moins surprenant et définitivement horrible. Tout ça était tellement fou, tellement pire que tout ce à quoi ils auraient pu s’attendre en voyant les deux nomades débarquer. Les pensées de sa famille étaient un gâchis absolu et il avait du mal à réorganiser les siennes.


29 173.


C’était absurde. Inimaginable.


29 173 c’était le nombre d’habitants d’une ville de taille moyenne.


29 173 c’était plus que la population entière de la ville de Cambell [2]. Ce n’était pas un décompte de victimes, c’était l’ébauche d’un génocide. Qui, certains dictateurs mis à part, pouvait se targuer d’avoir autant de sang sur les mains ? Quel soldat pouvait se prévaloir d’un tel carnage ? C’était comme être face à Toukhatchevski [3]. Comme être face à un officier de la Wechmacht. Et la seule justification à ce monceau de cadavres c’était d’avoir suivi les ordres.


Les images que Jasper avait laissé filtrer dans son esprit étaient atroces. Les meurtres commis étaient si nombreux... c’était au-delà de toute possibilité de rédemption. Et pourtant, il était là, tranquillement assis dans leur salon : blotti contre une fille ressemblant à une fée, attendant la décision de Carlisle avec l’expression impavide de quelqu’un se sachant condamné à mort et ayant accepté son sort.


Edward étudiait le visage de Jasper et essayait de comprendre. Quelque chose lui échappait. Il était impossible que l’homme en face d’eux soit sain d’esprit. Pourtant il avait été étrangement poli et mesuré lorsqu’il avait raconté son histoire, limpide dans ses explications sur le cheminement qui l’avait mené là où il se trouvait. Et Edward ne savait pas quoi en penser : il n’était toujours pas sûr que les vampires aient une âme mais si le nomade en avait un jour eu une, elle devait être déchirée en mille morceaux. Les cicatrices plus à vifs et nombreuses que celles couvrant sa peau. Irrécupérable au-delà de toute croyance.


Quatre-vingt-sept ans de tueries et massacres quasi quotidiens pour finalement se retrouver à se mettre à nu face à de parfaits inconnus. Et dans l’espoir de quoi ? Que Carlisle leur offre l’hospitalité à Alice et lui ?


Ça n’avait aucun sens.


Et pourtant ils venaient tous de ressentir l’écrasante vague d’espoir que leur avait envoyée Jasper. L’émotion avait été vertigineuse, l’espoir étroitement emmêlé à l’amour et au sentiment d’appartenance qu’il avait ressenti pour Alice la nuit de leur rencontre. Et cela dépassait tout ce qu’Edward avait déjà ressenti dans sa vie : c’était un sentiment merveilleux, exaltant... celui de tomber amoureux, de retrouver la foi. Le sentiment d’avoir trouvé une raison de vivre.


Et comment un vampire sans âme, un meurtrier de masse, un lâche ayant cautionné l’esclavage, un homme brisé à ce point pouvait émettre une émotion si pure ?


Ça remettait en cause tout ce en quoi Edward croyait. Et cela le mettait en colère et le rendait jaloux de manière absurde : parce que, dans le grand dessein des choses, où était la justice divine dans le fait qu’il n’ait jamais rencontré quelqu’un à aimer alors que Jasper, entre tous, avait pu trouver son âme sœur après avoir prospéré dans la poussière et la désolation des charniers durant près d’un siècle ?


Carlisle croisa finalement les doigts devant lui, l’air pensif et adressa un sourire triste au couple face à lui.


-Merci d’avoir partagé votre histoire avec nous. Je ne peux pas imaginer à quel point ça a dû être compliqué de nous donner tous ces détails. Je suis vraiment reconnaissant de votre franchise.


Jasper inclina poliment la tête et se détendit de manière presque imperceptible, visiblement soulagé que Carlisle ait mis fin au silence et ne semble pas furieux de toutes les révélations qui venaient d’être faites. Carlisle sembla vouloir ajouter quelque chose mais les yeux d’Alice se troublèrent soudainement et elle émit un faible gémissement qui les figea tous ; son compagnon instantanément sur le qui-vive, mis un bras protecteur face à elle, le regard menaçant et semblant prêt à bondir.


Edward pouvait voir à toute vitesse des bribes de visions contradictoires clignoter dans l’esprit de la voyante : la décision de les intégrer ou non à leur famille était en suspens. Tout semblait dépendre du choix d’Edward en vérité. Du sien et de celui de Rosalie. Sa sœur qui était très proche de son point de rupture et dont la rage injustifiée risquait de se déverser à tout moment si le couple ne quittait pas très vite les lieux.


Carlisle n’envisageait pas une minute de refuser les nomades, il était un fervent défenseur des secondes chances et il avait été profondément touché par l’histoire de Jasper. Si son père avait foi en quelque chose c’était en la rédemption et l’espoir que l’homme avait partagé avec eux était plus que suffisant pour que Carlisle veuille les accueillir dans la famille. Esmée était encore moins susceptible de les rejeter, ses pensées concernant les actions de Jasper étaient bien plus teintées de pitié et de tristesse que de la colère et de l’horreur légitime qu’elles auraient dû inspirer. Elle ressentait un curieux sentiment de protection envers lui et avait sincèrement envie de l’aider ; elle n’aurait pas pu être plus heureuse qu’à la perspective de prendre soin de deux « enfants » supplémentaires, surtout d’un enfant ayant tant souffert. Certains jours la bonté et la naïveté de ses parents exaspéraient Edward. Ce jour en faisait clairement partie.


Emmett était inhabituellement mesuré dans ses pensées, circonspect. Il n’était pas contre l’intégration des deux nomades, au contraire, il aimait les distractions et il pensait que la présence des deux inconnus serait amusante et apporterait un nouveau souffle à leur existence immortelle et à leur routine familiale... La préoccupation d’Emmett venait du fait qu’il n’avait pas manqué de détecter l’humeur étrange de son épouse et qu’il l’observait à la dérobée, se désintéressant de la présence d’Alice et de Jasper. Il était inquiet : il pensait ne plus avoir vu Rosalie aussi bouleversée depuis une dizaine d’années et il ne comprenait pas ce qui avait pu la mettre dans cet état. Edward lui, le savait. Il aurait préféré ne pas le faire et il essayait vainement de se focaliser sur autre chose –n’importe quoi d’autre– que sur les pensées chaotiques et erronées de sa sœur et sur les atroces souvenirs que celles-ci faisaient remonter.


On pouvait bien sûr compter sur Rosalie pour détourner tout ce qui avait été dit pour entendre autre chose et l’intégrer de manière égocentrique à son drame personnel. [4]


Alice sortit de ses visions, papillonnant des yeux et semblant incertaine sur la démarche à suivre. Après quelques secondes de réflexion, elle saisit la main de Jasper, la caressant gentiment. Elle s’étira comme un chat et se leva gracieusement du canapé, tirant son compagnon à sa suite ; elle leur adressa à tous un sourire un peu triste.


-Merci à tous d’avoir accepté de nous recevoir et de nous écouter. Si ça vous convient que nous prenions congés, je crois que vous avez besoin d’un moment pour discuter sans notre présence. Nous allons juste aller nous promener et chasser un peu dans la forêt à l’Est de votre domaine. Nous reviendrons bientôt.


Carlisle eu l’air surpris de ce départ précipité mais se leva pour les reconduire à la porte, Alice se retourna alors qu’elle approchait de la sortie du salon et fixa Edward droit dans les yeux, une expression déterminée et presque sévère animant son visage fin.


« Edward, si vous ne souhaitez pas que nous revenions, même pour vous dire au revoir, il suffit que l’un de vous prenne la décision : je le saurai et nous ne vous ennuierons plus. Edward… s’il vous plaît, vous savez que la décision vous appartient. Elle fait erreur sur lui et vous le savez, elle l’aimerait si elle le connaissait et vous le savez. Il a fait des choses terribles mais pas celle dont elle l’accuse. Jamais. Malgré tout ce qu’il a fait, c’est un homme bien. Il s’est battu si longtemps ; maintenant, il veut juste vivre en paix. Nous aimerions vraiment rejoindre votre famille, vous n’imaginez pas ce que ça représenterait pour nous si vous le permettez... nous ne ferons jamais rien pour vous nuire, je te le promets, mon frère. »


Et après cette tirade silencieusement adressée, ils disparurent à vitesse vampirique et Edward pu entendre leur pas et leurs pensées s’éteindre alors qu’ils dépassaient les limites de la propriété mais l’écho de la voix d’Alice continuait à persister dans son esprit.


« Je te le promets, mon frère. »


Edward se sentait à la fois frustré, furieux et humilié face au plaidoyer de la fille. Énervé qu’elle l’oblige à se positionner et qu’elle fasse presque entièrement reposer sur lui la décision de les accepter ou non dans la famille. Honteux qu’elle place en lui sa confiance et laisse son avenir et celui de Jasper dépendre de son bon vouloir. Qu’elle parie sur la possibilité qu’Edward dise la vérité sur ce qu’il avait perçu dans leurs esprits, même si les conséquences de cette possibilité allaient à l’encontre de tout ce qu’Edward voulait.


Edward soupira et maudit l’injustice de la situation, Jasper avait tout fait pour bloquer sa capacité à lire les esprits depuis son arrivée, les seules choses qui lui avaient échappées était une kyrielle d’images sordides, quelques souvenirs et des pensées confuses et anxieuses à propos de ce qu’il pouvait ou non dévoiler d’honnête sur son histoire sans les rendre complètement furieux et risquer de déclencher une bagarre. Et Edward devait le reconnaître, malgré sa crainte que la situation s’envenime, l’homme avait fait preuve d’une franchise désarmante, ne leur épargnant que très peu de détails sur ses crimes. N’essayant pas d’édulcorer la réalité ou de minimiser le poids de ses fautes. Les choses sur lesquelles il avait gardé le silence étaient… Edward manquait de mots pour les exprimer.


Et pourtant Alice semblait exiger qu’Edward en dévoile certaines. Des choses que Jasper avait volontairement tues, celles qui l’avaient brisé en tant qu’humain et en tant que vampire, celles qu’il avait murmurées à Alice le soir de leur rencontre et dont il ne pourrait plus jamais se résoudre à parler à qui que ce soit.


Edward aimait sa capacité à lire dans les esprits, il aimait que personne ne puisse lui cacher longtemps la vérité ou son authentique personnalité, il aimait comprendre les gens et pouvoir analyser leur cheminement en explorant leurs pensées. Et s’il estimait nécessaire de dévoiler des éléments privés par sécurité pour sa famille ou pour faire valoir son point de vue, il n’hésitait parfois pas à divulguer les secrets des uns et des autres. C’était une source récurrente de disputes entre lui et Rosalie. Mais Edward n’avait jamais eu aussi peu envie de dévoiler les pensées de quelqu’un sans son accord, ça semblait terriblement mal d’une manière ou d’une autre d’exposer à ce point l’intimité –ce qui constituait son cœur– d’un inconnu. Ce qu’il avait vu était terrible, ça l’avait glacé au plus profond de lui-même et s’il avait pu être physiquement malade, il aurait sans doute eu la nausée.


La mort de la sœur de Jasper, la guerre civile, le lynchage, les guerres du Sud, la douleur constante, les exécutions sans fin de nouveau-nés, la dépression sans fond, la torture, la punition de Maria pour avoir laissé Peter et Charlotte s’enfuir, la folie, les hésitations à en finir… Tout ça était tellement mauvais. Il était impossible que l’empathe ait sa raison intacte après autant d’atrocités.


Edward n’avait rien envie d’en dire. Il ne voulait pas se porter garant pour l’âme de Jasper, ne voulait pas que les deux nomades rejoignent sa famille –peu importe à quel point Alice lui était sympathique–, ne voulait pas prendre le risque que leur présence apporte le malheur sur sa maison. Et pourtant, que ce soit pour obéir à la supplique d’Alice, pour déjouer la plupart des visions où il s’était vu garder le silence ou par son incapacité à se taire face à une telle erreur de jugement, il ne put s’empêcher de réagir après que les premiers mots de Rosalie aient claqué avec rage, moins d’une minute après le départ des nomades.


-C’est hors de question Carlisle, il ne reste pas ici !


Carlisle soupira, il avait pressenti une bataille mais n’était pas prêt à céder. Jasper et Alice étaient là où ils devaient être, il en était convaincu.


-Rosalie, tu n’es pas la seule à prendre décision. Nous allons tous en discuter calmement et…


-Il n’y a rien à discuter. Je te préviens que si tu les invites à rester, c’est moi qui partirai ! Rosalie crachait quasiment de fureur, Carlisle se tendit, Esmée sursauta de surprise face au ton catégorique de sa fille et même Emmett fronça les sourcils, ne sachant toujours pas ce qui arrivait à sa femme.


Esmée essaya doucement d’intervenir.


-Ma chérie, je ne comprends pas. Pourquoi ne veux-tu pas leur laisser une chance de…


-Comment peux-tu vouloir de cet homme chez nous ? Je me fiche que son repentir pour les guerres du Sud soit ou non sincère ! Je ne vivrai pas sous le même toit qu’un violeur !


Rosalie tremblait de rage et Esmée recula comme si elle venait d’être giflée.


-Pourquoi penses-tu qu’il…


-Des exactions commises pendant qu’il était soldat, se moqua Rosalie, vous croyez qu’il faisait référence à quoi ?


Edward souffla, prenant la parole avant que les choses ne dérivent encore plus mais déterminé à en dire le moins possible.


-Pas à ça, Rose. Je t’assure que tu as tort. Il a exécuté sommairement des prisonniers, assisté à un lynchage [5] et participé à des pillages quand il était dans l’armée et il a tué des milliers d’innocents en tant que vampire mais il n’a jamais fait ce dont tu l’accuses.


Carlisle se tourna vers lui, dans l’expectative.


-Tu as pu lire son esprit ?


-Partiellement. Il dissimule ses pensées autant que possible mais lorsqu’il a raconté son histoire, il était perdu dans ses souvenirs et j’ai pu voir pas mal de choses...


-Si ce n’est que partiel. Comment peux-tu être sûr de ce qu’il a fait ou non ? objecta Rosalie, toujours tendue.


-Ce type n’est pas un violeur. C’est une certitude.


-Comment peux-tu en être sûr ?


Rosalie insistait, butée, une expression dédaigneuse sur le visage et croisant les bras dans un geste défensif, se dressant de toute sa hauteur. Emmett s’était rapproché d’elle, le plus prêt qu’il était possible sans la toucher. Edward se retint de soupirer.


-J’en suis sûr parce que je ne pense pas qu’il ait déjà été le genre d’homme à aimer faire souffrir les autres : Que ce soit du temps où il était confédéré ou dans l’armée de Maria, il a tué des milliers de personnes mais je ne l’ai pas vu torturer qui que ce soit. J’ai dit qu’il avait assisté à un lynchage mais il n’y a participé en aucune manière : il était trop lâche et obtus pour s’y opposer mais ce n’est pas pour autant qu’il a pris le moindre plaisir à en être spectateur. C’est même précisément son inaction coupable lors de cet événement à laquelle il faisait référence lorsqu’il disait penser que certaines de ces actions en tant qu’homme lui avaient fait mériter de brûler en enfer. De toutes manière, c’est sûr qu’il n’a jamais fait ce dont tu l’accuses. Il a dit que sa sœur était décédée mais il n’a pas précisé les circonstances : elle a été violée quand elle avait douze ans. Un inconnu qui est passé par hasard dans le ranch familial quand la fillette était seule : le coupable n’a jamais été retrouvé, Jasper a fait son possible pour réconforter sa sœur et est resté à ses côtés durant des semaines pour prendre soin d’elle mais la petite était inconsolable, elle ne s’en est jamais remis... quelques mois après l’agression, elle s’est pendue. C’est lui qui a trouvé le corps et l’a descendu pour que son père ne la voit pas. C’était quelques semaines avant le début de la guerre civile. Je crois que c’est en partie pour se distraire qu’il s’est engagé et lancé à corps perdu dans les combats. Je pense qu’il n’a jamais arrêté de fuir ce souvenir.


Et vraiment, que pouvait-on dire d’un homme qui fuyait le souvenir d’une petite fille pendue dans sa tête ? [6]


-Je t’assure que l’idée qu’il ait contraint une femme est ridicule. Il est presque aussi enragé que toi sur ce sujet, je l’ai vu se battre avec l’un de ses subordonnés voulant abuser d’une prisonnière Comanche durant la guerre… pourtant, vu ses opinions de l’époque, il ne devait avoir que peu d’égards pour la fille. Et concernant Alice, ton idée qu’il l’obligerait à quoi que ce soit en la manipulant avec son pouvoir est odieuse [7] : je ne suis pas infaillible et je peux me tromper sur beaucoup de choses lorsque je lis les pensées d’une personne mais je suis sûr que son amour pour elle est sincère. Il lui est complètement dévoué et je suis sûr qu’il ne lui ferait pas de mal volontairement ; sa seule raison d’utiliser son don pour nous calmer était d’assurer sa sécurité. Il se fichait que nous l’attaquions mais était totalement paniqué à la perspective qu’Alice soit blessée en cas de conflit.


Comme prévu, il s’était laissé emporter et son petit discours avait eu un effet bien plus positif sur l’assemblée qu’Edward ne l’aurait voulu.


Esmée était de nouveau pleine de sollicitude envers le couple de nomades, compatissante envers Jasper et son sombre passé, Carlisle était encore davantage raffermi dans sa résolution de les accueillir. Emmett s’était sensiblement détendu, ayant enfin pu avoir connaissance des causes de la colère de son épouse, il était maintenant à côté d’elle, l’ayant tendrement enlacée alors qu’elle semblait brusquement s’apaiser. Et il n’avait pas besoin de lire les pensées de Rosalie pour savoir que sa rage à l’encontre de Jasper avait disparue aussi soudainement qu’elle était apparue… Pire, son côté égocentré faisait qu’elle mélangeait à présent leurs tragédies individuelles pour en faire un drame partagé [8]. Rosalie qui n’avait jamais pitié de personne d’autre qu’elle-même, ressentait en cet instant une dérangeante forme de communion avec le nomade : Jasper était un monstre mais définitivement pas le genre qui effrayait sa sœur. Comme prévu, il n’y aurait plus aucune opposition franche de ce côté.


Ce qui laissait Edward comme seule personne rationnelle du clan Cullen pour contester l’intégration d’Alice et Jasper à leur famille... et les visions d’Alice lui avaient suggéré que c’était un combat perdu d’avance.


Il tenta tout de même, mettant le plus de morgue possible dans son ton :


-Mais peu importe ce qu’il n’a pas fait. Il est définitivement dangereux ! Songez une minute à son palmarès ! Il l’a lui-même avoué : il a tué près de 30 000 personnes. Vous rendez-vous compte de ce que représente ce chiffre ? En tant qu’empathe il a, par nature, un caractère instable et peut perdre le contrôle de son pouvoir à tout moment. Et, sans même prendre en compte qu’il soit empathique, il a vécu beaucoup de choses épouvantables, sa créatrice lui a fait subir des choses inimaginables, assez pour qu’il soit complètement déséquilibré. Il peut paraître sain d’esprit, ça ne veut pas dire qu’il ne soit pas au bord de la rupture et ne puisse pas basculer d’un instant à l’autre : il était très proche du suicide avant de rencontrer Alice et elle est la seule personne qui ait une certaine emprise sur lui. Si elle est blessée ou pire ou que quelque chose se passe mal en son absence et qu’il se sent menacé, il pourrait facilement perdre pied et essayer de tous nous tuer. Voulez-vous prendre ce risque ?


Esmée eu l’air d’hésiter un instant, Emmett haussa les épaules et Rosalie lui adressa un regard étrange mais quand il s’exprima le ton de Carlisle était ferme et sans appel.


-Il ne m’a pas du tout eu l’air instable. Je ne pensais même pas qu’un vampire empathique de près d’un siècle pouvait exister : pour avoir survécu aussi longtemps en temps de guerre et en ayant un pouvoir de ce genre, sa maîtrise de lui-même et de ses émotions doit être exceptionnelle. Qu’il ait vécu des choses terribles par le passé devrait nous inciter à lui montrer de la compassion, pas à lui tourner le dos. Et pour ce qui est de son nombre de victimes, je pense qu’aucun de nous ne peut se permettre de le juger : il a eu une très longue vie et il a été créé au pire endroit possible, dans un contexte violent, pour faire la guerre alors qu’il était déjà soldat. Pouvons-nous vraiment affirmer que nous aurions fait moins de victimes que lui si nous avions été transformés dans le Sud en ayant ses capacités et des informations erronées sur le monde des vampires ? Quel aurait été mon « palmarès » dans des circonstances similaires ? Personnellement, je n’en suis pas sûr. Et, je ne vais pas le juger ou le rejeter pour ses fautes passées s’il essaie sincèrement de faire mieux et de changer.


Edward en était sûr et certain Carlisle n’aurait jamais eu l’ombre du palmarès de Jasper. Carlisle se serait peut-être involontairement alimenté d’un ou deux humains si ceux-ci avaient été présentés saignants face à lui juste après sa transformation mais il n’aurait jamais tenu une semaine dans une armée de nouveau-nés. Son père était une âme noble et éprise de justice, jamais il n’aurait accepté de combattre pour une cause absurde, encore moins de détruire ses frères d’armes désarmés après que ceux-ci aient été considérés inutiles. Il se serait simplement laissé mourir dès les premiers combats. Même chose pour la douce Esmée, elle n’aurait rien donné sur un champ de bataille et aurait rapidement été éliminée.


Emmett aurait sans doute pu faire quelques ravages au sein d’une armée de vampires du Sud : avec sa carrure, son énergie inépuisable et sa soif de sang au-dessus de la moyenne, il aurait facilement pu engendrer la destruction partout sur son passage avec un créateur malintentionné. Une force de la nature comme lui aurait sûrement été détruite suite à une imprudence, après quelques centaines de victimes à son actif. Sûrement.


Et Rosalie… Rosalie, avec son esprit indomptable, sa rage de vivre et sa personnalité abrasive, transformée dans un contexte de guerre elle aurait pu être une force de dévastation implacable : personne n’aurait pu la blesser aisément et ses victimes se seraient comptées par milliers avant que quelqu’un ne puisse songer à l’arrêter.


Et lui-même ? Edward préférait ne pas réfléchir à ce qu’aurait pu donner sa création par un autre que Carlisle en plein milieu d’une guerre. Aurait-il comme Jasper mis ses pouvoirs au service d’un créateur cruel et retors ? Aurait-il éliminé des dizaines d’autres milliers d’individus pour obéir aux ordres ? Aurait-il fini hanté, couvert de sang, de cicatrices indélébiles et au bord du gouffre ? Edward n’en savait rien et il ne voulait surtout pas avoir à se poser la question.


Même avec l’influence bénéfique de Carlisle et Esmée, même en connaissant le régime végétarien depuis son éveil il avait choisi de se rebeller et de faire fi de toutes préoccupations morales pour goûter au sang humain. Durant son voyage en solitaire, en moins de trois ans, il avait tué 352 personnes : une goutte d’eau par rapport à ce qu’avait fait Jasper, certes. Avec cette moyenne, il en serait arrivé à combien sur plus de quatre-vingt ans ? Dans les 9 400. Soit plus que le nombre de victimes humaines de Jasper…


Certes, il avait soigneusement choisi ses proies, lisant leurs pensées et s’assurant qu’elles méritaient de succomber avant de procéder à la mise à mort et de se nourrir. Coupable, juge et bourreau à la fois : un monstre se nourrissant d’autres monstres en prétextant avec hypocrisie rendre « justice » alors qu’il ne faisait qu’étancher sa soif. Est-ce que ça changeait quelque chose qu’il pense ne jamais avoir tué d’innocent ? Il avait décidé de jouer à dieu, crachant sur tous les idéaux que son père avait tenté de lui inculquer.


Et quelque part, en ça, il pouvait s’identifier à Jasper. Jasper qui comme lui avait été plus intelligent que la moyenne, avait eu la capacité de lire facilement les gens et de les comprendre. Jasper qui avait été un adolescent arrogant et impétueux qui s’était enfuit de chez lui avant d’être majeur et avait mené un combat que son père méprisait... le fils d’un humaniste, faisant tous les pires choix possibles et se transformant en un meurtrier. Oui, Edward pouvait s’identifier à Jasper sur certains points et ça le rendait furieux.


-Tu as raison, je suis sûrement le moins bien placé ici pour le juger. Mais quand bien même il ferait sincèrement de son mieux pour adopter le régime végétarien et être pacifique, sa présence mettrait forcément notre famille en danger. Nies-tu ce fait Carlisle ?


-Chaque ajout à notre famille est un risque et j’en suis bien conscient : même avec des personnes ayant un passé moins complexe, il y aurait un danger à les inclure. Mais certains changements valent la peine de prendre un risque et je suis convaincu qu’Alice et Jasper en valent la peine. Ils sont devenus végétariens grâce aux visions d’Alice, ils sont venus de très loin pour nous rencontrer et ont pris le risque de nous faire confiance et de partager honnêtement leurs histoires. Je les crois sincères quand ils disent qu’ils n’ont aucune mauvaise intention et qu’ils veulent faire partie de notre famille. Je ne me vois pas leur fermer notre porte et j’aimerai que vous les acceptiez parmi nous.


-Il en va de même pour moi, je pense que tout le monde mérite une seconde chance et un peu de quiétude. Alice a besoin d’un foyer et Jasper d’un endroit où être en paix. Je veux qu’ils restent.


Le ton d’Esmée était ferme et elle les regardait avec espoir lui, Rosalie et Emmett.


Emmett fit un clin d’œil à Esmée et un sourire amusé.


-Ça marche pour moi. Ces deux-là m’ont l’air intéressants et avoir une voyante et un empathe en plus d’un télépathe dans le coin, ça pimentera sans doute un peu notre quotidien. J’attends avec impatience les prochaines sessions de jeux !


Rosalie hésita une fraction de seconde, elle voulait une sœur, Alice avait l’air charmante et elle n’avait pas de réel problème avec Jasper maintenant que les affres de son passé avaient été dévoilés. Elle n’était ravie à l’idée de vivre avec un empathe en plus d’un télépathe –loin de là– mais tant que le garçon n’essayait plus de manipuler ses émotions, elle pourrait sans doute le tolérer. Esmée avait raison, Jasper méritait sans doute un peu de paix. Ciel, Edward avait dit qu’il était carrément suicidaire avant de rencontrer Alice… et l’espoir si pur qu’il leur avait transmis en finissant son récit. Une petite partie d’elle ne pouvait pas le haïr et elle avait envie de lui tendre la main.


-D’accord, ils peuvent rester.


Edward se retint de s’énerver et de poser une objection ferme, hésitant à se lancer dans une nouvelle série d’arguments qui se finirait par des disputes ou une impasse. Il n’aimait pas les changements mais tous semblaient plutôt déterminés à lui imposer celui-ci. Il repensa à Alice, à son don étrange et à son sourire joyeux.


Il pria pour que toute cette histoire ne se transforme pas en une débâcle totale et qu’aucun membre de sa famille ne soit blessé dans le processus.


-Comme vous voudrez, concéda-t-il de manière maussade.


Esmée et Carlisle lui adressèrent un grand sourire soulagé et il voulut les maudire pour leur enthousiasme. Il avait besoin de se vider l’esprit et d’évacuer un peu sa frustration avant le retour des nomades.


-Je sors un moment pour chasser.


Lorsqu’il revint deux heures plus tard Alice et Jasper étaient installés dans sa chambre et toutes ses affaires avaient été reléguées au garage, son piano avait atterri au milieu du salon. Il se retint d’exploser en voyant l’air souverainement amusé d’Alice et d’Emmett, le sourire moqueur de Rosalie, l’expression froide et méfiante de Jasper et les pensées vaguement coupables de ses parents.


-Je leur ai dit que ça ne te dérangerait pas de nous céder ta chambre ! Encore merci, elle a une vue superbe ! claironna la voyante, l’air au comble du bonheur et de l’agitation. [9]


« Merci mon frère. »


Edward leva les yeux au ciel et sentit les coins de sa bouche s’étirer irrésistiblement face à une telle impudence. Il dû s’empêcher de lui sourire. Alice était peut-être une menace bien plus terrible que son compagnon.



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Notes diverses :


[1] Le titre du chapitre est un mix entre « Le mots et les choses » de Foucault et « La petite marchande de prose » de Daniel Pennac.


[2] Campbell est la ville du Minnesota, dans celles que j’ai trouvées, qui avait le nombre d’habitants le plus proche du « palmarès de victimes » de Jasper en 1950.


[3] Toukhatchevski était un commandant de l’armée rouge ayant fait un grand nombre de victimes civiles en donnant l’ordre d’utiliser des gaz toxiques pour mater des révoltes paysannes.


[4] Oui, Edward juge durement Rosalie dans ce passage mais ça ne vient pas de nulle part… indépendamment de mon point de vue, j’essaye de coller un minimum au canon de Twilight où leurs rapports/visions l’un de l’autre sont assez exécrables. Pour moi, au regard de son passé traumatisant, l’hypothèse de Rosalie sur Jasper est tout à fait plausible et compréhensible. Non seulement les viols étaient –et sont toujours– monnaie courante durant la guerre mais, pour reprendre le canon, Rosalie a été violée par Royce et son groupe d’amis suite à l’encouragement/incitation de l’ami de Royce, John qui était un soldat en permission originaire de Georgie (et qui, c’est spécifiquement précisé dans le bouquin, a un très fort accent du Sud) … Perso, ce détail m’a fait gamberger sur l’appréciation que Rosalie avait pu avoir de Jasper à son arrivée. Un type à apparence effrayante débarque chez les Cullen, c’est un militaire ayant un fort accent du Sud, il annonce avoir commis des exactions (sans préciser lesquelles) et a en supplément la capacité de « lire et manipuler les émotions » de son entourage. Si ce n’est pas un « déclencheur » géant pour Rosalie, je ne sais pas ce qui l’est : je crois qu’on peut aisément comprendre d’où viennent ses suppositions et sa réaction épidermique.


[5] Cette histoire de lynchage ne sera pas développée dans cette fanfic mais je suis en train d’écrire une série d’OS sur le passé de Jasper où je reprends cet élément.


[6] Aucune idée de pourquoi cette phrase s’est imposée dans mon écriture mais elle était là et je n’ai pas pu me décider à l’enlever alors voilà pour la mort de la sœur de Jasper et le titre de ce chapitre. La phrase est empruntée à « La petite Marchande de Prose » de Daniel Pennac. Dans le roman ça fait référence à une femme profondément marquée par le livre « Les Démons » de Dostoïevski (où le narrateur est devenu fou suite au suicide par pendaison d’une fillette qu’il avait violée).


[7] Je respecte les descriptions physiques du bouquin pour les protagonistes de cette fic. Canoniquement Jasper est supposé faire entre 1m90/95 (Meyer ne lui donne pas la même taille en fonction des textes) et Alice 1m48 : ça fait un écart de taille assez monumental qui, ajouté, à leurs personnalités et passés très différents, peut donner lieu à un contraste assez perturbant pour des spectateurs extérieurs. Toujours par rapport à son passé (agressée et tuée par son propre fiancée) et à sa méfiance généralisée envers les hommes, je crois que Rosalie serait la première à s’inquiéter de l’éventualité que grand méchant Jasper manipule la frêle et joyeuse Alice avec son pouvoir…


[8] Idem pour la rudesse de la remarque d’Edward. Je ne veux faire de bashing sur aucun perso mais je respecte l’inimité canon entre lui et Rosalie et pour ce qui est de cette brusque compassion de Rosalie envers Jasper : il s’agissait d’expliquer pourquoi elle a –conformément à la saga– accepté si facilement Jasper au point de lui proposer de jouer le rôle de son frère jumeau alors qu’avec sa personnalité et son passé elle aurait théoriquement dû être celle la plus insupportée par son intégration. Pour moi si elle lui montre rapidement une certaine sympathie c’est parce qu’inconsciemment son histoire fait écho à quelque chose en elle.


[9] J’ai un peu tordu la chronologie des événements mais la première chose que fait Alice après que Carlisle les ait acceptés elle et Jasper dans la famille est de piquer la chambre d’Edward pendant qu’il chasse :p


À bientôt pour le prochain chapitre ^^


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