L'évasion de Kridivine

Chapitre 1 : Falling for you

Chapitre final

7589 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 22/02/2018 04:55

Ce texte participe au défi d'écriture de Fanfictions.fr de février 2018 " Saint Valentin inattendue " portant sur le thème du ship improbable de deux personnages au sein d'un fandom (non crossover).


Pitch : extrapolation hypothétique sur la toute première rencontre de Jack Harkness et de l'abominable John Hart, alors qu'ils étaient encore tous deux jeunes agents temporels au 51e siecle. Hart nous raconte comment il a rencontré un simple petit bleu qui lui a fait une certaine impression.

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L’ÉVASION DE KRIDIVINE


Come as you are, as you were, as I want you to be

As a trend, as a friend, as an old enemy

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-I-


Momentanément aveuglé, il se sentait faible et comateux. Sous lui, un sol froid et dur. Pourtant, alors qu'il n'était même pas certain d'être pleinement conscient, il avait eu l'impression d'un souffle tiède sur sa joue et d'entendre le murmure d'une voix inconnue à son oreille :

« Je ne te lâche pas ».

Deux doigts s'étaient enfoncés dans son cou, puis la guenille lacérée qui lui couvrait encore la poitrine avait été soulevée tandis qu'un sifflement léger suivi d'un juron étouffé se faisait entendre… Un bruit, comme un craquement, quelque chose qui se déchirait peut-être et une odeur bizarre. Puis une paume large à plat sur sa poitrine… et bientôt une sensation très chaude, abominablement douloureuse, quand ses blessures avaient commencé à le piquer si fort qu'il aurait pu croire qu'on lui versait de l'acide pur dessus.

Il avait gémi au prorata du ressenti et une main d'homme – définitivement une main d'homme – quoique ferme et douce, s'était posée aussitôt sur sa bouche.

« Shh, shhh » avait-on soufflé à son oreille. « Tu te sentiras mieux dans un instant… mais ferme-la ».

Il s'était un peu agité mais il n'avait pas pu réagir quand il avait senti qu'on l'avait retourné sans difficulté sur le ventre. Le même bruit de déchirement, et la même brûlure aiguë sur les lacérations multiples de son dos le firent violemment tressaillir. D'accord, convulser à moitié.

— Qui es-tu ? avait-il croassé avec peine alors qu'il se sentait bientôt envahi d'une douce torpeur qui l'assommait à moitié pendant que le produit faisait effet.

— Si tout se passe bien : ton passeport vers la sortie, avait chuchoté la voix inconnue.

Un sourire désabusé avait fait éclater les gerçures des lèvres craquelées de Jon.

— On ne sort pas vivant de la prison de Kridivine, mec. Renseigne-toi.

— Économise ta salive, si c'est pour dire des conneries.

Marrant comme réponse. Finalement, ses tortionnaires voulaient bien faire preuve d'un peu plus d'humour qu'il ne croyait…

Le haut de son corps lui cuisait comme s'il s'était fourré dans un nid de frelons mécontents et ses bras pesaient une enclume chacun… Il essaya quand même de se retourner pour mieux voir qui était dans sa cellule avec lui, mais la blessure qu'il avait à la cuisse l'élança tant qu'il y dut y renoncer pour l'instant.

— Quoi ? chuchota l'autre. Tu ne peux pas attendre dix minutes que le baume antiseptique fasse effet ? Bouge pas. Normalement le gel va te brûler comme l'enfer, cicatriser ce qui peut l'être, et t'anesthésier partiellement…

— Je sais ce qu'est une compresse AA d'urgence, merci… grogna Jon. Ce que je comprends pas, c'est pourquoi t'en as et ce que tu fous dans ma cellule ! …

— Putain ! rétorqua l'autre entre ses dents, d'un ton mordant où grondait une colère contenue. Mais il faut que je t'assomme pour que tu la boucles enfin ?

Il avait parlé bas à quelques centimètres de son oreille. Incongrument, ce qui avait frappé Jon, c'était qu'il sentait bon… Enfin, pour que ce soit clair, lui-même n'était qu'une immense plaie purulente à vif qui croupissait depuis des jours dans cette cellule où la seule fois qu'il avait vu un baquet d'eau, ça avait été quand on avait essayé de le noyer dedans… Il y avait des jours de ça !

Dans le faible rai de lumière qui parvenait à peine à filtrer par ses paupières tuméfiées, Jon avait perçu l'éclat rageur d'un iris bleu serti entre des cils… presque… sexy ?

— Qu'est-ce qui t'inquiète ? Personne ne vient jamais, sauf pour me torturer. Mais là comme tu vois, c'est déjà fait…

— Ils vont bientôt passer à la phase bactériologique et… tu parles quand tu délires, abruti. L'Agence m'a envoyé faire en sorte que ça n'arrive plus !

Jon émit une sorte de grincement de crécelle qui, à la base, devait être un rire, mais il arrêta vite car ça lui faisait mal. Il essaya pitoyablement de se redresser un peu, s'appuyant contre le mur de béton gris, près de la couchette d'où il avait dû tomber, mais ça n'avait rien de gagné. Le matériau brut lui raclait désagréablement la partie du dos qui était en contact. Il se demanda dans un moment de curiosité si la peau allait tenir ou si elle allait tout simplement rester accrochée au mur… La compresse d'urgence antiseptique et anesthésiante commençait à agir, mais pas la peine de se leurrer : il se savait bien amoché.

— T'as paumé deux beaux kits d'urgence pour rien, mon gars. T'aurais dû me coller une balle bien placée et ça aurait été réglé. En fait, c'était bien ça, le plan, pas vrai ?

— Seulement si t'étais pas transportable…

— Ah, je me disais aussi… Et bah, si t'as l'intention que je marche, il faudrait peut-être que tu fasses quelque chose pour ce que j'ai à la cuisse…

Ta. Gueule ! J'entends des pas qui viennent par ici...

Jon devina, plus qu'il ne vit, que l'inconnu s'était levé et approché de la porte sur la pointe des pieds. On entendait deux gardes arriver dans le couloir de sa cellule, bavardant tout haut dans une langue étrangère. Il sursauta malgré lui quand la trappe permettant de passer ce qu'ils osaient appeler sans rire de la nourriture, fut soulevée pour laisser passer un plateau et un bol à l'odeur nauséabonde. Puis les pas avaient décru et pendant un moment, Jon était effectivement resté très silencieux à comater gentiment dans son coin.

— Je te déconseille de manger ça, refit la voix en rompant le silence.

— Et comment crois-tu que j'aie survécu pendant deux semaines, p'tit génie ?

— Espèce de foutu connard arrogant et indiscipliné, il est bien trop tôt pour dire que t'as « survécu » ! A cause de toi, deux agents sont déjà morts : ton coéquipier et celui qu'on a envoyé avant moi pour essayer de te tirer de là.

— C'était qui ?

— Kranakar.

— Quoi ?! Merde ! Ce mec était une légende vivante…

— Comme tu dis… Et bah maintenant, c'est plus rien qu'une légende morte.

— Mhh, puisqu'on en parle, toi, t'es qui ?

— Tu me connais pas.

Après la sécheresse de cette réponse, Jon observa le silence pendant un moment et puis se mit à sourire soudain quand il comprit… Les pontes de l'Agence Temporelle devaient lui avoir envoyé un bleu ! S'il ne voulait pas dire son nom, c'était probablement parce qu'il n'en avait pas encore… La coutume voulait qu'on ne rebaptise que les titulaires, les nouveaux avaient juste un matricule. Kranakar était pourtant un agent expérimenté, s'il était mort, ce qui était vraiment surprenant, ils avaient peut-être dû tenter une sorte d'opération de la dernière chance, avec quelqu'un qu'ils pouvaient sacrifier ou qui leur importait peu. Et la bleusaille, c'était parfait pour ça…

— C'est pas un cadeau qu'on t'a fait cette mission, énonça-t-il comme une évidence. Pourquoi t'as accepté ?

— Je l'ai demandée parce que tout le monde pensait que c'était FDA. Si je te ramène, ils vont être obligés de me filer de l'avancement. Et j'ai justement entendu dire que deux places de titulaire actif venaient de se libérer…

Son sourire était quasiment audible quand il avait dit ça.

— Mhh, t'es bien mon genre de salaud, petit !

— Hey. Me la joue pas vieux routard, tu veux ? T'as seulement deux ans de plus que moi !

Quoiqu'il en pense, deux ans de service actif en tant qu'agent titulaire pour l'UTA, Universal Time Agency, faisaient quand même une sacrée différence de maturité, comptant souvent pour le double en temps propre, mais Jon s'amusa de cette manifestation d'humeur. Il commençait à apprécier cette voix et son ton, et l'envie de voir à qui ils appartenaient le tenailla plus fort.

Il porta sa main à son torse dénudé et prit un peu du gel anesthésiant sur le bout de ses doigts pour l'appliquer avec précaution sur ses paupières douloureuses. Il voulait pouvoir savoir enfin à qui il avait affaire. Elles mirent un peu de temps avant d'obéir.

Au bout d'un moment, il finit par accommoder et distingua dans la lumière permanente blafarde qui baignait la pièce quasi vide aux murs nus et rugueux, le profil d'un jeune homme brun aux traits réguliers, assis à même le sol, le dos au mur à côté de sa couchette. Il avait une jambe tendue au sol et une autre repliée, le coude posé sur son genou et sa main appuyée sous le menton, comme s'il réfléchissait intensément à quelque chose. Peut-être bien à un plan pour les tirer de là.

Malgré lui, Jon s'en étrangla presque de surprise. Le petit bleu était monstrueusement beau. Vraiment vraiment vraiment magnifique. Incrédule, il laissa trainer sur lui son regard avec envie, scrutant sans vergogne chaque détail de sa silhouette bougrement appétissante. Se sentant observé, l'autre braqua ses yeux bleus sur lui, les sourcils arqués en une question muette.

— Rien, se défendit-il malgré lui, je voulais voir à quoi tu ressemblais…

L'apollon haussa une épaule indifférente.

— Qu'est-ce que ça peut te foutre ?

Il ne put s'empêcher de se sentir navré de constater sa froideur et sa brusquerie. Il déglutit.

— Hum, dis-moi Eye Candy, t'es… toujours aussi grincheux ? Qu'est-ce qui ne va pas…?

— Ce qui ne va pas, c'est que t'es dans un si sale état que je doute que tu puisses tenir debout et me suivre par le chemin que j'ai pris pour venir. Et l'idée de devoir te porter tout du long n'est pas très riante…

— Tu as tort. Tel que tu me vois là, je ramperais sur mes moignons pour te suivre où tu voudrais… Mais si t'avais un autre kit d'urgence pour ma jambe, je te ralentirais moins. A propos, comment t'as fait pour entrer ?

Son ange gardien sembla soudain réticent à en dire plus s'enfermant brusquement dans un mutisme franchement suspect. C'est là que Jon se demanda enfin s'il ne s'était pas fourvoyé sur toute la ligne et si ce mec improbable n'était pas là pour un tout autre motif, bien plus réaliste. Comme le mettre en confiance et tâcher de lui soutirer d'autres informations moins nébuleuses que celles qu'il pouvait – prétendument – laisser échapper dans son sommeil, par exemple…

Jon referma les yeux et se laissa aller en arrière contre le mur, vaguement déçu. Qu'est-ce que ça pouvait être d'autre ? Ce qu'il y avait de plus vaniteux en lui s'estimait flatté que les responsables de la prison aient pu lui dégoter un faux compagnon d'infortune aussi ébouriffant… Ils devaient s'attendre à ce qu'il se jette dans ce piège la tête la première.

Il le vit sortir de son blouson sans manches une troisième poche contenant du gel antiseptique anesthésiant et la regarder comme avec regret, l'air de soupeser s'il ne faisait pas une connerie, avant de la lui lancer. Jon fit l'effort de l'attraper au vol en grimaçant de souffrance. Le prisonnier pencha la tête vers sa cuisse et écarta le trou dans le tissu de son pantalon pour essayer d'apercevoir sa plaie. Pour autant qu'il pouvait voir, elle était bien moche… Il s'était à moitié empalé sur un bout de métal en tentant de s'évader la première fois. Il espérait seulement que ce machin blanc qu'il voyait n'était pas son os.

Voyant comme l'autre obtempérait, il se dit qu'il avait une chance. Son plan fut établi très vite. D'abord se soigner, puis se relever, se jeter sur le type pour l'assommer et le refiler aux gardiens en espérant qu'ils veuillent bien passer au moins un tour dans leurs tortures hebdomadaires ! Pas sûr que ça marche, mais il fallait bien qu'il tente quelque chose. Pendant ce temps-là, il ne révélerait rien… Le gars fixa ostensiblement le sol pendant qu'il dénouait sa ceinture (un simple bout de ficelle même pas solide pour éviter qu'il ne cherche à s'étrangler avec) ce qui ne manqua pas d'égayer Jon, tout en lui confirmant qu'il n'avait pas d'expérience. Jamais il n'aurait dû le quitter des yeux. Pas une seconde. Jon appliqua la compresse directement sur sa plaie et ne put retenir un gémissement haletant. Il resta un moment déplorablement long comme ça, puis quand il put reparler, il remarqua :

— Hey, grand timide ! Comment t'as fait pour survivre au casernement ?

— Je suis pas du tout timide ! rétorqua l'autre avec un regard noir. Ça n'a rien à voir.

— Tu m'en diras tant… Tu vas pouvoir m'aider à me relever et à remettre mon...

— Dans tes rêves.

Jon se mit à rire à voix basse en le considérant avec intérêt. C'était vraiment dommage de devoir se résoudre à lui faire du mal car il lui plaisait vraiment de plus en plus. C'était assez inhabituel de voir la façon dont il affichait son orgueil et son embarras. S'il était payé ou menacé pour le mettre en confiance et le faire parler, il avait une technique vraiment inédite... Il aurait dû cacher ses propres sentiments. Pourtant Jon voulait bien reconnaître que ça marchait complètement sur lui, il avait follement et désespérément envie de le croire. Cependant, il n'avait pas ce luxe.

Il se remit debout et remonta sa ruine de pantalon troué qui était tombé sur ses genoux le temps qu'il applique la compresse.

— T'es un petit bouseux qui sort de sa campagne, pas vrai ? D'où tu viens ? demanda-t-il en sautillant avec peine sur l'autre jambe valide.

— Boeshane. C'était une colonie qui s'est fait razzier quand j'étais môme, elle n'existe plus.

— Un pecnot de chez pecnot, quoi…

Une épaule appuyée contre le mur opposé, il semblait pleinement absorbé par la contemplation des multiples traces et taches sombres suspectes qui constellaient le sol.

— Un pecnot qui est entré sans se faire repérer – contrairement à toi, souligna-t-il, et qui est pour l'instant, le seul à avoir une chance de te sortir de là. Je serais toi, je la ramènerais pas trop…

Jon se soutint un instant contre une paroi et le regarda, toujours avec insistance. Sa silhouette élancée, ses muscles dessinés sans être outranciers, sa bouche aux belles lèvres qu'il avait envie de mordre depuis qu'il l'avait entraperçue tout à l'heure… Et cette fossette divine… Oh, il n'avait plus envie de le cogner du tout… Mais alors plus du tout, du tout. Merde.

— Te fais pas d'idées à mon sujet, prévint l'autre avec un sourire légèrement supérieur.

— Quel genre d'idées ?

Il ricana tout bas.

— T'es victime de mon « arme secrète ». Ces salauds de l'Équipement n'ont pas voulu me refiler les gadgets habituels, parce qu'ils comptaient bien que j'allais les perdre ou les laisser aux mains de qui il fallait pas. La seule chose qu'ils m'ont généreusement accordée, c'est une modification sur la production de mes phéromones, qui sont dix fois plus puissantes que la normale. C'est un véritable bouclier furtif anti-agression.

— Je dois dire que ça fonctionne… pas mal du tout, confirma Jon avec un coup d'œil faussement blasé. Mais tu sais quoi, Boeshane ?... Je suis entraîné !

Le prenant par surprise, il fondit sur lui et le fit tomber en tentant de l'immobiliser par une prise qu'il était capable de réaliser, maintenant que tout son corps était quasiment anesthésié. Il ne devait pas s'attendre à se faire faucher par un type à peine capable de tenir debout… Une bonne leçon gratuite, s'il survivait. Le gamin se débattit comme un beau diable, et ils roulèrent par terre en tâchant de se rouer de coups mutuellement.

— Désolé, petit. Je n'ai pas le choix. Ce n'est pas contre toi… assura Jon.

— Arrête, mais t'es dingue ! Arrête, je te dis ! siffla le jeune homme.

Jon parvint à le plaquer au sol, pesant de tout son poids à califourchon sur lui, les mains bloquant ses poignets. Il vit ses yeux bleus s'agrandir et tandis que l'inquiétude de sa proie délicieusement remuante se faisait très évidente, Jon sevré depuis des semaines et pourtant pas en condition, fut cueilli par un désir qui mit le feu aux poudres.

Oh non, pas maintenant !...

Incapable du moindre self-control, il se pencha pour prendre la bouche du beau garçon avec voracité. Mais le bleu rétif en profita pour le mordre d'abord, puis de sa distraction momentanée pour lui appuyer de sa main libérée sur sa blessure la plus douloureuse. Ensuite, il ne lui fut pas difficile de prendre le dessus et lui décocher un crochet vengeur dans la mâchoire qui le laissa au tapis. Jon voyait trente-six chandelles mais il sourit malgré sa lèvre en sang.

— Je te pardonne. Mais uniquement parce que t'es vierge, murmura-t-il avant de glisser dans l'inconscience.


.°.


-II-


Il se sentait flotter. Plus précisément balloter. Il ne comprit pas tout de suite la situation, il lui fallut attendre de cligner des yeux. Il était porté. Non pas comme une jeune mariée ou un enfant malade : quelqu'un le portait sur son dos et marchait vite, courait presque. En voulant bouger ses mains pour assurer une meilleure prise, il comprit que ses poignets avaient été liés pour qu'ils puissent tenir en enserrant les épaules de sa monture improvisée. Deux bras étaient passés sous ses genoux.

Inhabituel. Petit, il avait souvent vu des enfants jouer à se transporter ainsi. Bien sûr, lui ne partageait pas leurs jeux… Il laissa cette pensée dériver car elle était inutile et vaine. Ils étaient en train de remonter des couloirs, tellement identiques dans leur neutralité gris-beige qu'il se croyait dans un vrai labyrinthe… Le jeune bleu de l'agence – Jack – ce nom roulait par vagues dans sa tête mais il ne savait pas d'où il le tenait car les bleus n'avaient pas de nom, les bleus n'étaient que des numéros… – il le portait sur son dos et remontait des tas de couloirs, s'arrêtant à certains moments, tournant à d'autres, sans que Jon puisse individuer comment il faisait pour s'orienter. Avait-il réussi à obtenir les plans des lieux et à les mémoriser ?

Une part de lui se sentait légèrement coupable de se laisser transporter de la sorte. Sans doute aurait-il été plus correct de marcher et de le suivre… Mais après avoir été maltraité comme il l'avait été tous ces derniers jours, il voulait bien rendre les armes et accepter ceci. Et puis c'était agréable d'être ainsi contre lui. Avec son parfum épicé entêtant qui lui tournait la tête… Il se mit à glousser tout bas. « Tourner la tête ». Il n'avait certainement jamais employé cette vieille expression qui datait d'il ne savait combien de siècles…

— Si t'es réveillé, tu pourrais marcher, entendit-il soudain.

— Où sommes-nous ? grogna-t-il pour gagner un peu de temps de transport.

— Quelque part en pleine Phase A. Soit gagner une zone spécifique des étages les plus inférieurs…

— Quel est ton plan ?

— D'abord, arrêter de te porter à la première occasion… Ensuite, quitter la prison. Après, c'est là que ça va devenir un peu compliqué…

Il pila brusquement à un angle et en profita pour relâcher les genoux de Jon qui reposa les pieds par terre.

— Si tu essaies de m'étrangler, je te jure que tu vas le regretter… l'avertit-il en passant ses bras par-dessus sa tête pour se sortir de son étreinte involontaire.

Jon lui renvoya un regard maussade et tendit les poings devant lui dans l'intention manifeste qu'il le détache et le bleu le toisa d'un air sarcastique en secouant la tête.

— T'as prouvé que je ne pouvais pas te faire confiance, tu vas rester comme ça un moment… Viens suis-moi. On peut y aller, on est presque arrivés.

Jon le suivit comme il pouvait en maudissant chacun de ses pas qui commençaient à produire en lui une douleur sourde. L'effet de l'anesthésiant n'était pas très durable… Droite, gauche, droite, gauche, gauche, encore gauche, droite, droite, droite… Et il avait perdu le fil. Cela avait continué encore et encore. Il remontait les couloirs anonymes. S'arrêtait miraculeusement avant chaque croisement de patrouille. Repartait aussitôt…

— Comment tu fais ça ? s'enquit Jon avec curiosité. T'es devin ou quoi ? On a déjà croisé je ne sais combien de patrouilles depuis que je suis réveillé…

Le bleu sourit en coin en regardant vers lui un instant. Quel putain de sourire ultrabright il avait, le salopiaud ! Une véritable arme de destruction massive…

— Les mecs de l'équipement ne m'ont pas filé de gadgets mais ça ne veut pas dire que je suis venu les mains vides pour autant…

— T'as acheté un truc de ta poche ?

— Non, fit-il en dodelinant de la tête, je ne l'ai pas vraiment acheté…

— Tu as piqué du matos à l'Équipement ?! Si oui, j'avoue que tu m'impressionnerais…

— Non plus, je pense que je me serais fait sacquer direct… Disons que j'ai emprunté quelque chose que je ne pourrai malheureusement pas rendre… Attends un peu.

Ils venaient d'arriver devant une petite porte nue et lisse sécurisée par un code. L'air de rien, un peu énervant et un peu suffisant, il se cala devant le cadran et tapa une série de chiffres. La porte émit obligeamment un bruit caractéristique de déverrouillage, suivi d'un léger chuintement. Il tapa deux fois en haut et en bas du côté de l'ouverture et elle coulissa vers la droite.

— Mais comment tu peux savoir où coince cette foutue porte ! fit Jon en fronçant les sourcils.

Le bleu ne répondit rien mais il avait cet air content de lui qui l'énervait. Il le poussa par l'ouverture avant de s'engager après lui et de regarder la porte se reverrouiller sur eux. Dans le sas, il faisait noir. Une seconde porte avec un simple volant de verrou manuel se dressait devant eux.

— Si tu veux faire une très brève pause, c'est maintenant, le prévint-il.

— Pourquoi ? C'est quoi la suite ?

— Phase B. Quatre kilomètres de petits boyaux étouffants et puants, avant de rejoindre l'air libre.

— T'es en train de me dire qu'on passe par les égouts ? grimaça-t-il.

— T'es en train de me dire que tu préférais qu'on te caresse encore les côtes à l'électricité ?

— Nan. Et tu pourrais pas me détacher maintenant ?

— Tout à l'heure.

— Ça shlingue ici ! pesta-t-il comme l'autre ouvrait la seconde porte en mimant une politesse exagérée pour qu'il passe devant.

Le bleu soupira et répondit :

— En tant que bouseux, je suppose que j'ai l'habitude !… Mais je ne pensais pas que tu pourrais faire la différence avec ce que tu sens toi-même… Si ça peut te remonter le moral, dis-toi que tout à l'heure on sera à égalité... Maintenant, roule. Et reste devant moi, que je voie ce que tu mijotes !

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Une longue marche commença, seulement éclairée par de minuscules patchs lumineux d'une très faible portée. C'étaient des petites poches translucides qui une fois pressées émettaient à la fois de la lumière et de la chaleur. Au bout de vingt minutes toutefois, elles s'éteignaient toutes seules et il fallait les réactiver par quelques pressions. Elles leur permettaient pourtant de voir juste ce qu'il y avait devant eux.

Il n'avait pas trop envie d'y penser, mais il espérait qu'ils ne feraient pas de mauvaises rencontres, désarmés comme ils l'étaient. Se battre à mains nues contre des bestioles à moitié mutantes aux dents acérées, et le tout dans des boyaux marécageux n'avait rien pour le séduire outre mesure. D'habitude, il avait sur lui tout un attirail d'armes blanches et contondantes, mais là… Par contre, Jon était assez époustouflé par le nombre de petits trucs insignifiants que le nouveau avait dans les poches de son gilet mais qui s'avéraient tous utiles et bien pensés.

A un moment, il leur autorisa une petite pause, alors que les parois s'approchaient vraiment près d'eux et qu'ils allaient devoir continuer à avancer franchement courbés et le dos cassé en deux. Le bleu avait défait un scratch et attrapé deux barres sucrées et un stick d'eau pour chacun d'eux.

— Oh, c'est si gentil d'avoir pensé à mon petit goûter ! grinça Jon, pourtant éperdu de reconnaissance.

— La meilleure, c'est que je n'ai même pas besoin de te délier pour que tu puisses le manger…

Jon serra les mâchoires et le regarda mastiquer lentement sa barre protéinée et ignominieusement sucrée d'un œil torve. Il ne comprenait pas ce que ce mec fichait là. Il ne comprenait pas son attitude. Il aurait été tellement plus simple de le tuer dans sa cellule alors qu'il était faible et inconscient, au lieu de s'embarrasser de lui…

— Pourquoi tu fais tout ça pour moi, Boeshane ? s'énerva-t-il tout seul au bout d'un moment.

Le beau garçon en rit tellement qu'il s'étrangla presque avec son eau.

— Pour toi ? Mais je vais te rassurer tout de suite ! Je ne fais pas du tout ça pour toi !

— Mais pour qui alors ? Pour toi ? Pour obtenir la titularisation ?

Il eut un drôle de petit sourire et essuya sa bouche d'un revers de main avant de réactiver sa petite pochette chauffante lumineuse et de se remettre debout, un peu voûté.

— C'est bien ce que j'ai dit... Ce serait bien qu'on reparte maintenant. Comme tu t'en doutes, il y a un certain timing dans toute cette opération.

— J'ai besoin de comprendre, insista Jon.

— Il faut qu'on arrive bien avant qu'il ne fasse nuit, répondit laconiquement l'autre. Toi compris ou pecnot devoir faire petit dessin ?

— Tu peux arrêter avec tes petits airs supérieurs ? Je veux comprendre tes motivations. Pourquoi as-tu accepté de tenter ça ?

— C'était le plan de Kranakar. Tout a été orchestré par ses soins dans les moindres détails. C'était un plan super. J'ai cru et je crois toujours qu'il est très bon. Ça aurait dû réussir.

Jon se redressa en tremblant un peu sur ses jambes qu'il tenta de déraidir en les massant.

— Qu'est-ce que tu essayes de me dire ? Que tu le connaissais personnellement, peut-être ? Un petit rien du tout comme toi ? On ne pouvait pas l'approcher comme ça. Il évoluait dans des cercles bien trop proches de la Direction…

— J'ai été repéré et proposé sur son conseil.

— Mytho ! Krana était misanthrope au dernier degré. Les rares fois où je l'ai croisé, je me suis fait envoyer chier sans préambule. Tu vas dire que c'était parce que je suis un sale con, mais il n'y avait pas que moi… Qu'est-ce que tu aurais bien pu pouvoir faire, dans un monde imaginaire, pour qu'un truc pareil t'arrive vraiment ?

— J'ai découvert sans le vouloir un truc hallucinant sur son compte, il y a longtemps…

— Ça y est, t'as réussi à m'intéresser… Quel genre de truc ?

— Intime, disons.

L'œil de Jon se remplit soudain de rage quand il fit volte-face. Le bleu recula d'étonnement.

— Est-ce que ce salaud t'a… euh... s'est servi de toi quand t'étais petit ?

— Pas du tout, répondit le beau brun avec un regard attentif et peut-être légèrement plus… doux.

— Alors qu'est-ce que tu veux dire ?

Son ton était inexplicablement rageur et cassant. Le bleu hésita avant de répondre doucement.

— Je ne sais pas trop à quelle espèce il appartient. Une minute, c'était une femme avec une méchante blessure, et celle d'après et bien… il morphait en homme et il était guéri. Il était assez furax que j'aie pu voir ça… Il n'aurait pas été dans mes intentions de révéler son petit secret à qui que ce soit mais je suppose que vouloir garder un œil sur moi était sa meilleure option. Pour en revenir à ce que tu voulais savoir sur la pureté de mes intentions envers toi, je me suis dit que si je ne tentais pas moi-même ton sauvetage, la mort de Krana, aurait été totalement et désespérément vaine. Et je ne voulais vraiment pas que sa mort soit vaine. La mienne je m'en fiche, la tienne encore plus. Mais si on survit, alors ça aura un sens. Ça te va, comme motivation ?

— Non, mais je m'en contenterai, disons jusqu'à la prochaine pause, bougonna-t-il. Il y en aura bien une, non ?

— Je l'espère, répondit-il en lui défaisant les liens de ses poignets.

.

Après un temps qui lui sembla mortellement long où ils s'étaient traînés de plus en plus courbés, jusqu'à ne plus pouvoir avancer qu'à quatre pattes, puis ramper sur les coudes, ils débouchèrent miraculeusement dans un espace de tunnel un peu plus large et toujours aussi noir qu'un four. Un peu mal à l'aise de son pétage de plomb qui l'avait ridiculisé, Jon se manifesta pourtant enfin, renonçant à son orgueil naturel, conscient qu'il s'était montré largement présomptueux en affirmant qu'il pourrait suivre le rythme.

— Boeshane, c'est bon, t'as prouvé que t'étais un dur. Est-ce qu'on peut faire une autre pause maintenant ? se résigna-t-il à dire en se laissant rouler sur le dos.

— Je crois que non, on est en retard sur le timing.

Ce n'était pas la réponse qu'il attendait. Le gamin voulait-il lui faire payer sa petite tentative d'agression dans la cellule tout à l'heure ? Le fatiguer à dessein pour lui faire passer l'envie de se rebeller contre son plan qui avait l'air millimétré au quart de poil de…

— Et quoi, grinça-t-il, t'as une garden party ensuite ?

— Ferme-la ! C'est pas vrai ! Tous les titulaires sont-ils tous d'aussi gros connards ou c'est juste toi ?

— Bien sûr, on s'entraîne dur pour ça et on fait des concours… Pourquoi est-ce que tu t'énerves, mon tout beau ?... Est-ce qu'on ne…

Il n'eut pas le temps de finir sa phrase. Un bruit de grincement immonde et strident, assorti d'un gros « clong » lui glaça irrationnellement le sang. C'était étrange parce que sur le moment quand il avait vécu ça, il se souvenait que ce bruit n'avait rien représenté du tout pour lui. Juste un son sans importance, ni signification particulière. A la lueur des torches de gel, il avait vu les traits tendus de son sauveteur… Il ne comprit pas tout de suite pourquoi il voyait de la peur dans ses yeux. Ses magnifiques yeux bleus.

— On n'a pas fait assez vite ! Là, on est dans la merde !

Un ronflement sourd enfla dans son dos en l'empêchant de répondre. Le tunnel juste derrière eux rugit soudain et une masse monumentale d'eau se déversa sur eux en les emportant comme des fétus dans la tourmente. Jon se souvenait qu'il avait été tourneboulé dans ce courant, mais à l'instant même, il ressentit toutes les coupures et les coups sur ses membres qui rebondissaient sur les parois. Spontanément, il avait eu le temps de prendre une inspiration et voyait venir avec inquiétude le moment où il allait fatalement manquer d'air. Le courant était puissant et les emportait très vite. Il avait toutefois conscience que le nouveau n'était pas très loin derrière lui.

Au moment où il se dit que c'était probablement fichu et qu'il lui fallait impérativement reprendre une respiration, il sentit un bras le retenir à la taille et une main plaquer un tout petit dispositif sur son nez lui permettant d'avoir de l'air. Pas le temps de se réjouir de ce bref contact si chaud dans l'eau glacée. Le bras le lâcha pendant une minute et le flot les vomit dans une pièce plus grande où il se répandit de façon plus étale.


.°.


- III -


Jon roula et toussa pendant un instant en prenant conscience qu'ils étaient dans un espace plus dégagé avec devant une sorte de petite plateforme surélevée au bout de laquelle il voyait une sortie circulaire grillagée par d'épais barreaux. S'il avait pigé quelque chose à la balade, ça devait être le passage vers la phase C…

— Boeshane ? toussa-t-il. Comment tu comptes nous faire passer entre ça ? T'as chouravé un rayon rétrécisseur ?

Personne ne lui répondant, il tourna la tête de tous côtés avec étonnement. Il ne le voyait pas.

— Boeshane ?

Sa voix tendue résonna lugubrement sur les parois et le présage lui sembla sinistre. Flottant à la surface clapotante de la piscine de désengorgement, il repéra enfin l'une des pochettes de gel-torche et pressa dessus, avant de la tendre au-dessus de sa tête à bout de bras. A deux mètres de là, il pouvait distinguer un corps à plat ventre dans l'eau.

— Merde, merde, merde et merde !

Le choc l'atteignit en plein plexus et libéra toute l'adrénaline nécessaire pour galvaniser les forces qui lui restaient. Il nagea jusqu'à lui et le retourna. Les yeux fermés, celui-ci ne respirait plus.

— Boeshane, tu m'entends ?

Il avisa la plateforme où il pourrait tenter de le réanimer sur un sol dur et nagea d'un bras en tirant le bleu derrière lui par le col. Ses muscles hurlaient grâce et il avait mal à en crier mais l'idée que la seule personne qui pouvait le sortir de là ne meure aussi connement que ça, avant la fin du sauvetage, était proprement révoltante… Sans connaître la suite des opérations, il était voué à se laisser mourir à ses côtés…

Il se hissa sur la plateforme et le tira de son mieux hors de l'eau, en s'y reprenant à plusieurs fois. Il n'arrêtait pas de se dire qu'il devait être mort, que ça faisait sûrement trop longtemps qu'il ne respirait plus ! Agenouillé près de lui, les gestes inhabituellement fébriles, il entama un massage cardiaque en comptant. Comme ça ne donnait pas de résultat, il maudit son esprit mal tourné et se mit à sourire en murmurant entre ses dents, comme si l'autre pouvait l'entendre :

— Il va falloir que je me dévoue pour le bouche-à-bouche, hein ? C'est pas ta journée !

Pourtant, il arrêta assez vite de sourire quand il vit que son bel ange brun restait sans réaction. Soudain envahi d'une rage irrépressible qui consuma ses dernières forces, il comprit qu'il allait crever là, comme un con, à côté du cadavre le plus sexy qu'il lui ait jamais été donné de voir... Il abattit ses deux poings serrés sur la poitrine du bleu d'un coup violent et à sa surprise, le corps se tendit et s'arqua une seconde. Et celle d'après, le nouveau se mit à recracher de l'eau et à tousser.

Tremblant de soulagement, Jon le tourna un peu de côté en position de sécurité pour l'aider à faire sortir l'eau qui restait. Les beaux yeux se tournèrent vers lui et sa bouche se tordit en un rictus quand il dit en reprenant son souffle vaille que vaille :

— Et t'étais obligé de me péter le sternum dans l'opération ? Je te préviens, si j'ai une seule côte de cassée, je te colle un procès au cul à la sortie ! grinça-t-il d'une voix éraillée.

Jon en resta bouche bée une minute, ne sachant trop comment réagir. Ce petit salopard qui était mort une minute avant, était en train de se foutre de sa gueule ! Il hésitait entre l'envie de lui défoncer les dents à coup de poing et celle de l'embrasser jusqu'à ce que les yeux lui sortent de la tête… Il ne fit rien de tout ça pourtant et se contenta de le voir relever son corps de Lazare d'autant mieux révélé par ses vêtements trempés.

Ignorant les œillades pourtant fort peu discrètes dont il était couvé, les yeux rivés sur sa montre, il cligna les yeux deux fois en les écarquillant avant de dire entre ses dents :

— Merde, j'ai perdu une lentille !*

— Quoi ?

— T'occupe… Il m'en reste une, ça devrait aller. Je crains qu'on n'ait pas le temps de la chercher, la vraie mauvaise nouvelle, c'est qu'une deuxième vague arrive dans treize minutes…

— Et ?

— Je te promets que dans moins de cinq, on est dehors. Au fait, tu aimes la varappe ?

.

La sensation de torsion dans son épaule était atroce et lui vrillait les nerfs. Son cœur battait dans sa gorge, dans ses oreilles et sa vision se brouillait… S'était-elle déboitée sous le choc ? A flanc de montagne à pic, il était suspendu dans le vide : son mousqueton automatique venait de céder. L'anfractuosité où il avait eu la mauvaise idée de l'insérer était trop friable. Et la seule chose qui l'empêchait de tomber et de s'écraser au sol des centaines de mètres plus bas, était la main du bleu serrée autour de son avant-bras. La main de Jack.

— Je ne te lâche pas, disait-il avec détermination, le visage crispé sous l'effort.

Jon le regarda et il réalisa avec une parfaite clarté que ce visage avec ses yeux bleus et ses belles lèvres au-dessus d'un menton à fossette, serait probablement la dernière chose qui se graverait sur sa rétine avant de mourir. Ça aurait pu être pire ! Tant de ses camarades finissaient lamentablement, un trou dans le bide à contempler leurs intestins se répandre, la gorge ouverte d'une oreille à l'autre ou un coup de coutelas dans le dos, rendant leur âme damnée au fond d'une ruelle glauque…

Sa propre main glissait le long du bras qui le retenait à la vie. Glissait inexorablement. Foutue gravité. Pourtant, s'il lâchait maintenant, le gamin aurait une chance raisonnable de s'en sortir. Il était fort, il était en bonne condition malgré sa noyade de tout à l'heure... Il tourna la tête pour regarder le vertigineux dénivelé sous ses pieds. On ne survivait pas à des centaines de mètres de chute…

— Ne regarde pas en bas ! Regarde-moi, l'encourageait-il.

— Écoute, je ne vais pas pouvoir tenir. Pas dans l'état où je me trouve…

Sa décision était prise. Il leva les yeux vers lui, lui décocha son sourire le plus courageux et soigna son épitaphe qui se devait d'avoir un peu de panache :

— Je te remercie d'avoir essayé. Adieu, Boeshane.

Et il lâcha le bras qui le retenait.

Jack écarquilla les yeux et jura. C'était étrange parce qu'il savait qu'il s'appelait Jack mais l'ignorait dans son vrai souvenir. Il l'entrevit fourrager quelque chose avec son mousqueton mais comme il tombait vite, encore agréablement porté par l'air, il ne sut pas tout de suite ce qu'il essayait de fabriquer là-haut. Il ferma seulement les yeux, dérivant sur les courants, dans l'attente de sa mort brutale et imminente… Sa dépouille ne serait pas très présentable. Mais il n'avait personne qui aurait pu s'en indigner. Vraiment pers…

Le choc totalement inattendu lui arracha un cri et l'envoya tournebouler dans les airs. Il avait heurté quelque chose en vol !

Non, pas quelque chose mais quelqu'un car deux indéniables bras l'avaient attrapé par le milieu du corps pour le ceinturer et aussitôt une violente nouvelle secousse verticale avait freiné la chute, en lui soutirant un nouveau gémissement de souffrance – ses côtes étaient déjà bien assez douloureuses… Cassant sa nuque en arrière, il vit au-dessus de lui la corolle blanche d'un petit parachute. Et face à lui, l'éclat blanc du sourire arrogant de son ange gardien dont le souffle lui chatouilla le nez quand il prévint :

— Prépare-toi à l'atterrissage, on manquait de hauteur…

Ils percutèrent le sol et roulèrent sur deux mètres dans un grand méli-mélo de bras et de jambes avant de s'immobiliser, tandis que le fin tissu du parachute retombait mollement un peu sur eux. Crucifié par terre, sous le magnifique maboule dont il avait amorti l'atterrissage, Jon était à peu près aussi sonné qu'estomaqué.

Il avait sauté dans le vide et cet imbécile heureux avait plongé à sa suite, l'avait attrapé en vol et déclenché un parachute insoupçonné qu'il avait de planqué Dieu savait où !… Ce mec était invraisemblable !

Et il crevait d'envie de l'embrasser là, tout de suite, maintenant.

Mais à son grand déplaisir, l'autre s'était écarté de lui presque immédiatement pour se remettre debout et scruter les alentours comme s'il cherchait quelque chose. Quand il fit mine de s'éloigner de quelques pas, Jon s'aperçut qu'il boitait.

— Mais qu'est-ce que tu fiches encore ? lui demanda-t-il en asseyant avec peine la loque qu'était son corps meurtri.

— Attends-moi là, je reviens dans cinq minutes même pas.

— Mais tu peux pas souffler deux minutes, non ? Qu'est-ce qu'elle a ta cheville ?...

— Non, ils ont probablement découvert ta disparition maintenant et des drones vont être envoyés à ta poursuite, lança-t-il par-dessus son épaule en continuant d'avancer. Il faut qu'on dégage au plus vite tant qu'on a encore un peu d'avance. Ils ne savent pas trop où on se trouve encore et je veux conserver cet avantage le plus longtemps possible… Au fait, on en est à la phase D.

.

Il le regarda s'en aller en boitillant vers le pied de l'à-pic, ignorant combien de phases cette évasion rocambolesque, mise au point par l'un des meilleurs agents temporels connus, en comportait encore.

Face à la montagne, la région était désertique, et semblait être une immense plaine sèche s'étirant à perte de vue, uniquement constituée d'un sol rocailleux constellé de quantités de petites pierres coupantes. Le ciel était d'un jaune plombé si bas, qu'on aurait pu croire les nuages à portée de bras… Il se demanda si les drones pouvaient voler en dessous… Si oui, ils seraient vite repérés.

Où était-il passé encore ?

Bien mal à propos, alors qu'il aurait plutôt dû penser à sa survie, il ne put s'empêcher de repenser à ses bras autour de lui, à l'odeur de sa peau… Et au fait qu'il venait de lui sauver délibérément la vie une nouvelle fois. Ainsi, toutes les putains de lois tacites et immémoriales de l'humanité stipulaient que désormais, sa misérable vie ne lui appartenait officiellement plus… Et l'excitation et le soulagement qu'il en ressentait n'avaient rien à voir avec le fait que le nouveau propriétaire soit merveilleusement beau. Non, rien du tout…

Il entendit dans son dos une sorte de petit chuintement discret et eut la surprise de voir le bleu revenir en chevauchant un petit speeder beige sable flottant à vingt centimètres du sol, qu'il arrêta près de lui.

— Allez, grimpe et accroche-toi.

Jon retint sa réplique salace. Il ne savait que trop bien où il aurait voulu grimper et à quoi s'accrocher. Malheureusement son sourire le trahit probablement car M. Saut-de-l'Ange se rembrunit.

— Je t'ai déjà dit de ne pas me regarder comme ça… Tu ferais mieux de m'écouter si tu ne veux pas que je te laisse moisir ici pour t'apprendre la politesse…

Jon enfourcha le speeder en se collant exprès à son dos, le menton sur son épaule.

— Et comment veux-tu que je te regarde ? T'es un putain de héros, Boeshane, tu sais ça ?…

Nichant sa tête le plus confortablement qu'il put, il enregistra le tressaillement du corps qu'il serrait avec satisfaction et ivresse.

— … et les autres ne vont faire qu'une seule bouchée de toi… murmura-t-il avec une drôle d'amertume dans la voix. Ce job n'est pas fait pour les types comme toi !

— Trois heures ensemble et tu penses que tu sais déjà qui je suis ? maugréa le novice trop sexy pour son bien. T'es vraiment qu'un crétin qui ferait bien de faire gaffe où il met les mains… Et sinon... c'est quoi ton nom ?


 


FIN

 




[1] Ici Jack porte une paire de lentilles connectées qui lui autorisent une « vision augmentée » artefact qui sera utilisé en saison 3 et 4. Je lui donne une origine

 

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