To the Moon... and back

Chapitre 1 : Unique chapitre – To the moon… and back

Chapitre final

2862 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour 28/06/2020 18:52

To the moon… and back

 


 

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Ah, travailler en duo, c'était sûr que cela renforçait les liens ! Neil et Eva ne pouvaient le nier.

Après avoir passé leurs années étudiantes ensemble, durant lesquelles ils s'étaient rencontrés et liés d'amitié, le destin — quoiqu'un peu forcé — les avait réunis dans le même binôme au sein de Sigmund Corp. Était-ce une pure prouesse de la part du jeune homme plus motivé à divaguer qu'à se concentrer, ou bien avait-il reçu un coup de main de la part de sa camarade bien trop bienveillante lors de l'examen d'entrée dans l'entreprise ? Selon la personne à qui était posée la question, la réponse variait.

 

Cependant, après de nombreuses expéditions dans les tréfonds de l'âme de leurs patients à l'agonie, passées à naviguer de souvenir en souvenir afin de leur permettre de réaliser un vœu par procuration avant qu'ils ne rendissent leurs derniers soupirs, il leur fallait admettre qu'ils étaient faits pour s'entendre et travailler ensemble.

Certes, il arrivait que le sérieux d'Eva rendît Neil fou tant elle ne savait pas s'amuser ou rire. Et il était coutume pour Eva de grommeler quelques injures lorsque son acolyte faisait une énième référence à une pop culture qui la dépassait. Pourtant, lorsqu'ils contemplaient leur travail, assistant à la réalisation du vœu de leur client dans ces nouveaux souvenirs créés, chacun se disait que, finalement, ils faisaient du bon travail ensemble, même si tous deux refusaient de l'admettre à voix haute en présence de l'autre.

 

Et cette fois-ci n'était pas une exception.

 

Neil observait avec tendresse la femme d'âge mûr qui se tenait seule, debout sur une scène dans un immense opéra, et qui commença à entonner un des airs les plus difficiles jamais composés. Il n'y avait pas la moindre hésitation dans sa voix, c'en était troublant. Cette pauvre Helena leur avait fait part de son désir de devenir chanteuse professionnelle d'opéra, qu'elle avait abandonné au fil des années sans réellement pouvoir l'oublier. À présent, au crépuscule de sa vie, elle pouvait enfin être l'artiste dont elle rêvait. La satisfaction gagnait Neil alors que l'air entonné par sa puissante voix, désormais accompagnée d'instruments à cordes, le berçait.

Eva était à ses côtés. Il la devinait aussi ravie que lui l'était. Il aurait bien voulu l'observer un peu, mais l'obscurité de la salle l'en empêchait. Et de toute façon, il gardait les yeux fermés, savourant le spectacle harmonieux du chant et des accords des violons. Pour la première fois depuis plusieurs jours, il se sentit apaisé. Il fallait dire que ce n'était pas simple, avec cette foutue douleur qui habitait son corps lorsqu'il ne travaillait pas dans l'esprit d'un patient.

 

Il s'imaginait déjà avaler un énième cachet en douce, priant pour qu'il fît rapidement effet. Aussi triste que cela pût paraître, plus il avalait d'analgésiques et moins ceux-ci faisaient effet, si bien qu'il préférait presque être au travail plutôt qu'au repos. Une fois parti explorer la mémoire du patient, il n'était plus qu'une projection de lui-même, et ne pouvait plus ressentir les afflictions de son corps réel. Cela ne le dispensait pas de pouvoir sentir les odeurs, goûts et contacts avec les éléments tapissant les souvenirs du client ; il se souvenait amèrement de cette odeur de charogne en putréfaction rencontrée lors de l'une de leurs missions, sans parler de l'horrible goût des olives confites.

 

Ah, voilà qu'il ruminait.

Et le spectacle prenait fin.

 

Bientôt se jouerait le dénouement de la vie de Helena. Elle aurait des enfants, et des petits-enfants, et passerait une retraite tranquille avec son mari à la campagne, après une belle carrière de cantatrice. Et dans ses derniers instants, cette nouvelle vie serait implantée dans sa mémoire, juste avant que son cœur cessât de battre. Elle quitterait ce monde heureuse, comblée, comme le souhaitait chaque client de Sigmund Corp.

 

 

« Sacrée journée, souffla Eva, profondément enfoncée dans le sofa, alors que la fille de Helena, Louise, leur apportait une boisson chaude. J'espère que la prime à la fin du mois sera à la hauteur de nos efforts.

— Tu l'as dit, répondit Neil en réprimant une grimace, la douleur revenant l'assaillir sans qu'il ne pût prendre un comprimé à l'insu de sa collègue.

— Qu'est-ce qui t'arrive ? Tu ne lances pas de réplique tirée de série B ou je ne sais quoi ? »

 

La réflexion de la brune lui arracha un sourire. Il ne la regarda même pas, convaincu que le moindre contact visuel lui ferait comprendre qu'il ne se sentait pas bien.

 

« J'ai besoin de café, grommela-t-il. Et de dormir. Ça m'a épuisé cette histoire. »

 

Il ôta ses lunettes à la monture rectangulaire le temps de frotter les verres. Ses yeux verts bordés par des cernes se plissèrent lorsqu'il vérifia que la tache avait bien disparu. Puis il les remit sur son nez comme si de rien n'était, avant de passer une main dans ses cheveux châtain pour les recoiffer.

À côté, Eva le scrutait et ne chercha pas à dissimuler ses suspicions.

 

« Si tu as quelque chose à me dire, vas-y, on est entre nous, lâcha-t-elle en sirotant son café. On est plus sur notre temps de travail, tu peux me parler en tant qu'ami. »

 

Il l'imita, avalant plusieurs gorgées de la boisson chaude et amère.

 

« Tu te souviens de Johnny ?

— Ah donc on parle boulot ? fit la jeune femme. Très bien. Qu'est-ce qu'il a, Johnny ?

— Je me disais juste que c'était une drôle d'histoire, la sienne. Je ne saurais dire si elle était belle ou non.

— Il faut dire qu'il en a bavé sur la fin. Sa femme aussi, d'ailleurs. Dur de savoir que ton mari ne se souvient plus de votre première rencontre à cause d'un traumatisme occulté. Et lui ne pouvait rien lui dire, puisqu'il ne s'en souvenait même pas.

— Peut-être avait-elle essayé de lui faire retrouver la mémoire ? Ou bien… bizarre comme elle l'était, peut-être a-t-elle jugé que ce n'était pas nécessaire ?

— C'est sûrement de là que venaient les lapins, je pense.

— Les lapins et la lune. Drôle d'histoire. »

 

Tous deux soupirèrent.

Neil nota qu'Eva semblait avoir tourné la page de cette histoire. Elle était plutôt rationnelle, il fallait l'avouer. Un contrat était un contrat, et une fois le client « satisfait », ils n'avaient d'autre choix que de se rendre au chevet du suivant. Telle qu'elle était vue par Neil, elle semblait considérer les individus à qui ils venaient en aide de la même manière que les hôtes et hôtesses de caisse devaient considérer leurs clients, ou des médecins, leurs patients. Peut-être se trompait-il ? Elle était bien plus sentimentale que lui, mais savait bien mieux faire la part des choses et garder la tête froide.

Pourtant, le jeune homme devait admettre que c'était lui qui devait être le moins attaché à ses clients. Être autant détaché avait du bon comme du mauvais. D'un côté il pouvait facilement passer à autre chose. De l'autre, il n'était pas un aussi bon observateur qu'Eva. Après tout, il n'était que technicien, il ne fallait pas trop lui en demander !

 

« Tu crois qu'on va avoir quelques jours de congés ?

— Au moins pour rendre visite à Helena sur sa tombe après sa sépulture, je pense. Pourquoi ?

— Je sais pas, je me disais que ça pourrait être sympa d'aller se prendre un verre, entre acolytes. »

 

Les yeux ambrés d'Eva l'épièrent un instant, le temps qu'il bût le reste du contenu de sa tasse. Elle sembla réfléchir à sa proposition. Pourtant il y eut un long silence pesant, où aucun des deux n'osa relancer la discussion.

 

« Je vais prendre l'air, un peu, finit par annoncer la jeune femme. Pense à remercier Louise pour le café.

— Je n'oublie jamais de remercier quiconque m'aide à entretenir mon addiction, » rit amèrement Neil.

 

Il s'effondra de tout son poids dans le canapé, et lâcha un profond soupir lorsqu'il entendit la porte se refermer derrière elle. Il massa ses tempes du bout des index, et réprima un grognement qui semblait prêt à exprimer sa souffrance, sa fatigue, et son besoin irrépressible d'engloutir des litres et des litres de café, et sûrement bien d'autres choses à la fois.

Sa jambe droite commença à s'agiter nerveusement dans des mouvements saccadés du pied, mouvements qui faisaient monter et descendre son genou à grande vitesse. Il s'empressa de verser le contenu de la cafetière ronde dans sa tasse, et d'ingurgiter cul sec la boisson. Il enchaîna ensuite avec un énième comprimé pour atténuer la douleur. Sa nervosité sembla s'envoler, tant mieux. Mais pour combien de temps ?

 

L'espace d'un court instant, il sentit ses pensées divaguer, et se perdit dans ces vastes idées qui prenaient forme grâce à la petite voix dans sa tête.

 

Cela aurait pu durer une éternité, mais la réalité le rattrapa lorsqu'apparut sous ses paupières closes la silhouette d'Eva. Il entrevit sa longue chevelure ondulée de la couleur des corneilles, sa peau sombre qui semblait si douce, et ses yeux aux reflets similaires à ceux d'un fragment poli d'ambre observé à contre-jour. Sa blouse de laboratoire, tenue obligatoire lorsqu'ils étaient en service, ne la mettait pas spécialement en valeur, mais il avait un faible pour ces bordures dorées qui avaient été soigneusement faites à la main et qui rendaient ce vêtement unique. Il sentit un sourire se dessiner sur ses lèvres en contemplant l'apparition, et se prit à rêver qu'il pouvait s'en approcher un peu plus.

Pourtant, à chaque pas qu'il semblait faire vers elle, des souvenirs quelque peu désagréables faisaient surface. La plupart était de ceux qui pourtant paraissaient anodins : des petites querelles sans fondement auxquelles ils s'étaient adonnés lorsqu'ils étaient plus jeunes, surtout pendant la période du lycée. Des mots sournois, employés dans l'intention de nuire, lui revenaient dans la figure avec violence. Eva avait toujours su trouver les bonnes formulations pour déstabiliser et blesser ses adversaires. Pour ça, elle était redoutable. Et Neil en avait fait les frais lorsqu'il l'avait un peu trop taquinée, pour ne parler que des fois où c'était intentionnel.

Il se remémora aussi le serrement de son cœur lorsqu'il avait appris qu'elle s'était mise en couple avec un camarade de classe à l'université, et la déception de voir que lui, de son côté, ne trouvait aucune satisfaction à sortir avec cette fille qui s'était déclarée à lui. Il y avait aussi eu ce soulagement d'apprendre leur rupture, mais il ne pouvait pas non plus oublier sa frustration de ne pouvoir consoler son amie effondrée par ce célibat imposé.

 

Il avait toujours été l'acolyte, le « joueur deux », et jamais Eva ne l'avait considéré autrement que comme un ami ou un collègue.

À cette idée, il eut un frisson désagréable. Pour une fois, ce n'était pas à cause du manque, ni de la douleur.

 

Une dernière pensée vint parfaire ce tableau de l'échec.

 

Lors du lancement de la fusée grâce à laquelle Johnny et sa femme, River, purent aller sur la lune, dans la mémoire réécrite du premier, il s'était tenu aux côtés d'Eva. Cette nuit-là, il était passé par tous ses états, il en était encore et toujours fatigué.

Dans une série, cette scène aurait été le moment où le protagoniste et l'objet de son amour s'avouent leurs sentiments mutuels. Ce n'était pourtant pas dans le genre de Neil de laisser parler son cœur. Malgré tout... Il avait eu cette envie de tenter.

Il s'était assis sur le bord du pont, et s'était doucement rapproché de sa collègue. Il avait aperçu sa main gauche posée en arrière afin de soutenir son buste un peu penché pour regarder le ciel et la fusée qui s'élevait. L'idée de toucher ses doigts, de les mêler aux siens et de les recueillir au creux de sa paume lui avait effleuré l'esprit. C'était en suivant ces idées qu'il avait fait glisser sa main vers celle d'Eva, à la manicure si parfaite malgré toutes ses heures de travail.

Elle avait rapidement coupé court à ses envies, en repoussant son geste d'affection d'un revers de main claquant. Impassible, il s'était éloigné et avait fait comme si de rien n'était, comme il faisait toujours. Ils n'en avaient jamais reparlé après cela, et c'était pour le mieux.

 

Ah, comme le monde était cruel. Il le voyait bien, lorsqu'il remontait la mémoire de ses clients. Les choses n'étaient pas toujours bien faites. Un accident ou un événement très marquant pouvait vous faire tout oublier d'une journée, ou même d'une époque entière. Et parfois, les autres ne faisaient pas ce que l'on attendait d'eux. Les sentiments n'étaient pas partagés, on essuyait des pertes trop grandes, des chagrins inconsolables tordaient l'esprit et déchiraient le cœur. Il fallait de tout pour faire un monde, mais parfois ce monde était bien imparfait.

 

Il lâcha un soupir, et rouvrit les yeux.

Il retourna à la pièce aussi vide que sa tasse de café l'était, et se sentit nauséeux l'espace d'un instant. Lorsque le vertige commença à se dissiper, il se décida à aller prendre l'air sur la terrasse.

Il y retrouva Eva, assise sur un banc, le visage tourné vers le jardin fleuri. Il était amusant de noter que toutes les plantes avaient été parfaitement bien entretenues. Louise avait tenu à s'en occuper pour ôter cette charge à sa mère mourante. Un bouquet de roses fraîchement cueillies avait d'ailleurs été disposé sur sa table de chevet, mais contrairement à sa collègue, Neil ne l'avait probablement pas remarqué.

 

« Te voilà enfin décidé à me rejoindre ? sourit-elle en l'observant tandis qu'il prenait appui sur le dossier pour s'installer à ses côtés. Tu en as eu marre du café ?

— C'est ça. J'avais envie de voir le ciel avant que la nuit tombe.

— C'est toujours le meilleur moment de la journée. Juste avant que tout devienne sombre, quand les nuages deviennent rouges et la lune monte là-haut. »

 

Elle semblait être de bonne humeur, et même plutôt rêveuse. Neil sourit en constatant cela. Pour peu on aurait eu du mal à croire qu'elle venait de réécrire artificiellement la vie d'une femme mourante.

 

« Elle est d'ailleurs pleine, fit-il en levant le nez vers la voûte céleste. Comme l'autre fois. »

 

Le souvenir amer de son rejet lui revint subitement.

S'il avait été complètement suicidaire, ou simplement un peu masochiste sur les bords, il aurait réitéré son semblant de confession. Mais il ne lui avait pas fallu beaucoup de signes pour comprendre, bien que ses déductions fussent souvent très limitées, que cela ne le mènerait jamais au résultat qu’il espérait.

 

Ah, Eva était pour lui aussi inatteignable que l'était le soleil pour la lune. Tout comme cette dernière qui avait besoin du premier pour briller, Neil vivait dans l'ombre de la jeune femme en rêvant de pouvoir l'atteindre au terme de ses efforts.

Beaucoup de choses les opposaient, mais il espérait malgré tout pouvoir, un jour, lui montrer qu'il était là, non plus comme un collègue ou ami, mais comme un amant.

Il ne nourrissait cependant pas beaucoup d'espoirs, plutôt des illusions qui le berçaient, à vrai dire. Eva était promise à de grandes choses. Lui, en revanche, n'irait pas bien loin. Avec cette addiction au café qui lui rongeait les nerfs, et ses douleurs chroniques qui ne lui laissaient aucun répit tant qu'il ne prenait pas d'analgésiques, il entrevoyait difficilement l'avenir. Seule la radieuse Eva, et son caractère parfois horripilant, apportaient un tant fût peu de bon dans son quotidien tourmenté.

Que ce fût un sourire, une parole ou un simple échange de regards, il appréciait chaque échange agréable qu'il pouvait avoir avec elle.

 

Il jeta un coup d'œil dans sa direction, posant ses yeux céladon sur le visage apaisé — bien que fatigué — de sa collègue.

 

Oh, comme il l'aimait.

 

Au moins jusqu’à la lune.

 

= FIN =

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