Qui tiendra ta main à la fin des temps ?
Chapitre 1 : Qui tiendra ta main à la fin des temps ?
5062 mots, Catégorie: T
Dernière mise à jour 12/04/2025 20:21
Crémia déambulait sans but précis dans les prés du ranch Romani, dont elle était devenue la responsable depuis la mort de son père. Elle ressentait le besoin de prendre l’air, afin de se retrouver en tête-à-tête avec elle-même et de pouvoir faire le tri dans ses pensées, sans être interrompue par les sollicitations de sa petite sœur ou les meuglements de ses vaches.
Il s’était passé tellement de choses ces derniers temps, tellement d’évènements, tellement d’émotions. Elle n’arrivait pas à mettre de l’ordre dans tout cela et, finalement, y avait-il seulement quoi que ce fût qui eût encore un sens ?
Elle s’arrêta, et leva les yeux vers le nord-est, en direction de Bourg-Clocher, la capitale et principale ville du pays. En temps normal, on distinguait la Tour de l’Horloge qui se dressait fièrement vers le ciel, perçant l’horizon. Mais depuis quelque temps, elle paraissait de plus en plus petite et timide face à un phénomène aussi étonnant qu’inquiétant : la Lune, volumineuse boule grise à l’allure menaçante, descendait lentement mais sûrement sur la cité. Sa trajectoire des derniers jours laissait à penser que la collision aurait lieu dans le courant de la nuit. Or, c’était ce soir-là que devait débuter le Carnaval du Temps, festivité annuelle la plus importante de la région.
Crémia se demandait quel intérêt il y avait à lancer un carnaval quand la destruction imminente de la ville ne faisait plus guère de doute. Seuls quelques habitants encore dans le déni étaient restés sur place. La plupart avaient fui. Mais était-on réellement plus en sécurité hors des murs de la cité ? De son ranch, elle ne se sentait pas particulièrement mieux protégée que ses concitoyens de la ville. Il lui semblait bien que le cataclysme à venir ne signerait pas uniquement la fin de Bourg-Clocher, mais la fin de tout Termina, la fin de ce monde, la fin de son monde.
« Anju… je me demande si elle va bien. »
Telles étaient ses pensées en cet instant. Car si elle s’était résignée à tout voir disparaître, elle souffrait d’être seule quand cela se produirait. Elle n’était pas vraiment seule en réalité, sa petite sœur Romani était avec elle au ranch, mais son esprit était focalisé sur Anju et Kafei, ses deux amis d’enfance, qui devaient se marier aujourd’hui, et qui à présent étaient sans doute ensemble, sans elle.
Depuis un peu plus de dix ans maintenant, ils formaient un trio inséparable tous les trois. Kafei, le fils du maire, Anju, la fille de l’aubergiste, et Crémia, la fille du fermier. Deux filles et un garçon, deux citadins et une campagnarde. Aujourd’hui était le jour où ce trio aurait de toute façon volé en éclats. Crémia avait toujours cherché à le nier, mais au fond d’elle, elle savait que leur équilibre n’aurait pas pu tenir dans le temps. Tout le monde le savait. Dans un monde à la démographie déclinante comme Termina, la taille réduite des générations limitait les options pour fonder une famille. Et il semblait évident depuis toujours que Kafei devrait un jour choisir entre ses deux amies qui étaient, de facto et par un cruel jeu du destin, rivales.
En réalité, et contrairement à ce que tout le monde tenait pour acquis, Crémia n’avait jamais ressenti d'intérêt romantique pour Kafei. C’était un ami, sans plus. Et encore, c’était un ami au sein du trio, mais il n’était même pas certain qu’elle serait restée proche de lui sans Anju. Elle le trouvait trop arrogant et sûr de lui, notamment ces dernières années, où il s’amusait à faire la cour à l’une et à l’autre, et se montrait parfois particulièrement insistant avec la jeune fermière devant son manque apparent d’enthousiasme. Il était persuadé d’être au centre d’un triangle amoureux, en position de roi, alors qu’en fait, le centre de ce triangle, c’était Anju.
Crémia aimait Anju. Son amitié pour elle s’était mue, à la faveur de la puberté, en quelque chose de bien plus intense et troublant. Son sourire timide et son étourderie l’attendrissaient, son port altier, ses mèches brunes et ses grands yeux bleus l’émerveillaient, sa voix mélodieuse l’envoûtait, sa douceur et sa bienveillance la bouleversaient. Cependant, ces sentiments nouveaux étaient aussi intenses qu’inavouables, dans une région où avoir des enfants devenait implicitement une mission existentielle. Oui, Termina était en déclin, et finalement, cette Lune qui allait tout raser ne faisait au bout du compte qu’accélérer l'inéluctable.
En réalité, plus encore que l’idée de la mort, c’était l’abandon qui faisait mal à Crémia. Si elle avait pu mourir avec ses amis, ou du moins avec Anju, peut-être y aurait-elle trouvé un certain réconfort. Mais non, il avait fallu, à quelques jours près, qu’elle soit éjectée du trio, mise à l’écart, délaissée. Elle avait toujours tu ses sentiments pour Anju afin, justement, de ne pas tout détruire, afin de permettre que tout reste comme avant. Elle avait accepté cette douleur du désir muselé qui déchirait ses entrailles pour maintenir le statu quo. Elle avait accepté de ne pas faire de gestes qui risquassent d’être mal interprétés envers Anju, afin de pouvoir continuer de croire que les mêmes caresses et câlins que son aimée recevait de Kafei n’étaient rien de plus que des gestes amicaux. Cela n’avait pas fonctionné, et ce qu’elle désirait plus que tout à présent, c’était de prendre Anju dans ses bras, et de lui confesser son amour au creux de l'oreille, avant de disparaître avec tout ce qu’elle avait toujours connu dans un premier et unique baiser.
Mais elle mourrait avec sa sœur, et cela lui semblait une bien maigre consolation.
D’ailleurs, il était temps d’aller voir ce que faisait cette dernière.
Elle repartit vers la maison et jeta machinalement un œil à la boîte aux lettres. Un douloureux souvenir refit alors surface.
« C’était il y a trois mois. Je finissais les préparatifs pour la première livraison de la saison, que j’allais acheminer le lendemain. C’est toujours un moment important, et assez joyeux. Surtout après toutes les difficultés que nous avions affrontées, Romani et moi. Bouteilles brisées, vaches stressées, route abîmée. Je sais maintenant que les frères Gorman étaient derrière ces sabotages, mais à ce moment-là, c’était une angoisse permanente, et sans explication sûre. Avoir quand même la capacité de mener cette première livraison était donc en soi une belle réussite. Et puis, c’était le jour où le facteur venait jusqu’au ranch, et il nous avait laissé un courrier, un parchemin magnifiquement enluminé. Comme toujours, Romani attendait avec impatience son passage, et elle m’amena le parchemin en sautillant, les yeux pétillants d’excitation. Je le déroulai et commençai à le lui lire à voix haute. Mais je ne pus aller bien loin, car je compris très vite ce qu’il y avait à comprendre. Anju et Kafei nous faisaient part de leur bonheur de se marier. Voilà, cela allait arriver. J’étais mise devant le fait. Les masques tombaient, et je ne pouvais plus nier, ni fuir, la réalité. Je ne pouvais que la constater. Je ne sais plus jusqu’où mes paroles ont suivi ma lecture, je me suis sans doute interrompue au milieu d’une phrase, avant de m’effondrer. Que tu as dû rester incrédule petite sœur ! Un mariage est une heureuse nouvelle normalement, et moi, je hurlais de douleur dans l’herbe. Je ne saurais dire combien de temps je suis restée comme cela. Je me souviens juste que quand je suis sortie de ma torpeur, le ciel était sombre comme un deuil, et une bise glaciale me faisait trembler comme une feuille morte. Et toi, tu étais toujours là. Tes mains agrippaient ma tunique, et ta tête était posée contre mon épaule. J’avais sous les yeux ta chevelure rousse qui brillait à la seule lueur des étoiles. Combien de temps es-tu restée ainsi à essayer de me consoler ce jour-là ?
Tout cela a dû être tellement incompréhensible pour toi. Les mariages se font si rares de nos jours, n’allions-nous pas faire la fête ? Quand tu as redressé la tête, j’ai lu de l’inquiétude dans tes yeux, et sans doute une forme de sidération. Comment pourrait-il en être autrement, quand le pilier qui soutient ta vie s’effondre brutalement, et sans raison apparente. Tu as dû te sentir si vulnérable en constatant ma propre faiblesse ! Tu étais si heureuse en m’apportant cette lettre, le retour de bâton a dû être d’une violence inouïe ! Et pourtant, ton premier réflexe a été de me serrer dans tes bras. Et tu es restée, malgré le froid et la faim, pour m’apporter toute cette tendresse et tout ce réconfort.
J’ai maladroitement essayé de te rassurer et de lever le voile sur ce que je ressentais avec des mots simples. Je ne sais pas trop ce que tu as compris, entre mes larmes, mes hoquets et ma confusion, j’imagine que tout est resté plus ou moins confus et obscur. Mais que tu aies compris ou non, tu as accepté mon choix de limiter au strict nécessaire nos déplacements en ville. Je sais que ce n'est pas drôle pour toi, de rester ici quand les autres enfants vivent des aventures incroyables dans les ruelles de Bourg-Clocher. Mais tu as compris, ou du moins, tu as senti que, pour moi, arpenter cette ville était devenu une véritable torture, et tu as décidé de faire passer ta propre frustration après ma souffrance. Merci petite sœur. »
Crémia continua sa petite promenade et passa devant l’étable où ses vaches, qu’elle avait fait rentrer une heure auparavant, se reposaient. Certaines ruminaient du foin, d’autres étaient étendues dedans. Elles semblaient si paisibles. Regarder défiler les saisons suffisait à leur bonheur. Elles n’avaient pas besoin de se laisser embarquer dans le tourbillon des aventures humaines pour se sentir exister. La jeune fermière poussa un soupir, se disant qu’elle aurait peut-être préféré être une vache finalement. C’est alors qu’elle remarqua que la caisse en bois qui servait de tabouret pour la traite était renversée d’une façon singulière, et elle ressentit un pincement au cœur. Cette vision fit remonter un autre souvenir douloureux, une épreuve terrible que Romani et elle avaient dû traverser quatre années auparavant.
« Quelle journée affreuse se fût. Elle avait bien commencé pourtant, le ciel était d’un azur très pur, qui servait de fond aux parades des oiseaux. Les criquets chantaient, et les vaches meuglaient alors que nous tirions un volume impressionnant de lait pour la Cuvée. Une saison radieuse s’annonçait. Mais ce n’était qu’un jeu cruel du destin, nous apporter un peu de joie pour mieux nous piétiner. Il y avait eu des signes avant-coureurs néanmoins, des avertissements pendant l’hiver. Cette toux d’abord, puis ces faiblesses et cette morosité. Mais avec le printemps et cette nature renaissante, les soucis semblaient avoir fondus comme la neige au soleil. Hélas, à la fin de cette intense journée de traite, Papa a eu ce malaise. Il s’est serré la poitrine au niveau du cœur, contractant tout son corps, et s’est effondré, renversant le caisson dans la même position qu’actuellement. Nous nous précipitâmes sur lui, Romani et moi. Il respirait et ouvrit les yeux, mais il parlait avec difficulté. Il essaya de nous rassurer, mais il ne put aller se coucher sans notre soutien. Il était incapable de marcher seul, et nous eûmes les plus grandes difficultés à l’installer dans son lit. Il nous souhaita péniblement une bonne nuit, forçant un sourire, et posa sa main sur le cadre avec le portrait de Maman qui avait remplacé les livres sur sa table de nuit, avant de s’endormir. Il ne se réveilla pas.
J’avais quinze ans, tu en avais huit, et la ferme nous échoyait. La mort de Maman avait été un tsunami, mais Papa était la digue qui nous avait protégées et qui avait empêché que nous ne nous noyassions. La mort de Papa, ce fut un tremblement de terre, contre lequel il n’existe aucune défense. Il faut le subir, le laisser passer, et prier pour échapper à la destruction. Mais les survivants d’une catastrophe ne sont plus les personnes qu’ils étaient avant qu’elle ne survienne. Ils en sortent toujours changés, et même quelque fois brisés. Organiser les funérailles de son père, quand on n’a que quinze ans, ça ne laisse pas indemne. C’est une blessure à l’âme qui met fin à l’adolescence de manière prématurée. C’était une fin nécessaire pourtant, j’avais une ferme à gérer et une enfant de huit ans à élever. Je sais que ça n’a pas été toujours facile pour toi non plus petite sœur. J’ai fait de mon mieux mais, parfois, le chagrin, l’épuisement et le désespoir me rendaient folle. Quand tout devenait trop dur, quand je m’effondrais, tu venais dans mes bras, et nous pleurions ensemble toutes les deux. Dans ces moments-là, quand je sentais les palpitations de ton petit cœur contre le mien, tes larmes tombant comme des gouttes de pluie sur mon épaule, et ton souffle haletant mais léger comme la brise du matin contre ma joue, je me rappelais pourquoi j’étais là, mon existence avait un sens. Et petit à petit, malgré mes crises de larmes et de colère, tu as réussi à retrouver ton tempérament joyeux. Je crois que ça m’a choqué au début, mais finalement, je m’en réjouis. Merci d’avoir rempli cette ferme et mon cœur de tes jeux, de tes joies et de tes rires. »
Elle redressa le caisson renversé, caressa le museau d’une de ses vaches qui la regardait avec tendresse, et décida qu’il était temps de préparer le dîner. Romani devait avoir faim. Et puis, c’était probablement leur dernier repas, autant prendre le temps de le préparer correctement et de le savourer.
En entrant à l’intérieur de la maison, son regard se posa sur la petite poupée de chiffon rembourrée de paille qui trônait sur une étagère. Elle n’en bougeait plus trop ces dernières années, si bien que Crémia ne la remarquait même plus au quotidien. Mais ce soir, c’était différent. Elle s’en approcha sans toutefois oser y toucher. Le jouet était en bien mauvais état, et le prendre entre ses mains eut été le meilleur moyen de le réduire en poussière.
« Douze ans déjà, soupira-t-elle. Tu as bien servi, petite poupée. Tu es à la retraite maintenant. Une retraite heureuse j’espère. La plupart de tes compagnons de l’époque ne sont plus là aujourd’hui. Mais toi, il était hors de question que tu disparaisses, Romani ne l’aurait jamais toléré. Son premier cadeau, construit par sa sœur, de ses propres mains. Elle a une grande gueule la lutine, mais elle est très sensible. Je me souviens encore de ces après-midi passées à te fabriquer, à m’énerver quand la paille ne tenait pas ou que la ficelle se rompait. Je contemplais alors le ventre tout rond de Maman, je me calmais et recommençais patiemment, inlassablement. Je t’avais faite telle que j’imaginais ma petite sœur à venir. J’étais certaine que ce serait une fille. J’avais plutôt vu juste, il y a une vraie ressemblance entre Romani et toi, ne trouves-tu pas ?
Ah, ce que j’étais heureuse alors. J’allais enfin ne plus être la seule enfant à la ferme. C’est dur la solitude quand on n’a que sept ans. Ce que ces neuf mois ont été longs ! J’étais si impatiente de la rencontrer. Je faisais tant de plans, j’imaginais tellement de choses. Et puis enfin, elle est née. Elle était si petite, si fragile. C’était frustrant au début, elle était toujours avec Maman, et je ne pouvais pas vraiment jouer avec elle. Mais elle t’a tout de suite adoptée. Elle ne te lâchait jamais, et c’était une grande fierté pour moi. Puis elle a commencé à marcher, et à parler, et te serrant toujours dans sa main, elle se précipitait vers moi dès que je franchissais le seuil de la maison. Ce n’est pas toujours facile de se trouver des jeux en commun quand on a sept ans d’écart, mais on y arrivait. On a toujours réussi, parce qu’on a appris à se connaître, et à s’accepter telles que nous étions, autant avec nos similitudes qu’avec nos différences. J’aimais ce rôle de grande sœur, c’est celui qui me convenait. J’aurais souhaité que les choses restent ainsi, je n’aurais pas dû devenir sa mère. Je n’étais pas faite pour ça. »
Crémia passa alors devant la fenêtre, et aperçut Romani qui courait vers la maison.
« Mais je suis contente d’être avec toi ce soir petite sœur… »
Romani poussa la porte, souriante et essoufflée.
« Ça fait du bien de prendre l’air. Ce n’est sans doute pas aussi chouette que d’assister au Carnaval du Temps, mais ça reste très plaisant. J’ai vu des papillons magnifiques, et le chant des chardonnerets est si apaisant !
— Je suis désolée pour le Carnaval, Romani. Mais tu sais… c’est compliqué… Écoute, je te propose quand même de faire quelque chose de spécial ce soir, si ça te dit.
— Spécial comment ?
— Eh bien, d’abord, je crois que tu es presque adulte maintenant, et donc, exceptionnellement, je me suis dit que tu pourrais goûter la Cuvée Romani. C’est tout de même important que tu saches ce qu’on produit à la ferme. Et puis, après, je veux bien que tu viennes dans mon lit, et on se racontera des histoires toute la nuit. Qu’en dis-tu ? »
Romani resta un petit moment sans voix, se demandant si tout cela était bien réel, puis elle se mit à sautiller dans tous les sens en hurlant de joie.
« Oh oui, je veux je veux je veux ! »
Tout en faisant de grands efforts pour retenir les larmes qu’elle sentait monter, Crémia lui adressa un sourire discret mais tendre. Après avoir goûté la Cuvée Romani, il était impensable qu’une enfant de douze ans soit en état d’écouter des histoires jusqu’au matin. Elle s’endormirait probablement dès la fin de la première, mais au moins, elle serait heureuse, et elle ne se rendrait pas compte du terrible cataclysme qui s’apprêtait à tout emporter, y compris leurs vies.
Crémia prépara un ragoût avec ce qu’elle trouva dans le garde-manger : quelques carottes, un navet, un reste de chou-fleur, des champignons et deux tranches de lard. Repas simple, mais savoureux. Romani l’aida avec beaucoup d’enthousiasme. Elle se montra très bavarde pendant le repas. Crémia l’écoutait en souriant. Quelle enfant magnifique que sa petite sœur, si affectueuse, si pleine de vie ! Quel dommage que le destin ne veuille pas la laisser devenir adulte, elle serait devenue une femme formidable, à n’en point douter ! Mais il y a des choses dans la vie qu’on ne peut pas changer, peu importe les efforts qu’on y met.
Le repas terminé, elles débarrassèrent la table, et firent la vaisselle, comme si elles devaient la réutiliser pour les repas du lendemain. Le savon était glissant et Romani laissa malencontreusement tomber son assiette de terre cuite qui se brisa sur le sol.
« Oh non, je suis vraiment désolée, s’écria-t-elle en portant ses mains à ses joues.
— Et tu n’as pas encore goûté la Cuvée, ça promet. Aller, ne t’en fais pas, la rassura Crémia, c’est sans importance… »
Elles nettoyèrent le sol et se dirigèrent vers la chambre. Romani trépignait d’impatience, mais elle attendit néanmoins l’invitation de sa grande sœur avant de bondir comme une puce sur le lit. De son côté, Crémia déboucha une première bouteille, et servit deux coupes.
Elles trinquèrent.
Romani approcha ensuite cérémonieusement le verre de son visage, et en huma le contenu. Elle aimait l’odeur de la Cuvée, qui suscitait chez elle tant de réminiscences heureuses. Elle n’avait plus trop de souvenirs de sa mère, mais elle se rappelait quand, déjà toute petite, elle tournait comme une mouche autour de son père et de sa sœur qui s’attelaient à finaliser la mise en bouteille. Dans la famille, on apprenait très tôt à décrypter le nez et le bouquet de la production maison, bien avant d’être en âge d’en boire. Et enfin, aujourd’hui, elle allait passer à l’étape suivante. Elle porta la coupe à ses lèvres. Un frisson parcourut son corps au contact du précieux breuvage. Une explosion de saveurs dans sa bouche, quelque chose de totalement différent de tout ce qu’elle avait pu s’imaginer toutes les fois où elle avait rêvé de ce moment. Elle sentit la texture crémeuse caresser son palais, un mélange de sucre et d’acidité qui provoquait un pétillement le long de sa langue, et puis au moment de déglutir, le goût entièrement nouveau de l’alcool qui vint recouvrir le reste et descendit de la gorge jusqu’au ventre comme une longue flamme qui brûle tout sur son passage. Une vague de chaleur remonta en sens inverse depuis ses entrailles. Elle n’était pas sûre d’aimer, mais ne voulant pas passer pour un bébé auprès de sa sœur, elle fit mine d’apprécier, en imitant malgré elle les tonalités de leur défunt père :
« Ah, vraiment pas mal du tout ! »
Puis elle vida le fond de son verre. La chambre commençait à tanguer autour d’elle, et il lui semblait qu’elle allait tomber. Elle s’accrocha aux draps. Maintenant, elle se sentait étrangement bien, incroyablement bien. Elle avait envie de danser, et seule sa peur de perdre l’équilibre l’en dissuada. Elle demanda une deuxième rasade à sa sœur, qui acquiesça, avant de passer au sujet suivant :
« Bon, tu veux que je te raconte quelle histoire, celle des habitants de la cité céleste ?
— Oh non, c’est le Carnaval du Temps aujourd’hui, qui célèbre les Géants, c’est leur histoire qu’il faut raconter !
— D’accord, va pour la légende des Géants protecteurs de Termina. »
Romani s’assit tant bien que mal en tenant ses genoux face à sa grande sœur, assez près pour que leurs orteils se touchent, et la regarda droit dans les yeux.
« Il y a bien longtemps, commença Crémia, les Quatre Géants vivaient en harmonie au milieu des peuples unis de Termina.
— Les peuples unis ? C’est-à-dire ?
— Eh bien, au début, tout le monde vivait au même endroit, du côté de Bourg-Clocher, j'imagine. Les Zoras, les Gorons, les Mojos côtoyaient les Humains, ainsi que, comme je le disais, les Géants. Mais au bout d’un moment, il y eut trop de monde, et les peuples eurent besoin de plus d’espace. Les Géants partirent donc en suivant chacun un point cardinal pour créer de nouveaux mondes, c’est-à-dire rendre de nouveaux espaces accessibles aux habitants. C’est ainsi que naquirent les régions de Bois-Cascade, du Pic des Neiges, de la Grande Baie et de la Vallée Ikana. Leur tâche accomplie, ils s’endormirent dans un profond sommeil, après avoir précisé aux habitants que, s’ils venaient à traverser des périodes troubles, ils pourraient les appeler à tout moment. Il suffirait pour cela de jouer l’Ode de l’Appel.
— Oh, si on les appelait, demanda Romani en se frottant les yeux. Ce serait chouette. Tu connais l’Ode de l’Appel ?
— Non, je ne la connais pas, répondit Crémia. Mais tu sais, c’est une légende, je ne sais même pas si cette ode existe réellement.
— Un de ces jours, il faudra qu’on cherche à la bibliothèque de Bourg-Clocher si elle est disponible quelque part, ça pourrait être rigolo… »
Sur ces derniers mots, et sans crier gare, Romani bascula sur le côté, emportée par la fatigue, et commença à ronfler. La Cuvée était une boisson décidément bien forte pour une enfant de douze ans. Crémia sentit son cœur se serrer en pensant que c’était sans doute la dernière fois qu’elles discutaient toutes les deux, et que les beaux yeux azurs de sa petite sœur devaient ne plus jamais s’ouvrir. Par réflexe, elle la tira néanmoins vers elle, afin de lui installer la tête sur l’oreiller, et de glisser son corps sous la couverture. Puis elle déposa un baiser sur son front. Elle ressemblait à un petit ange avec son sourire serein et ses paupières closes.
« Je vais jeter un œil dehors, mais je te promets que je reviendrai après. Je serai à tes côtés quand tout disparaîtra. »
Crémia se glissa hors du lit et sortit de la maison. À l’extérieur, le ciel était pourpre, et tirait sur le rouge en approchant de l’horizon. Le feu d’artifice marquant traditionnellement l'ouverture du carnaval envoyait ses premières gerbes colorées au-dessus de Bourg-Clocher. Seule devant ce spectacle et n’ayant plus besoin de porter un masque pour rassurer Romani, elle laissa enfin ses émotions s’exprimer pleinement. Elle pensa à ce monde dans lequel elle avait connu tant de peines, mais aussi tant de joies. Elle pensa à toutes les merveilles de la nature, à cette plaine qu’elle avait parcourue à de nombreuses reprises avec ses amis malgré la faune aussi dangereuse que fascinante et la végétation sauvage qui parfois leur griffait les mollets. Elle pensa aux forêts, aux montagnes, à la mer. Elle pensa à Bourg-Clocher, à tous les gens qu’elle y avait rencontrés, à toutes les aventures qu’elle y avait vécues. Tout cela allait être balayé par cette abomination grise, cet horrible projectile cosmique, qui commençait à s’enflammer au-dessus de la Tour de l’Horloge. Elle pensa à Anju et Kafei, qui étaient sur le point de se marier. Elle pensa à ses vaches. Elle pensa surtout à Romani, qui s’était endormie paisiblement avec une idée rigolote. Tout le monde était condamné. Quel gâchis.
Elle tomba à genoux et déversa un torrent de larmes, sans retenue.
Soudain, un cri venant de l’horizon déchira le ciel, et un vent terrible se leva. De là où elle était, il lui sembla que toute la capitale était secouée comme une feuille morte. Des vibrations dans le sol se propagèrent jusqu’à la ferme.
« Ça y est, c’est la fin, pensa-t-elle. Il faut que je rejoigne Romani. C’est la dernière chose qui ait encore un peu de sens avant que tout ne tombe dans l’oubli. »
Mais alors qu’elle tournait le dos à Bourg-Clocher, une étrange mélopée, chantée par des voix sépulcrales, résonna au loin, et des échos y répondirent de tous les coins de Termina. Elle se figea, regarda par-dessus son épaule, et fut saisie par le spectacle incroyable qui se mettait en place. Quatre silhouettes gigantesques venant des quatre points cardinaux se dirigeaient vers la Cité. Elles entourèrent la Tour de l’Horloge, et placèrent leurs bras en opposition à la Lune. La terrible masse céleste s’arrêta, bloquée à peine quelques pieds au-dessus du sommet de la tour.
Le vent retomba, les tremblements du sol cessèrent, et tout devint silencieux. Crémia resta immobile un long moment, stupéfaite, attendant de voir si tout était vraiment arrêté ou si tout cela n’était qu’un petit moment de répit. La Lune avait l’air d’être réellement stabilisée, et les flammes qui l’entouraient s’étaient éteintes. Termina était donc sauvée ?
Elle se précipita dans la chambre et secoua Romani. Celle-ci, encore endormie, lutta. Mais devant l’insistance de sa grande sœur, elle finit par se réveiller en poussant un grognement étonnamment grave pour une si petite fille. Elle avait la bouche sèche et la tête qui tournait, et être ainsi sortie de son sommeil lui parut particulièrement violent. Elle ne comprenait pas pourquoi sa sœur la traitait aussi brutalement tout d’un coup, mais une nausée l’empêcha de protester.
« Les Géants ! Viens voir, petite sœur, c’est possible d’appeler les Géants ! »