La Remplaçante

Chapitre 1 : La Remplaçante

Chapitre final

4829 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 29/10/2020 08:59

« Putain de merde ! » se mit-elle à jurer quand les semelles de ses petites chaussures de toile la firent glisser sur le sol boueux de la forêt, enduisant par la même occasion son arrière-train d’un magma noir et visqueux en tombant. Joël fit alors instantanément volte-face, mais son inquiétude se mua aussitôt en un fin sourire lorsqu’il constata qu’Ellie n’était blessée d’aucune sorte, si ce n’était dans son amour-propre, et que seuls ses vêtements avaient souffert de ce bain forcé dans la boue. À la vue de sa coéquipière maculée de cette tourbe noire et épaisse, il ne put se retenir de pouffer de rire devant le cocasse de la situation, tandis que la jeune fille tentait vainement de se relever de cette terre, gorgée d’eau de pluie.


« Ah ah ah ! À ce qu’il paraît, c’est très bon pour la peau ! » lui lâcha-t-il en lui tendant néanmoins une main pleine d’empathie. Mais Ellie n’appréciait pas tellement qu’on se moque ainsi de son pitoyable état, et alors qu’elle avait d’abord envisagé de repousser la main qui lui était pourtant charitablement tendue, elle s’empara discrètement d’une motte de boue et vint l’écraser avec un petit sourire triomphal dans la main compatissante de son compagnon. Il ne put échapper à la vivacité de cet acte vengeur et avec l’explosion de la motte dans sa paume, sa chemise de bûcheron se retrouva imprégnée elle aussi de boue, mais de manière beaucoup moins importante, en comparaison du jean d’Ellie.


« Dis moi juste qu’on est bientôt arrivé au lieu de te foutre de ma gueule » dit Ellie agacée, en se relevant et en essayant de faire partir la boue sur ses habits, sans grand succès. Fatiguée par les interminables heures de leur longue marche, Ellie n’en pouvait vraiment plus. Elle avait consenti un maximum d’efforts physiques pour le bon plaisir de Joël, et apparemment, il ne voulait s’arrêter pour rien au monde avant d’avoir atteint la planque dans laquelle il voulait les cacher tous les deux. Car oui, il avait bien une planque en tête, et pour lui, impossible de s’arrêter dans n’importe quelle autre planque que celle qui était dans son esprit. D’après lui, elle était toujours debout, non loin d’ici. Enfin ça, c’est ce qu’il disait depuis plusieurs heures déjà.


« On n’est plus très loin, déclara Joël en reprenant sa marche.

– Ouais… ça fait des heures que tu dis ça ! J’en peux plus de marcher…

– Arrête de faire ta gamine, c’est toi qui nous retarde, là ! »



Ellie le toisa d’un regard de tueur, d’un air qui pouvait être bien pire et bien plus meurtrier que celui que l’on croisait habituellement chez un Coureur. Ellie gonfla alors ses poumons avec un grand bol d’air, qu’elle expira lentement et bruyamment. Son long soupir, exprimé de manière forte et significative, avait été parfaitement conscient, de manière à ce que Joël ne puisse faire autrement que de l’entendre. Mais il ne tint pas compte un seul instant de ce signe d’exaspération manifeste et il continua à avancer. Il était si déterminé à parvenir à l’endroit où son esprit s’était fixé qu’il ne voulait en aucun cas rebrousser chemin maintenant.


Depuis la perte de Sam et d’Henry, le duo Ellie/Joël se la jouait de nouveau de manière très solitaire. Ils vadrouillaient comme deux loups, avec pour seul but un toit au-dessus de leur tête et de la nourriture dans leur assiette. Vivant au jour le jour sur le territoire des ex-États-Unis d’Amérique, ils cherchaient chaque jour leur maigre pitance ainsi qu’un nouveau lieu pour pouvoir passer la nuit en toute sécurité. Pour l’instant, ils n’avaient manqué de rien, sauf la veille au soir. En effet, les deux compères avaient dû passer une nuit blanche à marcher sous la voûte céleste, accompagnés dans leur randonnée nocturne par les grillons et les criquets, qui stridulaient leur chanson ininterrompue, et guidés par une myriade de petites étoiles brillantes qui tentaient de reproduire la fraîche lumière de la lune, absente.


Avec l’aube qui se levait, Ellie ne pouvait plus rivaliser avec les grandes enjambées d’adulte de Joël, et les sangles de son sac à dos, définitivement trop lourd pour elle, ne faisaient que lui meurtrir les épaules. Pour couronner le tout, la surface de la Terre était mise à rude épreuve, le soleil s’étant décidé à la réchauffer si intensément qu’elle ressemblait à s’y méprendre à un immense four. Pour Ellie, il faisait tout simplement trop chaud pour arriver à penser à autre chose. Les grosses gouttes de sueur qui perlaient de son front bombé à ses joues rouges l’obligeait à éponger son visage régulièrement avec le tissu des manches de son pull. Le soleil tapait si fort qu’elle était même obligée de plisser les yeux pour parvenir à ne pas perdre de vue Joël qui marchait bien en avant, à l’instar d’un guide forestier. Ce soleil ardent l’aveuglait et lui ôtait une à une toute once de fraîcheur, la desséchant aussi sûrement que la terre et la poussière qu’elle foulait. Qu’est-ce qu’elle aurait aimé qu’il pleuve, ne serait-ce qu’une toute petite pluie pour se rafraîchir.


« On en a encore pour combien de temps ? » demanda-t-elle enfin avec un ton si apitoyé et si suppliant que Joël arrêta sa marche et se tourna vers elle. Nimbée de soleil et à contre-jour derrière elle, il parvint tout de même à voir le découragement de sa protégée. Ellie marchait avec la bouche entrouverte pour essayer de respirer du mieux qu’elle pouvait. Ses joues devenues inévitablement écarlates, suite à la longue marche, égalaient presque la couleur de son pull. Pull qui était d’ailleurs tellement mouillé de sueur qu’il faisait ressortir les monticules de sa modeste poitrine pubertaire. Les marques de sueur sur le tissu de ses vêtements étaient aussi nombreuses que les pustules que l’on pouvait trouver sur un Infecté. Profitant de l’arrêt opportun de son compagnon, Ellie réajusta sa queue de cheval qui pendait lamentablement, mouillée aussi par la sueur qui coulait dans son dos. La jeune fille passa ensuite une main dans ses cheveux trempés pour les ramener en arrière, sans prêter attention au regard de Joël. L’adolescente se trouvait dans un puits de lumière dans lequel le soleil dardait ses rayons sans retenue. Les gouttes de sueur sur sa peau faisaient briller son corps à l’instar d’une pierre précieuse. Elle était comme un ange, auréolée de lumière, comme si ses contours étaient recouverts d’une fine couche d’or. L’éclat du soleil l’enveloppait d’une belle couverture brillante et accueillante. Joël crut voir là une vision divine. Puis Ellie vit enfin qu’apparemment, elle subjuguait Joël. Elle s’aperçut alors du regard que lui lançait son compagnon. C’était un regard triste et dépressif, comme souvent. Un regard qui tentait de cacher un secret bien trop lourd pour lui permettre de le révéler maintenant. Ce regard avait sur la jeune fille un pouvoir qui la mettait facilement mal à l’aise, et elle s’empressa de poursuivre sur un ton beaucoup plus pédagogique.


« On pourrait pas s’arrêter ? Genre juste pendant une toute petite heure ? » Balbutia-t-elle en le fixant d’un regard suppliant. Cette course harassante devenait vraiment très pénible pour Ellie et Joël, avec le plus de compassion possible, lui dit alors : « On va sortir de la forêt, là, dans une vingtaine de mètres. Alors dépêche-toi ou je te porte comme un bébé. » Soulagée, Ellie prit son mal en patience et effectivement, après quelques foulées, ils sortirent enfin de cette interminable forêt hâtivement. Enfin ils en étaient venus à abandonner les hautes herbes et les broussailles avec soulagement pour arriver dans les rues de ce qui restait de la ville d’Indianapolis. Marchant désormais sur une route de bitume couverte de craquelures et de fissures, Ellie avait au moins la certitude qu’elle ne risquait plus de tomber dans une mare de boue. Cependant, cette crainte avait été remplacée par celle, non moins effrayante, de sentir le sol se dérober sous ses pieds et de se retrouver dans les égouts, qui étaient souvent le repaire d’un nombre considérable d’Infectés.


Traçant leur route sans s’arrêter, ils passèrent à côté de pas mal de maisons et de magasins, en ruines, saccagés par le temps et le manque entretien de l’espèce humaine, qui était bien évidemment trop occupée à survivre tant bien que mal, face à cette épidémie du cordyceps. Aucun des deux marcheurs ne prononçaient plus un seul mot maintenant et tout ce que l’on entendait et encore, très faiblement, étaient le bruit de leurs pas raclant le bitume. Les villes pouvaient abriter bon nombre d’Infectés ou pire encore, des chasseurs humains, et Joël et Ellie faisaient tout pour ne pas trahir leur présence et ainsi, éviter du mieux possible d’attirer leur attention. À l’approche d’une ville, il fallait toujours se montrer extrêmement prudent. La crainte qu’Ellie avait déjà ressentie dans les forêts se transposa aussi vite dans les rues d’Indianapolis. Elle dut faire un effort conséquent pour apaiser sa frayeur et se forcer à respirer silencieusement, de peur que cela n’alerte les Infectés. En se concentrant avec attention, elle parvint à calmer et régulariser sa respiration, qui devint à la fois plus sereine et plus silencieuse à chaque nouveau pas qu’elle faisait, et elle s’appliqua tout aussi précautionneusement à calquer sa respiration sur celle, plus posée, de Joël.


Puis d’un seul coup, Joël s’arrêta devant une maison sans prévenir. Enfin, ils venaient d’arriver sur le lieu tant attendu par Ellie, mais à son grand étonnement, la maison en question était assez petite et ressemblait beaucoup aux autres maisons mitoyennes. Joël fit un pas en avant pour ouvrir la porte principale, tandis qu’Ellie le suivait et regardait tout autour d’elle. En tournant la tête, elle sentit l’odeur de ses vêtements. Ils puaient tellement la saleté… Heureusement pour elle que les Claqueurs ne se fiaient qu’aux bruits et non aux odeurs. En regardant autour d’elle, elle constata bien vite que cette maison n’offrait pas vraiment la sécurité qu’elle avait espéré. Elle regarda de tout côté et vit que la maison était très facilement repérable. Cette dernière n’était pas très éloignée des autres maisons, et elle ignorait pourquoi Joël avait pensé à cet endroit comme une planque sûre. Elle s’attendait à découvrir un lieu qui la mette au minimum en sécurité, genre par exemple une ferme éloignée des villes. Elle s’imaginait d’ailleurs très bien vivre dans une ferme un jour. Mais peu importe où Ellie portait son regard, elle ne voyait et ne ressentait que du danger. En même temps, pour Ellie, le mot « sécurité » n’avait jamais eu de sens réel. Ce mot avait toujours été bien étrange pour la jeune fille. Jamais elle ne s’était sentie en sécurité nulle part, pas même lorsqu’elle habitait pourtant la zone de quarantaine de Boston. Et même ici, dans cette toute petite maison, elle savait qu’elle ne se sentirait pas à son aise. Elle pensait, en toute bonne foi, qu’elle aurait vraiment du mal à se sentir en sécurité quelque part un jour.


Un cliquetis la fit se recentrer sur les actions de Joël qui finissait de crocheter la serrure de la porte principale de la maison. Comme toutes les fois où ils pénétraient dans un nouveau lieu, ils entrèrent avec beaucoup de précautions, chacun ayant un tâche bien définie. Mais Ellie remarqua pour la première fois que Joël se fichait un peu du plan habituel. On aurait dit qu’il savait très bien où il mettait les pieds. À en juger par son attitude presque sereine, il semblait qu’il connaissait cette demeure comme sa poche, comme si cette dernière avait jadis été la sienne. Comme s’il en avait été jadis l’occupant, il savait parfaitement où se trouvait la salle de bain et les pièces les unes par rapport aux autres. L’unique chambre de la maison était petite et carrée, comme la plupart des autres pièces. Rien d’exceptionnel à ce sujet. D’ailleurs, pour Ellie, la maisonnette ne différait aucunement de tant d’autres maisons qu’elle avait visitées auparavant, au cours de son expérience de survivante. Elle était meublée comme tant d’autres, d’une grande table de salon de bois de chêne, entourée de chaises faites du même bois. Dans le buffet, près du réfrigérateur, il y avait des assiettes en porcelaine laissées à l’abandon. Un canapé en cuir sale tout ridé, avec quelques trous qui laissaient entrevoir son squelette métallique en ressorts, une table basse, des tapis décolorés sur les sols et des clous rouillés aux murs qui cependant, supportaient encore quelques vieux tableaux défraîchis. Il y avait également l’un de ces postes de télévision de l’ancien temps, ainsi que plusieurs autres vaisseliers et placards massifs. Tous ces meubles étaient recouverts d’un centimètre au moins de poussière et de toiles d’araignées. Le plafond ainsi que les sols, sans parler des murs, étaient dans un état apocalyptique, sans mauvais jeu de mot. Au premier coup d’œil, peu de choses de valeur ni d’utilité qui puissent être utiles aux deux survivants. Les choses qui traînaient ici et là dans les tiroirs ou sur les étagères n’étaient d’aucun secours dans cet endroit dantesque où l’homme et la jeune fille évoluaient. Les bocaux qui avaient jadis contenu des plantes ne servaient désormais plus que de récipients pour de la terre sèche. La nature commençait aussi à reprendre ses droits, avec ses lierres qui grignotaient la tapisserie des murs petit à petit. Heureusement, aucun champignon épidémique n’était à déclarer ici. Cependant, la maison offrait tout de même quelque chose d’assez rare : il n’y avait aucune éclaboussure de sang, ni même de cadavre qui pourrissait dans un coin. C’était comme si elle avait seulement été laissée à l’abandon, sans que personne ne vienne la dépouiller. Chose d’autant plus étrange, car la maison n’était pas cachée et donc, elle aurait pu être dévalisée comme ses consœurs du quartier. Qui connaissait l’histoire réelle de cette demeure ?


Perdue dans la contemplation de la maison, elle n’avait pas vu Joël qui lui, continuait d’inspecter tout aussi attentivement chaque pièce, l’une après l’autre, à l’écoute du moindre bruit qui aurait pu trahir la présence d’un Infecté ou éventuellement, de quelques chasseurs de passage. Faisant précautionneusement un pas à la fois. Sans se presser. Au cas où l’endroit serait infecté de ces satanés Claqueurs. Une fois l’inspection de toutes les pièces terminée, et une fois qu’il se fut assuré qu’il n’y avait aucun danger, Joël se détendit et laissa échapper à l’attention d’Ellie un réconfortant : « C’est bon », avant de se laisser tomber sur le canapé, qui grinça sous son poids. Puis il entreprit de sortir et de poser les affaires de son sac à dos sur la petite table basse située en face de lui. Il ne montrait aucune peur ni aucune inquiétude, ce qui vint quelque peu apaiser Ellie.


« T’es déjà venu ici ? Demanda Ellie, légèrement intriguée par le comportement si serein de Joël.

– Ouais… quelques fois. J’connaissais les gens qui habitaient ici. » Ellie crut déceler dans sa voix une forme de soulagement de n’avoir trouvé aucun cadavre dans les environs. Même si elle conservait une once de méfiance envers le lieu, elle commença à être un peu plus en confiance, maintenant que Joël se comportait comme si rien de grave n’allait se passer. Son pouls semblait s’apaiser en voyant de quelle façon son coéquipier conservait son calme. Ellie se remit donc à explorer l’intérieur de la maison du regard.


Puis ses yeux tombèrent alors sur la porte du réfrigérateur. Celle-ci était fermée. À l’intérieur, elle put y découvrir de la nourriture en décomposition. Elle pouvait même encore lire sur l’emballage de certains produits qu’ils étaient à consommer avant la fin de l’année 2013 ! Cela faisait donc vingt ans que la nourriture pourrissait ici. Heureusement que ce n’étaient pas ce genre de champignon que l’on trouvait sur la nourriture qui était la cause de l’épidémie. Au pied du frigo se trouvaient quelques photos qui formaient un tapis de sol. Sans doute celles-ci étaient-elles tombées de la porte du frigo avec le temps. Ellie s’agenouilla pour feuilleter la petite dizaine de clichés qui reposaient à terre. Elle vit alors sur presque la quasi-totalité de ces photographies un couple de vieilles personnes. Mais elle fut surtout surprise de constater que sur l’une d’entre elles, il y avait Joël. Et même, il y avait Joël et Sarah. Au dos de cette photo, on pouvait y lire une inscription marquée au stylo bille à encre bleue : 21/12/2012 Journée de fin du monde en famille. Tous semblaient pour le moins très heureux et offraient à l’appareil photographique un sourire chaleureux. Qui aurait pu se douter à l’époque qu’un an plus tard, la véritable fin du monde allait se produire ? C’était la première fois qu’Ellie voyait un sourire aussi franc sur le visage de Joël. Elle ne se demanda même pas ce qu’il était advenu de ces personnes, les résidents de cette demeure. Rien de très bon n’avait pu leur arriver, elle en était sûre. À l’heure d’aujourd’hui, les parents Miller étaient probablement morts depuis longtemps maintenant et pourrissaient sans doute quelque part, dans un des coins reculés de leur ville natale. Quoiqu’il ait pu leur arriver, mangés par des mutants, ou par des animaux, ou pire encore par des hommes, leur perte semblait n’avoir aucun effet sur Joël, qui s’était sans doute imaginé qu’ils avaient survécu et qu’ils avaient vécu leur derniers jours heureux, quelque part, dans une toute nouvelle maison. Ellie laissa les vieilles photographies à terre et se releva pour observer Joël. Celui-ci en était déjà à la préparation de ses armes. Ellie comprenait à présent pourquoi il avait tout fait pour venir ici : pour l’emmener elle, Ellie, ici, dans cette maison, qui comptait sans doute énormément aux yeux de Sarah. Peut-être Joël cherchait-il à retrouver un peu de sa vie d’avant, avant toute cette merde ? Encore une fois, Joël ne voyait en Ellie qu’une remplaçante de sa fille défunte, et sans doute essayait-il de retrouver les moments de bonheur qu’il avait eu avec sa fille dans cette maison. Il était affalé dans le canapé, comme il avait sans doute eu souvent l’habitude de le faire dans cet endroit qu’il connaissait si bien ; mais au lieu d’avoir la télécommande du téléviseur en main, il avait son revolver, qu’il nettoyait avec un chiffon imbibé d’huile.


« Quoi ? Demanda t-il brusquement en sentant qu’Ellie l’observait fixement.

Silence. Finalement, il leva les yeux et fronça les sourcils.

Rien. » répondit-elle en prenant une expression des plus innocentes.

Et en observant son visage juvénile qui trahissait son adolescence, le monde de Joël se remplit d’un espoir du retour au passé. Ellie le voyait.


Des rayons de chaude lumière émanant du soleil traversaient les fenêtres sales de poussière et tombaient sur la jeune fille. Cela ne l’aidait guère à la mettre de bonne humeur. Elle n’en pouvait simplement plus de tout de ce soleil qui lui brûlait la peau et rétrécissait son champ de vision. Puis Ellie sortit de la cuisine et se rapprocha du canapé, avant de s’asseoir aux côtés de Joël pour détendre ses jambes encore toutes endolories par la marche. Ses jambes lourdes de fatigue furent soudain soulagées de ne plus avoir à porter son corps. Une fois délestée de son sac à dos, elle massa ses mollets de ses mains aux ongles sales, tentant de faire abstraction de la douleur de ses ampoules aux pieds. « Ah ! si seulement il y avait de l’eau fraîche et claire à portée de main ! » Se dit-elle en voyant de nouveau la boue sur ses vêtements. Elle en aurait profité pour les nettoyer ainsi que pour se doucher afin de refroidir son corps brûlant. Mais n’en n’ayant pas, elle utilisa sa salive pour frotter le tissu rugueux et enlever la boue qui commençait déjà à sécher.


Tandis qu’elle grattait son pull et son pantalon, Joël inspectait toujours ses armes. Il passait en revue l’ensemble de son équipement, pistolets et divers poignards, pour être fin prêt avant de reprendre la route. Il nettoyait ses revolvers avec des chiffons imbibés d’huile et aiguisait davantage les lames de ses couteaux. Mais de temps à autre, Ellie pouvait voir Joël du coin de l’œil, tourner son visage vers elle pour l’observer. La mâchoire d’Ellie se contractait alors presque instantanément. Joël continuait de l’observer de ce même regard qu’elle ne connaissait que trop bien. Ellie savait que dans ce regard, Joël ne voyait en elle que sa Sarah. Une douleur secrète traversa alors sa petite poitrine. Pas un seul jour ne passait sans qu’Ellie ne ressente cette impression que Joël la regardait en pensant à Sarah. Elle savait que chaque centimètre de son visage lui rappelait sa défunte fille et que dans un moment de perdition, un jour, il finirait forcément par l’appeler Sarah. Ellie sentait bien ce que Joël était en train d’essayer de faire. Même après vingt ans, la perte de sa fille était encore très vivace dans son cœur meurtri. Souhaitait-il remplacer Sarah par Ellie ? Mais elle ne voulait pas que Joël devienne son père ! Elle se fichait d’ailleurs royalement d’avoir ou non un père de substitution. Elle en avait juste assez que Joël la considère comme sa fille. Combien de temps encore Ellie devrait-elle supporter cela ? Des mois ? Des semaines ? Des jours ? Des heures ? Pour le duo, le moins de temps possible serait en tout cas le plus bénéfique. Si elle voulait que Joël arrête de la considérer comme sa propre fille, il fallait qu’elle agisse de manière surprenante et surtout, le plus tôt possible. Tout ce qu’elle désirait, c’était de mettre fin à toute cette mascarade, et selon elle, il n’y avait qu’un seul moyen pour cela. Certes, elle ignorait où ce chemin la mènerait, mais elle ne voyait pas d’autre option.


Prenant alors une profonde inspiration, sachant qu’il avait toujours les yeux rivés sur elle, Ellie en profita pour se ruer sur lui. Attrapant son visage barbu entre ses petites mains, elle colla très vite ses lèvres fines sur les siennes. Ce fut un contact chaud et doux, et durant ce baiser, le monde alentour s’effaça autour d’Ellie, tellement elle était concentrée sur ce qu’elle faisait. La barbe de Joël venaient chatouiller son menton. « Un bon rasage ne lui ferait pas de mal, c’est sûr » pensa-t-elle, alors qu’elle tenait encore son visage entre ses mains.


Si Ellie se sépara de lui le plus tôt possible, elle était tout de même restée à l’embrasser un certain temps pour bien faire passer le message. Ce baiser ne dura d’ailleurs qu’un si court instant, qu’Ellie repensa à son premier baiser, celui qu’elle avait échangé avec Riley, et elle réalisa que les deux avaient eu la même durée. Cependant, Ellie aurait tellement voulu que Joël la repousse, en cet instant, qu’il la gifle même, pour sa mauvaise conduite, et non pas qu’il reste impassible, comme Riley. Car Joël ne fit absolument rien pour échapper à son étreinte. « Qui ne dit mot consent » pensa alors la jeune fille. Mais pour elle, c’était tout bonnement incompréhensible que son équipier puisse avoir apprécié ce baiser ! Si c’était vraiment le cas, cela représentait une étrangeté de plus.


Une fois qu’elle eut mis fin au baiser, Ellie remarqua alors qu’elle n’avait jamais été aussi proche de lui. C’était la toute première fois qu’elle se trouvait à aussi peu de distance. Ils étaient désormais à quelques centimètres seulement l’un de l’autre, et Ellie pouvait sentir le souffle de Joël sur son visage qui avait immédiatement pris des couleurs. Heureusement, à ce moment, la lumière du soleil ne pouvait pas lui permettre de voir clairement son visage. Cela lui aurait sans doute donné un haut-le-cœur. Tous deux se regardaient maintenant sans prononcer un seul mot, et Ellie sut qu’elle n’aurait besoin d’aucune parole pour s’apercevoir que Joël l’aimait d’un autre sentiment que l’amour filial. Il avait cessé de frotter ses armes quand elle l’avait embrassé, et laissait celles-ci reposer sur la surface en bois de la table basse. Il semblait avoir oublié la principale règle dans ce monde apocalyptique : ne jamais s’éterniser. Se rendant vite compte de son erreur et de son immobilité, les gestes gauches, il se remit à son ouvrage. Joël était tellement à l’aise après cet étrange baiser qu’il ne fit pas attention et finit par lâcher un léger sourire en direction d’Ellie, avant de se recaler confortablement dans le canapé avec son revolver et son chiffon imbibé d’huile.


Quand la bouche de Joël dessina ce tendre sourire, Ellie comprit, à cet instant, qu’elle avait entièrement tort depuis le début. Joël ne l’aimait pas comme sa propre fille, mais bien comme une maîtresse, qu’il serait venu présenter à ses parents. Comme dans l’ancien monde où un homme venait quérir l’approbation de ses parents pour épouser une femme d’un autre rang social, Joël avait emmené Ellie dans la maison de ses vieux. Elle n’était en aucun cas la remplaçante de Sarah aux yeux de Joël, mais bel et bien la remplaçante de son ex-compagne. Sa nouvelle petite copine… Pourquoi Joël s’était-il donc toujours refusé à lui dire cette vérité ? Lui dire ce qu’elle représentait vraiment pour lui ? Cela lui aurait évité de commettre l’erreur de l’embrasser. Mais comment faire maintenant pour revenir en arrière ? Comment faire pour retrouver cette relation qu’elle croyait être celle d’un père à sa fille et non pas celle d’un couple ? Elle était néanmoins certaine d’une chose : maintenant qu’elle savait qu’il l’aimait, une rupture amoureuse serait plus facile à supporter pour lui qu’une rupture entre un père et sa fille. Au moins, il ne revivrait plus une histoire similaire à celle qu’il avait vécue avec sa Sarah.


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