L'Age du Landfall

Chapitre 1 : Le Landfall

5446 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 10/11/2016 02:32

La faim mordante qui le tenaillait à chaque instant réveilla Andriel. Le sommeil pouvait offrir quelques heures de fragile répit, mais rien ne pouvait totalement la faire disparaître. Le jeune Bosmer tourna la tête. Il jeta un œil sur la frêle silhouette de Pal, endormie à ses côtés. Il guetta le souffle qui s'échappait de la bouche de sa grand-mère. Il veillait chaque matin à ce rituel, angoissé de ne trouver nulle respiration filtrant à travers ses lèvres desséchées.


Elle s’appelait Raalha, mais Andriel l’appelait Pal depuis toujours. Pourquoi, lui-même l’ignorait. Quelle importance ? C’était le surnom que lui donnait autrefois la mère du garçon. Il avait suivi l’exemple sans jamais se questionner sur la raison. Le nom en valait bien un autre.


Pal avait la face assoupie d’un millier de vieillardes : un visage ridé aux traits tirés et parcheminés qu’encadraient de rares cheveux raides, blancs, souillés de terre et de suie. Des oreilles pointues en dépassaient, garnies de poils touffus. Pal était maigre, petite, recroquevillée dans des haillons qui lui tenaient lieu de couverture. Une grand-mère comme tant d'autres. Pourtant les autres grand-mères étaient mortes et avec elles bien des jeunes gens plus vigoureux. A l'âge de deux cent trois ans, la vieille elfe se rappelait de l’ancien monde. Celui qui avait péri dans les flammes du Landfall, ne laissant de Nirn qu’une coquille vide et désolée.


Une telle longévité tenait du pur miracle, Andriel le savait. Pal avait vagabondé. Quatre-vingt ans durant à la surface d’un monde où la survie de valeureux héros excédait rarement quelques heures. Pourtant elle survivait, opiniâtre, comme ignorée par cette mort qui emportait avec elle une planète entière. Mais la vieillesse ne l’oubliait pas. Chaque jour devenait plus pénible que le précédent. Chaque jour il fallait se battre un peu plus fort. Chaque jour la rapprochait de celui, inéluctable, craint par Andriel. Ce jour-là, ses forces lui feraient défaut. Et elle le laisserait seul.


Andriel laissa dormir sa grand-mère encore un peu. Il se mit en devoir de chercher de la nourriture. Il parcourut de long en large la moraine rocailleuse au creux de laquelle ils s’étaient arrêtés pour la nuit, en quête d'un endroit où la terre serait plus meuble. Le garçon finit par trouver ce qu'il cherchait, au fond d'une crevasse où l'humidité permettait l'apparition d'un peu de vie. Presque rien, à vrai dire. Armé d'un éclat de pierre vitrifiée éjecté des entrailles de la terre, il racla le sol pour en extirper les quelques mille-pattes, cloportes et blattes qui y vivaient. Quel festin pour aujourd’hui ! Le substrat déchiqueté des profondeurs de la crevasse révéla un dépôt de moisissure qu’il racla avidement. Andriel, fier de lui, remonta partager avec Pal son butin. 


La vieillarde s'éveilla au moment où son petit-fils revint, le poing serré sur le peu de nourriture qu'il avait trouvé pour eux ce matin. Elle s’assit péniblement. Ce n'était pas un cauchemar. Elle posa les yeux sur la désolation qui s'offrait à elle. Nirn était jadis une terre magnifique, où les profonds océans regorgeaient de poissons, de créatures merveilleuses. Des villes grandioses aux toits dorés, des animaux, des arbres majestueux, des prairies verdoyantes, recouvraient les vastes continents qui les bordaient . Nulle ville, nul arbre, nul animal ne prospérait plus sous Son règne. Disparus, les continents. Vaporisés, les océans. Des gouffres gigantesques parsemaient Nirn où se dressaient de hautes montagnes. Des monceaux d'éboulis s’entassaient où les rivières d’eau fraîche creusaient des vallées.


Ils mangèrent en silence leurs insectes et la moisissure.


Voilà quel était le quotidien d'Andriel. Une existence abjecte, une obstination futile. Pourquoi se résoudre à cette vie d’animal ? Pourquoi lutter ? Pourquoi arracher chaque jour un jour de plus à l’extinction, à l’oubli qui les guettait ?

Quand il eut fini son maigre repas, il tira précautionneusement la carte de dessous sa tunique pour l'étudier attentivement. Ce n'était rien qu’un bout de parchemin à demi-effacé, lacéré, recouvert d’un palimpseste d’annotations. Elle circulait de main en main depuis bien avant sa naissance. Du maigre héritage laissé par ses parents, c’était là son bien le plus précieux. Qui l’avait dessinée, même Pal l’ignorait. Son père l’avait confiée à sa mère avant de mourir, voilà si longtemps qu’Andriel n’en gardait aucun souvenir. Et la carte lui était échue après qu'elle l'eut rejoint dans l’au-delà, voilà bientôt deux ans, laissant lui et Pal comme derniers dépositaires d’une quête éperdue pour la survie. 


Elle indiquait l'emplacement des tours stabilisatrices de Nirn, chacune marquée d’une cercle sur le morceau de parchemin. Une croix tracée à la boue barrait celles dont l'annihilation était avérée : La Tour de Cristal, il y a longtemps, bien avant le Landfall ; Celle de Sève-Verte, consumée par l’incendie qui avait ravagé le Val-Boisé, le jour où Il s’éveilla. Seules les histoires de Pal alimentaient la mémoire des millions d’âmes qui avaient péri ce jour-là. 


Lui. Pal et Andriel ne le nommaient jamais quand ils en parlaient, la voix tremblante de peur. A quoi bon ? Son ombre pesait sur eux à chaque instant. La simple expression de Sa volonté réduisait en poussière une planète entière. Un Golem. Un Dieu-Machine né de l’ubris insensée du peuple Dwemer. Il était depuis Sa conception le moteur de l’Histoire. Pour Lui, par Lui, naquirent des civilisations. Pour Lui, par Lui, en moururent d’autres. Son éveil causa le Landfall. La mort de Nirn. 

Combien, comme Pal et Andriel, vivaient encore à la surface décharné de Nirn, des quatre-vingt ans plus tard ? Pourtant qu'ils sussent, il ne pouvait bien rester qu'eux.


Pal aurait aimé mourir avec l'ancien monde, mais les dieux en avaient décidé autrement. Alors elle suivit sa fille, puis son petit-fils, inlassablement, dans leur dernier espoir insensé. Elle supportait chaque jour le fardeau de la vie comme une malédiction. Mais, stoïque, continuait sa route. Elle n'était qu’un fantôme à la lisière du domaine des morts et de celui des vivants. Ni vraiment en paix dans l’un, ni vraiment dans l’autre. Que la force nécessaire pour rester debout lui fasse défaut et celle d’Andriel le quitterait aussi, lui qui n’existait que pour offrir à sa grand-mère une vie meilleure avant qu'il ne fût trop tard. Qui entretiendrait la flamme de la farouche volonté qui brûlait dans son cœur ? Comment, sans ses histoires, sans son amour, empêcher la folie de la souffler, l’apathie de l'étouffer ? Pal devait vivre. Pour Andriel. Pour lui, elle priait chaque dieu qui pouvait l’entendre : puisqu’ils l’avaient maudite d’une vie si longue, qu’ils lui fasse don d’encore un peu de temps. 


Andriel se gratta le menton, perdu dans la contemplation d’une carte qu’il connaissait pourtant de mémoire. Le Mont Écarlate, en Morrowind, et la Tour d'Or Blanc de Cyrodiil, étaient elles aussi tombées sous Ses attaques. Le sort et l'emplacement de la Tour D'Orichalque étaient un mystère depuis que les Yokudans avaient quitté leur terre natale. Un vaste point d’interrogation à l’ouest de Tamriel marquait la supposée localisation. A part elle, il ne restait qu'à vérifier la Tour Adamantine, dans l'ancienne baie d'Illiaque, et la Gorge du Monde dans ce qui formait autrefois la province de Bordeciel.


Une note manuscrite derrière la carte indiquait en outre l'existence d'une tour stabilisatrice supplémentaire. Sa nature et son emplacement restaient inconnus, l'inscription ne la nommait simplement que “Tour d'Airain” et ne donnait aucun détail de plus. Cette mystérieuse intriguait Andriel. Elle le laissait perplexe chaque fois qu'il lisait la carte. Il avait bien réfléchi, depuis qu'il la possédait : elle se trouvait peut-être quelque part sur ce que Pal appelait Akavir, à l'est de Tamriel. 

La carte dévoilait le souvenir de pays, d'îles et d’océans aujourd’hui disparus. Ça ne facilitait pas la lecture. Ni leur lent périple. 


Andriel ne connaissait le monde d’avant qu’à travers les contes de sa grand-mère. Pour satisfaire son insatiable curiosité, Pal leur donnait vie. Mais de toutes les histoires possibles, la légende des tours stabilisatrices était celle que son petit-fils lui faisait le plus répéter : 


Elles étaient anciennes, toutes. Certaines dataient d’avant l’existence des hommes et des mers. D’autres avaient été construites par les anciens elfes et leur puissante magie. Les tours canalisaient l'énergie de l'Aetherium. Elle garantissaient la stabilité du Mundus. Que chacun de ces édifices cosmiques s’effondra comme la Tour de Cristal en son temps, et l’univers ferait de même. Sa force invincible cherchait à les raser. Mais il en restait encore debout, Andriel le savait. C'était d’une logique implacable, puisque l’univers existait encore. Lesquelles, il ne pouvait le supposer qu’à partir des informations dont il disposait. 


Voilà quel était le plan, le fragile espoir auquel Andriel s’accrochait depuis qu’il en avait hérité : trouver l’une des tours que de grands héros s’acharnaient sans nul doute à défendre et s’en remettre à leur merci. 


Son ventre noué de crampes le ramena à la réalité. Il fallait se mettre en route. Un voyage long et pénible, à l’issue si lointaine qu’ils n’en percevaient pas l’horizon. Se déplacer au milieu des plaques continentales sens dessus dessous, sans point de repère, était difficile. Il devait veiller sur Pal dans le même temps. Andriel ramassa sa gourde d'eau, son bien le plus précieux après la carte. Il enfila la sangle autour de son cou. Moyennant milles précaution, il aida sa grand-mère à se lever. Une fois rassuré sur sa capacité à marcher, ils se mirent en route. 


Andriel les guida en direction de ce qu’il imaginait être la position de la Gorge du Monde. Les deux elfes prenaient leur temps. Ils ne progressaient parfois que de de quatre cent, deux cents mètres en une journée. Rien ne pressait pour Pal et ses jambes fatiguées. Andriel suivait le rythme. Son obstination à chercher les tours échouait devant la délicatesse dont il faisait preuve pour ne pas brusquer sa grand-mère. 


Ils firent face midi venu à leur premier obstacle infranchissable, une profonde falaise irrégulière qui jaillit sous leurs pas au détour d'un rocher. Pal et Andriel se tenaient au faîte d'un pan de montagne à moitié effondré, haut de cent cinquante mètres environ. Ils le longèrent de longues heures durant, à la recherche d'une voie praticable pour l’atteindre par le bas. 


C’était alors qu’il se penchait pour évaluer la hauteur qu’Andriel poussa un cri de stupeur :


— Pal ! Pal ! Regarde ça !


La vieillarde approcha aussi vite que ses jambes maigrelettes le lui permettaient sur le sol instable et se pencha à son tour, soutenue par son petit-fils, pour regarder la direction qu’il pointait du doigt. A force de plisser les yeux, elle remarqua

les pierres taillées que son petit-fils voulait lui montrer. Des blocs de basalte décorés de motifs géométriques s'accrochaient à la paroi quelques mètres sous leurs pieds. Les colonnes s'ornaient à leur sommet d'un chapiteau intact de métal bronzé, mouluré de formes alambiquées. Écrasés sous la masse de ses pierres, elle put voir des fragments de grilles et de portes en métal forgé. La poussière grise qui les recouvrait estompait leur éclat doré. Des salles jadis bâties dans les profondeurs du sous-sol, que Son chaos avait exhumées.


Ce n'était pas la première fois qu'ils croisaient des ruines de l'ancien monde. Andriel s'en émerveillait à chaque fois, tout comme il raffolait des histoires de Pal sur les peuples qui jadis peuplaient Nirn. Sa grand-mère n’attendit pas qu’il pose la question pour satisfaire sa curiosité. Elle ferma les yeux, se souvint et raconta : 


— Ce sont les Dwemers qui ont construit cela. C'était il y a fort longtemps, puisqu'ils ont disparu des milliers d'années avant ma naissance. Les Dwemers étaient un peuple étrange, mais savant. Très savant. Là où les autres elfes s'émerveillaient de la beauté du monde, du soleil et des étoiles, eux s’enfoncèrent sous la terre pour en tirer trésors et secrets. Ils passaient leur temps à bâtir d'immenses cités, à construire d’incroyables machines selon de complexes procédés. Un jour, ils ont tous disparu. Tous, jusqu'au dernier, ne laissant derrière eux que leurs cités souterraines et leurs improbables machines. Nul ne sait ce qui leur est arrivé. C’est un mystère. Il n’y a plus de Dwemers depuis très longtemps, mais après tous ces âges, nul n’a réussi à égaler leurs prouesses techniques. Vois-tu, Andriel, le métal dans lequel est forgé ces colonnes : jamais il ne s’oxyde et il est plus résistant que n’importe quel autre. Ce que tu vois là a été construit il y a des milliers d'années, et le voilà pourtant aussi brillant qu'au premier jour. Nul n'a réussi à recréer cet alliage. Jamais.


Andriel s’assit en tailleur sur un rocher. Sous ses cheveux filasse, sa paire d'oreilles pointues buvait chacun des mots de sa grand-mère. Il posa un millier de question sur les Dwemers et leur technologie. Elle lui répondit du mieux qu'elle put. Puis il laissa Pal se reposer entre les rochers calcinés. 


Andriel descendit pierre par pierre explorer les ruines de plus près. Une fois en bas, il les toucha du bout des doigts, fasciné. Difficile pour lui d'imaginer à quoi pouvait bien ressembler Nirn avant le Landfall, même avec la tête farcie des récits de Pal. Il n'avait connu de toute sa vie que le désert et la destruction. 


Andriel remarqua une excavation derrière un linteau effondré. Il se glissa fébrilement dans l'interstice. A l’intérieur, ses pieds rencontrèrent un escalier finement ciselé, qui montait dans la roche. La cavité était étroite, effondrée qu’elle était sur elle-même. Le Bosmer avançait prudemment dans le noir, à tâtons. Il redoutait de tomber dans un gouffre invisible, ou de se retrouver bloqué. Les marches s'arrêtèrent au niveau d’un palier. La grotte continuait sur un couloir, dans une obscurité épaisse. Avec Pal qui l’attendait, Andriel renonça à poursuivre son exploration. Il allait faire demi-tour lorsqu’il sentit son pied s'enfoncer dans une dalle qui produisit un léger cliquetis. Il recula vivement, craignant d'être la victime d'un piège vicieux, comme les aventuriers imprudents dont Pal racontait les périples. Mais soudain, des blocs de verre s'illuminèrent dans une longue note cristalline, et toute la grotte fût éclairée d'une belle lumière bleu pâle. 


Andriel ne put retenir un cri d'admiration. Il n'avait jamais rien vu d'aussi formidable. Les éclats diaphanes sur les murs découpaient l’ombre des sculptures qui projetaient sur le sol une mosaïque de formes géométriques. Seuls les éboulements troublaient la symétrie parfaite du couloir. Le visage ébahi, le jeune elfe s'aventura plus loin, s’arrêtant de temps à autre pour admirer de près des frises forgées dans le métal légendaire dont Pal lui avait parlé. La lumière de la grotte en révélait toute la splendeur. Il brillait de mille feux sous les lampes. Andriel percevait jusque dans les tréfonds de sa chair la solennité, la majesté qui imprégnaient ces lieux.


L'enthousiasme du jeune elfe retomba bien vite lorsqu'il se retrouva nez à nez avec un pilier écroulé. L’éboulement avait emporté une partie du plafond dans sa chute, les débris bloquaient hermétiquement la suite du couloir. Déçu, Andriel demeura encore quelques instants pour graver cette place dans sa mémoire puis revint sur ses pas. Il brûlait de retrouver sa grand-mère qui devait s'inquiéter. Il devait partager avec elle sa trouvaille. 


A mi-chemin du retour, il s'aperçut que ce que l’une des fresques géométriques placée entre deux piliers qu’il avait pris à l’aller pour un simple pan de mur était une porte. Le jeune elfe s'acharna dès lors à l'ouvrir sans pour autant y parvenir, jusqu'à ce qu'il comprenne qu'il suffisait d'appuyer sur un gros bouton en pâte de verre pour qu’elle coulissa sans grincer.


Andriel constata avec déception que cette issue ne donnait que sur un vulgaire entrepôt. Un cul-de-sac. A part la beauté grave de l'architecture, en tout point identique à celle du couloir, le contenu de cette chambre le déçu tout autant. Ou presque : cinq cadavres momifiés gisaient sur le sol. Certainement pas des Dwemers, pour sûr. Andriel le savait. Ils n'étaient pas mort, ils avaient disparu. Pal le lui avait dit. 


Il s'agissait en fait de Falmers, des créatures tordues et vicieuses qui hantaient les ruines des Dwemers auxquels elles servaient autrefois d’esclaves. En regardant de plus près, il apparut évident qu'elles s'étaient entretuées et avaient succombé d’asphyxie faute de pouvoir sortir de cette pièce dont la porte ne s’ouvrait que de l'extérieur. Le garçon avait pris soin, heureusement, de la garder ouverte pour lui. L'atmosphère rare avait conservé les corps et leurs armes. Andriel soupesa une hache, faite d’un éclat chitineux de carapace d’insecte géant. Il la reposa. Trop lourde pour un souvenir. Inutile et encombrante. Il possédait déjà un surin, dissimulé dans ses haillons. Rouillé, tordu, émoussé, mais ça suffisait. De quel dangers une hache pouvait-il le protéger ? Quel arbre restait-il à découper, quelle brousse à défricher ?


Les cadavres l'intéressaient bien plus. Bien que sûrement vieille de plusieurs âges, la chair momifiée fournissait la plus abondante source de viande qu'il ait vu depuis le décès de sa mère, de longues années auparavant. La chair prélevée sur son corps les avaient nourris, Pal et lui, pour de longues semaines. 


Andriel s’arma de son surin. Il découpa de larges lanières de peau, extirpa les entrailles desséchées qui s’effritaient sous ses doigts. L’eau lui montait à la bouche. Il fourra la carte dans son pantalon et ôta sa tunique pour s’en faire un sac capable de contenir autant de cette manne précieuse qu’il pourrait en emporter. Ce ne fut que lorsque la tunique menaça de déborder qu’il renonça à la remplir davantage et fit demi-tour. Il repassa dans le couloir par lequel il était venu. La lumière s'éteignit quand son pied se posa de nouveau sur la plaque de pression. Il descendit en tâtonnant les escaliers, se contorsionna à travers les éboulis pour ressortir à l'air libre. Même voilée de poussière, la lumière du soleil l'éblouit. Andriel appela sa grand-mère pour la rassurer sur son sort, et escalada en portant sur son butin sur son dos le pan de falaise les séparant pour la rejoindre.


La viande de Falmer permit aux deux voyageurs de survivre plusieurs semaines de marche. En manger s'apparentait à mâcher de la poussière de cuir, mais c’était bon à en pleurer. Quand il trouvait assez d’eau, Andriel la laissait tremper dedans pour produire une bouillie au goût de somptueux festin. Quel joie, le soir, de se coucher le ventre plein, sans se soucier du lendemain : ils se levaient le matin et avalaient autant de cette chair momifié que leur estomac pouvait le supporter. Nul besoin de fouiller les crevasses en quête de pitance. 


Les bonnes choses, hélas, se finissaient toujours. Leur réserve de viande également. D’abord, Andriel se rationna au profit de sa grand-mère. Puis il s’en priva totalement et revint à son régime de larves et de lichen. Une menace nouvelle les guettait : un froid implacable qui lacerait leur peau à travers les fentes de leurs haillons. Andriel guidait leurs pas vers le nord, pour trouver la Gorge du Monde. Il estimait se trouver actuellement quelque part entre ce qui fut jadis Morrowind et l'océan Padomeique. Le climat glacial indiquait qu’ils approchaient mais chaque jour devint plus pénible que le précédent. Andriel se mit à craindre pour la santé de Pal. Lui-même, la nuit, supportait difficilement les assauts du gel. Avec l’hiver qui bientôt arriverait, la situation tournerait au drame s’ils continuaient. 


Andriel enrageait d'abandonner si près du but. Tant pis pour la Gorge du Monde. Il trouverait une autre tour. Il n’y avait que la Tour Adamantine dont il soit sûr de l’emplacement. Il fallait pour l'atteindre traverser la ruine de Tamriel dans toute sa largeur. Akavir était plus proche, si la Tour d’Airain s’y trouvait. Une chimère à laquelle il refusait de se sacrifier. La tour Adamantine restait le meilleur choix. Si elle aussi avait disparu, ils tenteraient la Gorge du Monde à nouveau. Coûte que coûte. 


A contrecœur, Andriel et sa grand-mère tournèrent leurs pas en direction de l’ouest, avant que le froid ne soit trop rude. Les jours s’égrainaient. Les kilomètres aussi. Ils progressaient pas à pas dans un paysage labouré.

Une nuit, alors qu'Andriel allait s'endormir une fois de plus le ventre vide, il aperçut à l'horizon de vives lueurs se refléter sur les nuages. Il se leva d'un bond, saisit d'une peur panique. Pal ne mit guère longtemps elle non plus à comprendre ce dont il s'agissait : Lui. Un tremblement frénétique l’agita. Un essaim de dieux et de héros tentaient vainement de l'abattre. Une bataille éternelle, sans espoir. Si lointaine qu'il était impossible d’en distinguer les acteurs. Les éclairs projetés dans les cieux donnait un aperçu de la violence de l’affrontement . La route de l'ouest était coupée. La tour Adamantine, inaccessible. C'était futile. Où qu'ils aillent, Il serait là, inexorable, invincible. Heureux les morts, à qui s’offrait la paix. 


Andriel refusait d'abandonner. Cette quête d’un abri sûr précédait sa naissance. Son père et sa mère y avaient laissé la vie. Quatre-vingts ans. Quatre-vingts ans de peines, d’efforts et de sacrifices dont il était l’ultime légataire. Tous bons à jeter dans l'Oblivion s'il laissait tomber maintenant. Il voulait vivre. Il décida de bifurquer vers le sud, pour tenter d’atteindre la Tour Adamantine en contournant la bataille. Même en gardant une distance respectable entre eux et Lui, Pal et Andriel ne pouvaient s'éviter la vision des éclairs qui vrillaient le ciel nocturne une fois la nuit tombée.


Pour Pal, cette partie du voyage fut la période la plus pénible de toute son existence. Andriel assurait vouloir Le contourner. Mais on ne pouvait L'ignorer si aisément. Si proche, Il pesait sur chaque instant qui s’écoulait, menace sourde, implacable. Fuir, voilà selon elle ce qu’ils auraient dû faire. S’en retourner vite et loin, tourner le dos à ces lumières dans le ciel. Pal se gardait bien de tels discours devant son petit-fils. L'espoir seul le gardait en vie, elle refusait de le lui ôter. Elle devait vivre. Pour Andriel. Tant qu’il la guidait, il lui donnait la force de respirer une fois de plus, de mettre un pied devant l’autre, de raconter une nouvelle histoire. Mais Pal espérait secrètement qu'Il vienne un jour pour elle. Elle rejoindrait alors ceux qu'elle aimait, partis dans la fumée de l’ancien monde. Elle serait en paix. 


Pour éviter que son petit-fils ne ressassa de noires pensées, elle le distrayait. Toute la journée, inlassablement, elle lui contait les mythes de l'Aube et les sempiternelles querelles des princes Daedras, les exploits de héros tueurs de monstres. Le cœur n'y était plus. Sa voix machinale butait sur les syllabes.


— ...Il perdit tout sens commun en voyant Hakan frapper ainsi Iszara. Sans écouter un seul instant l'assemblée qui appelait au calme, il dégaina sa rapière et défia son beau-frère. Alors que le mariage avait fait un instant oublier les querelles qui divisaient les cœurs, tout espoir d'une future amitié entre les deux partis disparut tandis que pour venger l’honneur de sa sœur, Cyrus croisait le fer contre Hakan. Le prince Aïeul, l’esprit embrumé par l’alcool…


Pal s'interrompit. L'air vibrait sous l'effet d'un grondement qui devint assourdissant. Andriel jura entre ses dents. Il aida sa grand-mère à se coucher dans une dépression, puis se jeta à son tour face contre terre. Un séisme. Pas le premier qu’ils aient vécu, mais sans conteste le plus puissant. La terre sifflait, gémissait tout autour d'eux. C’était Lui. Ils étaient encore trop proche. Des spasmes secouaient le sol comme une bête agonisante, se propageaient dans sa cage thoracique. Ils remuaient en tous sens, ballottés contre les rochers sur lesquels ils s’aplatissaient jusqu’à ne faire qu’un. Des éboulis churent des bords du creux où ils s'étaient réfugiés. Le jeune elfe parvint à les garder loin de leurs têtes, au prix de profondes entailles sur toute la longueur de ses avant-bras. 


Le tremblement de terre cessa lentement. Ils entendirent longtemps encore un concert de pierres qui roulaient en cascade. Puis un bruit de roc déchiré leur fendit atrocement les tympans dans une note si longue qu'ils crurent ne l'entendre jamais cesser. Ils se bouchèrent les oreilles. Un vague silence retomba. Le vent s’était levé, brûlant. Il soufflait à leurs visage, portait une odeur de soufre et de temps en temps, le bruit assourdissant de chocs métalliques. Réguliers. Mécaniques. Lentement, Andriel ôta les cailloux qui le recouvraient. Il se releva. Il lui fallu un long moment pour de prendre la pleine mesure de ce qu’il voyait face à lui. Quand il comprit, il resta paralysé, incapable de seulement penser à ce qui aurait dû être impensable.


A perte de vue, un gouffre gigantesque se creusait là où quelques minutes plus tôt s'étendait le paysage morne et désolé du Landfall. Si grand qu’Andriel peinait à en distinguer l’extrémité opposée. Si profond qu’il n’en voyait pas la fin. Le feu ardent de la pierre et du métal illuminait l’intérieur de la cavité, lui offrait à contempler les entrailles de ce monde éventré. Un enchevêtrement compliqué de rouages titanesques se mouvait paisiblement au milieu de flammes liquides dans lesquelles sautaient, plongeaient et nageaient de mystérieux chiffres diaphanes, des symboles occultes, des lettres fantomatiques. Des équations sans sens aucun pour le pauvre esprit d’Andriel, incapable de comprendre le langage de l’existence, de pénétrer la source des structures de la réalité. Une brume pourpre baignait l’abîme, voilait tout aux yeux du jeune elfe à partir de nul ne savait combien de kilomètres. Andriel devinait que la caverne s'étendait jusqu'aux antipodes. Le cœur de Nirn. Sa croûte terrestre, coquille d’œuf brisée sans difficulté. Son noyau s’exhibait à leur vue profane, obscène vision d'ultime dépravation.


Nul ordre de grandeur ne pouvait rendre grâce aux dimensions cosmiques du gouffre et de ses engrenages indicibles, juste sous les pieds des deux spectateurs infinitésimaux. La tête d’Andriel tournoyait rien qu’à essayer d’y appliquer des mots, des nombres, une comparaison. Une montagne des plus hautes toute entière pouvait tenir en équilibre sur une dent de l’engrenage le plus proche sans que son sommet n'atteignît les pieds d’Andriel. 


D’un pas d’automate, Andriel s'approcha de l'irréelle mutilation . La plaie béante l’attirait autant qu’elle le repoussait. La crainte du vide le disputait à la fascination morbide. Il s'accroupit sur le rebord. Ses jambes tremblaient, comme conscientes du danger mortel que ne percevait pas son esprit incrédule. Après une courte hésitation, Andriel introduisit sa main où nul avant lui ne l’avait plongée. Il la retira prestement. L’air brûlait autant que le fer rouge. Ses cheveux, d’ailleurs, roussissaient déjà.  


Il resta planté à genoux. Hébété, dépassé par ce spectacle qu’il ne pouvait se risquer à rationaliser sans perdre à jamais la raison. Il voulait fermer les yeux et se persuader que s’il ne le voyait pas, le gouffre cessait d'exister. Mais comment en nier la réalité, après avoir plongé les doigts au creux des blessures de la planète ? 


Pal le rejoint. Elle s'installa en silence à ses côtés. Ils restèrent là tous les deux à observer silencieusement le cœur brisé de leur planète, bercés par le cliquetis mécanique qui s’en échappait.

Elle se leva après un long moment pour explorer les alentours. La croûte terrestre s'était effondrée sur toute la partie ouest. Sa destruction les avaient épargnés de justesse. Pour avoir survécu quatre-vingts ans durant à de semblables catastrophes, cette chance insolente ne surprenait plus Pal. Le destin, une fois de plus, se jouait d'elle et lui refusait la mort. 


Ils se trouvaient à présent sur un petit îlot de roc, épais de moins d'un mètre cinquante à son point culminant. Voilà la distance qui les séparait de la chute dans les tréfonds de Nirn. D'autres îlots similaires s'étendaient à perte de vue à leurs côtés et derrière eux. Quelle magie, quelle mécanique, quelle loi physique permettait à ces bouts de terre de léviter au-dessus de l’abîme incandescent, elle l’ignorait. D’étroites fissures les zébraient, à travers lesquels elle entrapercevait le gouffre et ses rouages menaçants. Où qu'ils aillent, il serait nécessaire de franchir ce champ de crevasses.


Andriel avait perdu sa rage de vivre. Il restait maintenant prostré au bord du précipice. Il s’amusait de temps à autre à jeter des cailloux dans le vide et à les regarder disparaître dans les profondeurs. Il les imaginait se faire broyer par les engrenages géants, loin, très loin en dessous de lui. 


Pendant que son petit-fils veillait Nirn, la responsabilité de les nourrir incomba à Pal, qui s'en acquitta difficilement. Elle ne lui en voulait pas. Andriel était né bien après les premières années cataclysmiques de Son règne. Il n'avait pas vu de ses yeux Son véritable pouvoir mais s'en rendait compte à présent. Il réalisait à son tour la vanité de leurs espoirs trop longtemps entretenus.


Faute de nourriture, au moins avaient-ils de l'eau en abondance. La vapeur qui montait des entrailles du globe se condensait sur les bords des crevasses, y laissait des dépôts de soufre que Pal épongeait pour en récolter l'humidité. Elle forçait ensuite Andriel à avaler le liquide infâme ainsi obtenu. 


Quand elle regardait l’horizon, Pal savait qu'Il se rapprochait. Elle voyait les lueurs bien plus nettement qu'avant. Elles illuminaient parfois le ciel au milieu de l'après-midi. Un matin, elle crut entendre au loin le fracas étouffé de la bataille. Mais Andriel refusait de bouger. Pal, impassible, s’accommoda de son choix.





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