De l'autre côté de la frontière
Chapitre 19 : Chapitre XIX — Ceux qui œuvrent en secret
6074 mots, Catégorie: M
Dernière mise à jour 26/07/2023 11:55
Chapitre XIX
Ceux qui œuvrent en secret
Les jours s’étaient écoulés sans qu’Elenaril ne les visse défiler. Penchée sur son bureau, elle avait ignoré la douleur qui la lançait dans la nuque, mettant à profit chaque minute et chaque seconde qui lui étaient accordées pour rédiger proprement ses journaux, et réfléchir à la suite de ses projets. Voilà qu’elle avait attaqué le troisième tome de son œuvre, qui serait bien assez vite lui-même complété ; entre les croquis sous divers angles et les longues explications, sans oublier le détail de ceci, ou encore de cela, les pages s’étaient bien assez vite noircies, tout comme sa main, au fil de ses coups de fusain et de plume.
Elle avait tout de même pris le temps de nettoyer son armure, avec le plus grand soin, sans cesser de penser un seul instant à Randall. Que faisait-il alors, en cet instant où elle frottait le tissu afin d’y ôter les saletés et l’odeur rance ? Se reposait-il convenablement, passait-il du temps avec Posie, ou bien se démenait-il à rééduquer son genou ? Étrangement, la dernière proposition lui parut plus adéquate que les autres. Le chasseur était si impatient de contribuer aux missions de la Guilde, il n’allait certainement pas rester les bras croisés et prendre de cette façon le risque de ne pas être mobilisé pour ce projet titanesque.
Calindil n’avait pas reparu depuis ses étranges mises en garde. Force était de constater qu’elles avaient rempli leur rôle, car Elenaril s’était longuement perdue dans ses réflexions afin de pallier ce problème qui, maintenant qu’elle en prenait pleinement conscience, pouvait considérablement lui nuire. En effet, à bien l’étudier, son portail laissait une trace, même infime, qu’il devenait possible de remonter sans trop de souci pour peu que l’on sût s’y prendre. Avec le temps, cela finirait par s’estomper, mais si quelqu’un décelait ces vestiges de ses sorts, alors cette personne pourrait sans aucun problème parvenir à son tour jusqu’à Astera. Et qui savait quels problèmes cela pouvait causer…
Alors, au cinquième matin où elle s’éveilla dans son lit moelleux, Elenaril se leva avec la ferme intention de bloquer l’accès à ce portail. Elle avait longuement erré dans la bibliothèque du collège, à la recherche de manuels évoquant la procédure à suivre, mais les secrets étaient si dépréciés qu’elle ne parvint pas même à trouver la moindre mention de sorts de verrouillage. Pire encore, tout livre qui aurait pu suggérer qu’un tel sort existât se retrouvait barbouillé de magie, rayant les mots et rendant indéchiffrable le contenu ciblé.
Une fois encore, voilà qu’elle tentait d’employer sa magie comme peu de personnes avant elle ne l’avaient fait – ou, pour être plus exacte, comme peu de personnes en avaient attesté avant elle. À bien y réfléchir, il y avait plus de bonnes que de mauvaises raisons à cela. Le sort de voyage temporel pouvait être utilisé à très mauvais escient, tout comme celui de téléportation à travers les mondes. Il suffisait, dans un cas comme de l’autre, d’une simple erreur de flux magiques pour se retrouver dans le Néant, et disparaître de tout plan d’existence. Ces magies proscrites étaient nombreuses, mais la plupart avait disparu dans l’oubli au cours de l’histoire. Les autres, qui subsistaient tant bien que mal à présent, étaient pour la plupart fortement réprimées par le Conseil et le monarque lui-même, qui œuvraient afin de répertorier tous les mages en usant, afin de veiller à ce qu’ils n'outrepassassent aucune loi ni règle.
Elle repensa alors soudainement à ce qu’avait évoqué Calindil, plusieurs jours auparavant – bien que cela lui parût être des mois entiers tant ces dernières semaines avaient été intenses et éprouvantes –, au sujet du mage Ehlark. Était-il possible que le Thalmor eût tenté de récupérer ses sorts pour inverser le cours de l’histoire ? Quelque part, elle se figurait que c’était bien possible. Pourtant, ce corps politique se faisait discret depuis plus d’un siècle, depuis l'annexion du Deuxième Domaine Aldmeri par l'Empire à la fin de l’Ère Seconde. Alors qu’est-ce qui la préservait d’un sort similaire ? Absolument rien. Elle était optimiste, et croyait réellement pouvoir aider au développement de la civilisation altmeri, ainsi que celle d’Astera, en créant un pont unissant leurs deux mondes, mais qu’en était-il réellement ? Il y avait surtout de grandes chances que les elfes tentassent de conquérir ce nouveau monde et d’en voler les richesses, oui. Ou bien, encore, de détourner l’usage premier de sa magie pour changer leur histoire, et s’assurer une civilisation prospère et absolue, écrasant celles des autres races.
À cette pensée, Elenaril se sentit parcourue par un soupçon d’inquiétude. Pouvait-elle réécrire son sort, et faire en sorte qu’il ne permît l’accès au Nouveau Monde que si elle était présente au moment où il se lancerait ? Non, ce serait toujours permettre à autrui de voyager aisément pour peu qu’elle fût contrainte d’être dans les parages. Au mieux, elle pouvait y implanter son sceau magique, et empêcher l’accès si le lanceur était quelqu’un d’autre qu’elle. À défaut de pouvoir complètement verrouiller son sort, elle pouvait au moins le sécuriser, et empêcher que quelqu’un de mal intentionné suivît ses traces.
Calindil pouvait s’estimer heureux. Sa mise en garde avait bel et bien porté ses fruits, bien qu’Elenaril ne pût dire de qui elle devait se méfier, désormais. Elle s’arracha longuement les cheveux – façon de parler, jamais elle ne l’aurait physiquement fait – afin d’incorporer à son sort et aux traces que celui-ci avait laissées dans sa chambre cette forme de verrouillage, qu’elle jugea toujours plus bénéfique qu’inutile. Au moins, se rassura-t-elle, nul ne parviendrait à Astera sans elle. C’était toujours ça de pris.
« Ah, je me disais bien que je te trouverais là. »
La voix de l’Altmer l’arracha à ses pensées, tandis qu’elle déjeunait sommairement. La cuisine altmeri était savoureuse et raffinée mais, quelque part, celle d’Astera lui convenait davantage. Riche en apports et en goûts, aux textures variées, la nourriture qu’on lui avait servie là-bas se dégustait même lorsque l’on ne disposait pas d’un palais éduqué. Ici, il fallait veiller à ce que chaque assortiment fût parfait, que l’on ne salît pas ses vêtements, ni ses lèvres. Là-bas, on dévorait avec les mains lorsque les couverts ne suffisaient plus, et l’on se moquait éperdument d’une petite tache de graisse sur l’armure – elle se nettoierait, de toute façon. Ici, la moindre salissure était un véritable drame…
« Bonjour à toi aussi, Calindil, répondit-elle en affichant un large sourire, bien que le cœur n’y fût pas.
— Tes recherches avancent bien ?
— Je fais une courte pause, le temps de mettre au propre mes observations. Je retournerai sur le terrain dès que possible, j’ai des affaires à régler là-bas. »
Elle remarqua l’épais livre qu’il gardait sous le bras. De là où elle se trouvait, le titre était illisible, mais il devait certainement s’agir d’un ouvrage d’histoire, ou encore quelque essai traitant de la magie de conjuration. Peut-être en avait-il besoin afin de dispenser ses cours ? Cela n’avait pas d’importance.
« N’oublie pas, pour ce soir. »
L’Altmer croisa le regard de son vis-à-vis, reposant doucement le verre dans lequel elle venait de boire, et fronça les sourcils. Prenant une seconde ou deux pour tenter de se remémorer une promesse qu’elle avait faite, un rendez-vous qu’elle avait pris ou quoi que ce fût d’autre, en vain, elle finit par exprimer son ignorance.
« Ce soir ? »
Calindil acquiesça, et lui tendit un bout de parchemin, de la taille d’une moitié de page, qu’il venait de tirer de son ouvrage. Pourquoi avait-il rangé cela à cet endroit-ci ? Il était plein de mystères, mais celui-ci ne la dérangeait pas si elle n’en perçait pas le secret.
« Tu aurais dû être mise au courant plus tôt, mais tu étais absente. Enfin, voilà pour toi. Une réception se tient à la Coupole, et nous devons tous y participer. Le corps enseignant, les chercheurs, et bien entendu la direction du collège sont invités. Le refus n’est pas une option. »
Sur cette feuille qu’il lui tendait, et dont elle se saisit sans poser davantage de questions, étaient inscrites toutes les informations relatives à l’événement organisé. C’était une soirée qui visait à présenter à des visiteurs issus d’autres universités magiques l’étendue des savoirs et des pouvoirs développés et enseignés à Eyévéa. Une réception courante au sein des établissements de magie, en soi. L’île étant gouvernée par la Guilde des Mages, c’était la moindre des choses que le Conseil, composé de six puissants archimages, leur fît l’honneur de leur présence. Ainsi, les plus hautes figures de la société altmeri, à l’exception du Monarque qui avait toujours mieux à faire, étaient conviées. Certes, la Coupole – une immense salle de réception aux toits hémisphériques – se trouvait être l’endroit idéal pour tenir un événement de cet acabit, Elenaril doutait toutefois qu’il fût suffisamment large pour contenir tous les individus qui seraient présents.
« Je devais me rendre sur le terrain. Je dois relever l’évolution de la pousse des grelots-de-la-mort, et…
— Tu n’oserais pas manquer l’entrevue que t’accorde Vinved Larethal, tout de même ! » s’offusqua alors Calindil, manquant soudainement de frapper du plat de sa main la table de bois.
Elenaril le dévisagea, et relut le morceau de parchemin, avant de relever la tête.
« Quand est-ce que ça a été décidé, et pourquoi tu es au courant, et pas moi ?
— J’ai aidé à l’organisation de la réception, se justifia-t-il, haussant les épaules avec cet air dédaigneux qui lui allait si bien lorsqu’il regardait de haut ses interlocuteurs. En tant que membre du corps enseignant, et me sentant impliqué dans la vie du collège, je me devais d’y prendre part, vois-tu. J’ai le détail de tout ce qui a été requis par les invités, entrevues comme caprices de confort, et je savais qu’il était de mon devoir de t’informer de celle à laquelle tu devais te rendre.
— Je te remercie de cette délicate attention, grimaça Elenaril, plus agacée qu’autre chose. Si tu me permets, à présent, je m’en vais étudier mes fleurs, pour être sûre de ne rien rater tant que j’en ai la possibilité. »
Elle se releva et, sèchement, empoigna son plateau pour le débarrasser plus loin. Divers sorts assuraient la cuisine et le ménage, des objets enchantés dans des boucles soigneusement étudiées et préparées ne s’arrêtaient jamais de danser en cuisine, préparant les repas et nettoyant la vaisselle salie, sans qu’aucun Altmer n’eût à effectuer ces tâches. Elenaril s’attendait à ce que Calindil la poursuivît, et l’interrogeât davantage en appuyant ses questions qui paraissaient pourtant innocentes, mais il n’en fut rien. À la place, elle retourna dans sa chambre sans que quiconque ne vînt la stopper. Et une fois dos à sa porte, la clé tournée dans la serrure afin de la verrouiller, elle s’effondra sur le sol.
Assise sur le parquet, sans aucune précaution prise quant à l’étiquette qu’elle aurait pourtant dû adopter, même en privé, elle entoura ses genoux de ses bras, et fixa le vide de sa pièce. Toute chaleur avait disparu, et le doux parfum des livres qu’elle humait d’ordinaire avec joie lui semblait bien fade. Elle souhaitant tant retourner à Astera là, tout de suite, maintenant, mais était condamnée à rester en ces lieux, pour cette stupide réception. Et dire qu’elle devait voir ce cher Vinved Larethal, cet ancien professeur de mysticisme qui lui avait enseigné tous les sorts qu’elle connaissait ou presque ! Pourquoi donc tenait-il à discuter avec elle ? Elle ne faisait pourtant aucune recherche dans ce domaine, officiellement. Techniquement, son sort de voyage entre les mondes en relevait bel et bien, mais personne ne pouvait être au courant de cela. Personne ne devait être au courant.
La réalisation la frappa alors soudainement. Elle ne pouvait affirmer être meilleure que ce mage réputé, qui œuvrait dans diverses universités de magie, se permettant de donner cours aux quatre coins de l’Archipel de l’Automne grâce à sa fabuleuse maîtrise de ses sorts de téléportation, et bien plus encore. Mais elle devait admettre que, si elle n’agissait pas, il sentirait dès son arrivée sur l’île que quelque chose clochait. Il devinerait le portail qu’elle avait ouvert jusqu’à Astera, et tous ses efforts pour garder cela secret en attendant de bâtir quelque chose de concret seraient réduits en poussière. Il chercherait à l’ouvrir, à le traverser, et il y parviendrait. Et ça, ça la terrifiait.
Le soleil était encore haut dans le ciel, il lui restait suffisamment de temps pour camoufler ses pistes, et rendre son mensonge crédible. Elle n’avait plus une seconde à perdre, et devait s’activer immédiatement. Animée d’une énergie nouvelle, comme si l’urgence avait débloqué quelque chose en elle, l’Altmer se releva, et s’affaira. Elle commença par se téléporter jusqu’en Cyrodiil, dans un endroit peu fréquenté où elle trouverait à coup sûr les plantes qu’elle étudiait, en théorie. Là, elle se permit de lancer son plus puissant sort d’illusion, si fort qu’il couvrirait à coup sûr toute trace d’un précédent sort, et brouillerait les pistes. Ainsi, il n’y aurait aucunement besoin de chercher des traces de sa magie antérieure à celles-ci ; elles couvraient absolument tout ce qu’elle aurait pu invoquer avant ce tour de passe-passe qui lui donnait une apparence humaine. Quelques manipulations sur les fleurs suffirent à parfaire sa couverture. Si par malheur un confrère venait à l’interroger sur ses recherches, elle aurait de quoi convaincre de la véracité de ses propos.
Elle réalisa ainsi plusieurs allers-retours entre sa chambre et son faux lieu d’étude, masquant à chaque fois sa véritable apparence aux yeux des voyageurs qu’elle croisait, pour que la réalité corroborât ses dires. Elle espérait qu’ainsi cela masquerait les vestiges de son portail vers Astera, le plus possible. Ce fut éprouvant, mais c’était pour la bonne cause – en se répétant cela, elle se convainquait peu à peu de la justesse de cet acte, et de cette toile de mensonges dans laquelle elle s’emmêlait. Mieux valait de ne pas y penser, bien que la perspective d’être découverte la terrorisât.
Lorsque l’énergie vint à lui manquer, et qu’aucun sort ni potion ne put la revigorer, elle s’attela à la rédaction de ses fausses observations. Elle puisa jusqu’aux confins de sa mémoire, repêchant çà et là la moindre information qu’elle eût pu dénicher au sujet de ces fleurs, de la façon dont elles germaient, grandissaient, et bourgeonnaient avant d’éclore, de la subtilité de leur mode de reproduction, des lieux et terrains qu’elles affectionnaient le plus pour voir le jour, et tant d’autres informations encore, qu’elle s’appliqua à rédiger en deux temps. D’abord, elle prit un carnet vierge qu’elle remplit au fusain de griffonnages, de dessins sommaires et de notes, allant jusqu’à utiliser des stratagèmes pour imiter l’usure des pages, la salissure de la terre ou encore l’humidité d’une averse imprévue. Puis, une fois le premier manuscrit suffisamment étoffé, elle le rédigea à nouveau, cette fois-ci le plus proprement possible, à l’aide de sa plume trempée dans la meilleure encre, dans un second carnet qu’elle noircissait d’une façon presque religieuse.
Sa couverture était prête, achevée au même moment qu’il fut temps pour elle de se préparer pour la réception. Toute cette énergie qu’elle avait mobilisée dans l’élaboration de son mensonge l’avait quittée. Elle se maudit une fois de plus de n’avoir suivi de cursus dans l’école de guérison ; un sort de revigoration lui aurait été fort utile en cet instant ! Elle devait tout simplement s’en remettre à cette potion qui traînait sur une étagère, dont elle ne se remémorait pas même la raison de l’achat dans un premier temps, en priant chaque dieu du panthéon pour qu’elle lui donnât la force d’affronter la foule qui remplirait bien assez tôt la Coupole.
La foule qui s’était amassée au sein du bâtiment brillait de mille feux. Chaque participant avait revêtu ses plus beaux habits. Les femmes altmeri laissaient onduler leurs longues robes colorées et évasées, certaines s’étant permises d’agrémenter leurs parures de bijoux de grande valeur, faits d’or, d’argent et de pierres précieuses. Les coiffures, aussi, permettaient de mettre en lumière leur statut. Tous connaissaient leur place au sein de la hiérarchie altmeri, et aucune elfe n’avait fait l’affront que de s’apprêter comme un membre des castes supérieures ; Elenaril faisait partie de celles-ci.
Elle avait tiré de sa garde-robe une tenue de bal d’une teinte bleu pâle qu’elle n’avait pas revêtue depuis une éternité. Il devait s’agir de celle qu’elle avait portée lors de sa remise de diplôme, certainement, mais elle n’en était pas sûre. Un corset resserrait sa poitrine, amenuisant la taille et mettant en valeur la finesse de son allure. Presque chaque once de la peau était couverte de tissu ; un léger décolleté creusait le haut du buste, où elle avait jugé bon de glisser un pendentif simple, un médaillon d’améthyste qui s’accordait avec son teint. Les jupes bouffantes touchaient presque le sol, et cachaient les chausses légères et confortables qu’elle avait nouées le long de ses tibias. Ses cheveux, gardés lâches et égayés par de petits bijoux glissés çà et là, complétaient le tout. Glissée au sein de la foule, elle restait discrète, et ne pouvait se faire remarquer aisément.
La réception était bruyante, chacun discutant avec ses voisins à voix haute, et le grand nombre d’invités suffit à rendre le tout très rapidement étouffant pour Elenaril. Cela n’avait rien à voir avec Astera et sa légèreté. Oui, c’était ça le défaut de cette réception : l’étiquette et le paraître primaient sur l’identité de chacun. Il manquait cette liberté d’être, propre aux gens du Nouveau Monde, qui faisait toute la différence. Cela aurait pu être bien différent, si seulement Randall eût été là…
« Elenaril ! Quel plaisir de vous voir ! »
Une voix masculine l’arracha à ses pensées. Elle n’avait remarqué les deux elfes qui étaient venus à sa rencontre qu’une fois que l’un d’eux lui eût adressé la parole. Si elle reconnut Calindil aisément – bien que ce fût déroutant de le voir vêtu d’habillements si formels – il lui fallut toutefois des présentations pour mettre un nom sur le visage très angulaire qui se tenait à ses côtés.
« Vinved Larethal, se présenta-t-il en effectuant un geste de la main qui avait pour seul but de dévoiler à ses yeux les bijoux luxueux qu’il gardait aux doigts et poignets. C’est un honneur de discuter avec une ancienne élève, qui a fait ses preuves depuis l’obtention de son diplôme !
— Tout le plaisir est pour moi, sourit Elenaril en manquant de lui serrer la main comme elle avait appris à le faire à Astera, se ressaisissant très rapidement. J’avais hâte de vous revoir et de discuter avec vous.
— Vous n’êtes pas sans savoir qu’Elenaril excelle dans ses disciplines, se permit d’ajouter Calindil en se glissant entre eux. Sa maîtrise du mysticisme rend jaloux plusieurs de nos confrères, et ses prouesses en illusion et conjuration sont un véritable objectif pour les nouveaux élèves.
— C’est bien ce que j’attends moi-même de mes élèves lorsque je leur dispense mon savoir. À quoi bon étudier pour l’obtention d’un diplôme si l’on n’est pas capable de maîtriser la discipline ? »
Le rire de Vinved s’éleva timidement par-delà le brouhaha ambiant. Elenaril ne sut comment répondre à cette question rhétorique, et préféra afficher un simple sourire poli.
« Avez-vous d’autres personnes à rencontrer ce soir ? demanda-t-il simplement, joignant ses mains sur son ensemble majestueux digne des membres de la cour d’Alinor.
— Mis à part la nôtre, je n’avais aucune entrevue de prévue.
— Dans ce cas, que diriez-vous que nous en discutions plus en privé ? »
Calindil et Vinved échangèrent un regard, et le premier les salua avant de se mêler à la foule de convives. Elenaril s’étonna que son professeur désirât s’entretenir avec elle si tôt dans la soirée – après tout, les discours habituels d’ouverture n’avaient pas encore été prononcés, à moins qu’elle ne les eût pas entendus – mais jugea opportun de se libérer de cette obligation au plus vite. Après tout, elle pourrait très bien disparaître furtivement parmi les elfes, et quitter les lieux sans être vue.
Ils s’éloignèrent quelque peu de la Coupole, et trouvèrent place dans un petit salon, situé dans un bâtiment voisin, construit des années auparavant afin de permettre à de petits comités des réunions en toute intimité. C’était le lieu idéal pour les rendez-vous de ce genre, et c’était aussi une véritable chance que nul autre n’y fût déjà installé. D’ordinaire, ces salles confortables étaient très rapidement prises d’assaut durant les réceptions, lorsque autant d’entrevues étaient prévues entre membres du collège de magie et visiteurs extérieurs.
« Allez-y, prenez place, l’invita-t-elle en désignant l’un des deux fauteuils mis à disposition, avant de fermer la porte à clé derrière eux. Souhaitez-vous quelque chose à boire ?
— Ne vous en faites pas, et soyez tranquille. Ne vous encombrez pas de toutes ces formalités, et venez vous asseoir vous aussi. »
Elenaril ne répondit pas, et s’installa à son tour. Les sièges étaient rembourrés finement, et le tissu particulièrement doux appelait à la détente. Si elle n’avait pas été autant stressée par cette rencontre, et par les actes qu’elle devait garder secrets, peut-être aurait-elle pu se reposer un peu. Mais face à Vinved, cela était tout bonnement impossible d’être à l’aise.
C’était un de ces elfes qui correspondaient le plus à l’idéal aldmeri ; le visage fin, aux proportions presque parfaites, oreilles et nez pointus, et les pommettes hautes qui plissaient légèrement les yeux surplombés d’arcades sourcilières à peine proéminentes – rares étaient les Altmers qui pouvaient être aussi fiers de leurs gènes excellents. Lui avait été particulièrement chanceux, et ne prenait pas la grosse tête avec sa grande taille et son corps très fin. Oui, la finesse était le mot le plus adapté pour décrire son physique, se dit Elenaril en acquiesçant à une question qu’il lui avait posée sans qu’elle ne l’entendît réellement. C’était un miracle, d’ailleurs, qu’il fût appelé par un simple prénom et nom, et non pas par toute sa lignée généalogique, comme le réclamaient habituellement les elfes de haut rang tel que lui.
« Ainsi vos recherches ne portent pas sur le mysticisme ? fit-il alors.
— En effet. J’ai pris conscience de mes lacunes en biologie et en alchimie, et ai pris la décision d’étudier des plants de grelots-de-la-mort pour y remédier. Mon but, à terme, serait de pouvoir partir en mission sur le terrain et de pouvoir fabriquer tous les remèdes et toutes les potions dont je pourrai avoir besoin en cas de problème, et si je ne peux revenir à Eyévéa.
— Donc vous projetez tout de même de mettre à profit vos études pour ces nouvelles recherches ? »
Les lèvres de l’elfe, d’une teinte dorée tirant vers le bronze, s’étirèrent dans un sourire fin qui laissait malgré tout entrapercevoir ses canines pointues. Elenaril fut prise d’un sentiment désagréable, se sentant soudainement quelque peu mal à l’aise. Quelque chose, bien qu’elle fût convaincue que c’était infondé, lui soufflait que cette entrevue n’avait pas été demandée par hasard.
« Bien sûr. Par exemple, puisque mon lieu d’étude se trouve en Cyrodiil, il me faut user de mysticisme pour m’y rendre, et d’illusion pour masquer à ces humains que je suis une Altmer. Pour ce qui est de la conjuration, je n’en ai que rarement l’utilité, mais je suis convaincue que tôt ou tard j’en appellerai à mes sorts. »
Vinved inspecta la bague qui ornait son index gauche, et tira légèrement sa tunique anthracite afin de dissiper les plis qu’elle avait formés lorsqu’il s’était installé. Puis il adressa un regard en direction d’un coin de la pièce, et se pencha légèrement vers Elenaril. Bien droite sur son fauteuil, elle marqua un temps d’hésitation, ignorant si elle devait en faire de même, avant de finalement prendre la décision de rester dans cette position, et d’attendre un signe de la part de son interlocuteur pour changer quoi que ce fût.
« Ce serait dommage de gâcher vos talents. De tous les élèves que j’ai rencontrés de votre promotion, vous étiez la plus prometteuse. Et, à dire vrai, j’ai récemment rencontré vos parents, et je dois reconnaître que vous êtes une représentante talentueuse de la famille Danelis.
— Je vous remercie pour vos compliments, monsieur. En revanche, j’ai encore bien des choses à apprendre. J’ai conscience que je ne dévoilerai mes pleines capacités qu’au travers de longues années d’études et de pratique, et suis encore bien jeune pour ces louanges que vous me faites. »
Il tendit la main dans sa direction, et la posa sur le genou d’Elenaril, tapotant légèrement le haut de la rotule avant de glisser sa paume le long de cette dernière. La petite table de bois verni qui les séparait ne suffisait pas à le garder à distance. Ce contact soudain et indésiré la fit frémir, et ses sens se mirent en alerte. Quelque chose n’allait pas, et elle détestait ce sentiment de ne pas savoir précisément quoi.
« Vous avez toujours été très humble, je le sais bien, mais acceptez pour une fois ces éloges. Vous êtes une Altmer de talent, comme il en naît rarement, et je suis honoré que vous ayez accepté cette entrevue. Après tout, j’avais un message à vous transmettre. »
Il se releva, et fit quelques pas dans la pièce. Elenaril ne bougea pas, mais accentua sa sensibilité au moindre son qu’elle pourrait percevoir. Ce n’était pas un hasard si Vinved avait voulu la voir en privé. Ça n’était pas un hasard, non, et cela cachait même quelque chose d’autre, de plus sensible. Mais quoi ?
Savait-il ? Le secret d’Astera avait-il fuité d’une façon ou d’une autre ?
Elenaril déglutit, mais garda au mieux sa composition. Tournant son visage vers l’Altmer qui se trouvait à présent à sa gauche, l’observant de toute sa hauteur, elle fit de son mieux pour ne rien laisser paraître. Témoigner de son inquiétude revenait à admettre qu’il se tramait quelque chose, qu’elle n’était pas innocente, et confirmerait les soupçons qui pesaient sur elle. Rester naturelle. Ce n’était pas une tâche insurmontable. Mais en cet instant, tout lui parut impossible.
« Rassurez-vous, Elenaril. Vous n’avez rien fait de répréhensible. »
Quelque part, elle crut entendre une autre conclusion à cette phrase. Il sembla murmurer un simple « pour l’instant » qui lui parut presque réel. Savait-il ? C’était certain. Qui d’autre le savait ? Elle l’ignorait.
Réprimant un tremblement dans sa jambe, elle inclina légèrement la tête, feignant l’ignorance.
« Se pourrait-il que mes recherches sur les grelots-de-la-mort soient répréhensibles ? Ai-je fait quelque chose de contraire à l’étiquette en me rendant en Cyrodiil ?
— Eh bien, poursuivit Vinved en dessinant une forme abstraite dans les airs du bout des doigts, je pourrais vous réprimander sur votre utilisation des sorts de téléportation sans sécuriser l’accès. Je me doute que les Mens de Cyrodiil ne maîtrisent la magie aussi bien que nous autres Altmers, mais si par mégarde l’un d’eux parvenait à ouvrir et emprunter votre portail dans votre dos, ce serait toute la sécurité et la réputation de l’Archipel de l’Automne qui en pâtirait, vous savez.
— Je reconnais que j’ai fait une erreur de débutante, acquiesça-t-elle. Je comptais la corriger au plus vite, et augmenter la puissance nécessaire à lancer ce sort afin que seul un individu émérite puisse emprunter le passage que j’ai ouvert.
— Et en plus de cela, il semblerait que vous fassiez affaire avec des humains, ajouta-t-il avec un air de dégoût qui tordit quelque peu ses traits parfaits. Je reconnais que c’est nécessaire lorsque l’on œuvre en-dehors de notre belle patrie, mais il vaudrait mieux que vous fassiez en sorte de ne pas trop vous mêler aux races inférieures. »
Elle acceptait ses remontrances sans trop dévoiler l’angoisse qui montait. Tout ce qu’il lui disait était aussi valable pour sa couverture que pour ses réels exploits : le sort laissé pleinement ouvert pour tous depuis sa chambre, sa collaboration avec les chasseurs d’Astera ; était-ce volontaire que ses paroles fussent aussi vagues et libres à l’interprétation ? Peut-être espérait-il qu’elle passât aux aveux. Non, non, elle se trompait, voilà qu’elle sombrait dans la paranoïa. Personne ne savait pour Astera et le Nouveau Monde, personne ne savait pour Randall, le tobi-kadachi, l’armure et tout ce qui s’était passé ces derniers jours. Elle avait juste attiré l’attention par ses recherches atypiques qui sortaient de son parcours universitaire. Elle s’imaginait des choses. Vinved ne savait rien.
« Le Conseil craint pour la sécurité de notre état, sachez-le. Il en va de notre devoir de protéger notre patrie en limitant les contacts avec les exilés et les étrangers qui ne méritent guère nos savoirs et capacités. Les recherches sur lesquelles vous devriez vous concentrer sont celles qui pourraient apporter bien des choses à l’Archipel de l’Automne et aux Altmers qui y vivent.
— J’en ai conscience, souffla-t-elle en remettant à sa place une mèche qui lui tombait sur les yeux. J’œuvre à mon échelle pour contribuer au bien de notre civilisation, du mieux que je le peux. Peut-être que mes recherches actuelles paraissent inutiles, je suis déterminée à les inscrire dans un projet de plus grande ampleur.
— Eh bien faites, dans ce cas. Mais gardez en tête que tout doit être pour le bien de l’Archipel. Accomplissez votre devoir avec honneur, pour vos ancêtres et votre descendance. »
Elle baissa la tête, honteusement. Après tout, il n’y avait rien qu’elle pût faire face à Vinved en cet instant. Il lui était en tout point supérieur, l’étiquette voulait qu’elle prît connaissance de ces remontrances et les acceptât sans protester. Elle attendrait que l’orage passât, et que la tempête se calmât. Tôt ou tard, elle retrouverait sa tranquillité adorée, et retournerait à Astera. Randall aurait bien des choses à lui raconter, et elle l’écouterait avec joie. À cette idée, elle s’apaisa quelque peu.
« N’oubliez pas la grandeur du Domaine, Elenaril. Le Monarque et le Conseil ont besoin de toutes les connaissances qui pourront naître dans nos universités pour faire de notre état le plus puissant de tout Tamriel. »
D’une certaine façon, les paroles de Vinved lui rappelaient d’une manière très désagréable les discours du Thalmor, et le désir que ce dernier nourrissait d’affirmer la supériorité altmeri sur les autres races. C’était pourtant impossible que ces idéaux d’un autre temps fussent encore partagés par des universitaires – elle voulait y croire, mais savait que ça n’était pas possible. Après tout, Calindil lui-même adhérait à certains propos du groupe qui avait disparu dans les livres d’histoire plus d’un siècle auparavant. Elle avait toujours estimé Vinved, comme chacun de ses enseignants ; elle ne pouvait accepter le fait qu’il eût de telles opinions.
« Sur ce, mon laïus est achevé. Je vous laisse retourner profiter des festivités. Si vous souhaitez revenir vers moi et confier les fruits de vos recherches, n’hésitez surtout pas. »
Elenaril le salua brièvement, remerciant à demi mot cette entrevue à laquelle elle aurait aimé échappé plus tôt, et quitta les lieux. La fraîcheur de l’air extérieur lui fit le plus grand bien, mais elle dut se résigner à retourner dans la Coupole et se mêler à la foule. Il était bien trop tôt pour retourner dans sa chambre ; son absence ne passerait pas inaperçue.
Lorsqu’elle passa de nouveau le seuil de l’immense salle de réception, Calindil la remarqua et l’invita à le rejoindre. À contrecœur, elle se rapprocha de lui, et compta les longues heures qui s’écouleraient avant de pouvoir retrouver ses quartiers. Ses discussions étaient peu intéressantes, et c’était à peine si elle y prenait part. Elle n’avait pas retenu le nom de cette autre elfe qui les avait rejoints, et semblait très intéressée par les discours de l’Altmer. Tout ce qui préoccupait Elenaril était l’état de santé de Randall, qu’il lui tardait tant de retrouver, et le message qu’avait cherché à lui faire passer Vinved. Un mauvais pressentiment dont elle ne parvenait à se défaire la gagnait.