De l'autre côté de la frontière
Chapitre 17 : Chapitre XVII — Secrets et promesses
8487 mots, Catégorie: G
Dernière mise à jour 31/05/2023 12:26
Chapitre XVII
Secrets et promesses
Randall avait été entraîné malgré lui – bien que cela le ravît à en constater le sourire qui ne disparaissait de ses lèvres – dans une expédition imprévue, mais ne protestait guère. Elenaril s’était chargée de tous les détails à sa portée. Les sacoches avaient été soigneusement remplies d’outils efficaces, comme des barres de ration ou bien des capsules de lumière aveuglante, et l’elfe s’était permis de donner un petit coup d’aiguiseur à la dague que gardait habituellement le chasseur dans le dos – qu’il lui prêtait le temps de leur excursion, justifiant qu’elle saurait mieux s’en servir que lui – avant que le duo ne quittât les lieux, laissant Posie profondément endormie sur le lit, roulée en boule.
En passant sur le marché, ils s’autorisèrent l’achat d’une poignée de fruits, que l’Altmer confia à son compagnon d’aventures en s’imaginant déjà croquer dans leur chair juteuse. Ce ne fut qu’une fois à l’orée de la forêt ancienne qu’elle réalisa combien elle avait un peu précipité les choses. D’une part, elle ne connaissait aucunement les lieux et, de l’autre, le pauvre Randall peinait à avancer sur le sol irrégulier avec ses béquilles. Leurs pieds s’enfonçaient dans la terre meuble, et en ressortaient couverts de boue à demi sèche qu’il serait difficile de déloger entièrement. En constatant les épreuves qu’elle imposait au chasseur, Elenaril regretta son excitation indigne de sa race. Mais le sourire sans faille de Randall la rassurait ; bien qu’il peinât, il sembla passer un agréable moment…
« Laissez-moi vous aider, » souffla-t-elle avant d’invoquer silencieusement sa magie.
Le petit halo faiblement éclairé qui émanait de ses phalanges vint enlacer l’homme comme une caresse affectueuse, et bientôt ses pieds ne touchèrent plus le sol. Il chercha à garder son équilibre en agitant involontairement les bras et les jambes, mais son envergure démesurée, prolongée par les béquilles, le déstabilisait davantage encore. Ce fut une fois étendu sur le dos, comme s’il se trouvait couché dans un hamac suspendu, qu’il sembla s’apaiser, bien que ses yeux fuyants témoignassent d’un embarras qu’il n’osait exprimer de vive voix.
« Merci, Elenaril, » murmura-t-il finalement.
C’était à croire qu’il ne voulait pas non plus qu’elle entendît ses remerciements ! Elenaril fut prise d’une forte envie de le taquiner, probablement née de cette emprise qu’elle avait sur lui. C’était fort divertissant d’embêter Randall, après tout ; les expressions que prenait son visage lorsque ces émotions diverses l’animaient étaient si délicates… !
« Pardon ? Vous avez dit quelque chose ? »
Elle croisa son regard. Les sourcils se froncèrent, les lèvres se crispèrent. Les paupières vinrent obscurcir les émeraudes, qui fixaient désormais le sol qui défilait deux mètres plus bas. L’Altmer avançait à vive allure, suivant un chemin tracé par les nombreux chasseurs passés par là pendant des décennies, et lui virevoltait doucement, bercé par la lévitation induite par le sort, à côté d’elle.
« Je disais merci, répondit-il en mâchant quelque peu ses mots.
— Quoi ? Je suis désolée, je ne vous entends pas très bien, vous êtes un peu loin ! »
Un faible mouvement de l’index éloigna davantage le chasseur, et voilà qu’une vingtaine de pas les séparaient. Il eut beau se mouvoir et basculer sa tête vers l’avant, tenter de battre des bras comme s’il nageait pour se rapprocher, Elenaril le maintenait à distance raisonnable.
« Ce n’est pas très gentil, dit-il d’un ton plaintif.
— Vous ne parlez pas assez fort, Randall ! s’exclama-t-elle en se retournant, afin de lui adresser son plus beau sourire espiègle. Il faut ar-ti-cu-ler, voyons !
— Mais… ! »
Il battit des paupières à quelques reprises, et fit la moue. D’un air songeur, il fixa les arbres aux épais troncs plutôt que le chemin parsemé de pierres difformes. Il ne vit pas le sort le ramener aux côtés d’Elenaril, bien trop perdu dans ses pensées. Et lorsqu’il se décida à répondre, elle lui coupa la parole, involontairement, ne constatant que trop tard ses lèvres entrouvertes, et devinant le son qu’il avait étouffé dans sa gorge.
« Vous devriez faire davantage entendre votre voix, vous savez. Vous vous cachez bien trop. Vous avez beaucoup de connaissances à partager, et vous les taisez. C’est bien dommage. »
Concentrée sur sa marche et sur le maintien du chasseur à distance raisonnable de tout obstacle, Elenaril regardait à peine derrière elle, dans sa direction. Toutefois, elle devinait la mine rassurée, et quelque peu gênée, du chasseur ; cette image qu’elle se représentait mentalement élargit son sourire, au point que ses joues en devinrent douloureuses.
« Vous êtes un homme de savoir, poursuivit-elle, pas d’action. J’ai bien vu combien vous tentez de comprendre les monstres avant de les chasser. Les individus comme vous sont trop souvent mis de côté. Vous ne devriez plus hésiter et faire entendre aux autres ce que vous avez à dire ! »
L’Altmer écarta de la main droite une fougère qui menaçait de lui chatouiller le visage. Se stoppant sur le côté du chemin, elle la maintint ainsi le temps de faire passer Randall, avant de le rattraper, et de poursuivre sa route à ses côtés.
« Surtout au commandant, ajouta-t-elle. Et à Marissa. Vous devez avoir beaucoup de choses à leur dire sans oser le faire, je me trompe ? »
Elle tourna son visage en direction de Randall. Il lui rendait poliment son sourire, mais elle lisait dans ses yeux que ses mots l’avaient ému.
« Merci, finit-il par répondre, cette fois-ci d’une voix claire. Merci, Elenaril.
— Mais de rien, Randall ! Même si je n’ai rien fait de spécial, à vrai dire. »
Il secoua la tête. Elle le constata du coin de l’œil.
« Votre sincérité me touche beaucoup.
— Il n’y a pas de quoi. C’est tout à fait normal d’encourager ses amis, ne le pensez-vous pas ? »
Les lèvres du chasseur s’étiraient davantage. Vraisemblablement, il appréciait qu’elle le considérât de la sorte. Il devait assurément penser la même chose d’elle. Unis par l’infortune et le plus grand des hasards, ils avaient tissé une relation amicale et sincère, dont ni l’un ni l’autre ne saurait se passer désormais. Le simple fait de devoir songer à rentrer à Eyévéa assombrissait l’humeur de l’elfe, mais elle se réconfortait en se disant que tôt ou tard, un jour, elle viendrait s’installer plus longuement à Astera. On ne pouvait décemment faire de terrain pendant une poignée de jours ; il lui faudrait bien des années d’observation avant de comprendre tous les mystères qui entouraient ce Nouveau Monde et les monstres qui le peuplaient. Elle qui pensait avoir tout vu et tout lu dans ses livres avant de débarquer en ces lieux, elle s’était trouvé une nouvelle mission à compléter, de nouveaux objectifs à atteindre. Oh, comme elle avait hâte d’explorer ce monde !
« Elenaril, appela doucement Randall en chuchotant, savez-vous où nous allons ? »
Elle se tourna dans sa direction, et lui répondit sans une once d’hésitation dans la voix.
« Je n’en ai pas la moindre idée, mais je nous y emmène de ce pas ! »
Derrière eux, le portail de la base rapetissait à vue d’œil, jusqu’à disparaître, étouffé par l’épaisse végétation et les lourds rochers dorés par le soleil. Au sud de leur position, sur leur gauche tandis qu’ils se dirigeaient vers l’orée de la forêt, se dessinait une petite crique, en contrebas d’une pente rocailleuse. Les vagues s’échouaient sur les galets dans un bruissement apaisant. Leur écume remontait le plus loin possible, avant de revenir sur ses pas, inexorablement attirée par l’eau salée de l’océan qui ne cessait de remuer. Les rayons du soleil venaient s’y refléter et aveuglaient Elenaril, tout en réchauffant d’une façon fort agréable son corps. Sous cette lumière, sa peau dorée brillait presque.
« Dans ce cas, permettez-moi de vous emmener quelque part, proposa le chasseur. Je vous y guiderai.
— Alors indiquez-moi la route, Randall ! Je vous suis ! »
Les navicioles, jusque là bien à l’abri dans la cage de Randall, s’échappèrent alors pour dessiner un chemin coloré, teintant de leur vert pâle les éléments de végétation alentour, s’enfonçant à travers le bois immense qui se dressait au nord de leur position.
« Vous n’avez qu’à les suivre, et vous verrez. Elles connaissent bien le chemin. »
Si l’Altmer avait cru, pendant plusieurs jours et à raison, que seule une dizaine de navicioles tenait dans la cage, elle venait à croire que ces petits insectes étaient capables de se démultiplier aussi vite qu’il ne fallait de temps pour qu’elle n’invoquât un sort. C’était un véritable tunnel luisant qui s’offrait à eux, de nombreux individus virevoltant afin de tracer la route qu’elle n’avait plus qu’à emprunter. Sitôt passait-elle devant l’un d’eux qu’il s’empressait de rejoindre la colonie et de se mettre en bout de file, afin d’étendre un peu plus l’indication.
Amusée, elle prêtait tout juste attention au paysage qui défilait. Enjambant les marches naturellement formées dans la roche, sautillant au-dessus des minuscules racines qui sortaient de terre, elle se concentrait sur cette étrange magie qui poussait les insectes à obéir aux Hommes, et cherchait à s’en approcher. Mais elle ne pouvait l’atteindre, ni entendre son appel. C’était une magie d’un autre monde, celle du Nouveau Monde, auquel elle n’appartenait pas, et à laquelle elle devait s’initier et s’ouvrir si elle voulait un tant fût peu la frôler.
Une immense racine millénaire évoluait en un chemin à emprunter pour grimper dans les hauteurs de la forêt. Les troncs et feuillages alentours se changeaient en demeures pour la faune locale. Les geckos des forêts et les scarabées lumineux devenaient voisins et allaient de branche en branche pour se trouver à manger, ou pour rentrer chez eux. Au loin, elle entendait les cris des revautours qui s’envolaient, chassés par un monstre bien trop grand pour eux, et auquel ils ne pouvaient soutirer les restes d’un repas. Non content de lui apprendre tout cela, Randall lui expliquait tout ce qu’il connaissait de ces animaux si variés et originaux, jusqu’à leurs habitudes alimentaires et comportements reproductifs.
« Vous êtes une encyclopédie vivante, rit Elenaril. Vous savez vraiment tout ce qu’il y a à savoir sur ces petites bêtes !
— Il faut dire que j’en ai observé beaucoup, pendant des heures entières, et ai contribué aux recherches. Lorsque l’intendance propose des quêtes de capture de ces petites créatures, je m’y engage avec joie. Après tout, il me faut juste les attraper avec un filet pour que les scientifiques puissent les examiner, et nous les relâchons dès qu’ils en ont fini avec. C’est important, pour comprendre l’équilibre du Nouveau Monde, après tout. »
Le ton posé et calme de Randall rythmait leur promenade tranquille. Elenaril avait levé le pied, et profitait désormais de l’ambiance presque mystique des bois pour se ressourcer. Ses précédentes sorties lui avaient laissé un sentiment tout autre ; la forêt avait semblé menaçante, presque terrifiante, et surtout très hostile à leur progression. Mais là, il n’y avait aucun grand monstre dans les environs pour les tourmenter ; ne se trouvait là que leur duo qui ne laissait qu’une seule trace de pas dans son passage, et qui échangeait au sujet du moindre représentant des espèces endémiques, qu’elles fussent florales comme animales.
Lorsqu’ils se retrouvèrent face à un mur de lierre que les navicioles semblèrent esquiver en volant jusqu’à son sommet, le chasseur invita l’elfe à grimper le long de celui-ci, en s’accrochant aux lianes et vignes épaisses et solides. Tentée de jeter sur elle-même un sort de lévitation, qui lui aurait permis d’économiser ses forces, l’Altmer se ravisa, et préféra se prendre au jeu. Enfonçant le bout renforcé de métal de ses bottes dans le feuillage, elle serra ses doigts gantés de cuir autour des branches épaisses de la plante, et se hissa. L’effort était considérable pour elle, mais ce n’était rien d’impossible. Quand bien même la tentation d’user de son sort de lévitation pour parvenir au sommet était grande, elle ne flancha pas. Il lui fallut toutefois une dizaine de minutes de repos une fois assise en haut du mur végétal afin de retrouver son souffle, sous le regard amusé et le rire cristallin de Randall qui, décidément, ne s’était pas attendu à une telle épreuve de volonté.
« Qui aurait cru que vous ne céderiez pas à la tentation ? railla-t-il gentiment, toujours dans cette position allongée, à ses côtés.
— Ce sera sûrement la seule fois de votre vie que vous verrez une scientifique se démener autant sur le terrain, Randall ! haleta Elenaril.
— C’est surtout que vous ne vous êtes vraiment pas simplifié la vie ! Nous utilisons habituellement le grappin de notre fronde pour nous aider dans notre ascension des parois difficiles, après tout. »
Le chasseur sentait-il peser sur lui le regard faussement agacé de l’Altmer ? À voir combien il l’évitait, il sembla que oui. Pourtant, son rire rejoignit celui d’Elenaril lorsqu’elle s’esclaffa. Il était vrai qu’elle avait oublié le merveilleux accessoire que gardaient les Hommes d’Astera sur leur avant-bras – pourquoi n’avait-elle pas pensé qu’un grappin pouvait tout aussi bien s’y cacher ?
« La prochaine fois, vous serez celui qui s’acharnera à monter par ses propres moyens, et je me contenterai de léviter gracieusement jusqu’à ma destination, plaisanta-t-elle en essuyant de son avant-bras la sueur sur son front.
— La prochaine fois, vous serez parfaitement équipée, et nous nous rendrons ailleurs, dans une autre région du Nouveau Monde. »
Ravi d’avoir éveillé la curiosité – déjà pourtant attisée par le simple fait de se trouver dans cet autre monde – de l’elfe, Randall lui expliqua ce qu’il entendait par là, tandis qu’ils reprenaient paisiblement leur route, à un rythme plus tranquille.
Il lui raconta alors l’étendue des terres sauvages qu’exploraient sans relâche les chasseurs et chasseuses de la Commission, avec le soutien des assistants et des scientifiques qui aidaient grandement à rassembler toutes ces informations et à les trier. Ainsi, outre la gigantesque forêt ancienne de laquelle Elenaril arpentait le sol – bien qu’il fallût admettre qu’elle se trouvait d’ores et déjà à plusieurs mètres de hauteur du sol réel, celui qu’elle foulait s’étant construit grâce à l’abondante végétation –, quatre autres régions servaient de territoire de chasse. Au sud-est, à distance raisonnable de la forêt qui, elle, était à l’ouest, et ainsi de l’autre côté d’Astera, se trouvait le désert des termites. Cette gigantesque zone aride abritait quelques grottes et oasis, parfaites pour se reposer et s’abriter du soleil lorsqu’il cognait. Randall confia ne connaître que très peu le désert, ayant massivement été mobilisé dans la forêt jusqu’alors.
Séparées par le grand ravin, une étendue elle aussi désertique et aux roches arpentées et irrégulières, les deux autres régions dans lesquelles se rendaient ponctuellement les membres de la Commission s’étendaient au nord de là. Passé le ravin, en s’engouffrant dans les entrailles de la terre, les chasseurs pouvaient arpenter les sols osseux du val putride, cimetière en décomposition tout à fait inhospitalier. C’était là qu’échouaient les cadavres de monstres, dévorés par les bactéries et les créatures qui rôdaient en bas. Juste au-dessus, pourtant, la faune et la flore étaient tout bonnement incroyables, et quelques rares chasseurs avaient pu observer de leurs propres yeux les beautés que le plateau de corail avait à offrir. Comme son nom l’indiquait, les coraux avaient élu domicile sur terre, s’adaptant à la vie terrestre au fil des siècles, et s’étiraient en de somptueux arbres à peine balayés par les fortes tempêtes qui soufflaient entre les falaises de haute altitude.
Enfin, bien que ne fût qu’une rumeur, beaucoup théorisaient sur une cinquième zone de chasse possible, tout au nord, près du volcan endormi. Des dragons anciens achevant leur traversée avaient été vus se rendre là-bas, pour ne jamais revenir, si bien qu’il était dit que c’était là qu’ils trouvaient la mort à l’issue de leur long périple. Aperçu depuis les hauteurs du Nouveau Monde, ce territoire faisait rêver et animait les débats. Malheureusement, comme pour le plateau de corail et le val putride, les expéditions pour s’y rendre se comptaient sur les doigts de la main. La traversée du grand ravin était particulièrement ardue, et la seule flotte qui y était – en quelque sorte – parvenue avait échoué sur le plateau, sans possibilité de revenir. De temps à autre, des messages parvenaient à Astera, portés par des oiseaux dressés par les Wyvériens qui composaient en majorité ce groupe de la Commission, avec moults rapports de recherches et croquis explicatifs, si bien que tout ce que connaissait la Guilde de ces régions du nord se résumaient à ces maigres lettres expédiées dans l’espoir que le messager ne se fisse pas dévorer par un prédateur durant son vol. Elenaril plaisanta en proposant de faire léviter les chasseurs jusqu’à l’autre versant du ravin, et leurs rires illuminèrent davantage la forêt assombrie par les immenses cimes qui s’étiraient au-dessus de leurs têtes.
« Si un jour nous parvenons à établir un chemin stable et sans risque à travers le grand ravin, alors j’adorerais explorer le plateau de corail à vos côtés, confia Randall au terme de son long monologue.
— Comptez sur moi pour me joindre à vous. Ce sera avec grand plaisir que je vous assisterai dans vos recherches. »
La brise souleva les cimes, loin au-dessus de leurs têtes, et Randall indiqua un chemin légèrement caché des regards. Un mur de lierre tombait, masquant des regards l’ouverture qu’il obstruait. Se faufilant à travers ce tunnel quelque peu étroit, Elenaril veillait à ce que son sort protégeât suffisamment son compagnon, au point de se cogner elle-même dans les anfractuosités des murs lorsqu’elle tournait la tête dans sa direction. Ce dédale abrité des regards les mena, au terme de nombreux virages qui demandaient une certaine habileté de mouvement, jusqu’à un incroyable entremêlement d’arbres, de troncs et de racines qui, au fil des siècles, avaient créé de véritables chemins et ponts praticables par les créatures de la forêt, petites comme immenses.
Les troncs, aussi épais que les toits du collège, s’unissaient jusqu’à former un véritable plafond. Une ouverture, vers l’ouest, permettait d’apercevoir les hauteurs d’Astera. De nuit, il était certainement possible d’admirer la lueur des bougies et des lampions qui éclairaient le Grand-Pont. Elenaril s’y avança, presque subjuguée par la vue que Randall lui offrait ainsi. Sur des racines voisines, qui faisaient office de branches, s’étaient posés deux scarabées qui émettaient une vive lumière de leur corps, et qui devenait presque aveuglante dès lors qu’ils écartaient leurs ailes. Randall lui fit savoir qu’il s’agissait de scaragrappins, des coléoptères très robustes auxquels il était possible de s’accrocher et de se suspendre pour peu que l’on savait viser.
« J’ai toujours peur de les blesser, personnellement. Alors je ne les attaque jamais. Ils sont mignons à observer, vous ne trouvez pas ? »
L’elfe acquiesça. Il était vrai que leur petit chant – qui visait très certainement à attirer des partenaires – avait de quoi émouvoir. Comment les chasseurs pouvaient-ils éhontément se suspendre à de si petits insectes ? Elle aurait bien souhaité observer cela de ses propres yeux, mais rechignait à les faire souffrir de quelque manière cela fût.
« Nous sommes presque arrivés, souffla Randall. Il faut juste poursuivre vers l’est, regardez. »
Mêlées à la roche d’une falaise naturelle, les racines guidaient le duo jusqu’à une ouverture dans cette drôle de construction boisée. Le motif qui se répétait fascinait Elenaril – ce chef d’œuvre était digne des Bosmers, et de leur mode de vie en communion avec les végétaux. En Tamriel, seul ce peuple était capable de modeler les plantes avec autant de précision. En s’imaginant qu’ici tout avait été du fait du hasard évolutif des arbres émerveillait l’Altmer. Cela était tout bonnement magique.
Le ponton débouchait sur une clairière traversée par un mince filet d’eau qui filtrait à travers un barrage naturel. Les bottes d’Elenaril craquaient sur le sol humide tandis qu’elle s’avançait afin d’observer la vue panoramique de l’endroit – elle constata qu’elle piétinait des ossements, restes d’un repas bien copieux du résident de ce nid. Sa mine traduisit son dégoût, et Randall pouffa, avant de vite se reprendre.
« Il nous reste encore un tout petit peu de chemin avant de nous rendre là où je voulais vous amener. Mais si vous voulez, nous pouvons faire une pause. Ne pensez-vous pas que c’est un endroit idéal pour se détendre ? »
Ils trouvèrent en un duo de rochers le siège idéal, et ce ne fut qu’une fois certaine que le chasseur y serait bien qu’Elenaril rompit son sort. Sous leurs yeux s’étendait la forêt ancienne, et les cimes des arbres qui lui avaient parus si immenses au sol semblaient désormais minuscules. Leur route les avait menés jusqu’au sommet du lieu, un véritable promontoire pour le roi de la forêt.
Un rugissement sauvage paralysa l’Altmer, qui leva le nez et tourna la tête dans la direction de ce cri. Randall, lui, avait pivoté en direction du nord, et extirpait nonchalamment une pomme de sa sacoche, avant de croquer dedans. Bientôt, la silhouette d’une créature titanesque se dessina, et son ombre se projeta au sol. À contrejour, Elenaril put à peine en distinguer les formes, et lorsque la créature ailée descendit en piqué, ignorant les deux visiteurs, elle se précipita vers le bord de la falaise, là où coulait le mince filet d’eau, et se projeta dans les airs quelques secondes à l’aide de son sort de lévitation, afin de pouvoir détailler la bête du peu qu’elle pouvait encore la voir.
Le corps était tout en longueur, de plusieurs mètres, et couvert d’écailles écarlates, parsemées de noir au bout de certains pans du corps. Deux ailes puissantes, d’une envergure conséquente, battaient l’air et permettaient au monstre de se mouvoir aisément dans les cieux. Sur le patagium se dessinait un dégradé de couleur, d’un rouge foncé à la base des ailes devenant presque blanc à son extrémité. Des motifs semblables à des flammes noirâtres dansaient sur la peau, et captivaient le regard de l’elfe.
Le rugissement résonna à nouveau à travers la forêt. Puis il se tut.
Elle revint à terre, retrouvant sa place près du chasseur, qui lui tendit un fruit bien juteux, qu’il avait pelé et tranché en quartiers. Son cœur battait la chamade, et elle parvenait tout juste à reprendre sa respiration tant l’exaltation qui l’avait parcourue ne décroissait pas. Sa magie crépitait encore involontairement, elle la sentait picoter le bout de ses doigts. Quelques gouttes de transpiration venaient couler le long de sa tempe et de sa nuque, nées de son effort soudain et de son incapacité à se maîtriser pendant ce court instant. Les bourrasques et ses mouvements avaient d’ores et déjà ébouriffé ses cheveux, qui n’étaient plus aussi proprement brossés et coiffés qu’à l’accoutumée – par chance aucune de ses connaissances de l’île d’Eyévéa ne se trouvait là, sans quoi elle aurait bien pu être envoyée en cellule de redressement tant cela était inacceptable de se montrer ainsi aux yeux des autres. Peu à peu, elle perdait les coutumes altmeri de sa région natale pour se laisser aller et imiter les chasseurs d’Astera, qui n’avaient que faire d’être débraillés, salis par la terre et odorant de transpiration à cause de leurs efforts. Ce laisser-aller était déroutant pour elle mais aussi, dans le même temps, plutôt plaisant.
« Qu’avez-vous vu ? demanda-t-il en croquant dans le trognon de sa pomme déjà bien entamée.
— C’était un monstre gigantesque, volant, en plus. Qui aurait cru que de telles bêtes puissent planer aussi aisément ? »
Elle entreprit de lui décrire le plus précisément possible ce qu’elle avait vu, avant d’esquisser dans son carnet un croquis très sommaire de la wyverne aperçue, sans oublier de dévorer au passage les quartiers que Randall avait si gentiment tranchés pour elle.
« Il s’agit d’un rathalos, constata-t-il alors en observant son dessin. Regardez, voici les informations que nous avons déjà amassées sur lui. C’est un monstre qui vit un peu partout, dans l’Ancien comme le Nouveau Monde, vous savez. Il est bien connu de la Guilde. Ici, c’est le sommet de la chaîne alimentaire, on dirait. Il niche avec sa femelle, la rathian, dans les environs. »
En effet, le nid se montrait très clairement devant eux. Ainsi c’était donc ce monstre gigantesque qui avait investi les lieux. L’exaltation d’Elenaril ne diminuait pas, bien au contraire.
« Je pense que nous aurons quelques observations à mener sur cet individu, tôt ou tard. Lorsque cette occasion se présentera, vous vous joindrez à moi, non ?
— Vous lisez dans mes pensées, Randall ! »
Il retint quelque peu son sourire, veillant à ce que le mouvement impromptu de ses lèvres ne renversasse pas l’eau de la gourde qu’il vidait gorgée après gorgée. L’elfe l’imita, hydratant son œsophage qui s’était asséché sous l’effort mobilisé pour parvenir jusqu’ici, et ne tarda guère à vider le contenu du récipient fourni par le chasseur. Un léger vent vint rafraîchir sa peau, et elle l’accueillit à bras ouverts. Les arbres et buissons voisins se mirent à frémir sous ce mouvement naturel, et quelques corneilles s’envolèrent de leur perchoir, amorçant une descente en piqué vers les plateaux situés plus bas.
Comme gêné de troubler cet instant de paix, Randall attendit quelques instants avant de proposer de reprendre la route. Sans perdre de cette impatience de se rendre à l’endroit promis, Elenaril se remit sur pied et, en moins de temps qu’il n’en fallait pour le dire, elle invoqua de nouveau sa magie, permettant au chasseur de léviter sans que celui-ci ne protestât. Il semblait s’y être accoutumé, désormais, et paraissait même rechigner à l’idée de marcher de nouveau. Pourtant, dès lors qu’il se sentit flotter au-dessus du rocher où il s’était assis, il lui demanda poliment de dissiper le sort, et de le laisser marcher par lui-même.
« Je vous rassure, nous ne sommes plus très loin, indiqua-t-il. C’est juste derrière ce réseau de lianes, vous verrez. »
Un rideau de végétation dissimulait une minuscule arche de racines nouées, qui formaient ainsi une barrière naturelle contre le passage des monstres, de petite comme de grande taille, et au travers de laquelle Elenaril se glissa sans trop de problèmes en s’allongeant sur le ventre et en rampant. À la demande de Randall, elle le laissa ouvrir la marche. Il affirmait qu’il ne craignait rien, et qu’il saurait se mouvoir aisément malgré ses béquilles, fermement fixées sur son dos à la manière d’une épée longue prête à être dégainée. Et, en effet, il avançait plutôt bien, à une allure soutenue qui faisait naître le doute quant à sa convalescence. Ses seuls obstacles restaient les montées et les pentes trop raides, dans lesquelles l’elfe l’aidait à garder l’équilibre. Le pont de racines et de lianes formé par les années était suffisamment large et plat pour lui, à croire que la nature avait tout préparé pendant des siècles pour ce seul instant.
Sous les yeux de l’Altmer, de petits ilots faits de minéraux et de végétaux se maintenaient en l’air grâce à la force des ramifications noueuses. Un mouvement rapide attira son regard vers l’un d’eux, où elle distingua quelques figures féliformes qu’elle confondit avec des felynes, avant que Randall ne lui fît savoir qu’il s’agissait là de quelques représentants d’une tribu grimalkyne avec laquelle il tentait d’entrer en contact pour les besoins des recherches de la Guilde. Sur le bas côté, quelques fleurs et arbustes poussaient, certains donnant même naissance à des fruits gorgés de jus sucré dont raffolaient les insectes et oiseaux. Si elle ne faisait pas aveuglément confiance au chasseur, qui connaissait presque à la perfection chaque recoin de cette forêt, Elenaril aurait tôt fait de se perdre et de finir ses jours au sommet de cet arbre immense dont elle entrapercevait la cime en levant le nez. La dense végétation brouillait ses repères, pour son plus grand bonheur.
« Voilà, lâcha soudainement un Randall haletant. C’est ici. »
Le pont de racines et de lianes s’élargissait, créant ainsi une plateforme stable de laquelle partaient plusieurs chemins à droite et à gauche, qui se poursuivaient à perte de vue dans cet immense réseau. Au cœur de cet espace ouvert pendait une échelle de corde et de bois imperméabilisé, qui ne craignait ni les insectes xylophages ni la moisissure de l’humidité. À la demande du chasseur, l’elfe le fit léviter jusqu’à l’entrée de ce qui ressemblait à s’y méprendre à une cabane faite de bois et de branchages, ainsi que d’une toile de tissu aux couleurs chatoyantes, avant de l’y rejoindre en escaladant barreau après barreau l’échelle qu’on lui tendait.
« Elenaril, je vous présente ce que j’aime appeler mon coin secret. Installez-vous, faites comme chez vous. »
Elle ne put réprimer le petit soupir d’étonnement qui s’échappa de ses lèvres lorsqu’elle constata ce qui l’entourait. De forme cubique, et au toit pyramidal, la petite cabane permettait un confort étonnant malgré l’emplacement où elle était située. La première interrogation qui lui vint fut de savoir par quel miracle le chasseur avait-il pu la bâtir et la meubler, alors qu’Astera se trouvait à des heures de marche, et que l’endroit en lui-même était tout sauf confortable pour du bricolage, le tout sans magie. Pourtant, une fois les réflexions mises de côté, elle ne pouvait que partager son émerveillement. Il y avait assez de place pour qu’elle se tînt debout, et la largeur des côtés équivalait à plus d’une fois et demie l’envergure de ses bras. Au cœur de la pièce avait été placé un tapis coloré aux motifs quelques peu originaux, mais qui revêtaient probablement un sens pour les habitants d’Astera.
L’entrée se faisait via un petit ponton, duquel pendait la corde grâce à laquelle elle était montée, et un rideau épais servait de porte, tandis que deux autres protégeaient les fenêtres au besoin. Randall expliqua qu’un autre pan de tissu, celui-ci grillagé, était déroulé afin de permettre le passage du vent sans laisser les insectes envahir son refuge lors des périodes de grande chaleur. Une fois débarrassé de sa sacoche et de ses outils, il se laissa tomber sur un fauteuil constitué d’un sac de toile rembourré de plumes et de matières végétales douces et moelleuses, qui émit un faible bruit de protestation lorsque le postérieur de l’homme vint chasser l’air qui le maintenant davantage gonflé que nécessaire. Quelques cadres de bois recouverts d’une couche de verre étaient accrochés ici et là, égayant la pièce, et contenaient des dessins malhabiles mais très charmants, semblables à ceux gribouillés par des enfants en bas âge.
« C’est de Posie. Elle aime beaucoup prendre des crayons et faire ce qui lui chante. Ceux-là, elle me les a dessinés. Là, c’est notre première chasse ensemble, lorsque nous avons dû capturer un velocidrome blessé afin de le soigner. Celui-ci, elle l’a réalisé au cours de notre première soirée à Astera, pendant que nous fêtions notre arrivée sur le Nouveau Monde. Et celui-là, c’est après notre première expédition dans la forêt ancienne ; nous étions tombés sur un nid de rathian dans lequel nous avons trouvé un tout petit rathalos fraîchement éclos.
— Elle a un sacré coup de crayon, rit Elenaril avant de s’asseoir à son tour dans un second pouf fait main, veillant à ôter tout accessoire susceptible de la gêner. Vous aussi vous dessinez, Randall ?
— Oh, non. Au mieux, je fais des petits croquis des monstres que j’observe pour rendre compte à la Guilde de mon travail. Mais je ne suis vraiment pas bon avec un crayon dans les mains. Vous avez vu mon écriture, on dirait celle d’un enfant qui apprend tout juste ! »
Ils s’esclaffèrent en chœur, leurs voix rebondissant sur les murs de la cabane. Près de la porte d’entrée, un drapeau portant l’emblème de la Cinquième Flotte flottait timidement.
« Comment avez-vous bien pu bâtir cet endroit ? demanda-t-elle finalement. C’est un travail gigantesque !
— En réalité, je n’étais pas seul. J’ai été aidé par un ami. Il est d’ailleurs le seul à en connaître l’existence, ainsi que Posie, bien évidemment. Même Marissa ignore que je viens me cacher ici de temps en temps pour échapper aux ordres de la Guilde ! »
Ils rirent de bon cœur, avant de finalement s’apaiser peu à peu. Le murmure du vent était particulièrement reposant et, pour peu, Elenaril se serait endormie. Avachie dans son siège, tout comme Randall en face d’elle, elle scrutait le plafond sur lequel quelques pots de céramique avaient été fixés, et dans lesquels fleurissaient quelques plantes tombantes très charmantes.
« Dites-moi, Randall, interrogea-t-elle alors. Comment sont façonnés les binômes de chasseurs et assistants ?
— C’est un peu comme du tirage au sort. Lorsque la Guilde a décrété qu’il fallait envoyer des binômes avec la Cinquième, ils ont étudié un à un nos profils, et ont mis ensemble les caractères qui se complétaient au mieux. Ce qui est amusant, c’est qu’ils voient juste presque à chaque fois. Ça ne m’étonnerait pas que ces binômes donnent à chaque fois naissance à un couple. Après tout, j’ai déjà vu des exemples se concrétiser… »
L’une des béquilles de Randall, qu’il avait posées contre le mur, glissa de son support et tomba au sol. Elenaril se releva, plus rapide que le chasseur, et s’en alla la remettre en place.
« Pensez-vous qu’Áedán et Sadie – c’est bien ça ? – finiront tôt ou tard par former un couple ? » demanda-t-elle en revenant tranquillement à sa place.
Il acquiesça vivement, sans retenir le petit rire amusé que faisait naître le surnom du lancier à chacune de ses occurrences.
« J’en suis convaincu. Quand je les vois travailler ensemble, je me dis que c’est presque impossible qu’il n’y ait pas anguille sous roche. Et si ce n’est pas maintenant, ça le sera certainement un jour.
— Et que dites-vous d’Efa et Uthyr ? »
Il porta sa main gauche à son menton, et la frotta distraitement contre sa barbe. Le bruissement des poils rasés court contre sa peau meublait le silence.
« J’ai du mal à imaginer Uthyr finir avec qui que ce soit, mais s’il faut qu’il se trouve une partenaire de vie c’est très probable que ça soit avec Efa, oui.
— Qui d’autre qu’elle pourrait s’éprendre d’un caractère pareil ? pouffa Elenaril. À voir comment elle le regarde, on devine combien elle l’adore ! »
Les épaules de l’homme se secouèrent. La remarque de l’elfe avait grandement égayé la conversation, pour son plus grand plaisir.
« Et vous, Randall ? Pensez-vous passer votre vie aux côtés de Marissa ? »
Son rire se coupa nettement, s’ensuivit une toux vive et soudaine. Dans sa surprise, il avait déglutit et avalé de travers. Frappant son thorax de son poing afin de faire passer la gêne dans sa gorge, il dissimula à peine le rougissement de son visage qui prenait peu à peu une teinte de pivoine.
« Permettez-moi d’en douter, finit-il par articuler. Tout ne se passe pas toujours très bien avec elle, il faut dire…
— Ah bon ? Pourtant, vous avez vraiment l’air de bien vous entendre.
— Eh bien… »
Le visage du chasseur reprenait peu à peu sa couleur habituelle, et il se redressa dans son siège. Les mains jointes sur ses genoux, il s’était tourné en direction de l’elfe, sans pour autant la dévisager franchement et droit dans les yeux.
« Vous avez déjà dû le remarquer, mais je répugne à tuer les monstres, et à les blesser. Je me contente de les observer, sauf si ma mission est autre. Et cela agace Marissa. »
Elenaril acquiesça. S’il ne le lui avait pas confié, jamais elle n’aurait deviné la divergence d’opinions qui les opposait tant ni l’un ni l’autre ne laissait paraître cela. Se disputaient-ils alors en privé, à l’abri des regards et des oreilles indiscrètes ? C’était fort probable.
« Elle aimerait que l’on fasse des choses plus impressionnantes, plus marquantes, poursuivit-il en croisant ses yeux. Alors elle ne m’accompagne plus tellement, elle trouve d’autres choses à faire à Astera et sur les terrains de chasse. Je crois qu’elle cherche même à se reconvertir en chasseuse, c’est dire.
— Voilà qui est original. Ce doit être peu commun, non ? »
Il haussa les épaules, signifiant qu’il n’en savait guère plus qu’elle à ce sujet. Un sourire timide aux lèvres, il fixait du regard le tapis, avant de revenir à Elenaril.
« Mais je ne lui en voudrai pas si elle le faisait réellement. Elle ferait une meilleure chasseuse qu’assistante, j’en suis convaincu.
— Marissa a de la chance de pouvoir compter sur un partenaire aussi ouvert d’esprit que vous ! »
Sa remarque fit mouche. La gêne qui avait envahi Randall s’était dissipée.
« Et puis, reprit-il en frottant de nouveau sa barbe d’un air songeur, je n’ai jamais ressenti le besoin de finir en couple avec quelqu’un. Je veux dire, tant que je suis bien entouré, par les personnes que j’apprécie le plus, je m’estime comblé. »
Il tourna la tête vers elle. Son sourire franc était contagieux ; elle l’imita instinctivement, satisfaite par la réponse qu’il lui apportait, et par la confession à laquelle elle avait ainsi droit.
« Et cela vous inclue, Elenaril. »
Le cœur de l’Altmer battit plus fort encore, son rythme s’accélérant soudainement, sans crier gare. C’était la première fois que quelqu’un lui témoignait d’autant d’affection ; il n’était guère dans les mœurs altmeri d’ainsi dévoiler ses sentiments à autrui, encore moins lorsque ceux-ci étaient purement amicaux, si bien que cela l’émouvait davantage encore. Pour peu, elle en aurait eu la larme à l’œil – elle qui, pourtant, ne se laissait pas si facilement dominer par les émotions qui leur donnaient naissance.
« Merci beaucoup, Randall, répondit-elle enfin, lorsqu’elle fut suffisamment maîtresse d’elle-même pour oser articuler quelques sons. J’espère pouvoir rester à vos côtés aussi longtemps que possible, nous avons de nombreuses expéditions à mener ensemble ! »
Le rugissement d’un monstre leur parvint par-delà l’horizon feuillu. Bien qu’éloigné, il sonnait d’une manière étonamment forte, et surprit Elenaril, qui sursauta. Randall, lui, affichait toujours cet indétrônable sourire amusé qui, décidément, refusait de le lâcher à présent.
« Comme c’est touchant ! »
Le rire enjoué qui s’adressait à eux précéda de peu l’apparition soudaine d’un visage familier dans l’encadrement de la porte. Poussant le rideau baissé, et s’invitant ainsi dans la cabane secrète de Randall, Aiden leur adressait un regard empli d’espièglerie.
« Désolé d’interrompre votre petit instant magique, leur glissa-t-il d’un flegme qui lui seyait à merveille, mais je devais récupérer ma sacoche à munitions. Je l’ai oubliée y a un bail, et comme je prévois une chasse au pukei-pukei avec Sélène, je comptais y aller au fusar lourd. Mais vous étiez tellement pris dans votre conversation, j’allais pas vous interrompre ! Enfin bref, faites pas attention à moi, je ne fais que passer. »
Et, en effet, il pénétra davantage dans l’unique pièce, et s’avança en direction d’un petit coffre qu’il ouvrit à l’aide d’une clé rangée dans la sacoche fixée à sa taille.
« Vas-y, répliqua Randall, fais comme chez toi.
— Mais je suis chez moi ! » rétorqua le rouquin en secouant les épaules.
Laissant son regard naviguer entre le lancier affairé au-dessus du coffre, et l’artilleur qui se redressait tant bien que mal dans son siège informe, Elenaril réalisa alors qu’elle avait compris de travers ce que lui avait expliqué Randall. Bien qu’il eût indiqué avoir bâti la cabane avec l’aide d’un ami, il n’avait jamais fait part de l’identité de ce dernier, ni du partage de ladite cabane ainsi réalisée en duo, en témoignait le mobilier double. Et l’aisance dont faisait montre Aiden, couplée au fait que nul autre que Randall et son mystérieux compagnon bricoleur ne connaissait l’emplacement de cet abri secret, fit concevoir à l’Altmer que les deux chasseurs étaient, en définitive, plutôt proches.
« Tu n’avais pas encore compris, Elenaril ? railla-t-il, ses iris sombres brillant en reflétant le rayon de soleil qui s’invitait là. Randall et moi, on est de super potes !
— Nous avons déjà mené plusieurs expéditions ensemble, et surtout, nous étions en duo pour aider les rescapés du naufrage, à cause du zorah magdaros, compléta le concerné.
— Avec Sadie et Marissa, bien sûr ! »
L’elfe unit sa voix à celles des deux chasseurs qui riaient, le cœur léger. Oui, elle se surprenait elle-même de ne pas l’avoir compris plus tôt. Après tout, Randall vouvoyait beaucoup de personnes à Astera, à l’exception de son assistante et d’Aiden ; cela constituait une preuve suffisante, selon elle, de leur amitié proche.
« Sur ce, je vais vous laisser tranquille, tous les deux, avec vos petits ragots. »
Glissant sur son torse sa sacoche de munitions, Aiden s’avança jusqu’à l’entrée de la cabane. Une jambe à l’intérieur, et l’autre sur le ponton, sa main gauche tenant fermement le rideau, il se retourna, et adressa un clin d’œil complice à l’Altmer.
« Et je confirme, il y a de grandes chances que je finisse avec Sadie. Si elle le veut bien ! »
Sur ces paroles, il traversa la porte de tissu, et disparut des regards. Le dernier témoignage de sa présence dans les environs fut les soupirs qu’il lâchait en plein effort tandis qu’il descendait l’échelle, puis le silence revint paisiblement, reprenant ses aises et sa place, comme si l’énergumène roux n’était jamais venu leur rendre visite.
« Áedán est vraiment quelqu’un de gentil, murmura Elenaril. Vous avez de la chance de l’avoir en tant qu’ami.
— Oh, peut-être, mais il n’a pas votre spécificité, rit le chasseur en retour. Lui ne vient pas d’un monde complètement inconnu ! Racontez-m’en plus sur Nirn et Tamriel, s’il vous plaît ! »
Par où commencer ? Comme à chaque fois, Elenaril peinait à identifier les faits intéressants des broutilles sans grande utilité et plutôt soporifiques. Malgré toutes ces années passées à étudier, elle n’avait jamais maîtrisé l’art de captiver son public par des informations précises et fascinantes. Pourtant, une idée germa dans son esprit. Elle jaugea ses réserves de magie et, préférant ne courir aucun risque, but d’une traite le contenu d’une petite fiole afin de regagner ses pleines capacités. Puis, d’un habile jeu de sorts, elle projeta aux murs de la cabane de splendides illusions, qu’elle-même aurait pu confondre avec la réalité, à l’image du collège de magie d’Eyévéa.
Randall ne retint pas le murmure de fascination qui le gagnait, et leva les yeux vers le plafond pour y constater la représentation plus que fidèle du ciel de l’Archipel de l’Automne. Il se redressait dans son fauteuil et scrutait chaque pan de mur, obnubilé par sa vision, tout comme Elenaril s’était retrouvée envoûtée par les cimes de la forêt ancienne.
« Voici mon pays, dit-elle en s’approchant de lui, afin de positionner son regard à la hauteur de celui du chasseur. Là, c’est l’entrée du collège où je réside et étudie. Je vais vous faire visiter, venez. »
Elle le guida, le prenant presque par la main, dans le dédale de pièces et de couloirs. Sans quitter son siège ni sa cabane en toute sécurité, l’homme visitait chaque recoin où elle le menait à l’aide de sa magie. La bibliothèque, immense et pourtant vide en comparaison de tous les savoirs dont regorgeait Nirn ; l’auditorium, où se tenaient les cours les plus importants de chaque cursus, ainsi que les examens pratiques finaux ; la cour, où se promenaient élèves et enseignants, ainsi que quelques oiseaux qui survolaient l’endroit dans un silence infini. Elle répondait à chaque question que lui posait Randall et, comme si cela ne lui suffisait pas, il l’assaillait encore et encore.
« Il y a tant de paysages que j’aimerais vous montrer… Mais ma magie ne leur fait pas honneur, il vaudrait mieux que vous les voyez de vos propres yeux !
— Pensez-vous que vous pourrez me faire visiter tout cela, un jour ? Ce serait la moindre des choses, après le tour que je vous ai fait d’Astera et de la forêt ancienne !
— J’adorerais, Randall. Soyez-en sûr, je vous en fais la promesse. Un jour, vous parcourrez Tamriel avec moi. »
Avant cela, elle avait toutefois de nombreux détails à régler, à commencer par le genou encore en convalescence du chasseur. Mais surtout, il fallait qu’elle trouvât un subterfuge suffisamment puissant et stable pour dissimuler à ses camarades altmeri que Randall était un Homme. Car si la rumeur courrait qu’elle avait fait pénétrer un individu d’une autre race dans le pays terriblement opposé à toute forme d’échange avec quiconque n’étant pas un Altmer, elle risquait terriblement gros. Non, pour l’heure, elle devait assurer leurs arrières, et veiller à la sécurité de Randall – tant que rien ne serait prêt du côté tamrielique de la frontière qui les séparait, elle ne le laisserait jamais l’accompagner.
« Il me tarde de vous guider là-bas, murmura-t-elle avant de dissiper sa magie. J’ai tant de choses à vous montrer, une seule vie ne suffirait pas !
— Pour l’heure, profitons de ce que nous avons là, ne pensez-vous pas ? Ne nous pressons pas, nos promesses peuvent attendre un peu, » sourit le chasseur, avant d’extirper de sa sacoche une pomme, et de croquer dedans avec avidité.