Hiraeth

Chapitre 16 : Chapitre XVI — Le bouffon impérial

7388 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 13/04/2023 19:34

Chapitre XVI

Le bouffon impérial



La vision de la porte du Sanctuaire, toujours aussi lugubre et désagréable, rassura quelque peu Aemillia lorsque, au terme de son long périple à travers les routes bordecélestes, elle fut de retour à son point de départ. Le battement pulsait, tout comme son cœur cognait dans sa poitrine, profond et vibrant. Pour peu, la voix de ce crâne terne et angoissant se faisait entendre, ses cris se perdant entre les pins de la forêt épervinoise. Mais tout cela n’était qu’une illusion, une simple création de son esprit perturbé par la fatigue et la peur qui naissait en elle dès lors qu’elle posait les yeux sur cette porte macabre. Jamais ce squelette ne prendrait vie, jamais il ne l’attaquerait. Il se contenterait de veiller sur le Sanctuaire, à jamais et pour toujours.

Aemillia noua les rênes de sa monture près de la porte – il fallait penser à signaler à Astrid qu’elle ignorait où se trouvait l’écurie, lorsqu’elle la retrouverait – et, une fois son équipement de nouveau sur son dos, elle s’avança jusqu’à pouvoir effleurer le loquet du bout des doigts. L’anneau de métal pendait, patientait, comme s’il espérait vainement que quelqu’un daignât le toucher et lui apporter un peu de chaleur. La voix ne résonnait pas. Le sortilège l’avait reconnue, et ne trouvait plus de nécessité à confirmer son identité et ses intentions vis-à-vis de la Famille qui se terrait là. Mais pourtant, c’était particulièrement difficile de pousser la porte. À croire qu’elle redoutait ce qu’elle trouverait derrière, bien qu’elle le sût déjà.

L’Impériale prit une profonde inspiration, emplissant ses poumons et son abdomen de l’air frais, et tendit la main, refermant ses doigts sur l’anneau métallique, qu’elle tira afin de déverrouiller la sécurité, avant de pousser la lourde porte qui grinça. Elle frissonna en constatant la différence de chaleur, et dut admettre qu’elle se sentait déjà bien mieux du simple fait que la température était davantage agréable une fois à l’intérieur. À chaque pas qu’elle faisait sur l’escalier de pierre, sa dague s’entrechoquait avec l’arc maintenu dans son dos, tapotant doucement bien que le son ainsi produit résonnât autour d’elle. En contrebas, de faibles voix lui parvenaient.

Elle ne trouva pas Astrid au premier palier – cela attira sa curiosité, bien qu’elle ne pût s’imaginer de raisons pouvant conclure à une mauvaise nouvelle. En plus de cela, elle crut reconnaître son timbre parmi ceux qui résonnaient depuis la salle commune. Non, elle se faisait des idées. Tout allait parfaitement bien. Nazir la complimenterait pour son travail bien fait, et se moquerait peut-être même de sa tendance à laisser des marques évidentes de la présence de la Confrérie Noire. Astrid, quant à elle, lui accorderait un sourire et un hochement de tête approbateur. Peut-être même aurait-elle droit à une récompense pour la complétion de ses contrats ? À l’époque, son mentor lui avait souvent accordé quelques modestes présents lorsqu’elle le rendait fier lors des entraînements. Cette pensée lui serra le cœur, et elle poursuivit sa descente des marches avec nostalgie, songeant à une époque révolue à laquelle jamais elle ne pourrait retourner.

Tous se turent lorsqu’elle atteignit la dernière marche. Son regard se posa immédiatement sur la scène qui se déroulait au cœur du Sanctuaire. Tous les membres de la Famille étaient réunis, à l’exception de Nazir, mais aucun ne faisait face à Astrid, bien au contraire. Elle-même se trouvait dans l’assemblée, groupée en face d’un étrange individu qui s’exprimait d’une façon particulière. Son timbre alternait entre les notes aiguës et graves, sa gestuelle était saccadée, parfois exagérée. Et comble de l’inhabituel, il était vêtu de la tête aux pieds d’une tenue de bouffon tels qu’on en apercevait quelquefois chez les aristocrates, rouge bandée de noir, bien que déchirée par endroits, certains segments ayant été recousus à l’aide d’étoffes aux couleurs différentes. Aemillia en avait déjà vu, bien que très occasionnellement, et si la présence de l’homme en ces lieux ne le liait pas, d’une façon ou d’une autre, à la Famille, elle aurait presque pu lui demander à ce qu’il exécutât quelques pitreries pour divertir l’assemblée.

« La Mère de la Nuit est notre mère à tous ! scanda l’homme en désignant du bout de la main une immense boîte de bois, haute comme deux hommes au minimum. Nous suivons sa voix ! Sa volonté ! »

Le groupe d’assassins semblait guère convaincu par ce qu’il avançait. Les sourcils se fronçaient, les bras se croisaient sur les torses… Astrid semblait même particulièrement irritée par cette présence. Mais elle gardait le silence, sans détourner le regard.

« Oseriez-vous lui désobéir ? Au risque sûrement… d’être puni ? »

Le bouffon grinçait, titillait le groupe sur une corde sensible. Ses blagues étaient tout sauf drôles. Et, quelque part, l’Impériale se sentait terriblement mal à l’aise. C’était cette même sensation que celle d’un petit insecte rampant le long de son avant-bras, sans parvenir à le trouver et le déloger. Irritante, et désagréable. Quelque chose n’allait pas. Et elle ignorait quoi.

« Continuez à parler, petit homme. Et on verra bien qui sera puni. »

La remarque d’Arnbjorn sembla déplaire au bouffon qui grimaça, avant de rapidement redevenir maître de lui-même. Aemillia observait, s’étant glissée dans le groupe, près de Gabriella qui restait particulièrement silencieuse, laissant à peine entendre son souffle à chaque inspiration et expiration. La Dunmer paraissait plutôt tendue.

« Oh, silence, toi ! gronda Festus Krex à l’attention du Nordique au sang de loup-garou, et d’un ton très désagréable. Ce type arrive d’un long voyage, tu pourrais te montrer courtois ! »

Quelques murmures s’élevèrent dans l’assemblée, certains plus polis que d’autres, certains plus aimables que d’autres. Aemillia tournait la tête, se penchait légèrement afin de s’assurer que chacun de ses nouveaux frères et sœurs étaient présents. Elle avait beau tenter de se rassurer comme elle le pouvait, elle ne pouvait se défaire de cet étrange sentiment. Et avant même qu’elle ne le réalisât, Festus Krex reprit la parole, s’adressant plus que poliment au bouffon.

« Je suis enchanté de votre arrivée ainsi que celle de la Mère de la Nuit, dit-il avec une bienveillance que jamais la jeune femme ne lui aurait soupçonnée. Votre présence ici augure un retour plus que bienvenu aux traditions d’antan. »

En face du vieillard, l’homme trépigna, vraisemblablement ravi par ces paroles, et esquissa presque un pas de danse, digne des amuseurs de la cour. De petits bruits émanèrent de sa gorge, comme une mélodie guillerette qu’il ne pouvait s’empêcher de siffler.

« Oh, quel être plein de raison et de gentillesse, s’exclama-t-il en tapotant dans ses mains gantées de noir, et brodée de doré. Je suis sûr que vous allez plaire à notre Dame. »

Jusque là restée plutôt silencieuse, bien qu’elle eût serré les doigts à quelques occasions, Astrid posa son poing gauche sur sa hanche. Aemillia ne pouvait que l’observer de dos, mais elle s’imaginait parfaitement le regard froid et méprisant de la Nordique, tandis qu’elle s’adressait au bouffon. Sa simple silhouette, ainsi que sa posture, suffisait à traduire les sentiments qu’elle éprouvait pour ses interlocuteurs.

« La Mère de la Nuit et vous êtes les bienvenus ici, annonça-t-elle finalement, d’une voix étrangement douce. Vous recevrez le respect qui vous est dû en tant que Gardien. »

Ainsi ce bouffon était un Gardien. Bien qu’Aemillia ignorât ce dont il s’agissait précisément, le respect que cela semblait imposer à certains membres de l’assemblée laissait comprendre qu’il s’agissait là d’une fonction particulière au sein de la Confrérie Noire. Autrefois, son mentor le lui avait appris ; la Main Noire était représentée par quatre Parleurs, œuvrant dans quatre Sanctuaires majeurs, et par l’Oreille Noire. Mais jamais il n’avait mentionné de Gardien. Était-ce un rôle oublié, alors, qui avait été arraché du passé et des vieilles traditions poussiéreuses afin de servir une cause noble requise par la situation critique de la Famille ? Y réfléchir n’arrangeait rien, ce maudit sentiment étrange la dérangeait et l’irritait, et surtout l’empêchait de se concentrer.

« Avez-vous compris… mon époux ? »

La Nordique avait marqué un temps d’arrêt lourd de sens, tout comme l’accent qu’elle avait mis sur la consonne de son dernier mot. Un frisson parcourut l’échine de l’Impériale. Quelque part, Astrid l’effrayait au moins autant qu’Arnbjorn, mais pour d’autres raisons. Ce dernier soupira, maugréa quelque parole incompréhensible, mais dut se résigner et faire profil bas face à sa femme. C’était elle qui dirigeait, après tout, et un vieux souvenir de la jeune femme quant aux Cinq Principes de la Famille lui rappela qu’il était prohibé de désobéir à un ordre d’un supérieur de la Confrérie. Qu’il s’agît de son épouse n’y changeait rien : Arnbjorn devait se soumettre à Astrid, comme n’importe lequel des membres du Sanctuaire.

« Oh, oui ! Merci, merci ! » scanda le bouffon en dansant légèrement, sautillant d’un pied à l’autre et tapotant dans ses mains, visiblement particulièrement ravi de l’accueil que lui faisait Astrid.

Cette dernière eut tôt fait de régler le problème qu’elle rencontrait avec son mari qu’elle revenait déjà à la charge, calmant les ardeurs du nouveau venu.

« Mais ne vous méprenez pas, fit-elle d’un ton sec, quoi qu’empreint d’une forme de douceur à laquelle Aemillia ne pouvait s’habituer. Je suis le chef de ce sanctuaire. C’est moi qui fais la loi. Suis-je bien claire ?

– À vos ordres, maîtresse, s’empressa de répondre le bouffon. Parfait ! C’est vous le patron. »

La Nordique fit un geste, intimant à la foule l’ordre de se dissiper. Certains s’en retournèrent vers leurs quartiers, tandis qu’Arnbjorn s’installa sur sa meule pour affûter une lame. Babette et Gabriella se rejoignirent, un peu plus loin, pour discuter, mais Aemillia ne pouvait capter les bribes de leur conversation – probablement au sujet d’un précédent contrat de la Dunmer, qui faisait grandement rire la vampire. Puis, lorsque la cheffe du Sanctuaire constata l’Impériale, un sourire s’afficha sur son visage, écartant ses lèvres, illuminant presque son air sombre.

« Te voilà ! »

La jeune femme déglutit, et lui répondit par un sourire timide. Si ses mains n’avaient pas été gantées de ce cuir rouge et noir, ses ongles auraient déjà arraché quelques pans de peau à ses doigts tant elle ne parvenait à se défaire de cette désagréable sensation. Et sa supérieure ne l’aidait en rien à se sentir mieux.

« Bien, je n’avais plus rien à dire à ce fou qui marmonne dans sa barbe. Nous devons parler affaires.

– Vous avez un contrat pour moi ? balbutia Aemillia, osant à peine lever les yeux vers la Nordique. Je rentre tout juste de mes précédents, je n’ai pas encore pu en parler à Nazir et lui remettre l’argent…

– Ce n’est pas grave, rien ne presse. Tu devras partir pour Markarth dès que tu seras prête, ma petite. L’assistante de l’apothicaire laisse entendre qu’elle voulait voir un ancien amant mort. Il semble qu’elle a réalisé le Sacrement Noir. »

La gorge de l’Impériale se serra. Oui, c’était la coutume, l’ordre naturel des choses. Elle n’était qu’une arriviste, pour eux, elle devait obéir. L’ambiance d’Épervine n’avait absolument rien à voir avec celle de Cheydinhal – très certainement parce qu’elle n’était âgée que d’une dizaine d’années à l’époque, et ne pouvait être déployée sur des contrats. Cela n’avait rien à voir avec ce qu’elle s’imaginait alors. Probablement car elle n’avait alors jamais eu de sang sur les mains. Beaucoup de choses avaient changé, depuis lors.

« Elle s’appelle Muiri. Tu dois aller la voir, régler les détails du contrat et le remplir.

– Ce sera tout ? »

Astrid acquiesça, sans relever le tremblement dans la voix d’Aemillia. De quoi avait-elle peur ? Elle ne craignait rien, en vivant ainsi dans l’ombre. Elle avait toujours échappé aux gardes, aux autorités. N’était-ce pas pour cette raison que la prime sur sa tête était aussi élevée ? Certes, il n’y avait pas que ça, d’autres explications justifiaient ce montant démesuré, bien qu’il fût réellement en partie dû aux meurtres de ces hauts dignitaires. La famille était prête à payer le prix fort pour obtenir vengeance, après tout. Et une chose en entraînant une autre, voilà que la somme totale pouvait aisément permettre à n’importe quel roturier de devenir propriétaire d’un sublime manoir sur la Niben, ou sur les berges du lac Rumare.

« Plie-toi aux exigences du contact, fais preuve de professionnalisme, et rends la Famille fière de toi. Puisqu’il s’agit de ta première mission, je te laisserai conserver l’argent qu’elle te donnera. Elle sera généreuse, j’en suis sûre. Ils le sont toujours. »

Aemillia secoua la tête docilement. Un frisson parcourut sa nuque, glissant le long de son dos. Elle n’avait entendu que des histoires au sujet de Markarth, et rien ne lui avait réellement donné envie de s’y rendre, si ce n’était pour faire affaires avec la caravane de Ri’saad. Où se trouvaient-ils, d’ailleurs, à présent ? Elle avait perdu le fil des jours, et avait cessé de compter ceux de leur long périple. Peut-être par chance les y recroiserait-elle ? Encore fallait-il trouver une justification à sa présence là-bas. Si toutefois Ri’saad n’avait-il pas encore compris dans quelle situation elle s’était retrouvée…

« Si tu crains de n’y parvenir seule, tu peux toujours demander à l’un de tes adelphes de t’y accompagner, annonça finalement Astrid. Mais sache qu’il te faudra diviser la prime en deux, dans ce cas. »

Elle lui accorda un bref regard, du coin de l’œil. Un air mauvais se dégagea d’elle, presque malveillant. Mais cela devait être dû à cette étrange position qu’elle adoptait sans lui faire face. Tout du moins, ce fut ce que se répéta Aemillia pour s’en convaincre.

« Tu devrais pourtant y parvenir seule, je me trompe ? articula-t-elle doucement en souriant. Après tout, tu as suivi l’entraînement de Rasha, à l’époque. »

L’Impériale acquiesça. Oui, c’était vrai que le Khajiit à la tête du sanctuaire de Cheydinhal lui avait inculqué quelques enseignements, bien qu’il n’eût été son principal précepteur. Mais elle sentait qu’il y avait plus que cela derrière les paroles d’Astrid, comme si… Non, elle se trompait. Elle devait se tromper. Jamais la Nordique ne ferait de coups bas, bien qu’elle y semblât toute prédisposée. En ces temps sombres, tout assassin était bon pour redorer le nom de la Famille. Et, pour elle, Aemillia devait forcément être le candidat idéal. Elle avait été formée aux anciens préceptes, aux anciennes méthodes, celles d’avant la répression intense qui avait tout écrasé pendant la dernière décennie, au moins. Alors dans aucun cas ne pouvait-elle se permettre de mettre autant la pression à la jeune femme. En tentant de se rassurer de cette façon, Aemillia lui sourit en retour, dans un vague espoir de se montrer sûre d’elle, bien que le doute la fît encore trembler.

« Je mènerai ce contrat à bien, annonça-t-elle d’une voix claire. Vous pouvez compter sur moi, Astrid.

– Bien, bien. Dans ce cas, je te laisse y aller. Nous nous reverrons à ton retour. »

Elle s’éloigna, la laissant seule, déglutissant difficilement sans pouvoir faire n’était-ce que le moindre pas. Cette femme la mettait dans des états incontrôlables, et lui faisait ressentir toutes sortes d’émotions peu agréables. Elle voulait lui faire confiance, car après tout, c’était parce qu’Astrid l’avait retrouvée qu’elle en était là, désormais. Mais elle ne pouvait s’empêcher de repenser à ce qui s’était passé dans la cabane…

Pour asseoir son autorité, pour s’assurer qu’Aemillia lui obéirait, Astrid lui avait volé l’anneau. Ce sublime anneau qu’elle chérissait tant, et dont elle ne pourrait très certainement jamais retrouver le véritable propriétaire. Elle avait compris qu’il avait de la valeur, d’une façon ou d’une autre, et s’en était servi pour la manipuler et la contraindre à faire ce qu’elle voulait. Combien de temps l’avait-elle observée, étudiée, avant de passer à l’acte ? Elle préférait ne pas le savoir. Mais quoi qu’il en fût, au terme de tout cela, elle se retrouvait enchaînée à cette femme à qui elle ne parvenait à faire confiance. Et cette attitude qu’elle adoptait, à la fois chaleureuse et distante, encourageante et hautaine, ne l’aidait en rien à se sentir à l’aise en sa présence.

Ce ne fut qu’une fois Astrid hors de son champ de vision que la jeune femme se permit de souffler un instant. Portant ses doigts au bijou qui pendait à son cou, elle se sentit un peu mieux, le temps d’une inspiration. Puis, sans crier gare, la voix du bouffon l’arracha à sa contemplation du vide, provoquant chez elle un sursaut qui manqua d’être accompagné d’un petit cri.

« Un autre membre de la famille ! s’exclama-t-il en s’approchant d’elle en quelques enjambées, sautillant sur le sol terreux avec une étrange allégresse. Bien le bonjour ! Quel bonheur de vous voir ! »

Il lui tendit amicalement la main, espérant probablement qu’elle la serrât. Il semblait particulièrement sympathique envers la Mère de la Nuit, pour ne pas dire fanatique, et peut-être voyait-il en elle une nouvelle adepte qui adorerait à ses côtés cette figure tant vénérée. Et si elle avait bien compris ce que sous-entendait la conversation précédente, la momie devait se trouver au sein de ce gigantesque caisson de bois qui creusait déjà sa forme dans le sol meuble. Ce qui signifiait donc que la Famille en Cyrodiil avait péri, jusqu’à la dernière bâtisse. Autrefois – elle s’en souvenait encore bien, tout était vivide dans son esprit – son mentor lui avait expliqué qu’elle vivait protégée à Bravil, aux côtés de l’Oreille Noire. La crypte avait été réduite en cendres, et peut-être ce bouffon était-il la dernière personne capable d’entendre la voix de la Mère.

Elle leva le bras, approchant ses doigts du gant de cuir noir, les glissant contre la paume froide qui crissait à chaque mouvement, même imperceptible, des muscles qu’elle abritait. La sensation désagréable qui l’habitait depuis qu’elle avait aperçu cet homme dans l’assemblée s’intensifia, pour son plus grand déplaisir. Incapable d’en identifier la cause, cherchant à se convaincre que tout ceci n’était qu’une simple création de son esprit qui ne pouvait se reposer, elle tenta de faire cesser ces pensées, et de se concentrer sur cette conversation qu’il entamait avec elle.

« C’est bon de vous voir, vous aussi, répondit-elle en articulant difficilement.

– Aimable et courtois ! s’exclama le bouffon en secouant sa main vivement, comme s’il cherchait à lui arracher le bras. Cicéron vous aime bien ! »

Elle peinait à se concentrer sur ce qu’il disait. Tout son corps était en alerte, convaincu que s’il ne se débattait pas, bientôt il finirait démembré. Et l’homme ne cessait de tirer, secouer, tenant même son poignet à deux mains. La tête lui tournait, la panique la gagnait. Si elle parvenait à se saisir de sa lame, peut-être pourrait-elle le faire reculer, et…

« La Mère de la Nuit vous appréciera aussi, ajouta-t-il en lâchant sa prise, et en se tournant religieusement vers le coffre de bois. Oh, nous allons être de bons amis ! De très bons amis ! »

Aemillia se figea. Cette voix lui était terriblement familière. Là, ces notes graves, ne les avait-elle pas déjà entendues ? Des vestiges d’une époque révolue l’assaillirent. Mais si ! Ce visage ! Elle le connaissait. Ce nez camus, ces lèvres pincées, et ces cheveux roux légèrement entremêlés…

Non, elle se trompait. Cela ne pouvait être possible. Et pourtant… Oh, son cœur suppliait tant que ce fût la vérité !

« Pardon, osa-t-elle timidement demander, mais quel est votre nom ? Je crains ne pas l’avoir entendu…

– Diantre, où sont passées mes manières !? »

Il sautilla, fit quelques danses curieuses et plutôt inappropriées aux yeux d’Aemillia, qui ne parvenait à faire cesser le tremblement de son bras, en plus de la douleur qui secouait son épaule, avant de lui répondre dans une courbette. Les cornes de son bonnet glissèrent le long de ses épaules, tout comme ses cheveux, dans cette révérence fort polie, du genre de celles qu’elle avait connues autrefois. Une étrange aura se dégageait de l’homme, à la fois cérémonieuse et irrévérencieuse, tout autant amicale qu’hostile. Mais sa voix, douce et posée, dissipa quelque peu ce mal-être qui l’habitait, temporairement.

« Je me nomme Cicéron. Humble serviteur de notre Mère, je l’ai menée en ce Sanctuaire, hors de Cheydinhal et de la province impériale, pour le bien de notre Famille. »

Le cœur d’Aemillia rata un battement. Peut-être même deux, elle n’en savait rien, cela n’avait aucune importance.

Cet homme… Impossible. Elle ne parvenait à y croire.

« Ci… céron ?

– Oui, tout à fait ! C’est bien moi ! »

Tout concordait, oui, c’était indéniable. Ce visage, bien qu’il eût été quelque peu déformé par les épreuves, fatigué et creusé par l’épuisement, et cette voix, qui avait acquis des sonorités davantage aiguës que celles d’autrefois, oui, c’était bien les mêmes que ceux qu’elle avait connus. L’homme avait quelque peu changé, mais c’était bel et bien lui. Le seul en qui elle pouvait avoir confiance dans ce monde sens dessus dessous.

Sa voix se serra dans sa gorge. Les larmes gagnèrent ses yeux, et le battement de ses paupières les dissipait à peine. Elle porta ses mains à son visage, dans un geste vain pour calmer l’émotion qui la gagnait et la dominait. Écrasée par le soulagement, opprimée par la tristesse, Aemillia sentait que les mots lui manquaient. Elle avait tant rêvé de ce moment, tant espéré ces retrouvailles. Sa main tremblait.

« Je vous ai tant cherché… Je vous ai cru mort… C’est vraiment vous… »

Elle fit un pas dans sa direction. Faiblement, comme si son corps tout entier avait été engourdi par des températures extrêmement basses, plongé dans l’eau froide de la Corbolo au cours d’une nuit d’ondepluie, elle avança vers lui.

« Je… J’ai toujours l’anneau ! s’exclama-t-elle en tirant la chaîne hors du col de son armure. Je voulais vous le rendre, mais vous étiez introuvable. Sithis a entendu mes prières, je n’ai jamais cessé de penser à vous, et…

– Pardon, mais… À qui ai-je l’honneur ? »

La jeune femme se figea. Les yeux écarquillés, elle peinait à le dévisager. Pourquoi fallait-il qu’il lui demandât cela… ? Ne se souvenait-il donc pas ?

« Qui êtes-vous ? insista-t-il en se redressant, et en croisant son regard. Cicéron ne vous reconnaît pas. Nous sommes-nous déjà rencontrés ? »

Aemillia tituba. Les environs ondulaient, tournoyaient, et lui donnaient presque la nausée. Elle trouva son salut dans ce pilier voisin, sur lequel elle s’appuya pour ne pas perdre l’équilibre, pour ne pas chuter. Mais elle sombrait déjà. Là-bas, au fin fond des ténèbres. On l’y avait entraînée, et elle ne voyait aucune issue.

« À Cheydinhal, souffla-t-elle, butant sur les consonnes. En cent quatre-vingt-sept… Vous m’aviez recueillie, alors que j’allais me noyer dans le fleuve… »

Il fronça les sourcils. Oh, même dans ces moments-là, il ressemblait trait pour trait à celui qu’elle avait connu… !

« Cela ne me dit rien. Navré, mademoiselle.

– Je… Aemillia. Mon prénom est Aemillia, balbutia-t-elle. J’étais une toute petite fille, je n’avais que dix ans. Vous m’aviez confié cet anneau, et… »

Elle essuya précipitamment les larmes qui glissaient le long de ses joues. Oh, pourquoi fallait-il que le destin fût aussi cruel ? Elle qui l’avait cru mort et enterré, aux côtés de tous leurs adelphes de Cheydinhal et de Cyrodiil, voilà qu’elle le retrouvait enfin, treize ans après leur violente séparation, et il ne se souvenait pas d’elle. Rien du tout. Ce fut à peine s’il avait grimacé en entendant son nom, et il s’était tout juste renfrogné en constatant l’anneau. Si ce n’était pas là la preuve qu’il ne se remémorait en rien de ce qu’ils avaient vécu ensemble…

« Vous ne vous rappelez vraiment pas de moi ?

– Je suis navré, mademoiselle, fit-il en haussant les épaules et en secouant la tête. Ce pauvre Cicéron ne vous connaît pas.

– Laissez-moi vous raconter, alors… ! Peut-être qu’en vous parlant de l’époque… »

La mine du bouffon changea radicalement. L’air joyeux et ravi qu’il avait affiché quelques instant plus tard se changea d’une manière fort désagréable. Les yeux bruns se plissèrent, l’ombre des sourcils projetée sur eux les assombrit davantage. Le sourire qu’il arborait se mua en une grimace irritée. Les traits se creusèrent.

« Oh, j’aimerais faire plus ample connaissance, grinça-t-il sur un ton aigu et irritant, mais je dois veiller sur Mère. Peut-être pourrons-nous parler une autre fois. »

Lui tournant le dos, l’Impérial lui fit ainsi comprendre que la discussion était close.

Et Aemillia, encore tremblante, fit tout juste quelques pas vers un recoin sombre du Sanctuaire pour s’y cacher, et s’effondrer. Recroquevillée sur elle-même, serrant contre sa poitrine ses genoux, et tenant au creux de sa paume ce pauvre anneau à l’éclat terne, elle laissa couler en silence quelques larmes, qui se mêlèrent à la terre sur son armure. Mais rien n’avait d’importance.

La douleur qui transperçait son cœur était vive, et elle ne parvenait à l’ignorer. Ses gémissements tus n’étaient plus que des soupirs silencieux, qui ne pouvaient signifier toute la souffrance contenue dans ses pleurs.

Son mentor, en qui elle avait tant cru, en qui elle s’était tant retrouvée, et qui lui avait tout appris, qui l’avait guidée à travers des journées sombres, était en vie. Mais était-ce réellement lui qu’elle avait rencontré ? Après tout, s’il ne se souvenait en rien de l’année passée en sa compagnie, où il lui avait enseigné l’art de l’assassinat, ce ne pouvait réellement être lui. C’était une autre personne, un autre individu, un simple inconnu.

Ce Cicéron qu’elle avait tant adoré, qu’elle avait tant aimé, comme un véritable père ou bien comme un frère, n’était plus. Ne restait qu’une enveloppe charnelle abîmée, et un caractère étrangement criard, tout comme ces vêtements de bouffon qu’il revêtait. Il n’avait plus rien de l’homme qu’elle avait connu.

Cela avait-il une quelconque importance de lui rendre l’anneau, désormais ? Cet anneau qui avait autrefois appartenu à une personne terriblement marquante pour lui, n’avait-il pas alors perdu toute sa valeur sentimentale ? Aemillia le serra bien plus fort encore au creux de sa paume. Elle ne parvenait à y croire. Rien de tout cela ne pouvait être réel. Tôt ou tard, il révélerait qu’il mentait, qu’il jouait un rôle, et qu’il se souvenait parfaitement d’elle, oui… Elle ne pouvait croire que c’était la personne qu’il était devenu en seulement dix ans.

Elle prit une profonde inspiration, et frotta ses yeux. Elle ne pouvait pas baisser les bras, elle devait progresser. Après tout, si elle abandonnait maintenant, elle l’abandonnait lui aussi. Si seulement, par Sithis, c’était bel et bien un rôle qu’il jouait là, alors elle ne devait en aucun cas perdre espoir. Oui, il devait jouer de ses masques afin de s’assurer qu’il était à l’abri. Il avait toujours été méfiant, après tout. Il devait simplement souhaiter ne lui attirer aucun ennui, et la protéger de la moindre menace qui pouvait planer sur leurs têtes.

Aemillia regarda à nouveau l’anneau. Tôt ou tard, elle le lui rendrait. Lorsque la situation le permettrait, elle le prendrait à part et s’expliquerait. Elle justifierait ses longues années de silence, loin de la Famille, et s’excuserait pour son départ précipité, bien qu’elle n’eût aucune responsabilité dans cette affaire. Une petite flamme brûlait dans son cœur, celle d’un espoir vacillant, mais toujours présent. Elle ne devait pas l’abandonner, car tôt ou tard les choses iraient dans leur sens, et ils se retrouveraient, comme de vieux amis séparés malgré eux par la vie, dans la joie et l’allégresse. Oh, elle avait hâte que ce jour se levât…

En attendant, elle devait poursuivre. Rendre compte de son travail auprès de Nazir, toucher sa prime, se reposer un peu, et prendre la route pour Markarth. Cette Muiri aurait tout intérêt à la payer grassement pour sa demande, surtout si elle devait traverser tout Bordeciel à dos de cheval, et risquer sa vie sur les routes incertaines. Ne disait-on pas que les Parjures dominaient les zones montagneuses de la Crevasse, et s’en prenaient aux voyageurs imprudents ? Pour peu, cela l’aurait motivée à réclamer une présence, mais tant qu’elle ne se sentait pas en sécurité auprès de ses nouveaux frères et sœurs, elle refusait de leur demander de tels services. Qui savait ce qu’ils lui demanderaient en retour ?

L’Impériale se releva, dans une dernière expiration profonde par laquelle elle espérait se défaire de tous ces sentiments négatifs. L’irritation s’était faite discrète, comme si sa confrontation avec le bouffon – elle ne parvenait à croire qu’il s’agît là de Cicéron – avait suffi à la taire. Reconnaître sans l’accepter son mentor avait étouffé son agacement, bien qu’elle se sentît toujours mal à l’aise en ces lieux. Le Sanctuaire n’était pas sa demeure, pas tant qu’elle ne pouvait se faire à cette étrange famille. La fuite était la seule option, grâce à ses contrats, mais n’allait-elle pas se creuser ainsi un fossé titanesque pour s’éloigner d’eux ? Il fallait apprendre à les connaître, mais décidément, c’était impensable en cet instant.

« J’ai rempli les contrats, » annonça-t-elle à Nazir une fois face à lui, dans la salle à manger, tandis qu’il grignotait dans un fruit en compagnie de Veezara.

Le Rougegarde, qui l’avait saluée d’un simple hochement de tête, esquissa un sourire, et se permit même quelques commentaires, auxquels l’Argonien réagit en riant à gorge déployée, manquant presque de s’étouffer en sirotant sa boisson. Finalement, l’homme paraissait davantage sympathique qu’à leur première rencontre, et cela rassura Aemillia. Peut-être trouverait-elle sa place en ces lieux.

« Bon travail, en tout cas. Je m’attendais à te revoir dans quelques jours encore, mais tu as fait vite. C’est efficace, et ça me plaît.

– C’est ce à quoi j’ai été formée, répondit-elle, retrouvant peu à peu son assurance. Je ne fais que mettre en pratique mon entraînement.

– Ça nous sera toujours utile, d’avoir de bons éléments. Tiens, tu as mérité ton paiement. »

Il lui tendit une bourse de cuir, dont elle compta machinalement les pièces. Elle devina un sourire à travers la barbe tressée du Rougegarde ; peut-être s’amusait-il de la voir faire le compte exact de sa prime. Huit cent cinquante septims, par un de plus ni un de moins. Avec ça, elle avait de quoi tenir un moment. Et juste avec trois contrats ! Le métier payait bien mieux que ce qu’elle s’était imaginé…

« Tu connais le bouffon qui nous vient de Cyrodiil ? lança-t-il alors en croquant une nouvelle fois dans sa pomme.

– Non, fit-elle après une légère hésitation qu’elle espéra passée inaperçue, avant de s’asseoir sur une chaise, en face de lui. Je ne l’ai jamais vu auparavant. Et vous ? »

Il secoua la tête, négativement. Contemplant la chair jaune tirant sur le brun de son fruit, il grinça.

« Je n’aime pas les mimes, les ménestrels, les comédiens, les acrobates, les jongleurs ou les troubadours. Les flûtistes m’horripilent, et je ne parle même pas des bouffons. »

Il rit, doucement. Mais ce rire était amer. Et quelque peu déplaisant, aussi.

« Je ne suis pas non plus amateur des cadavres de vieilles femmes, même si je fais une exception pour la Mère de la Nuit. Mais Astrid est ma seule maîtresse.

– Comme c’est mignon ! railla Veezara, qui était pourtant resté silencieux jusqu’alors. C’est l’ancien membre des Couronnes qui dit ça ?

– Tu n’as rien à me dire, le lézard, grimaça le Rougegarde en se relevant de sa chaise, laissant le trognon de sa pomme dans un bol. Ce qui s’est passé à Bergame et à Hécate ne te concerne pas.

– Pourtant, il t’arrive d’en parler, renchérit l’Argonien en souriant à pleines dents. Tu as du mal à admettre que c’est compliqué pour toi de ravaler ta fierté, et d’être au service de quelqu’un ! »

Aemillia se recroquevilla légèrement sur sa chaise, quelque peu mal à l’aise. Les piques que se lançaient mutuellement les deux assassins étaient difficilement cernables. Était-ce de la camaraderie, ou bien se haïssaient-ils ? Elle penchait fortement pour la seconde option, à en voir le regard plissé de Nazir, mais l’expression amusée de Veezara laissait fortement croire au contraire.

« Allez, dis-le que tu n’aimes pas la nouveauté, railla-t-il. Tu faisais déjà la tête quand Astrid a annoncé l’arrivée de notre petiote, et maintenant tu grimaces juste en voyant ce bouffon ! C’est pour ça que tu as fui dès qu’il a voulu faire son petit discours. On te pardonne, va !

– Tu me le paieras, Veezara, fit l’homme avant de passer près de lui, et de tapoter sur son épaule. Je t’apprendrai à te moquer de moi face aux nouvelles recrues.

– Je t’attends, c’est quand tu veux, vieille lame ! »

 Le Rougegarde s’éclipsa, son bol à la main, et accordant à l’Impériale un bref hochement de tête en guise de salutation. L’homme-lézard s’approcha alors d’elle, s’installant sur une chaise voisine, et lui tendant la corbeille de fruits pour qu’elle s’en servît un, ce qu’elle refusa poliment, les récentes émotions lui ayant violemment coupé tout appétit.

« Ne fais pas attention à lui. Il a bon fond, mais ne veut pas qu’on le sache. Il a juste ses raisons.

– Je comprends. Merci de me le dire. »

Elle serra ses mains sur ses genoux. Le cuir de l’armure grinça doucement. À ses côtés, l’Argonien riait encore un peu.

« Lui comme moi, nous sommes au service d’Astrid et du Sanctuaire. C’est normal d’avoir quelques difficultés face à une autre figure d’autorité.

– Vous parlez de la Mère de la Nuit ? »

Il acquiesça. Ses écailles d’un vert envoûtant luisaient et reflétaient la lumière des torches.

« J’ai bien sûr beaucoup de respect pour Sithis, la Mère et les anciennes coutumes. Mais je n’ai jamais été porté sur la religion. J’ai juste été entraîné pour ça, et c’est tout ce que je sais faire. Et tant qu’Astrid est satisfaite, tout va bien.

– Les Principes ne sont plus trop respectés, ici…

– C’est comme ça qu’Astrid a pu nous protéger de la destruction. Les milices ont débusqué chacun des Sanctuaires, et les ont réduits en poussière. Astrid a choisi de les mettre de côtés pour privilégier notre survie, et vois où nous en sommes. Il n’y a plus qu’à Épervine que tu trouveras des membres de la Confrérie Noire, désormais. »

Cette constatation amère était sans appel. Aemillia hocha la tête.

« Tu sais, j’appartiens à la Confrérie depuis que j’ai éclos. J’étais un Sombre-Écailles, au service du roi du Marais Noir. Mais c’était il y a bien longtemps. L’ordre a été dissous, j’en suis le dernier représentant. Et je mets mon savoir au service de la Confrérie Noire, et d’Astrid.

– Et cela vous convient ? La Famille vous suffit ?

– J’ai une vie confortable, et je suis entouré de personnes qui, comme moi, vivent en tuant. Pour moi, c’est amplement suffisant, oui, petite. »

Il glissa sa main écailleuse sur l’épaule de la jeune femme, qui sursauta légèrement à ce contact. Bien que les Argoniens fussent dénués de chaleur corporelle, grâce à leur sang-froid et leur capacité à réguler la température interne en conséquence de la météo, cet acte de gentillesse sembla étrangement chaud. C’était probablement, avec Babette, l’assassin le plus amical qu’abritait ce Sanctuaire. Quelque part, Aemillia s’en sentit rassurée, et le remercia en pensée pour cette gentillesse dont il faisait preuve.

« Astrid disait que tu venais de Cheydinhal, c’est bien ça ?

– C’est une longue histoire, mais oui. J’ai passé un an dans un sanctuaire là-bas, et j’ai dû partir pour certaines raisons. Je suis heureuse d’avoir pu vous trouver. Je n’avais aucune vie hors de la Confrérie, je ne suis pas capable de travailler comme les gens d’en haut.

– Je comprends. Ça a dû te faire tout drôle, d’arriver ici. Mais ne t’en fais pas, c’est chez toi, maintenant. »

La langue de l’Argonien siffla entre ses impressionnants crocs, avant de lécher le pourtour des lèvres, qui dessinèrent un grand sourire. Il s’esclaffa brusquement, dans un grand fou rire que rien ne semblait pouvoir faire cesser. Entraînée par l’allégresse qu’il exprimait, Aemillia se détendit un peu plus, oubliant presque les émotions négatives qui l’avaient assaillie plus tôt. Elle ne pouvait en parler à personne, pour l’instant. Peut-être qu’un jour elle saura en qui elle pouvait avoir sincèrement confiance, et se confierait sur son passé commun avec Cicéron. Il valait mieux être unis et soudés pour affronter l’avenir ensemble, non ? Alors elle pouvait s’autoriser un peu de repos, et de s’ouvrir à ses frères et sœurs.

« C’est gentil, merci. Je vous rendrai tous fiers. Je contribuerai à la renaissance de notre Famille.

– J’aime cet état d’esprit ! Tu iras loin, petite, je le sens ! »

Il tapa alors brusquement dans son dos, lui coupant presque la respiration. Oui, la chaleur de cet Argonien en devenait brûlante. Et c’était tout à fait agréable.

« Allez, va te débarbouiller, ça se voit que tu ne t’es pas lavée depuis plusieurs jours ! Et va dormir, tu meurs de fatigue ! Si tu as des contrats sur le feu, tu pourras repartir à l’aube, rien ne presse, tu sais. »

Les yeux de l’Impériale croisèrent les iris jaunes et brillants de l’Argonien. Sa bienveillance était tout ce qu’il y avait de plus sincère, et elle l’appréciait grandement. Si elle s’était sentie plus à sa place, peut-être aurait-elle pu se laisser aller et l’enlacer. Il avait tout d’un grand frère, et d’un mentor, après tout. Dans un sens, il lui rappelait le Cicéron d’autrefois, et…

Son cœur se serra. Mieux valait ne plus y penser. Elle se faisait du mal.

Aemillia prit alors congé de son compagnon d’armes, qui la vit quitter la pièce sans perdre de sa bonne humeur. Il avait raison, mieux valait récupérer un peu avant de partir pour Markarth. Se détendre en prenant un bain, déguster un bon repas chaud, et dormir de tout son soûl avant d’entamer un long périple à travers l’ouest bordecéleste, voilà un programme qui lui plaisait, bien qu’elle ressentît une forme de culpabilité à cette idée, même si l’origine de cette dernière lui restait inconnue.

Et tandis qu’elle s’endormait paisiblement, sombrant dans un sommeil lourd, elle entendit les grognements d’effort d’Arnbjorn, Nazir et Veezara, ainsi que ceux du bouffon – elle préférait taire son nom – tandis qu’ils transportaient une charge lourde à travers le Sanctuaire. Puis sa conscience s’évanouit, laissant place à un repos sans songes, que rien ne saurait troubler.

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