Hiraeth
Chapitre 6 : Chapitre VI — Départs et retrouvailles
7719 mots, Catégorie: M
Dernière mise à jour 15/06/2022 19:33
Chapitre VI
Départs et retrouvailles
La nouvelle de l’apparition d’un dragon à Helgen, ainsi que de la destruction de la ville par les flammes, fit le tour de Bordeciel en très peu de temps, parvenant aux oreilles de tous, de Faillaise jusqu’à Solitude, grâce au zèle des nombreux messagers dépêchés ici et là, ainsi qu’au témoignage crucial des rares survivants.
Ce jour-là, tous ceux qui se trouvaient dans la province nordique, habitants comme voyageurs, surent que leurs vies changeraient, en bien ou en mal, plus ou moins à cause de ces créatures ailées dont on n’avait plus eu de signe de vie depuis de nombreux siècles, si ce n’étaient des millénaires entiers. Simple intuition, ou bien véritable volonté des Divins ? Nul n’aurait su le dire. Et, par-dessus tout, même les soldats de la Légion, qui arboraient fièrement ces monstres sur leurs bannières, semblaient les craindre terriblement, et répugnaient tout lien qu’ils pouvaient avoir autrefois avec l’Empire.
Malgré tout, certains restaient sceptiques, attendant de voir l’une de ces créatures ailées obscurcir les cieux de leurs puissants bras membrés et de leurs robustes corps d’écailles. Par chance, mis à part Helgen, les autres villes bordecélestes avaient été épargnées. Mais pour encore combien de temps ? Nul ne le savait.
Lorsqu’elle apprit la nouvelle, surprenant une conversation à laquelle elle n’était pas conviée, Aemillia se trouvait sur la tombe de Naalia Aretino, décédée en début d’année, en primétoile. La pauvre femme était subitement tombée malade, et malgré les potions et autres soins de l’apothicaire, elle avait rendu son souffle entourée de ses proches ; son fils, son assistante et femme à tout faire, et Aemillia. La perte d’une tailleuse de renom avait secoué la ville, et ses clients les plus fidèles. Mais la personne la plus touchée par le deuil était son unique enfant, alors âgé d’une dizaine d’années, Aventus.
Sur ordre du jarl Ulfric Sombrage, il s’était retrouvé envoyé dans un orphelinat de Faillaise jusqu’à sa majorité, une semaine après l’annonce du décès de sa mère. On lui avait laissé le temps de faire ses adieux, et d’assister à la sépulture, avant qu’il ne lui fallût faire ses bagages et quitter la demeure familiale. Puisqu’il n’avait plus de père, ni d’autre famille connue, c’était la coutume, apparemment, que de sceller le manoir de la famille jusqu’à son seizième anniversaire. De ce qu’avait entendu l’Impériale, il y avait environ six semaines de voyage jusqu’à Faillaise, ce qui voulait dire qu’il y était arrivé au cours du mois de semailles, en plein printemps, ou peut-être même plus tôt si tout s’était bien passé.
Et en ce dix-septième jour de vifazur, tandis qu’elle se recueillait sur la tombe bordée d’obscurcines qui poussaient malgré les tentatives des visiteurs pour les arracher, trop irrités par leur connotation négative, Aemillia surprit cette conversation entre deux passants, dont le bruit des pas sur le pavé de la rue voisine troublait la tranquillité du cimetière.
« Ils disent qu’ils ont vu un dragon immense, noir comme la nuit, et des yeux rouges brillants, comme deux rubis.
– Ils ont de la chance de s’en être échappés. Surtout Ulfric. Que serait devenue la ville s’il avait été tué là-bas ?
– Ces chiens d’Impériaux n’ont eu que ce qu’ils méritaient. »
La jeune femme les observa longuement, tournant la tête afin de les suivre du regard. Ces deux partisans du camp des Sombrages ne lésinaient pas sur les insultes à adresser aux soldats, et même si elle savait pertinemment qu’ils ne parlaient pas d’elle ou de sa race, le simple fait que le terme « Impérial » désignât aussi bien les membres de la Légion que ceux de l’ethnie native de Cyrodiil la mettait mal à l’aise. Une sensation indescriptible de honte la gagnait, bien qu’elle n’eût pas lieu d’être.
Son attention se porta de nouveau vers la tombe de la défunte Naalia. Elle aurait fêté son trente-neuvième anniversaire cet automne-là, si la maladie ne l’avait pas emportée. C’était d’une tristesse sans pareille, y compris pour Aemillia. Même si elle avait tu ses sentiments, elle ne pouvait les nier. Elle avait perdu une amie avec qui elle avait passé tant de moments agréables, et auprès de laquelle elle avait tant appris. Pendant près de six ans, Naalia lui avait enseigné tout ce qu’elle savait, et tout ce qu’elle avait pu lui inculquer, au sujet de la couture. Et à force de se côtoyer, Aemillia s’était pleinement sentie en confiance en sa compagnie, allant jusqu’à lui révéler quelques secrets. Elle se souvenait encore du rire clair de la Nordique tandis qu’elle lui avouait être une fugitive recherchée en Cyrodiil, avant qu’elle ne réalisât qu’il ne s’agissait pas d’une mauvaise plaisanterie.
« Mais qu’est-ce qu’une petiote comme toi a bien pu faire pour être recherchée par l’Empire ? Tu ne ferais pas de mal à une mouche ! »
Aemillia était restée évasive, répondant par demi-mensonges. Si elles avaient eu encore quelques mois devant elles, peut-être aurait-elle pu trouver le courage de lui raconter tout ce dont elle se souvenait. Les événements de Cheydinhal, la tentative avortée d’enlèvement qu’elle avait subie, et la seconde, qui avait réussi, avant d’être secourue par une Khajiite qui l’avait présentée au chef de leur caravane…
Mais il était trop tard. Il fallait aller de l’avant, désormais.
Elle déposa sur la pierre tombale, sous laquelle reposait le corps – tout du moins, ce qu’il en restait – de Naalia, quelques fleurs autour desquelles avait été nouée une petite étoffe. Une offrande, si l’on pouvait qualifier cela ainsi, en honneur des connaissances transmises de la mentor à son apprentie. Aemillia ne saurait jamais coudre d’aussi belles tenues qu’elle, mais au moins elle pouvait réarranger décemment ses robes lorsque l’usure y perçait des trous peu élégants.
Le chemin pour rentrer à l’auberge s’ouvrit naturellement à elle. Toutes les routes y menaient, de toute manière. Les Vendeaumois étaient coincés entre les murs fortifiés de la ville, et n’avaient pour seules portes de sortie que celles qui menaient au port, sur le fleuve, ou bien celles qui s’ouvraient sur l’immense pont. À part en empruntant la voie des airs, il était difficile de se soustraire à leur imposant règne. Et seuls les oiseaux et les dragons pouvaient déployer leurs ailes pour y voler librement, s’extirpant de l’atmosphère étouffante de cette ville où il était plus facile de haïr son voisin d’origine étrangère que de lui tendre la main et lui offrir un sourire.
Combien de fois avait-elle regretté d’avoir laissé sa dague à l’entrée du pont ? La soif de justice – de vengeance pour autrui – s’était souvent faite ressentir dans cette maudite ville. Les individus avaient toujours été sympathiques envers elle dès lors qu’ils savaient qu’elle n’était pas partisane de la légion, mais elle savait très bien que cela était dû à son apparence humaine. Aucun Men n’était mal vu dans le coin. Tout ce qui ne l’était pas, cependant…
Entre les Dunmers parqués dans le Quartier Gris, et victimes de toutes les agressions racistes possibles et imaginables – injures gravées dans le bois de leurs portes, peintes pour certaines sur les murs des maisons, ou encore les boutiques dévalisées par de courageux anonymes, pour ne citer que cela –, les Argoniens qui ne pouvaient aller plus loin que le port et devaient traverser les eaux glacées du fleuve s’ils voulaient quitter les environs de Vendeaume – à défaut de pouvoir rentrer dans la ville et la quitter via le pont –, et les Khajiits condamnés à un petit carré de terre où leurs caravanes n’étaient tolérées que pendant quelques jours avant de se faire chasser sous la menace de torches… On pouvait difficilement dire qu’il faisait bon vivre dans la capitale d’Estemarche lorsque l’on était différent.
En quelques foulées, elle avait rejoint la rue principale de Vendeaume, celle qui s’offrait à tout visiteur passant les portes de la ville. En la remontant, on parvenait à l’auberge, avant de passer devant un temple dédié à Talos – probablement le dernier encore debout en tout Tamriel –, puis de rejoindre le Palais des Rois, demeure du jarl de la ville, tout juste revenu quelques jours auparavant dans les environs, rescapé de l’attaque sur Helgen. Aemillia n’était pas très friande de toute la politique qui animait Bordeciel, mais il fallait admettre que la situation était chaotique. Entre les Impériaux qui tentaient de raffermir leur pouvoir sur la zone, les rebelles Sombrages – avec Ulfric, le jarl de Vendeaume, à la tête du groupe auquel il avait donné son nom – qui s’y opposaient, et d’après les dires de certains, les parjures crevassais attaquant quiconque pénétrait dans leur domaine, à l’ouest, il y avait de quoi faire.
Et dire que tout avait commencé avec le meurtre du haut roi de Bordeciel, Torygg, perpétré non pas par la main, mais par la voix d’Ulfric. La situation, déjà instable, avait complètement échappé à tout contrôle, et désormais il fallait choisir son camp. D’un côté, la Légion, qui obéissait à l’Empereur, soutenait la haute reine, Élisif la Juste, épouse de feu Torygg et jarl de Solitude, la capitale de Bordeciel, et qui trouvait bon nombre de partisans dans les châtelleries de Blancherive, Épervine, la Crevasse, Haafingar et Hjaalmarche. De l’autre, les Sombrages, dont la bannière avait rassemblé des rebelles s’opposant à l’Empereur Titus Mede II en Fordhiver, dans la Brèche mais aussi dans le Clos, sans mentionner Estemarche où tout cela avait vu le jour. Les adorateurs de Talos, dont le culte était proscrit par les Impériaux depuis un traité qui avait mis fin à une guerre qu’Aemillia n’avait pas connue, ne pouvaient tolérer que le « neuvième » ne pût être vénéré de la même manière que les huit autres Divins.
Une guerre de religion s’ajoutant à une situation déjà précaire pour l’Empire, mis à mal par la guerre contre le domaine Aldmeri, union d’Elfes en provenance de l'Archipel de l'Automne et du Val-Boisé. Une guerre de religion se changeant peu à peu en guerre civile, qui opposait à présent des voisins qui, la veille encore, s’adoraient sans prendre en compte le bord politique de l’autre.
Perdue dans ses pensées, l’Impériale ne remarqua que tardivement qu’elle avait dépassé la rue de l’auberge, se dirigeant alors vers la demeure scellée des Aretino. La maison n’avait plus une aussi belle allure qu’à son arrivée dans les environs, six ans auparavant. Puisqu’elle n’était plus habitée, les vitres s’étaient recouvertes d’une couche de poussière opaque, et on pouvait apercevoir ici et là quelques traces d’incivilités. Mais ce qui serrait toujours plus le cœur de la jeune femme était l’espace vide où se tenait, encore quelques semaines plus tôt, la dépendance de la demeure, où Naalia tenait sa boutique. Des pluies diluviennes avaient eu raison de la toiture, qui s’était effondrée sur elle-même – par chance, le bâtiment avait été complètement vidé, suite à la fermeture de la boutique, et l’écoulement des dernières tenues confectionnées par la tailleuse de son vivant. Ni Rolasa, ni Aemillia n’avait eu le courage de reprendre l’affaire. La Soie et l’Étoffe était la propriété de Naalia Aretino, et non celle de son employée, ou de son apprentie. Si bien qu’une fois débarrassée de ce qu’il y restait, vêtements comme bandes de tissu et autres ressources, la dépendance avait elle aussi été scellée, en attendant le retour du jeune Aventus lorsqu’il serait en âge de gérer son domaine.
Aemillia se souvenait du visage tordu de douleur de Rolasa tandis qu’elle découvrait les ruines de cet endroit qu’elle affectionnait tant. La charpente avait cédé, les tuiles s’étaient effondrées, et la pluie, déjà infiltrée par endroits, inondait complètement la bâtisse. Les pierres entraînées par les poutres dans leur chute avaient provoqué un peu plus de dommages, rendant les réparations toujours plus impossibles. En l’absence d’Ulfric, ce fut à son chambellan, Jorleif, de prendre la dure décision que de débarrasser l’endroit des gravats, achevant pour de bon la boutique inactive, promettant de verser une compensation à Aventus suite à la perte d’une partie de ses terres lorsqu’il serait en âge de comprendre tout cela. Et la Dunmer de hurler, les genoux en sang de s’être jetée sur le sol de pierres gelées et humides, des torrents s’écoulant de ses yeux rouge sang le long de sa peau de cendres. Ses doigts crispés en un poing tremblant n’avaient cessé de cogner les dalles tant elle était secouée. Dans une vaine tentative désespérée, elle s’était relevée, chancelante, et avait entrepris de débarrasser elle-même la dépendance de ses gravats, abîmant jusqu’au sang ses mains qu’Aemillia savait si douces lorsqu’elle coupait du tissu et cousait des habits. Une pierre brisée en deux avait profondément entaillé sa paume, et si l’Impériale n’était pas venue l’épauler pour la raisonner – et la convaincre de guérir sa plaie d’un sort de guérison qu’elle maîtrisait –, la Dunmer aurait pu poursuivre ainsi des heures durant, sous les regards moqueurs des Nordiques venus profiter du spectacle.
Elle resta là pendant de nombreuses minutes, à observer le vide laissé par l’effondrement de la boutique. Son cœur se serrait, tout comme son poing. Il n’y avait plus la moindre trace de la Soie et l’Étoffe, comme si la dépendance n’avait jamais été bâtie, comme si Naalia n’avait jamais vécu là. La demeure surplombait la rue, austère et intimidante, ressemblant plus à un manoir hanté par les fantômes de jadis ne pouvant trouver le repos et la paix, et il devenait difficile de trouver le courage d’emprunter la rue qui passait en-dessous. Pourtant, l’Impériale s’y engouffra, intriguée par quelques éclats de voix qu’elle reconnaissait, aussi désagréable cela pût-il être.
Ses pas la menèrent dans le Quartier Gris, incarnation même de l’expression « quartier défavorisé », où étaient parqués comme des bêtes les réfugiés dunmeri. Diverses odeurs peu agréables vinrent emplir ses narines, et lui faire froncer le nez. Ici, la mort et la maladie étaient coutumières, tant les Dunmers étaient habitués à l’insalubrité et au manque de soins. S’ils n’avaient pas été capables de se fabriquer eux-mêmes antidotes et potions d’apaisement – en plus de l’usage de magie de guérison dont étaient doués quelques-uns des représentants de la race –, alors peut-être n’y aurait-il plus un seul immigré dunmeri dans Vendeaume, pour le plus grand plaisir des suprémacistes nordiques qui n’hésitaient pas à repeindre du sang des bêtes égorgées la veille les murs et portes de leurs demeures.
À la frontière entre le monde ségrégué et celui des Nordiques se déroulait une scène tristement fréquente. Trois hommes, en pleine possession de leurs moyens, et tous de race nordique à en voir leurs cheveux et teints clairs, avaient acculé dans un coin, entre deux maisons, une pauvre Dunmer qui cherchait du regard une échappatoire. L’insultant copieusement, tirant les pans de sa robe et ses mèches brunes, défaisant le chignon qui avait été soigneusement brossé et modelé le matin-même, ils lui bloquaient toute perspective de fuite. Un panier d’osier, que l’on devinait tressé à la main, gisait au sol, brisé et déformé, son contenu – quelques fleurs et fioles vides de potion ou poison – jonchait les dalles de pierre. L’un des hommes entourait de ses doigts et sa paume la garde de son épée, prêt à la dégainer si la Dunmer esquissait le moindre mouvement d’auto-défense. Ils ne craignaient pas qu’elle usât de magie de destruction – probablement savaient-ils déjà qu’elle ne la maîtrisait aucunement.
Aemillia soupira, avant de s’approcher. Lorsqu’elle comprit qu’elle venait à son secours, Rolasa la supplia du regard de faire demi-tour, l’air de dire qu’elle pouvait se débrouiller seule, qu’elle ne craignait pas ces hommes. Mais l’Impériale le savait très bien, pour s’être déjà retrouvée dans des situations similaires ; si aucune personne extérieure au conflit n’intervenait, alors ce panier ne serait pas la seule chose que ces hommes briseraient chez elle.
« Messieurs, je vous demande de bien vouloir la laisser tranquille, » fit-elle d’une voix claire, tout en conservant son calme malgré la tempête qui faisait rage en elle.
Les trois visages se tournèrent vers elle, mais nul ne relâcha la prise qu’il avait sur la Dunmer, ou ne lui laissa un passage pour s’échapper. Au contraire, c’était comme s’ils s’étaient rapprochés de plus belle d’elle, afin de faire comprendre par les actes, et non par les mots, que leur cible leur était réservée, bétail marqué au fer rouge de leur sigle de dominant n’ayant que faire d’oppresser les populations qu’ils considéraient comme inférieures. Dunmer, Impériale, qu’importait la race tant que ce fût une femme ! Des corps vivants uniquement animés pour les servir ; voilà ce que ces rats pensaient d’elle et de Rolasa – et encore ! « Rats » n’était pas un qualificatif approprié pour ces individus.
« Qu’est-ce que tu nous veux, toi ? » cracha finalement l’un d’eux – celui à l’épée, visiblement prêt à dégainer si l’Impériale devenait trop entreprenante.
La chaleur irradiait ses doigts. Si elle s’était trouvée capable de jeter des sorts de destruction par le feu, peut-être quelques flammèches auraient-elles crépité à l’extrémité de ses phalanges. Mais il n’en était rien. Elle n’avait que son courage et sa parole pour se défendre et faire face à ces individus, aucune arme digne de ce nom pour lutter contre eux.
« Vous importunez cette femme. Veuillez la laisser tranquille, répéta-t-elle en maîtrisant le vacillement de sa voix.
– Pour qui tu te prends ? grogna l’un des comparses de l’épéiste, un type aux épais bras et aux jointures abîmées à force de combats d’ivrognes à mains nues.
– Tu serais pas l’étrangère qui vit à l’auberge depuis quelques années ? demanda avec mépris le troisième individu. Tu serais pas une espionne de l’Empire venue tenter de détruire les Sombrages ? »
Aemillia soupira. Elle n’avait pas tellement envie de se prendre la tête avec ces histoires, mais c’était pour la bonne cause. Et peut-être pourrait-elle faire justice à sa manière si la parole ne suffisait pas.
« Et si c’était le cas ? Que feriez-vous ? Tenteriez-vous de me tuer, de m’humilier ? Des hommes comme vous, j’en ai rencontré bon nombre avant aujourd’hui. Vous ne m’effrayez pas. Je sais que vous ne valez rien. Un Nordique, un vrai, qui mérite d’aller en Sovngarde le temps venu, ne s’en prend pas à une femme démunie, qu’elle soit une Men ou une Mer. »
Le coup partit tout seul, elle le vit bien. L’adepte des combats de poings lui asséna un premier horion, en plein visage. La douleur irradia tout son corps tandis que résonnait le bruit des os de son nez se cassant. Elle chancela, fit quelques pas en arrière, mais se reprit rapidement, ignorant la douleur, et fixant de ses yeux brillants les trois visages sur lesquels se dessinait un semblant d’appréhension, et de peur. Ils ne s’étaient pas attendus à ce qu’elle restât debout, ni qu’elle les affrontât encore, malgré le coup porté et la douleur qui devait s’ensuivre. Quels abrutis. S’ils savaient ce par quoi elle était déjà passée, peut-être y auraient-ils réfléchi à deux fois.
L’homme ne voulut pas s’en tenir à là, et vint la frapper une nouvelle fois, cette fois-ci dans le ventre. Elle se plia en deux, serrant les dents – même si elle avait contracté ses muscles, ils n’avaient rien pu face à la force dont faisait preuve le rustre en face d’elle. Puis elle releva de nouveau la tête, crachant un filet de sang au passage, se moquant éperdument de celui qui traçait des sillons depuis ses narines jusqu’à la commissure de ses lèvres avant de goutter depuis le menton, s’écrasant au sol dans un bruit étouffé par la neige se teignant alors de rouge.
« Vous n’avez aucune excuse, déclara-t-elle en posant ses poings sur ses hanches d’un air plutôt fier. Je ne vous ai rien fait, et vous m’avez agressée. De fait, le moindre coup que je rendrai à partir de maintenant sera considéré comme de l’autodéfense. »
Ils levèrent les sourcils, intrigués par le courage – et l’éloquence – de leur vis-à-vis qui n’en démordait pas. Derrière eux, Rolasa se glissait peu à peu hors du coin où ils l’avaient acculée. Bientôt, elle serait libre de cette mauvaise situation.
« Et n’allez pas vous plaindre si je vous tranche un membre ou deux au passage. Je rends coup sur coup, sans trop faire attention si ma réponse est disproportionnée… »
Était-ce sa mine affreuse qui avait joué en sa faveur ? Quoi qu’il en fût, ils grommelèrent quelque réponse avant de quitter les lieux sans faire plus d’histoires. L’un d’eux se permit tout de même de cracher en direction de la Dunmer, qui esquiva tant bien que mal, et évita de justesse de voir sa robe tâchée par la salive répugnante d’un de ses agresseurs.
« Tu as de la chance d’avoir une belle gueule, sinon je te l’aurais encore plus défoncée, chienne d’Impériale, » se permit de conclure le bourru aux épais bras, et aux mains désormais salies par le sang de la jeune femme, avant de rejoindre ses deux comparses en direction du quartier des Pierres et de son auberge où ils se rendaient assurément, pour se saouler et oublier l’humiliation qu’ils venaient de vivre.
Aemillia haussa les épaules. Des insultes, elle en avait entendu des pires. Ignorant le groupe, elle s’avança vers Rolasa, dont le teint avait nettement pâli, et qui posa sur elle un regard las.
« Est-ce que ça va ? Ils ne t’ont pas fait mal, au moins ?
– Ça peut aller. Ça n’était pas la première fois, » grimaça l’elfe en époussetant sa robe.
Elle se pencha sur le cadavre de son panier d’osier, et ramassa du mieux qu’elle put les fioles vides qui ne s’étaient pas brisées en tombant ou ricochant sur la pierre. Les fleurs piétinées par les Nordiques n’avaient plus aucune valeur. Reconnaissant les fleurs de grelot-de-la-mort, elle devina la destination première à laquelle se rendait Rolasa avant d’être interrompue. Les pétales jonchaient le sol, quelques survivants encore accrochés à la tige et au pistil subsistaient difficilement, et les feuilles accompagnant le tout s’envolèrent dès la première brise qui se leva.
« Tu veux toujours y aller ? demanda-t-elle en faisant un geste en direction du bouquet saccagé. Je peux t’y accompagner, si ça peut t’aider…
– Non merci, c’est gentil. Je vais rentrer à la maison, je pense. »
Rentrer à la maison… Voilà bien longtemps que l’Impériale n’avait pas entendu cette expression, et bien plus encore qu’elle ne l’avait pas prononcée. Depuis qu’elle avait été arrachée à sa demeure à Cheydinhal, peu importait le toit sous lequel elle dormait, aucun ne pouvait remplacer ni égaler celui qu’elle avait perdu. Le sentiment de vide la gagna, et elle le chassa tant bien que mal de son esprit en relançant la conversation.
« Je t’y raccompagne. Il vaut mieux, tu ne penses pas ?
– C’est gentil. Merci. »
La sincérité de Rolasa était agréable, et un sourire triste vint prendre place sur ses fines lèvres à la couleur naturellement foncée. Elle ouvrit le chemin, cinq fioles maintenues tant bien que mal dans le creux de ses paumes, et Aemillia lui emboîta silencieusement le pas, massant son nez qui la lançait. Avec l’exaltation du moment, et l’adrénaline, elle n’avait pas eu le temps de ressentir la douleur. Mais force était de constater que ses os cassés ne voulaient plus être ignorés encore longtemps. Peut-être ferait-elle un détour par le laboratoire alchimique où œuvrait un Dunmer maîtrisant la magie de guérison afin de s’octroyer une convalescence plus courte.
La maison où logeait Rolasa était sommaire, consistant en deux pièces – une cuisine qui faisait office de pièce principale pour la vie quotidienne, ainsi qu’une chambre – mal éclairées du fait de la situation étriquée du bâtiment, coincé entre les logements voisins. Quelques pierres ressortant de la façade lisse montraient combien nul n’avait envie de passer toute sa vie dans ce quartier où le mal-être transpirait même à travers les murs, comme une infiltration d’eau lors des hivers pluvieux. Juste à côté, à quelques pas à peine du seuil de la maison, se trouvait l’entrée du Club de la Nouvelle Gnisis, réputé pour être la seule auberge du Quartier Gris, entièrement réservée aux Dunmers. Un écriteau pendait sous celui où trônait le nom de la boutique, et bien que ce fût du dunmeri gravé sur cette plaque de pierre, il était aisé de comprendre qu’il visait à interdire aux Nordiques – ou tout autre étranger non-elfique, bien que certains Dunmers ne portassent guère les Altmers ou encore les Bosmers dans leurs cœurs – l’entrée à ce sanctuaire dédié à la boisson et au repos des sans-abris, à moins de moyenner une certaine somme, visiblement, à en voir l’ivrogne nordique qui venait de quitter les lieux.
« Tu passais par hasard dans le coin ? »
La voix encore tremblante de Rolasa tira Aemillia de sa contemplation des environs, tandis qu’elles pénétraient dans la demeure de la première. Pour peu, elle aurait complètement ignoré la question tant elle restait abasourdie face à tant de pauvreté, comme à chaque fois qu’elle venait mettre les pieds dans ces rues. Elle savait que Rolasa avait difficilement rebondi suite à la fermeture définitive de la boutique, frappant à toutes les portes de riches Nordiques afin de proposer ses services d’employée de maison, pour au final n’essuyer que des refus, jusqu’à ce que la fille des Cruellemer, Fjotli, la prît en pitié et lui accordât un poste. Malgré un salaire plutôt bon – comparé au salaire moyen de ses égaux non elfiques –, Rolasa n’était pas heureuse dans son travail. Il fallait dire que cette famille portait bien son nom ; Thorsten et Hillevi n’avaient aucune pitié, et de hautes exigences. Combien de serviteurs avaient-ils déjà renvoyés pour des broutilles ? C’était un miracle que Rolasa eût gardé son poste aussi longtemps sans être victime de ces licenciements abusifs.
« Je rentrais à l’auberge, quand j’ai entendu tes cris. J’avais peur d’arriver trop tard, qu’il te soit arrivé quelque chose.
– Ce n’est pas grave. Ça n’arrivera plus. Je pars pour Sombrejour dès demain. »
La nouvelle figea Aemillia. Un départ précipité comme celui-ci, venant de Rolasa, était anormal. À moins qu’elle n’eût planifié cela depuis longtemps ? Ce ne relevait pas de l’impossible.
« Mes parents et mon frère ont émigré là-bas quand la vie à Vvardenfell est devenue totalement impossible. Avec l’or accumulé pendant toutes ces années, j’ai de quoi payer le voyage en bateau jusque là-bas, et leur assurer un certain confort.
– Tu quittes ton emploi chez les Cruellemer, et tu abandonnes ta maison ? »
Rolasa laissa s’échapper un rire amer.
« Fjotli ne voulait pas me l’annoncer, alors sa mère l’a fait à sa place. J’ai été renvoyée hier. Et comme je loue cette maison auprès d’Ambarys, je peux la quitter quand je veux, à condition de n’avoir aucune dette.
– J’ignorais qu’en plus de gérer l’auberge, il était propriétaire terrien, fit l’Impériale en se remémorant l’attitude hostile du Dunmer à son égard lors des rares fois où ils s’étaient croisés.
– Crois-moi, ça n’a pas été simple, mais il a accepté de me la louer contre de belles sommes d’argent, et quelques services de temps à autre. Il dit que dès qu’il aura accumulé assez d’or grâce à l’auberge il quittera lui aussi Vendeaume pour rentrer au pays, mais ça m’étonne que ça ne soit toujours pas le cas, vu combien il m’a fait payer pour vivre ici. »
Tout en lui expliquant la situation, Rolasa ramassait ses affaires. À bien y regarder, il n’y avait déjà plus grand-chose dans la pièce ; les meubles devaient appartenir au propriétaire, et tous les effets personnels étaient à présent regroupés dans un sac de voyage qui paraissait bien trop gros pour être porté par l’elfe. Difficile de croire que quatre-vingt ans de sa vie en Bordeciel – elle en était âgée de cent vingt à présent – tenaient entre ces bouts de toile cousus entre eux d’une main experte. Aemillia se demanda si, elle aussi, elle aurait si peu de choses à emporter avec elle lorsqu’elle quitterait Vendeaume – si toutefois elle quittait cette ville un jour ; probablement oui, puisqu’à part les vêtements taillés par Naalia, et quelques babioles accumulées suite aux échanges avec la caravane de Ri’saad, elle n’avait que peu de possessions matérielles.
« J’ai vu ça avec les marchands du port, ce matin. Pour cinq cent septims, ils m’emmèneront là-bas. Le voyage durera plusieurs jours, peut-être même deux semaines, mais il en vaut la peine.
– J’espère que tu arriveras à bon port, et que tu seras enfin heureuse là-bas, souffla l’Impériale en posant sa main sur l’épaule de la Dunmer. Après tous ces sacrifices, tu mérites une récompense. »
Rolasa releva ses yeux rouge sang, et lui adressa un sourire franc, amical, sincère. Ces sourires étaient rares, venant d’elle, toujours morose et seule dans son coin. L’espoir d’une vie meilleure dans la province ravagée par une éruption datant de près de deux siècles était la dernière chose qui l’aidait à tenir, semblait-il.
« Je te ferai parvenir via le bateau de marchands une lettre, lorsque je serai parvenue à Sombrejour.
– Ce sera avec plaisir. J’aurais bien trop peur qu’il t’arrive quelque chose en mer. »
Leurs rires légers emplirent la salle. Un peu de réconfort bien mérité. Aemillia fronça bien vite les sourcils, retenant un petit gémissement de douleur tandis que celle de son nez fracturé la rappelait à la raison. Comment avait-elle pu l’oublier à nouveau ?
« Attends, j’ai quelque chose pour toi. »
Rolasa l’invita à s’asseoir sur un banc de bois nu, peu confortable mais faisant l’affaire. Elle tira d’une des poches cousues sur les côtés de son sac de voyage un pot contenant un baume fait à partir de plantes, qu’elle enduisit sur ses longs doigts fins, avant de délicatement masser le nez de l’Impériale en veillant à ne pas la griffer de ses ongles pointus. La chaleur qui s’en dégageait était agréable, rassurante… et anesthésiante, à contempler l’absence totale de douleur qui se dégageait du visage de l’Impériale.
Puis la Dunmer plaça sa paume grise aux lignes blanchâtres à hauteur de la blessure, et rapidement, sa peau fut éclairée d’une lueur vive, de laquelle se dégageait une nouvelle chaleur apaisante. Une sphère de lumière éthérée, de la couleur du soleil d’été et de laquelle s’étiraient de longs rayons, apparut, grossissant peu à peu, naissant de la force vitale de la Dunmer. Elles restèrent ainsi pendant de longues minutes, Aemillia gardant les yeux fermés, ressentant les bienfaits de ce sort de guérison jusqu’au plus profond de son être, Rosala concentrée sur sa tâche afin de l’effectuer avec brio.
Lorsque la magie se dissipa, et que la chaleur fut remplacée par la fraîcheur de l’habitation, l’Impériale rouvrit les yeux. Rolasa tenait son visage entre ses mains, observant sous tous les angles le nez afin de vérifier si elle n’avait pas raté quelque chose. Lâchant la peau pâle de l’Impériale ainsi qu’un soupir, elle s’assit à son tour sur le banc, et passa nerveusement sa main dans ses cheveux afin de les libérer du chignon maladroit qui tenait à peine.
« Comme s’il ne t’avait jamais frappée, sourit-elle. Ça m’a épuisée. Il faut dire que la dernière fois où j’ai utilisé ce sort avec autant de précision remonte un peu.
– Ne me dis pas que tu as épuisé toute ta magie juste pour ça ?
– Peut-être. Mais ça valait le coup, non ? »
Les yeux de la Dunmer se plièrent, rieurs. Il y avait bien longtemps qu’Aemillia ne l’avait vue aussi joviale. Ce devait être ça, le bonheur de rentrer chez soi.
« Quitte Vendeaume demain, déclara-t-elle, soudainement sérieuse. Et prends ça avec toi. Ça n’est pas beaucoup, mais ça peut toujours servir. »
Elle glissa entre les mains de Rolasa une bourse contenant – dans ses souvenirs – trois cent septims. Cela remboursait au moins une partie du voyage. Face à l’expression gênée de la femme qui s’apprêtait à refuser poliment, elle insista, fermant doucement les paumes grises en les entourant des siennes. C’était sa manière à elle de contribuer à la libération d’une elfe trop longtemps opprimée par des Nordiques irrespectueux de leurs voisins.
« J’attends ta lettre avec impatience, » ajouta-t-elle en se levant.
Elles se firent de brefs adieux, l’Impériale jurant qu’elle serait présente au départ du bateau le lendemain. Ils lèveraient l’ancre dès l’aube afin de profiter des vents matinaux qui soufflaient habituellement sur la mer des Fantômes à cette période de l’année. La porte se referma sur une Rolasa souriante, qui semblait pleine d’espoirs, ainsi que dans un grincement de bois mal entretenu.
Ses plans pour le reste de la journée chamboulés, Aemillia décida de se rendre dans l’une des fermes se trouvant de l’autre côté du pont de Vendeaume. Elle pouvait essayer de mettre la main sur quelques légumes, qu’elle revendrait à Elda en rentrant à l’auberge – peut-être en trichant quelque peu sur les prix afin de se faire une marge, cela n’était pas exclus. Un vent froid l’accueillit dès lors qu’elle fit un pas en-dehors de la forteresse de pierre et de métal, la grande porte se refermant avec fracas sur son passage. Les dalles dessinant le chemin semblaient prêtes à trahir son pas pourtant assuré, comme si une couche invisible de givre s’était formée sur elles malgré l’absence de pluie, et que la chute qui s’ensuivrait les distrairait suffisamment pour la journée.
Quelle ne fut pas sa surprise que de constater un petit campement érigé au bout du pont.
La caravane était de retour bien plus tôt que prévu ; ils avaient eu moins deux semaines d’avance sur leur itinéraire prévu. Les quatre Khajiits – Ma’dran avait fini par former sa propre caravane après avoir recruté des compagnons un an auparavant – la saluèrent chaleureusement, sauf pour Ma’randru-jo qui gardait encore et toujours cette posture hostile à son égard qu’elle lui avait toujours connue. Ils échangèrent vivement aux sujet des derniers ragots colportés à travers tout Bordeciel.
« Nous avons entendu parler d’un dragon rôdant aux alentours de Blancherive lorsque nous atteignions Folpertuis, expliqua Ri’saad en laissant s’échapper un faible ronronnement, la seule marque d’affection envers la jeune Impériale qu’il se permettait en public.
– Alors nous avons pris la décision de faire la route entre Rorikbourg et Vendeaume à cheval, pour pouvoir s’enfuir plus rapidement en cas d’attaque, compléta Khayla, assise en tailleurs sur une natte de paille, le plastron de son armure sur les genoux tandis qu’elle le brossait avec grande attention. Par chance, rien dans le ciel. Ma’randru-jo ne cessait de répéter que nous nous trompions, que ça n’était que des histoires du genre de celles que nous racontaient nos mères pour nous dissuader de faire des bêtises. »
La Suthay-raht rit légèrement, secouant la tête de droite à gauche comme si cette perspective l’irritait ; désirait-elle réellement tomber nez à nez avec un dragon ? Peut-être pour prouver sa valeur.
« Mais alors que nous remontions vers le nord, reprit l’ancien en caressant la barbe tressée qu’il laissait pousser depuis plusieurs années, quelque chose d’étrange nous est arrivé. Nous suivions notre route, longeant une ferme du nord de la châtellerie, quand nous sommes tombés nez à museau avec un étrange homme. »
Captivée par la tournure que prenait cette conversation, Aemillia s’installa sur une natte de paille que lui tendit Khayla, près de Ri’saad, et écoutait son histoire avec grande attention. On eût dit une petite fille captivée par les anecdotes racontées par son grand-père au coin du feu.
« Un Impérial de petite taille, à la voix aigüe, et aux mouvements exagérés. Il hurlait après sa charrette, dont une roue avait cédé. Déblatérait au sujet de sa mère qu’il devait emmener dans un nouveau lieu de repos.
– Et il portait des vêtements de bouffon, dignes de ceux que l’on trouve à la cour impériale, ajouta Atahbah, se joignant temporairement à la conversation le temps d’un passage à travers le campement, frottant affectueusement la tête d’Aemillia tandis qu’elle passait dans son dos. Il avait une drôle d’allure.
– Et qu’est-ce que vous avez fait ?
– Je voulais qu’on l’évite, qu’on trace notre route sans faire attention à lui, raconta Khayla en posant à ses côtés son plastron reflétant à merveille les rayons du soleil. Tu me connais. Méfiante comme toujours, à l’affût du danger. J’avais peur que l’homme soit complètement fou et nous attaque.
– Et Ri’saad voulait l’aider, j’imagine ? »
Le sourire malicieux d’Aemillia fut rapidement rejoint par celui de la Suthay-raht aux poils châtain foncé dont les yeux brillants se plissèrent pour accompagner le rire léger qui émanait de sa gorge.
« Alors à nous quatre, avec la participation du propriétaire de la ferme, nous l’avons aidé. Des gardes nous observaient au loin, convaincus qu’il allait se passer quelque chose comme une guerre de territoire entre criminels, et semblaient prêts à intervenir pour protéger le fermier qui se retrouverait pris dans une rixe. Le bouffon nous a largement remerciés, avec des pièces d’or, et s’apprêtait à repartir lorsque nous avons repris notre route. »
L’ancien, dont la tête se balançait sur le torse qui se gonflait et s’affaissait au fil des respirations, acquiesça doucement. Il donnait l’air de dormir, si bien qu’Aemillia s’interrogea quelques instants quant à la réelle nature de ce hochement de tête. Ses certitudes furent ébranlées lorsque la voix du vieux Khajiit se fit entendre.
« C’est Azurah qui a placé cet homme sur notre chemin, afin de voir si nous méritons d’être ses enfants. Nous ne devrions renier notre foi de Khajiits, et nous prouver dignes de son amour. »
Ses yeux clairs se levèrent pour observer nonchalamment l’Impériale. Elle se doutait qu’il prêtait attention à chacune de ses réactions. C’était un test, même si elle n’était pas sûre de savoir pourquoi il agissait ainsi. N’avait-elle pas prouvé qu’elle était – d’une certaine manière – revenue dans le droit chemin ? Pourquoi doutait-il d’elle comme cela ?
« Nos actes de bienveillance seront un jour récompensés, » conclut-il en déployant à hauteur de l’estomac ses mains jusque là gardées serrées sur ses genoux, paumes tournées vers le ciel, et en fermant doucement ses yeux.
Il resta ainsi quelques instants, savourant la chaleur du soleil venu réchauffer les corps et les cœurs. Aemillia et Khayla l’imitèrent, rapidement rejointes par Atahbah et un Ma’randru-jo blasé. C’était un petit rituel qu’initiait toujours l’ancien, argumentant que Magrus – le nom khajiit donné au dieu Magnus, vénéré en tant que dieu solaire chez les féliformes – leur offrait ces rayons pour leur assurer une bonne santé, et qu’il ne fallait en rien l’ignorer. D’après lui, ouvrir les paumes ainsi permettait au corps de recevoir la « magie » du soleil. Lorsqu’un nuage vint dissimuler l’astre diurne, chacun reprit l’activité laissée en suspens.
Aemillia les interrogea longuement quant au reste de leurs aventures, ainsi qu’au sujet du devenir des chevaux. Atahbah, venue s’asseoir à ses côtés, un bol et un pilon entre ses griffes dans l’objectif de broyer les graines et plantes qu’elle y avait versées, lui expliqua qu’ils les avaient revendus à l’écurie de Vendeaume dès leur arrivée, justifiant que les Khajiits ne montaient que rarement à cheval – cela avait même d’ailleurs été presque un miracle qu’ils sussent s’y prendre. Ulundil, l’Altmer qui dirigeait les écuries, en avait déjà revendu trois à des voyageurs cherchant une monture. Le quatrième attendait sagement, mâchonnant son foin, que quelqu’un voulût de lui pour l’emmener ici ou ailleurs.
Combien de temps s’écoula alors qu’ils discutaient ainsi, tous les quatre, parfois rejoints par quelques remarques de Ma’randru-jo qui continuait sans relâche de s’entraîner à jeter des sorts de plus en plus forts, de plus en plus ravageurs. Buvant potion sur potion afin de récupérer plus vite la magie qu’il dépensait ainsi, il se retrouvait entouré par plusieurs fioles vides qui reflétaient timidement les rayons du soleil.
Aemillia rentra à l’auberge sans finalement acheter de légumes aux fermes voisines. À la place, elle revenait « chez elle » avec une foule de questions dans sa tête. Pourquoi avoir autant insisté au sujet du bouffon ? Les regards de Ri’saad étaient équivoques ; il y avait une histoire derrière cet homme, ça n’était pas un hasard. À moins qu’elle ne se fît des idées. Ri’saad vieillissait, il n’était peut-être plus en pleine possession de ses capacités. Il devait avoir divagué, et vu un signe là où il n’y avait qu’une pure coïncidence.
Ce soir-là, une fois couchée dans le lit qu’elle occupait depuis six ans, après un bain brûlant qui n’avait que fait jaillir toujours plus de questions, elle fixa longuement le plafond avant de trouver le sommeil. La fatigue eut finalement raison de son esprit échauffé et, pour une fois, les cauchemars, réminiscences d’un passé tout juste bon à jeter au feu, se tinrent éloignés de sa couche.