Hiraeth

Chapitre 4 : Chapitre IV — Le pont de Vendeaume

6339 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour 13/04/2022 19:17

Chapitre IV

Le pont de Vendeaume

 

 

Lorsque, enfin, après tant de temps passé sur les routes bordecélestes, se présentèrent sous les yeux des voyageurs les hauts remparts de Vendeaume, le soulagement les gagna. Ri’saad se permit un petit commentaire en reconnaissant le long pont qui permettait de traverser l’union de la rivière Yorgrim ainsi que de la rivière Blanche. Cela faisait longtemps qu’il n’était pas venu là. Pour peu, l’inhospitalité des Nordiques vivant à Vendeaume lui aurait manqué.

« Arrêtons-nous là, » siffla-t-il lorsque la charrette parvint à un embranchement de plusieurs chemins divergents.

Continuer vers le nord était impossible ; le cheval ne pouvait tracter son véhicule de bois sur les marches de pierre menant au pont. À l’est se dressait une ferme qui semblait en piteux état, et à l’ouest se poursuivait une route en direction, d’après Khayla et sa fidèle carte, de Fortdhiver, Aubétoile, et bien plus encore. Que des noms à consonnance barbare aux oreilles du groupe, qui n’était en rien familier avec la culture de Bordeciel, hormis Ri’saad et ses précédentes pérégrinations.

L’ancien descendit promptement de la charrette, et avança jusqu’à un petit recoin d’herbe trempée, entre le chemin vers la cité et la route commerciale qui s’étirait vers l’ouest. Tapotant fièrement du pied les touffes qui peinaient à survivre, noyées sous les pluies diluviennes qui avaient frappé la région les jours précédents, il posa les poings sur les hanches, et afficha un large sourire dévoilant ses épaisses canines.

« Notre caravane s’installera ici, déclara-t-il finalement. C’est l’endroit idéal. Ceux qui sortiront de Vendeaume, qu’ils aillent à Faillaise ou vers le nord, devrons nous passer devant. Puis, lorsque nous repartirons pour Markarth, nous prendrons la direction du sud, par là où nous sommes venus, avant de nous diriger vers Blancherive à l’ouest. »

Tous acquiescèrent. Difficile de contester les plans de l’ancien. Bien que Ma’dran fût officiellement à la tête de la caravane, c’était en réalité Ri’saad qui décidait de tout. Le prix des biens qu’ils vendaient, le prix maximum de ceux qu’ils rachetaient, les routes à emprunter et les villes où s’arrêter. Les autres ne faisaient que suivre l’ancien ainsi que ses décisions. Et le protéger, en cas de besoin.

« M’Ahnia, c’est ici que s’arrête notre route pour aujourd’hui. »

Elle releva la tête. Pourquoi s’adresser à elle en particulier ?

« Nous resterons ici quelques semaines le temps de refaire nos stocks. Libre à toi de décider si tu comptes vivre sous la pluie comme nous, ou plutôt sous un toit, là-bas, comme les tiens. »

Il désigna du bout des griffes la ville fortifiée qui se dressait fièrement à plusieurs mètres de là. Elle semblait écraser le paysage, le dominant de tout son poids, pesant chacune des pierres qui la constituaient sur la berge, ainsi que le fleuve qui s’écoulait en-dessous.

Le ciel était gris, maussade, fade. Les nuages laissaient peu de place au bleu éclatant qui se cachait derrière, sans parler du soleil qui se faisait discret depuis plusieurs jours. Ils n’avaient essuyé que de la pluie depuis qu’ils avaient passé la frontière entre la Brèche et Estemarche. La nuit, le vent avait fouetté les arbres, soufflant d’un air rageur, comme s’il avait cherché à leur faire rebrousser chemin, et tenter leur maigre chance ailleurs. En rangeant les toiles de leurs tentes détrempées par la bruine et la rosée ce matin-là, ils avaient constaté que les nuages noirs s’étaient éclaircis, et faits moins menaçants.

Ma’randru-jo avait encore une fois pesté, s’était plaint que jamais ils n’auraient eu ce genre de temps désagréable en Elsweyr. Khayla lui avait ordonné de se taire, et d’admettre le fait qu’ils ne reviendraient plus dans leur patrie natale. Le silence avait suivi, toujours aussi écrasant, tandis que le cœur des Khajiits se serrait à la simple évocation de leur terre distante dont ils avaient été chassés. L’Impériale avait baissé la tête, n’ajoutant rien, par respect envers ces apatrides condamnés à l’itinérance, tandis qu’ils reprenaient leur route jusqu’à la destination tant attendue.

Vendeaume, le territoire des Nordiques qui se revendiquaient indépendants de l’Empire. Terre des Sombrages, dirigée par le meneur de la rébellion qui grondait dans les terres de Bordeciel.

Le port s’étirait sur la rive est de la ville et, à en apercevoir les marcheurs, il semblait que seuls les Argoniens qui avaient tenté d’y trouver refuge y passaient. Ou plutôt, il devait être plus juste de dire que les Argoniens étaient les seuls à être contraints d’y rester jour et nuit. Des pêcheurs, reconnaissables à leur tenue aux couleurs passées à cause du sel et du soleil, fatigués de leur journée de dur labeur et s’étant octroyé un petit détour par la ferme voisine pour s’y ravitailler en vin, remontaient paisiblement jusqu’à la caravane, s’épongeant la sueur du front à l’aide d’un petit mouchoir de lin. Ils semblaient rire du sort du gardien de bateau qui avait amarré leur navire un peu plus tôt, et à qui ils avaient jeté un septim en guise de pourboire, avant de le voir échouer à le rattraper. La pièce avait ricoché sur les lattes du ponton, avant de finir sa course au fond de l’eau. Contraint de faire un choix entre son travail payé un salaire de misère et ce maigre pourboire donné uniquement dans le but de se moquer de lui, le pauvre Argonien n’avait pas osé se jeter à l’eau pour le récupérer. Et ces deux hommes ricanaient, fiers de l’humiliation qu’ils venaient de lui faire subir.

L’Impériale sentit la colère la gagner, gronder en elle, lui prendre l’estomac avant de brûler tout ce qui suivait, remontant jusqu’à sa gorge, se fondant en un râle désapprobateur. Un réflexe nouveau, celui de porter sa main à sa dague, la trahit, et ne passa pas inaperçu aux yeux de Ri’saad, qui lui prit gentiment la main, et fit s’évanouir cette rage montante.

« Ils ne valent pas la peine. S'rendarr rendra son jugement, et les punira, ne t’en fais pas.

– C’est inhumain de se croire supérieur aux autres ethnies comme ils le font, grommela-t-elle. Ils doivent être punis.

– N’as-tu pas promis de débuter une nouvelle vie en ces lieux, ja’khajiit ? »

Elle acquiesça, à contrecœur.

« Et tu as déjà ôté leurs vies à deux hommes depuis que nous avons franchi la frontière. Cela ne fait même pas deux mois que nous sommes dans la province. Tu dois apprendre à calmer ces envies. Ce n’est pas le genre de comportement qu’apprécient tes frères.

– Tu parles de vous, ou bien des Impériaux, quand tu dis ça ? » rit-elle amèrement.

Il ne releva pas, et s’éloigna tranquillement, allant aider ses camarades à installer les tentes, leur domaine pour la nuit et les prochaines semaines, laissant la jeune fille seule face à l’immense pont qui s’étirait sous ses yeux. Le jour déclinait à vue d’œil, et un vent froid s’élevait depuis les bords du fleuve, remontant jusqu’à eux, faisant virevolter quelques feuilles tombées çà et là. En cet instant, Vendeaume semblait bien être une ville inhospitalière et, pour peu, elle aurait été prête à mettre ses vœux d’une vie bien rangée de côté pour garder le confort et la sécurité de la caravane.

« Ri’saad ? » appela-t-elle finalement.

L’ancien leva la tête, de même qu’Atahbah et Ma’randru-jo. Voyant les signes de main qu’elle lui faisait, il revint vers elle d’un pas nonchalant, peu pressé, fidèle à lui-même. Calme et serein. Du Ri’saad tout craché.

« Je ferai de mon mieux. Et pour te le prouver, voilà ma dague. »

Les gestes accompagnant la parole, elle extirpa de sa cachette l’arme qu’elle dissimulait sur elle, et la tendit avec assurance en direction de l’ancien qui la dévisagea avec un sourire.

« Que veux-tu que je fasse avec cette arme, ja’khajiit ? Mes griffes me suffisent.

– Tu dis ça de la même manière que quand tu affirmes que tu ne parles pas correctement le tamrielique. Et pourtant, tu te débrouilles bien pour te faire comprendre. »

Il leva les mains dans les airs, comme montrant sa défaite face à cette remarque parfaitement juste. Ses lèvres dévoilaient encore et toujours ses dents jaunies par le temps.

« Alors prends cette arme. Au mieux, je ne l’utiliserai pas pour tuer les gens comme eux. »

Le ton amer qu’elle employa sur ce dernier mot laissait parfaitement comprendre qu’elle faisait référence aux individus comme le soldat, le barde ou encore les pêcheurs. Ri’saad ne le savait que trop bien.

« Et au pire, tu l’utiliseras pour te défendre si des bandits s’en prennent à vous. Ce que je n’espère pas. Mais soyons prudents. Cette province est troublée, non ? »

Comme pour lui faire plaisir, il tendit à son tour la paume en direction de la dague de fer, qui retomba lourdement dans sa paume. Elle n’était pas de bonne facture. Trop lourde, le manche trop épais. Elle avait été conçue pour un Men, par pour un Khajiit. Mais il s’en accommoderait. C’était, après tout, un cadeau de sa petite protégée, même si les deux concernés refusaient de se l’admettre.

« Merci, souffla-t-il.

– C’est la première fois que tu me remercies sur ce ton, rit-elle doucement. Je ne vais pas bien loin, je serai à l’auberge ce soir. S’il y a le moindre problème, venez m’y chercher.

– Ce ne sera pas la peine. Mais merci pour cette invitation. »

Sans prononcer la moindre parole supplémentaire, Ri’saad revint vers ses camarades, les aidant à peaufiner le camp pour la nuit. Ils n’avaient pas à se faire d’adieux déchirants, tous le savaient. Après tout, c’était dans le contrat implicite qu’ils avaient passé entre eux, entre des Khajiits et une Impériale. Passer ensemble la frontière de Bordeciel, se rendre jusqu’à la ville principale d’une des châtelleries sous les directives des Sombrages, et se séparer une fois parvenus à destination. Et les nombreuses années passées en compagnie des Khajiits n’avaient rien à faire là-dedans ; sa seule présence à leurs côtés pouvait leur coûter cher, encore plus dans des provinces où les hommes-bêtes étaient aussi mal vus.

À bien y réfléchir, elle n’était pas même sûre que l’un d’eux pût passer les lourdes portes de la ville fortifiée. Les gardes les jetteraient probablement en prison bien avant qu’ils ne les atteignissent. Dire qu’ils pouvaient venir la quérir si le besoin s’en faisait ressentir n’était que pures formules de politesse, quand bien même elle éprouvât à leur égard des sentiments que l’on pouvait qualifier d’affectueux.

Jetant un dernier regard au groupement des cinq silhouettes achevant leur travail, elle récupéra ce qui lui appartenait dans la charrette, et s’éloigna. Un vieux sac de toile tant recousu qu’il était traversé de part et d’autre par de grandes cicatrices, contenant quelques bricoles, de vieux souvenirs de la vie d’avant. Des choses dont elle voulait se souvenir, et d’autres qu’elle aurait aimé oublier. C’était étonnant que certains vestiges subsistassent, d’ailleurs. Mais qu’y pouvait-elle ? Elle ne pouvait se résoudre à tout mettre de côté, ou tout abandonner derrière elle.

Le pont lui parut si long. La pluie des jours précédents avait laissé ici aussi ses traces, de petites flaques d’eau, et les dalles de pierre dont on apercevait la surface, devenaient sous ses pieds de minuscules îles lui permettant de ne pas se retrouver plus frigorifiée qu’elle ne l’était déjà. Elle passa l’escalier menant aux écuries, sur sa droite. Un homme la dévisagea, bras sur le torse, l’air mauvais. Probablement un de ceux qui rechignaient à accueillir les étrangers apatrides. Elle sentit son lourd regard peser sur elle jusqu’à ce que les murs d’une première arche ne la dissimulassent. Une seconde, un peu plus loin, était reliée à la première par ce qui ressemblait à des baraquements où les soldats pouvaient se reposer entre deux rondes. Une fois celle-ci passée se dressait, fière et imposante, la porte de Vendeaume.

Bien gardée par des soldats munis de lances, d’épées et de boucliers, la bâtisse était impressionnante. Un mélange de bois et de fer, suffisamment robuste pour ne pas céder lors d’invasions, surmonté d’un cadre de pierre qui devait atteindre la hauteur de six hommes, ou plus. Trois têtes d’oiseaux, becs ouverts, surplombaient le tout, comme autant de gargouilles cherchant à repousser l’ennemi. Lorsqu’elle se pencha par-dessus le bord du pont, la jeune fille put constater que la muraille s’étendait presque jusqu’à la mer ; en quelques foulées, on se retrouvait sur la rive boueuse où pataugeaient quelques vasards imprudents.

« Par ordre du jarl, tonna la voix d’un des soldats, pas un pas de plus ! »

Elle se figea, presque terrorisée par cet ordre. L’homme n’était en rien menaçant dans sa gestuelle, mais quelque chose l’inquiétait ; probablement le fait qu’elle était désarmée, et que lui avait en sa capacité plus d’une manière de la réduire au silence complet. Et peut-être aussi le fait qu’un avis de recherche comportant son nom, avec prime à la clé, traînait au sein des légions impériales, possiblement aussi auprès des Sombrages.

« L’accès est restreint aux visiteurs et étrangers, l’informa-t-il. Et vous n’êtes pas d’ici.

– Je suis une marchande itinérante, répondit-elle, à moitié honnête. Je souhaitais faire une pause dans une auberge pour la nuit. Même cela, c’est interdit ? »

Si les deux hommes ne portaient pas cet affreux casque de métal, peut-être aurait-elle pu voir leurs expressions. Mais l’ombre projetée sur leurs yeux l’empêchait de les distinguer, et cela était plutôt désagréable.

« Vous êtes une marchande ? Alors que vous n’avez qu’un baluchon pour bagage ?

– C’est une longue histoire, soupira-t-elle. J’ai tout perdu, je voudrais recommencer du bon pied ici, à Vendeaume. Serait-ce possible que votre ville m’offre l’hospitalité, au moins pour une nuit ? »

Le second soldat, qui n’avait pipé mot depuis le début, se fit enfin entendre. Au ton de sa voix, il semblait bien jeune, probablement un bleu, comparé à son camarade. Il semblait aussi plus ouvert, moins réfractaire aux étrangers. À bien y réfléchir, il était vrai qu’elle ne devait pas inspirer entièrement confiance, avec ces peintures sur son visage. Peut-être aurait-elle dû prendre le temps de les effacer depuis leur arrivée dans la Brèche, ou bien en Estemarche. Atahbah s’était surpassée à Helgen, avec ces quelques ingrédients ; elle avait trouvé de quoi confectionner une peinture diablement résistante aux épreuves du temps, de la pluie et de l’humidité.

« Vous pouvez entrer, annonça-t-il en faisant un vague signe du bras en direction des portes. Mais nous vous avons à l’œil, sachez-le.

– Je n’en doute pas un seul instant. Vous ne faites que votre travail, après tout. C’est normal de veiller sur les Vendeaumois, et de les protéger des possibles individus malfaisants. »

Ils ne relevèrent pas, et se contentèrent de l’ignorer. Ils ne vinrent pas même l’aider lorsqu’elle poussa de toutes ses forces la grande porte, juste assez pour se glisser dans l’enceinte de la ville. Quand le métal s’entrechoqua en se remettant en place, elle réalisa alors qu’elle était seule face à l’inconnu, sans personne pour l’épauler. Cette constatation lui arracha un tremblement, et lui pinça le cœur.

Un tout nouveau lieu se révélait à ses yeux. L’architecture lui rappelait sensiblement celle de Bruma, toute de pierre et de bois, mais Vendeaume avait quelque chose de particulier. Peut-être était-ce l’âme nordique qui s’en dégageait. Plusieurs lanternes, immenses coupelles de pierre accueillant en leur sein flammes et combustibles, se faisaient remarquer ici et là, éclairant la ville qui commençait à plonger dans l’obscurité au fil de la disparition du jour. La chaleur qui en émanait était ensorcelante, surtout pour l’Impériale qui avait passé les dernières nuits à trembler de froid à cause de l’humidité.

L’immense bâtisse qui s’offrait à sa vue ne pouvait qu’être un lieu de repos pour les voyageurs ou les sans-abris. De la lumière traversait les quelques fenêtres vitrées, et une enseigne suspendue à un mât indiquait, en lettres gravées dans le bois, le nom de l’endroit. « Auberge du Candelâtre », lisait-on. Sous le nom avaient été dessinées trois bougies, dont la lumière rayonnait, comme repoussant les ténèbres alentours. De toute évidence, cette auberge était cette demeure qui s’imposait dès lors qu’on mettait les pieds dans la ville par son entrée principale.

L’Impériale longea l’enseigne par la droite, empruntant les escaliers de pierre qui avaient connu de meilleurs jours. L’endroit était plus ou moins symétrique ; deux portes, deux escaliers, l’aile ouest et l’aile est n’étaient en rien différentes, tout du moins, visuellement. Poussant l’épaisse porte de métal froid qui la fit frissonner au contact de sa peau, elle s’engouffra sur le seuil, espérant pouvoir s’y trouver un toit pour la nuit.

En face, dès l’entrée, s’étirait un escalier de bois menant à l’étage, où se trouvaient probablement les chambres. Une voix de femme attira son attention sur la gauche ; mains posées sur le comptoir, elle l’invitait à entrer d’une voix puissante et joviale. Une petite bougie faite d’une corne de mammouth posée sur un support de métal éclairait les environs, un chandelier composé des mêmes matériaux naturels illuminait le reste de la pièce, et l’on devinait, par-delà l’arche de bois, un couloir dans lequel était suspendu un lustre similaire.

« Bienvenue à l’auberge du Candelâtre ! Que puis-je faire pour toi ?

– Bonjour, murmura la jeune fille, intimidée par tant de prestance de la part de la Nordique qui se tenait accoudée devant elle – le premier contact humain amical depuis bien trop longtemps à son goût. J’aimerais louer une chambre pour la nuit, s’il vous plaît…

– Une chambre ? Ça fera vingt-cinq septims. »

Le prix semblait élevé, mais si c’était là le gage d’un repos de qualité, alors elle ne rechignait pas à payer. Elle tendit les pièces, qui vinrent alléger sa bourse – un peu trop à son goût – et que la femme s’empressa de ranger dans la sienne, tout en acceptant l’idée qu’il lui faudrait bien assez vite trouver une source de revenus, avant de ne plus pouvoir se payer un toit sous lequel dormir.

Un bruit résonna, se faisant entendre probablement à travers l’auberge toute entière. Elle tenta de le couvrir tant bien que mal en entourant son ventre, mais rien n’y fit. La femme afficha un grand sourire, fortement amusée par la petite qu’elle avait là.

« Je vais te montrer ta chambre, mais avant cela, occupons-nous de ton appétit, » fit-elle en quittant son poste.

Elle contourna le comptoir, et fit signe à la jeune fille de la suivre, la menant de l’autre côté de la pièce, dans la cuisine, avant de crier à quelqu’un – probablement un de ses employés – de prendre sa relève au comptoir. Les flammes d’un âtre léchaient avidement le fond des casseroles placées en hauteur, faisant chauffer et mijoter les plats que l’on y avait mis. Un four en terre cuite, éteint, semblait patienter, guetter le moment où l’on viendrait allumer ses braises, et enfourner une miche de pain ou un bout de viande pour l’y faire cuire. Logée sur son support personnel, fumait dans un coin de la pièce au sol de terre battue une marmite de terre cuite. De celle-ci s’échappait un délicieux fumet, qui mit l’eau à la bouche de l’Impériale.

« Du ragoût de horqueur, annonça la Nordique. Ça te dit ? »

Elle acquiesça, bien qu’inquiète quant au prix que cela lui coûterait. Affamée comme elle était, elle se sentait capable de dévorer une pomme de terre crue, jusqu’à la dernière miette par pur désespoir. Les repas sur la charrette avaient été bien maigres, à cause du rationnement. Et devoir manger la même soupe trop liquide chaque jour l’avait plus épuisée que nourrie pendant tout ce temps. Changer d’alimentation était bien trop tentant pour s’en passer.

« Tiens, dévore-moi-ça. »

La femme avait des airs maternels. Lorsque l’adolescente prit entre ses mains le bol de bois qu’elle lui tendait, elle semblait plus que ravie. Elle invita la visiteuse à s’asseoir à la table qui restait là dans un coin, et à prendre son temps. Mais sitôt la jeune fille eût-elle goûté au ragoût qu’elle engloutit la totalité du bol, sans en laisser la moindre miette ni goutte.

La viande de horqueur était forte, très forte. Le goût lui avait pris les narines et empli le palais ; ça n’avait rien à voir avec les viandes qu’elle avait mangées en Cyrodiil, bien que celles-ci eussent été plutôt absentes de son régime ces derniers mois. Relevée à souhait, en partie grâce aux soupçons d’ail et aux morceaux de tomates, elle sentait la richesse du plat nourrir son corps, plus que raison, à chaque bouchée. Et comme si cela ne suffisait pas, elle sentait une touche florale dans le tout, de la lavande. Ce ragoût était le meilleur qu’elle n’eût jamais goûté – peut-être aussi parce que c’était le premier vrai plat dévoré depuis ce qui lui semblait une éternité.

« Je suis ravie de voir que ça te plaît, lança la femme sans perdre de son sourire. On dirait que tu n’as rien avalé depuis des jours.

– Combien je vous dois ? s’empressa de demander l’Impériale en fouillant nerveusement dans sa bourse.

– Rien. Rien du tout. Je te l’offre. Après tout, tu en avais grandement besoin, petite. »

Elle fixa intensément la Nordique, dont la bonne humeur ne flanchait pas. Elle donnait véritablement à l’Impériale l’impression d’une mère prenant soin de son enfant. En avait-elle ? Elle n’était pas si âgée que cela, ce n’était pas improbable. Mais si elle s’occupait tous les jours de l’auberge, peut-être n’en avait-elle jamais eu l’occasion. Ce devait, après tout, être un travail épuisant.

« Comment tu t’appelles ? » demanda finalement la femme.

L’adolescente essuya d’un revers de manche les quelques gouttes de sauce qu’elle soupçonnaient de s’être accrochées à ses lèvres, et posa son regard tour à tour sur le bol, puis sur l’adulte. Le silence de la pièce était perturbé par les crépitement du feu. Rien d’autre.

« Tu ne veux pas le dire ? À moins que tu n’en aies pas ? » insista-t-elle face au mutisme de l’Impériale.

Elle secoua la tête, de gauche à droite.

« Non, c’est juste que… jusque-là, on m’en avait donné un autre. Je crois que j’ai oublié comment je m’appelais avant.

– Vraiment ? »

Elle acquiesça. Tant pis pour ce petit mensonge.

« Et comment on t’a appelée, alors ?

– Ahnia.

– Ce n’est pas courant comme nom par ici.

– C’est un ami qui me l’a trouvé. Mais nos routes ont divergé. Et maintenant, je dois me débrouiller par moi-même. »

La Nordique secoua de nouveau la tête, l’air songeur. S’intéressait-elle vraiment à son histoire, ou bien ne faisait-elle que tuer le temps en attendant qu’elle rejoignît sa chambre ? L’Impériale l’ignorait.

« Et vous ? Comment vous vous appelez ? relança finalement la jeune fille en tendant le bol vide à son interlocutrice.

– Elda Primaube. Ma famille vit à Vendeaume depuis plusieurs générations. »

Tandis que la femme nettoyait la vaisselle en céramique et métal qu’avait utilisée la voyageuse, elle lui parla un peu d’elle, à la demande de sa vis-à-vis. L’auberge était un héritage familial, transmis de parents en enfants depuis son obtention, quelques décennies auparavant. Elle-même la transmettrait à sa progéniture, lorsque le jour serait venu. À l’entendre parler, on sentait à sa voix combien elle était heureuse de vivre à Vendeaume, et combien elle était fière de ses origines nordiques.

« Bien. Je vais te montrer ta chambre pour la nuit, alors. Tu es sûre de n’avoir que ça comme bagages ? »

Son regard insistant posé sur le pauvre sac rapiécé mit l’Impériale mal à l’aise. C’était à peine si elle avait des vêtements de rechange ; ceux qu’elle portait empestaient, faute de pouvoir les baigner dans les lavoirs jusqu’alors. Et ils étaient toujours trempés de pluie, froids et collants.

« Si tu le souhaites, tu pourras te procurer une nouvelle robe et de nouvelles bottes chez Naalia Aretino, la tailleuse. Je t’indiquerai la route à prendre.

– Merci beaucoup, madame. C’est très gentil.

– Allez, viens. Suis-moi jusqu’à ta chambre ! »

Elda essuya distraitement ses mains sur son tablier de chanvre, et quitta la cuisine. Étonnamment, l’auberge était silencieuse, et plutôt vide. Il devait bien y avoir d’autres clients, mais ils étaient soit absents, soit enfermés dans leurs chambres. Si bien que l’homme qui avait remplacé la Nordique – peut-être son mari ? – semblait presque s’assoupir sur le comptoir. Le regard qu’il lança à l’aubergiste semblait accusateur, l’air de demander pourquoi l’avait-elle contraint à venir la remplacer s’il n’y avait aucun client à servir. Sans répondre à ces sourcils froncés, elle gravit les marches jusqu’à l’étage supérieur, dans lequel pouvait-on entendre des ronflements ; un homme somnolait dans sa chambre, et le faisait savoir à tous ses voisins.

« Tiens, tu auras la première, la plus proche des marches. Tâche de ne rien abîmer, ou bien tu devras débourser quelques septims de plus.

– J’y veillerai. Merci beaucoup, Elda. »

Satisfaite, la Nordique ferma la porte en quittant la pièce, après en avoir donné la clé à la jeune fille, qui commença à s’installer. Elle était désormais seule, pour la première fois depuis ce qui semblait une éternité.

Quoique, tout bien réfléchi, elle ne s’était jamais réellement retrouvée seule. Elle avait toujours été entourée, dans la demeure de son enfance. Et lorsqu’elle l’avait quittée, elle avait toujours été accompagnée, par des individus plus ou moins recommandables, plus ou moins bien intentionnés. Puis elle avait rencontré Ri’saad, ainsi que les autres membres de sa caravane, et le Suthay-raht l’avait élevée, presque comme si elle avait été son chaton, son ja’khajiit. Même si elle n’avait pas toujours vécu avec les Khajiits, savoir qu’elle avait un « foyer » où revenir en cas de besoin entre deux contrats l’avait toujours rassurée. Et aujourd’hui, elle avait dû se séparer de ce foyer, pour leur bien à tous – mais surtout le leur.

Elle s’assit sur le lit. Moelleux à souhait, rembourré comme elle l’aimait, des draps fraîchement lavés s’élevait une senteur de fleurs, probablement ajoutées dans la préparation du pain de savon qui avait été utilisé au lavoir. C’était bien plus luxueux qu’à Helgen ; on voyait tout de suite la différence de richesse entre la ville la plus importante de la châtellerie et un maigre point de contrôle de la légion. Une vague nostalgie la saisit alors qu’elle s’entourait du parfum, et elle ne put s’empêcher de porter la main à son cou, et de tâtonner afin d’y trouver l’anneau.

Un simple anneau d’or, aux motifs gravés et aux diamants ternes incrustés. Rien d’extraordinaire. Il avait perdu de sa valeur marchande, abîmé par les frottements de la chaîne, et les affres du temps. Mais sentimentalement, c’était une toute autre chose. Elle se souvenait encore de celui qui le lui avait donné – bien que « transmis » fût un terme plus adéquat à son sens. Elle n’était alors âgée que d’une dizaine d’années, et même si son visage s’était quelque peu effacé, la gentillesse de l’homme se faisait toujours ressentir. Que lui avait-il dit, déjà ? Que cet anneau avait appartenu à une grande personne… Elle ne parvenait à restituer le reste. Tout ce qui restait était ce sentiment de profonde tristesse qui émanait de ses paroles, de son attitude, alors qu’il lui remettait l’anneau, gigantesque bague dans ses si petites mains.

Cela avait profondément marqué son âme d’enfant, pour une raison qui lui échappait. Peut-être était-ce parce qu’ils se ressemblaient, lui et elle. Elle avait perdu sa mère quelques temps auparavant, sauvagement assassinée, et avait brutalement été séparée de son foyer. Et tout laissait penser que cet homme avait récemment vécu la disparition d’un membre proche qu’il ne parvenait à oublier. Malgré la différence d’âge, ils s’étaient compris. Ils se ressemblaient. Tout du moins, la jeune fille en avait alors eu le sentiment.

Elle jeta un coup d’œil à travers la pièce. Une fenêtre aux vitres à moitié sales, sur le rebord de laquelle reposait un pot de fleur, mais leurs bourgeons peinaient à éclore. L’intérieur de la pièce, en revanche, était propre et soigneusement entretenu. Les draps avaient été changés et le lit soigneusement refait, un fauteuil rembourré trônait aux côtés d’une étagère disposant de quelques livres reliés, et sur le mur reposait un miroir parfaitement poli, qui lui renvoyait un reflet désagréable. Sous ce dernier, une bassine d’eau, qu’elle s’empressa d’utiliser afin d’ôter toute trace de la peinture qui recouvrait son visage dans des motifs félins. Le liquide prit une teinte brune, une fois encore, à cause des pigments, et l’huile végétale ainsi libérée des composants qui l’alourdissaient remontait à la surface, formant de petites gouttes colorées qui se démarquaient du reste.

Lorsqu’elle croisa à nouveau son regard dans la plaque de métal polie fixée à hauteur d’yeux, elle remarqua combien elle avait été épuisée par sa fuite des derniers mois. Non pas que c’était une surprise – elle se doutait bien que ce rythme de vie nomade, aux repas rationnés, la fatiguerait bien plus que si elle était restée sédentaire – mais, pour être honnête, elle avait rarement été hantée par une crainte aussi tenace. Et même si elle n’avait rien laissé paraître en compagnie des cinq Suthay-rahts, il ne s’était pas passé un jour sans qu’une angoisse sourde ne se fît savoir.

Elle détourna ses yeux, dont la teinte d’émeraude avait perdu de son éclat, du reflet inquiétant qui s’était offert à eux. En fouillant dans son sac, elle en tira une vieille brosse à laquelle il manquait quelques morceaux, dont elle se servit pour réarranger ses cheveux ébouriffés par les coups de vents qu’ils avaient essuyés en arrivant à Vendeaume. Les bords de rivière, et surtout la falaise sur laquelle était située la ville, laissaient les hommes en proie aux caprices des bourrasques. Elle les tressa sommairement et, après avoir vérifié que la porte était bel et bien fermée à double tour, elle ôta sa robe sale et abîmée par endroits, la séparant de sa peau dans un tremblement de dégoût, avant de la fixer en hauteur, près de la petite cheminée. Elle hésita quelques instants, et commença à y allumer un feu à l’aide de la flamme des bougies qui éclairaient l’endroit – ainsi, elle ne mourrait pas de froid, et ses vêtements sècheraient convenablement. Puis, lorsque tout fut prêt, elle se faufila sous les couvertures, qui l’accueillirent à bras ouverts.

Demain, elle irait rencontrer cette tailleuse – quel était son nom déjà ? Quelque-chose-Aretino – et mettrait la main sur une ou deux nouvelles tenues. Elle aurait dû aborder ce sujet avec Elda, mais peut-être y aurait-il des contrats qu’elle pourrait remplir. Des livraisons, pour commencer, peut-être ? Et si vraiment cela lui manquait, peut-être redeviendrait-elle une mercenaire, dont on achetait les services pour diverses raisons. Après tout, n’était-ce pas comme cela qu’elle avait vécu depuis tout ce temps ? Ne restait plus que le problème du logement. L’auberge était confortable, et c’était un choix de vie fait par de nombreux itinérants, mais à terme, cela lui reviendrait bien cher…

Elle sombra rapidement dans le sommeil, perdue dans ses réflexions. Débuter une nouvelle vie nécessitait tant d’organisation…

Mais au fond d’elle-même, quelque part, des sentiments contradictoires s’opposaient, donnant naissance à des rêveries et cauchemars. Si d’un côté elle voulait honorer la promesse faite à Ri’saad de ne plus tuer quiconque, un fantôme la hantait, et lui répétait que c’était là sa véritable nature. Jamais elle ne saurait atteindre son objectif sans ôter la vie d’un autre. Et cette perspective l’effrayait. Que deviendrait-elle, si elle se changeait en une bête assoiffée de sang ?

Y aurait-il toujours une place pour elle là-bas, si sa peau se teignait de rouge ?

La reconnaîtrait-il ?

Des images l’assaillirent. Souvenirs ou fantaisies de son esprit embrumé par la fatigue ? Elle n’aurait su le dire. Seulement, un sentiment prenant la hantait, et refusait de la libérer.

Elle s’éveilla en sursaut, tandis que le soleil illuminait faiblement la pièce, ses rayons bloqués par le rideau qu’elle avait tiré avant de souffler sur la bougie. Le maigre feu fait dans la cheminée s’était éteint, laissant derrière lui des cendres ternes et froides.

Des vestiges du passé, ces souvenirs qu’elle ne voulait plus ressasser, avaient eu raison de son sommeil. Se frottant les yeux, elle eut besoin de quelques secondes afin de resituer les événements de la veille, de se remettre en mémoire où elle se trouvait, et ce qu’elle faisait là. Débuter une nouvelle vie loin des soldats de l’Empire, voilà qui était un bel objectif. Vivre une vie convenable, intègre. Elle ignorait si elle en était capable, compte tenu de ce qu’elle avait fait pour vivre et survivre jusqu’à présent. On n’oubliait pas sa véritable nature aussi facilement, après tout.

Elle quitta les draps chauds, pour enfiler de nouveau sa vieille robe abîmée et trop sale – de véritables guenilles indignes de celle qu’elles avaient été par le passé. Il lui faudrait rendre visite à cette tailleuse le jour-même, quitte à vider encore plus sa bourse. Le reflet que lui lança le miroir poli faisait peine à voir. Des mèches brunes s’étaient échappées de la tresse, et partaient dans toutes les directions. Démêlant sa coiffure pour mieux la refaire, elle ne s’attarda pas plus sur son apparence. Elle finirait par se remettre d’aplomb, une fois sa situation stabilisée.

Le cœur gonflé par un espoir nouveau, elle quitta la pièce. La porte se referma dans un cliquetis, puis ce fut le silence complet. Une bûche, à peine dévorée par le feu de la veille, tomba de son support, soulevant dans sa chute un nuage de cendres qui vint teindre le parquet de gris.

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