La femme qui tua le marchand d'armes
Chapitre 1 : Partie I – Celui qui désirait sa mort
5021 mots, Catégorie: M
Dernière mise à jour 07/08/2021 16:42
Partie I – Celui qui désirait sa mort
_
Lorsque l’on naissait dans une famille de marchands, il y avait fort à parier que la boutique serait l’héritage transmis à travers les générations. Peu d’autres destins s’offraient alors à ceux qui ne voulaient en aucun cas quitter les remparts rassurants de leur ville natale. Risquer sa vie en devenant mercenaire ou bandit ne faisait pas vraiment frémir d’envie les enfants, qui rêvaient pourtant d’aventures comme celles que leur racontaient leurs mères le soir, avant d’aller se coucher.
Et pour celui qui n’avait jamais pu profiter de l’attention d’une mère aimante bordant son lit le soir, l’embrassant sur le front avant de souffler sur la bougie et de quitter la pièce désormais plongée dans l’obscurité, il était difficile de rêver d’aventures et d’une vie hors du commun. Peu à peu, d’années en années, l’idée de la succession de la boutique familiale s’était ancrée. Était-ce un réel désir qui lui était propre, ou bien ne faisait-il qu’accepter ce destin qu’on lui imposait ? Il ne s’était jamais réellement posé la question.
Le jeune homme soupira, laissant son souffle chaud dessiner de petites volutes dans l’air frais et brumeux de la matinée. L’automne était une saison très humide, et les jours où le brouillard n’accompagnait pas le soleil à son lever étaient fort rares. Ce matin-là n’en fit pas l’exception. Envoyé de bonne heure préparer l’étal sur la place du marché, c’était à lui d’endurer le froid de l’aube tandis que son père, encore saoul de la veille, profitait de la chaleur des couvertures et de l’âtre.
Bien qu’il eût fêté son dix-huitième anniversaire quelques semaines auparavant, devenant ainsi majeur d’après les lois de la province, et donc techniquement un adulte, tous dans le quartier le traitaient encore et toujours comme un gamin, une demi-portion, un avorton. En cause, sa petite stature qui, couplée à son visage qui gardait encore quelques rondeurs juvéniles, ne le différenciait guère d’un adolescent en pleine croissance. La sienne avait été bien compliquée, physiquement comme psychologiquement. Difficile de ne pas éprouver d’amertume pour la personne responsable, à ses yeux, de sa situation.
L’animation de la place du marché le tira de ses pensées. Plusieurs vendeurs étaient déjà prêts à accueillir les clients. Un fermier, dont les terres s’étendaient non loin de la ville, venait de finir de disposer des légumes sur sa table lorsque le jeune homme parvint à l’étal familial. Uniquement animée par les quelques marchands venus s’y réunir, la place déborderait bien assez vite de clients potentiels, venus regarder les produits alimentaires, les vêtements ou bien encore les armes que proposaient les divers étals. Et celui de la famille Salvius, marchands d’épées et autres lames de père en fils depuis pas moins de six générations, bénéficiait du meilleur des emplacements. Remarquable par les belles couleurs desquelles était peint le bois qui le constituait, il était visible depuis chacune des trois rues qui débouchaient sur la place. Attirant l’œil, intriguant l’esprit, l’étal des Salvius assurait un revenu décent au père et son fils.
Et ce jour-là, c’était à lui de tenir la boutique. Une fois de plus. Lui qui détestait cela, pour plusieurs raisons, dont les deux principales se résumaient en une simple apostrophe dont abusaient inconsciemment – ou bien était-ce parfaitement volontaire ? – les vieilles dames du quartier.
« Ah, mais ne serait-ce pas le petit Salvius ? Comme tu as grandi ! »
Sous un air innocent, ces femmes se moquaient de lui, de sa petite taille, et lui rappelaient combien il ne pouvait se défaire du nom de son père. Ce même père qui le livrait trop souvent à lui-même. Ce même père qui passait plus de temps à dépenser leur argent dans la boisson et les filles d’auberges qu’à nourrir décemment son fils. En raison d’une si mauvaise gestion de leur argent durant son enfance, le jeune homme avait eu droit à des repas bien trop maigres pour lui assurer une croissance convenable. Bon nombre de fois. Trop souvent.
« Bonjour madame Lucilius, grimaça-t-il. Quel bon vent vous amène ce matin ?
– Comme tu le vois, répondit la vieille femme en dévoilant un sourire dénué de dents, je m’apprête à acheter quelques légumes et morceaux de viande. Voudras-tu que je te prépare un petit plat ? Il doit bien me rester quelques pois chiches. »
Sa mine se renfrogna. Si ça n’était pas une provocation, il se demandait bien ce qu’avait réellement cette vieillarde en tête. Car rares étaient ceux, à Bruma, qui ignoraient la sordide histoire derrière son nom. De ce qu’avaient raconté les autres saoulards de l’auberge, à de maintes reprises, toute la ville en avait entendu parler, et c’était un miracle que cela n’eût pas traversé ses remparts.
« Allez, bonne journée, mon petit Cicéron, » salua la femme avant de tourner les talons, le laissant à nouveau seul avec ses pensées.
Tandis qu’il extirpait une à une les armes soigneusement protégées par des étoffes épaisses, empilées les unes sur les autres dans une brouette de bois, il songea à ce maudit nom que son stupide père lui avait attribué. Comme cela avait été facile, puisqu’il n’avait plus de femme pour s’opposer à lui ! La pauvre Selene Salvius avait donné sa vie à son fils, et reposait désormais dans le cimetière de Bruma, sous une dalle de pierre soigneusement gravée, que le jeune homme entretenait à chacune de ses visites. Bien qu’il ne l’eût pas connue, elle lui manquait terriblement.
Son prénom – Cicéron – partageait des racines étymologiques avec la cicerole, cette petite graine que l’on cuisinait dans certains plats, et qui poussait dans les champs de la région de Bruma. D’après ce qu’il avait entendu, c’était une plante que tentait, avec acharnement, de cultiver sa mère, dans la cour de leur demeure, et dont elle appréciait les feuilles. Mais, ce qu’elle appréciait plus que tout, était les fleurs que donnaient les pieds de cicerole lors de la belle saison. On disait qu’elle en prenait terriblement soin, plus que quiconque. Depuis qu’elle était partie, les plantes s’étaient desséchées, et il ne restait plus rien de ce qu’elle chérissait plus que tout autrefois.
Tout aurait pu bien se passer, si seulement son prénom n’avait pas fait l’objet de moqueries. Les surnoms de « pois chiche » avaient afflué dès sa plus tendre enfance, certains garnements le harcelant même pour savoir s’il n’avait pas une affreuse verrue quelque part sur le corps, qui aurait donné lieu à un tel patronyme. Le désagréable souvenir de ces fois où ils l’avaient dévêtu de force pour examiner chaque parcelle de son corps remonta soudainement. Incapable de se défendre face au nombre d’assaillants, il avait essuyé plus d’une humiliation de cette manière.
L’hommage à sa mère était bien assez vite devenu source de problèmes, et s’il y avait une chose qu’il détestait plus que son nom de famille, c’était bien cet abject prénom.
Ou bien alors son père.
Car s’il n’avait pu se défendre face à ses agresseurs, c’était notamment à cause de sa petite taille et, surtout, sa petite stature. Difficile de se mesurer aux « grands » lorsqu’ils mesuraient une tête de plus que soi. Et, incapable de rattraper son retard, il avait gardé sa taille significativement plus petite jusqu’à l’âge adulte. Aux dernières nouvelles, il mesurait un peu plus d’un mètre soixante. C’était la taille d’une femme, pas celle d’un homme. Tout ça parce que son stupide père, le fameux Humilis Salvius, avait préféré dépenser tous les septims qu’il accumulait jour après jour dans la boisson et les femmes de divertissement, plutôt que de nourrir décemment son fils. La privation, la sous-alimentation, et la malnutrition lorsqu’il en venait à ronger quelques racines volées chez l’apothicaire dans les pires moments, avaient eu raison de sa croissance.
Et cela, personne n’en savait rien, à Bruma. En apparence, ils avaient toujours eu l’air d’un père et son fils aimants, soudés, attentionnés. Mais dans les coulisses, lorsqu’ils ôtaient leurs masques, ils n’étaient que deux parfaits étrangers, aux visages similaires, mais aux sentiments opposés. Humilis aspirait à une vie tranquille, vendant et retravaillant les armes qui passaient entre ses mains ; sa formation première de forgeron, ainsi que le matériel qu’il gardait dans leur demeure, suffisait pour proposer des lames tranchantes et efficaces pour tout type d’utilisation. Cicéron, quant à lui, ne souhaitait qu’une chose : fuir cette ville qu’il avait tant haïe, bien qu’il ne sût où il pouvait se rendre. Le monde était vaste, en dehors de Bruma et de ses remparts. Cyrodiil était une contrée tant étendue qu’il n’aurait probablement jamais assez d’une vie pour l’explorer de part et d’autre. Et quand bien même il y parviendrait, le reste du continent s’offrait à lui, véritable champ de possibilités.
Mais c’était acté. Le jour où son père décéderait, il hériterait de leur étal, de leur « boutique ». Et, comme Humilis Salvius, il passerait sa vie dans Bruma, à vendre et entretenir des armes diverses, sans autre perspective d’avenir. Un destin banal, pour un être aussi banal que celui qu’il était.
« Bonjour. »
Une voix d’homme l’arracha à ses divagations peu agréables. Il réalisa seulement à ce moment-là que des passants s’étaient réunis sur la place, arpentant le marché à la recherche de trouvailles exceptionnelles. Celui qui se présentait face à lui était un client potentiel, il fallait faire bonne figure.
Recoiffant rapidement d’un geste de la main sa tignasse rousse un peu trop longue qui lui tombait sur les yeux, Cicéron accueillit l’homme. Un voyageur, à en voir sa tenue, et son visage. Un Rougegarde qui, à en voir ses claquements de dents malgré les nombreuses étoffes qui le couvraient, n’était pas habitué au temps glacial des mois de soufflegivre à Bruma. Même si de timides rayons de soleil venaient réchauffer la peau, celle de l’homme bleuissait presque à vue de nez.
« Bonjour, répondit le jeune homme en affichant un large sourire factice écartant ses lèvres pincées. Qu’est-ce qui vous amène ?
– Je cherche une arme, fit sobrement le Rougegarde en parcourant des yeux les quelques lames que Cicéron avait étendues sur le bois de l’étal. Qu’est-ce que vous avez de léger et pratique ? »
Il lui laissa le temps de réfléchir, et de trouver quoi lui répondre. Il avait certes aidé son père à la vente d’armes à quelques occasions, il n’avait été en vérité que simple observateur, et le peu d’intérêt qu’il portait à la boutique avait suffi pour qu’il ne retînt que le strict minimum. Il était incapable de conseiller les clients en termes d’armes – c’était à peine s’il savait en tenir une et l’entretenir – et ne parvenait toujours pas à faire la différence entre une lame émoussée d’une épée tout juste forgée. Et surtout, il avait bien trop peur de commettre une erreur qui lui serait fatale face à ce client précis. Ne disait-on pas des Rougegardes qu’ils étaient un peuple martial, fier et haïssant l’hypocrisie ? Il lui suffirait d’un seul faux pas pour que cet homme essayât l’arme qu’il achèterait sur sa personne. À moins qu’il ne se fît des idées ? On n’était jamais trop prudent avec ces voyageurs venus d’ailleurs.
« Il doit bien y avoir ça, » fit-il en contenant son hésitation, désignant du bout du doigt quelques dagues et épées à une main encore enveloppées dans des étoffes, qu’il avait tout juste déposées sur l’étal.
L’homme en prit une, et observa son tranchant droit, bien différent des lames courbes qu’utilisaient traditionnellement les guerriers de sa province. Il la soupesa, fit quelques mouvements avec, et sembla satisfait. Alors qu’il s’apprêtait à payer, détachant sa bourse pleine de septims de sa ceinture, son œil sembla attiré par le contenu qui était resté dans la brouette de bois, et sa main resta nouée au cordon de cuir qui lui enserrait la taille.
« Est-ce que je peux voir ce que vous avez là ? » fit-il en désignant le contenu de la minuscule charrette.
Le rouquin tourna lentement le visage dans la direction indiquée, une sueur froide coulant dans sa nuque sans qu’il n’en comprît la raison. C’était probablement dû au froid ambiant qui lui gelait le nez. Assurément.
« Oui, bien sûr, sourit-il, tentant d’évacuer ce sentiment de mal-être qui le gagnait. Tenez. »
Sortant une à une les armes courtes – puisque c’était ce qui semblait le plus intéresser l’homme – et les disposant par-dessus celles déjà dévoilées sur l’étal, il observa les réactions du Rougegarde. Intrigué, curieux, il porta la main à son menton et afficha une mine pensive. Puis, sans poser la moindre question supplémentaire, il se saisit de sa bourse dont émanait le bruit des pièces qui s’entrechoquaient.
« Combien pour cette dague ?
– Cent septims, monsieur.
– C’est une bonne affaire. »
Il tendit les pièces, que Cicéron s’empressa de ranger à leur nouvelle place, et sans dire le moindre mot de plus, repartit avec la dague d’acier. Avait-il bien fait de la lui vendre ? Son père n’avait-il pas soufflé quelque indication concernant les armes enveloppées dans des étoffes noires ce matin-là, lorsqu’il gisait dans sa gueule de bois massive, tandis que son fils s’apprêtait à affronter la fraîcheur matinale ? Non, ça ne devait pas être important, surtout s’il s’agissait des paroles d’un ivrogne encore saoul de la veille.
Une brise vint le déranger, et s’infiltrer sous les épais vêtements qu’il avait revêtus. Rien ne suffisait pour se protéger du mauvais temps de Bruma. On ne pouvait que subir amèrement les caprices des Divins qui faisaient leur œuvre sur Nirn, sans possibilité de lutter contre leurs désirs incompréhensibles.
Par chance, peu de personnes souhaitaient mettre la main sur une nouvelle arme ce matin-là. Quelques badauds s’étaient arrêtés devant lui, scrutant les gravures dans les lames, les détails dans les pommeaux, mais sans plus. Il y eut bien un Khajiit plutôt intéressé, qui resta là de longues minutes. Cicéron redouta autant qu’il n’espérait qu’il lui adressât la parole, à la fois souhaitant pouvoir empocher quelques pièces, et craignant d’encourir le risque de ne pas pouvoir satisfaire le client.
Comme par chance, son père vint le rejoindre en fin de matinée, et le congédia sans poser de questions quant aux ventes qu’il avait réalisées seul. Il devait assurément se dire que son bon à rien de fils n’avait pu n’était-ce qu’attirer l’attention des passants. Incapable de dire s’il s’agissait là des réelles pensées de son géniteur, ou bien de fantasmes malveillants susurrés à son oreille par son ressentiment, il traîna le pied nonchalamment sur la place du marché, avant de s’éloigner de l’attroupement, préférant le calme et la tranquillité des coins de verdure à l’agitation des rassemblements.
Là, au moins, personne ne le trouverait. Personne ne lui rappellerait combien il était pitoyable avec sa stature d’avorton. Personne ne lui rappellerait combien son nom était risible. Personne ne lui rappellerait combien plus il vieillissait et plus il ressemblait à ce moins que rien qu’était son père.
Il s’installa contre le tronc d’un vieil arbre qui avait bien dû connaître des centenaires entiers, et laissa son esprit divaguer. Voulait-il réellement vivre ainsi ? L’extérieur lui faisait peur, tout comme la nouveauté. Incapable de quitter Bruma, contraint de succéder à son père, tout semblait jouer contre lui. Ici, tous se moquaient de lui, adultes comme enfants. Il rêvait d’une famille où il se sentirait bien, où il se sentirait à sa place. Si seulement une telle famille pouvait lui tendre les bras…
Un bruissement d’herbes et de feuilles attira son attention. Se penchant discrètement, il aperçut le Khajiit croisé un peu plus tôt, à peine dissimulé de son regard par un buisson, poussant délicatement un énorme pot de fleurs afin de libérer ce qui ressemblait à s’y méprendre à un passage souterrain. L’instant d’après, le Khajiit se déroba des regards et, comme si un sort avait été jeté sur le pot, il revint par lui-même à son emplacement d’origine. Le jeune homme se frotta les yeux, incrédule. Préférant croire à une divagation de son esprit, il ne releva pas. Ce devait être le froid qui engourdissait son esprit, oui, voilà tout. Il se hâta de se remettre sur pied, et reprit le chemin vers leur demeure, une vieille maison de quatre pièces disposant de sa petite arrière-cour, où gisait ce qu’il restait des pieds de cicerole qu’entretenait sa mère.
Lorsque son père revint, plus tard dans la journée, il semblait particulièrement irrité. Ses joues n’étaient pas seulement rougies par le froid ou l’alcool qu’il avait ingurgité en s’arrêtant dans l’auberge du coin sur le chemin du retour. Une fois qu’il se fut assuré que les armes étaient bien rangées à leur place dans la pièce qui leur était dédiée, de même que pour la brouette de bois dans la cour, sa voix tonna comme le ciel lors des nuits d’orage en plein été.
« Qu’est-ce que tu as fait de la dague de Vlarimil ? hurla-t-il à en faire trembler les murs. Où elle est passée ?! »
Plutôt que de se recroqueviller, impressionné par la menace que pouvait représenter son père de temps à autre, lorsqu’il n’était pas ivre mort, Cicéron lui fit face, bien qu’il tremblât de tout son corps.
« Je ne vois pas de quoi tu parles.
– Est-ce que tu as vendu une arme qui était dans une étoffe noire, oui ou non ? »
Une sueur froide glissa le long de sa tempe, se faufilant dans sa nuque, avant de traverser de part et d’autre son dos, longeant la colonne vertébrale. Comme un signal d’alarme, tout son corps fut parcouru d’un tremblement bref, mais efficace. Il sentait le danger, et lui ordonnait de fuir.
« Mais quel incompétent ! éructa Humilis, ses cheveux roux collant à son front à cause de la transpiration qu’émanait de son corps bouillant de colère. Je te l’ai dit et répété des centaines de fois ! Les étoffes noires, c’est les armes qu’on m’a laissées pour réparation et affûtage ! »
Il fit quelques pas dans la pièce, avant de revenir vers son fils.
« À qui tu l’as vendue ? Et pour combien ?
– Un voyageur, pour cent septims, » souffla Cicéron d’une petite voix, priant tous les Divins pour que son père n’entrât pas dans une rage folle.
Il retint un cri. Il sembla que la dague en valait bien plus.
« C’est un héritage de sa famille ! Et tu l’as vendue à un voyageur ? Mais qu’ai-je fait aux Divins pour qu’on me donne un fils pareil ? »
Il alla s’affaisser dans son fauteuil, le visage enfoui dans les mains. Il semblait éprouver autant de haine envers sa progéniture que d’inquiétude vis-à-vis de son client, qui ne se priverait pas de réclamer des dédommagements, et de traîner son nom dans la boue. Préférant fuir cette situation devenue bien trop oppressante, Cicéron tenta de s’éclipser, et de se cacher dans la pièce qui lui servait de chambre et de refuge. Mais il ne fut pas assez discret – il ne l’était jamais assez pour le prédateur que devenait son père dans ces moments-là. Il traversa la pièce en quelques enjambées et vint le saisir par la nuque dans un intervalle de temps bien trop court pour tout humain normalement constitué.
L’instant d’après, Cicéron se retrouva projeté contre le mur voisin. Le choc lui coupa le souffle, et même s’il ouvrait les lèvres à la recherche d’un peu d’air pour remettre ses idées en ordre, rien ne semblait venir à lui, si ce n’était les coups que son père lui infligeait allègrement. Une claque, d’abord, en pleine joue – il sentit sa peau le brûler. Puis un coup de poing dans l’estomac. Mais comme cela ne suffisait pas, il fallut qu’il empoignât l’un des tisonniers – le plus épais – de la cheminée.
« Si seulement ta mère ne m’avait pas donné un moins que rien comme fils ! Tu me fais honte !! » cracha-t-il à plein poumons, tandis que le jeune homme perdait de plus en plus l’équilibre, glissant le long des boiseries jusqu’à se retrouver assis au sol.
Qu’allait-il faire de ce tisonnier ? Le tuer ? Non, son père était incapable de meurtre, lui-même l’avait dit. « S’il faut tuer, alors j’appellerai les spécialistes de la Confrérie pour le faire à ma place, » avait-il déclaré un soir, à l’auberge, en riant avec des camarades de boisson. Non, Humilis Salvius était bien trop fier pour se salir les mains avec du sang qui n’était pas le sien. Celui de son fils était déjà de trop, il ne le tolérait que parce qu’ils en partageaient quelques gouttes.
Brandissant son arme de fortune, il s’apprêtait à l’abattre sur son fils tétanisé, lorsque des coups se firent entendre à la porte, le stoppant net en plein élan. Il tourna la tête en direction de l’entrée, souffla un grand coup, et se ravisa. Une fois le tisonnier de nouveau auprès des siens, il se recoiffa rapidement afin d’effacer toute trace sur son visage de son accès de rage et, s’approchant du seuil de leur demeure, il lança un dernier regard à Cicéron. Ce dernier se remettait tant bien que mal sur pied, encore secoué par ce qui venait de lui arriver, bien que ce ne fût pas la première fois.
« Va dans ta chambre. Et si je te revois, je finirai ce que j’ai commencé. »
Le jeune homme ne se fit pas prier. Rampant presque le long des lattes de bois, il se glissa jusque dans sa chambre, dont la porte se referma à l’instant où s’ouvrit celle de l’entrée. Il n’écouta pas la voix du visiteur nocturne à qui il devait son salut, préférant se cacher sous les couvertures et se bercer de paroles rassurantes. Comme si cela allait lui faire oublier la douleur qui lancinait son corps. Comme si cela allait lui faire oublier la douleur qui déchirait son cœur.
Il aurait des marques, encore une fois. Il préférait quand il le frappait pendant l’hiver, et sur le corps plutôt que sur le visage. C’était toujours plus facile à dissimuler. Et c’était, de toute façon, ce que son père préférait faire, car si les gens savaient qu’il s’amusait à violenter la chair de sa chair, l’ultime cadeau de sa femme Selene, alors les ragots se colporteraient bien assez vite, et son commerce coulerait. Et si le nom de Salvius finissait aussi embourbé qu’une charrette en plein automne… alors il ne resterait probablement plus la moindre trace du passage de Selene en ce bas monde.
La faim vint lui tordre le ventre, à son tour. Mais il ne devait surtout pas sortir. Il ne le pouvait pas. Alors il se répéta encore et toujours que tout irait bien, que les choses s’arrangeraient le lendemain, que son père oublierait… Et sans qu’il ne s’en rendît compte, le sommeil le gagna, probablement aidé par la fatigue induite par toutes ces émotions négatives accumulées dans la journée.
Lorsqu’il s’éveilla de nouveau, un mince filet de lumière blafarde perçait à travers le carreau, glissant sous les rideaux. Secunda s’était fait une place dans la voûte céleste, et guidait le chemin des voyageurs nocturnes. Les ronflements de son père résonnaient à travers les murs. Guettant qu’aucun autre bruit ne lui parvenait de la maison, Cicéron se risqua à quitter son lit, et sa chambre, se glissant discrètement jusqu’à la remise, où il prit la première dague qui lui passa sous la main. N’importe laquelle ferait l’affaire, il n’avait besoin que de quelque chose de tranchant.
Humilis dormait à poings fermés dans son lit. L’odeur de l’alcool embaumait toute la pièce. Une bouteille de vin renversée au sol, vide, laissait comprendre qu’il s’était saoulé jusqu’à l’épuisement. Tant mieux. Il n’entendrait rien.
Cicéron se dressa de toute sa hauteur – du peu qu’il en avait – et se saisit des deux mains de son arme. Lame vers le bas, il visait la gorge. Un coup suffirait, non ? Il n’y connaissait rien. Et il tremblait comme jamais. Il n’avait jamais tué, pas même un lapin ou quoi que ce fût dont on pourrait tirer de la viande. Ni même une araignée venant faire sa toile dans le recoin de sa chambre. Alors tuer son propre père… En serait-il seulement capable ?
Les tremblements redoublèrent d’intensité. La poignée de la dague commençait à glisser le long de ses paumes moites. Ses doigts se crispaient d’une manière peu naturelle tandis qu’il cherchait à les garder bien en place. S’il se ratait, s’il ne le tuait pas du premier coup… alors il n’y aurait, à l’aube, plus la moindre trace de vie dans son corps.
Non. Il ne devait pas hésiter. C’était lui ou son père. C’était l’un ou l’autre, mais ils ne pouvaient plus continuer comme ça. Il ne pouvait plus vivre dans cette terreur, dans cette honte, dans ce ressentiment. La dague glissait le long de sa peau. S’il ne serrait pas plus fort, elle tomberait. Mais il était déjà à bout de forces. Et il ne parvenait pas à l’abattre.
Il se ravisa, laissant choir ses bras le long de son corps. Les épaules affaissées, il quitta la chambre de son père et, une fois la porte fermée derrière lui, il laissa s’échapper un long soupir. Renvoyant la dague parmi les siennes dans la remise, il retourna s’enfoncer dans sa couche. La faible lueur de Secunda vint éclairer son visage, creusant un peu plus ses traits fatigués. Demain était un autre jour, toujours plus incertain quant à l’avenir que lui réservaient les Divins. Lui feraient-ils payer son affront ? Une tentative de parricide, cela ne valait-il pas un quelconque bannissement éternel de son âme ? Il se sentait misérable. Qu’avait-il tenté d’accomplir ? Croyait-il vraiment qu’il pourrait changer les choses ? Il n’était qu’un nabot, une demi-portion, un avorton. Le fils de Humilis Salvius, le fier marchand d’armes. Une ombre sur le tableau de sa famille parfaite. Si Selene n’était pas décédée ce jour-là… peut-être aurait-il été fier de sa progéniture. C’était un miracle qu’il eût atteint l’âge de dix-huit ans, malgré les nombreuses tentatives dissimulées de son père pour le tuer.
Il devait quitter ce foyer inhospitalier. Il devait fuir. Mais pour aller où ? Pour devenir quoi ?
Tiraillé par ces pensées, il s’endormit avec la peur au ventre. La peur que son père ne découvrît, d’une manière ou d’une autre, l’acte qu’il avait tenté de commettre. La peur qu’il ne pût réparer son erreur, et qu’il lui en fît payer le prix. La peur de ne pouvoir voir à nouveau le lever du soleil, qui viendrait le réchauffer malgré la froideur de Bruma.