Digne de vie
Chapitre 3 : Chapitre II – Exécution des ordres – Partie I
2748 mots, Catégorie: M
Dernière mise à jour 08/01/2022 02:31
Chapitre II
Exécution des ordres
Partie I
L’entraînement aux arts de l’assassinat de Cicéron débuta dès le lendemain, sans plus de cérémonies, dans le secret et le silence que ne connaissaient que trop bien les assassins vivant et œuvrant dans l’ombre.
L’Impérial avait passé la nuit dans une cellule dont Livius avait soigneusement gardé la clé nouée autour du cou ; la raison était qu’il avait préféré ne pas prendre de risques, et ainsi éviter d’être réveillé par la chaleur des flammes et l’odeur âcre de la fumée dans un sanctuaire purgé à cause d’un possible traître infiltré. On n’était, après tout, jamais trop prudent, et ses frères et sœurs partageaient son opinion, bien que certains eussent émis la suggestion de se débarrasser du jeune homme dans son sommeil – tous n’étaient pas prêts à accepter ce garnement sorti de nulle part, rejoignant la famille en réussissant à un test de pacotille dont une infirme avait été le juge.
Le rouquin avait accepté son sort, comprenant la logique selon laquelle raisonnait la famille – et plus particulièrement son dirigeant. Aemillia n’avait pas assisté aux rituels règlementaires ; sa vision, qui avait été une des plus violentes qu’il lui avait été donné de voir, l’avait vidée de toutes ses forces, et elle s’était rapidement endormie après s’être couchée – bien qu’effondrée fut un terme plus adéquat – dans son lit. Malgré sa rapide chute dans le sommeil, ce dernier n’avait en rien été de tout repos ; ses rêves, hantés par cet homme dont elle avait deviné la folie d’un simple regard dans ses yeux, avaient eu raison d’elle.
« Bien, » fit-elle en croisant les bras sur sa poitrine.
Elle se tourna dans le même temps vers la nouvelle recrue, bien qu’elle ne le regardât pas directement.
« Tout d’abord il faut déterminer avec quelle arme tu te sens le plus à l’aise. Le plus important pour un assassin, au-delà du savoir-faire, c’est l’outil avec lequel il réalise ses contrats. »
Étant le fils du marchand d’armes le plus influent de Bruma – tout du moins, jusqu’à sa mort – Cicéron avait certainement déjà dû manipuler quelques lames. Au moins pour aider. Mais le simple fait qu’il les regardât en tordant nerveusement ses doigts au creux de ses paumes indiquait le contraire ; il ne semblait pas à l’aise avec les armes, pour une raison qui lui était propre.
Aemillia en avait bien conscience : il en fallait, du cran, pour oser couper les tissus et enfoncer les chairs. Dire que l’on voulait tuer n’avait rien à voir avec l’acte en lui-même. Néanmoins, elle poursuivit son discours, prenant à peine en compte l’attitude hésitante du rouquin.
« Je ne vais pas y aller par quatre chemins, lâcha-t-elle sans considération, déjà fatiguée par la journée qui l’attendait. On a de tout ici ; toutes nos armes ont été fabriquées par Ticilius, notre forgeron. Mais j’ai bien vu hier, tu n’étais pas à l’aise avec cette épée. Tu n’as pas l’air de jouer avec la magie non plus – il faut dire que c’est rare, pour un Impérial. Que dirais-tu d’une dague plutôt ? Elles sont plus fines, plus légères, passent partout, et tout aussi létales que leurs sœurs de métal. »
Elle lui montra, parmi les armes posées sur la table de bois, une dague de fer des plus sobres ; la poignée était recouverte d’un cuir finement tanné. Ticilius se donnait toujours du mal pour réaliser des armes légères et bien affûtées ; ici, aucun d’entre eux n’utilisait d’arme lourde puisque cela était contradictoire avec leur politique de furtivité. Elle avait cependant rencontré à quelques occasions un Orque résidant dans le sanctuaire de Cheydinhal, et à qui il arrivait d’empoigner à deux mains son marteau de guerre pour éliminer la cible de son contrat.
Mais à Bruma, mis à part les elfes des bois, qui eux employaient bon nombre d’arcs et flèches – et qui nécessitaient un travail colossal puisqu’ils rechignaient à utiliser tout matériau végétal –, tous se servaient d’épées et de dagues, quand il ne s’agissait pas de magie comme c’était le cas pour Gireanr. Le Bréton avait appris à Aemillia à jouer avec le feu, concentrant la transmission de son savoir dans les sorts de destruction, sous la demande de la jeune femme quelques années auparavant.
Cicéron, qui avait revêtu la tenue sibylline que portait chaque membre de la guilde d’assassins, avança avec hésitation, et prit tour à tour chacune des armes afin de les soupeser et de tenter quelques mouvements avec. Il jugea la dague légère, mais trop courte ; la masse permettait de donner de coups puissants sans être emporté par l’élan ; l’épée lui posait plus de problèmes à cause de son envergure ; la hache de guerre était quelque peu trop lourde pour lui. Lorsqu’il tenta de se saisir d’une grande épée à deux mains, il manqua de s’écrouler sous son poids.
Cela aurait pu faire sourire ou rire Aemillia, si seulement elle ne se sentait pas mal à l’aise face à la nouvelle recrue. Qu’avait donc Livius en tête ? Comment pouvait-elle le former, alors qu’elle-même n’avait pas passé le test habituel nécessaire à l’enrôlement de nouveaux membres de la confrérie ? Elle était incapable de transmettre son savoir à un gamin comme lui, encore plus en étant dans cette désagréable situation où elle ne pouvait le tolérer à ses côtés, et encore moins dans son champ de vision.
« Finalement je pense que je vais partir là-dessus, fit-il en empoignant de nouveau la dague, l’arrachant à ses pénibles pensées. Vous aviez raison, la dague est vraiment le meilleur choix pour tuer. »
L’Impériale eut un léger rictus – à moins que l’on appelât cela un sourire ? – et se stoppa à quelques mètres de distance de lui, près d’un mannequin d’entraînement. Le pauvre avait tant été utilisé que la toile qui le constituait était parsemée de trous, desquels ressortait le rembourrage de paille visant à lui donner un aspect plus proche de l’humain que de la poupée de chiffon. Elle se mit en position, jambe droite en arrière, et jambe gauche fléchie, prête à bondir sur sa cible. Ses muscles tendus tremblaient sous l’effort ; cela était à peine perceptible à travers l’épais tissu coloré de l’armure.
« Regarde-moi et observe bien, lâcha-t-elle. Imagine que ce mannequin est ta cible. Tu dois t’approcher discrètement – elle s’accroupit et avança pas à pas sans faire le moindre bruit – et lui porter un coup fatal. Vise la gorge, le ventre ou le torse. Comme ça. »
Elle se jeta, toujours dans un silence presque cérémonieux et nécessaire aux actions de l’ombre de la famille maudite, avant que sa lame ne se plantât lame dans trois parties du mannequin, successivement dans sa trachée, dans son cœur, et dans ses viscères, creusant de nouveaux trous à recoudre dans la toile ; de la paille s’en échappa et tomba mollement au sol. Puis Aemillia fit un bond en arrière pour s’éloigner de sa victime factice, et se réceptionna avec autant d’agilité qu’un Khajiit sur les dalles de pierre, et sous les yeux ébahis de Cicéron.
Elle se retourna vers lui, jamais sans croiser son regard, et d’un signe de la tête, lui fit comprendre qu’il était temps pour lui de passer de la théorie à la pratique. Il tenta de l’imiter, prenant appui sur ses jambes du mieux qu’il put, reproduisant comme il pensait devoir le faire les mouvements et les positions de sa mentor, mais, au moment de s’élancer, trébucha lamentablement à cause des pierres, rendues quelque peu glissantes à cause de l’humidité matinale des sous-sols de la ville. Aemillia afficha un nouveau rictus.
« C’est bien beau d’avoir sa victime en visuel, mais tu as oublié le plus important ; il faut examiner le terrain sur lequel tu évolues. Je t’avais prévenu ; observe bien. »
Il se releva sur ses coudes et genoux, et elle le regarda se relever et retenter son attaque. Il reprit ses appuis, jambe droite fléchie, jambe gauche tendue, et se tourna vers elle, comme s’il cherchait du regard son approbation avant de se lancer sur le mannequin à la mauvaise mine.
Elle eut le malheur de croiser ses yeux, et se crispa soudainement tandis que son esprit était de nouveau torturé par une nouvelle vision qui manqua de la faire s’écrouler. Elle porta sa main à son front, et respira lourdement. La douleur lui vrillait le crâne, l’air étouffant ne suffisait plus à remplir ses poumons, son armure compressait sa poitrine et l’empêchait de retrouver son calme. Même si elle ferma les paupières et fit pression sur elles pour brouiller l’obscurité qui gagnait sa vue, il était déjà trop tard.
Il s’agissait d’une pièce sombre ; elle reconnaissait la « chapelle » mais quelque chose avait l’air différent. Elle s’y trouvait en compagnie d’un individu ; cet homme, elle le devinait malgré les traits plus matures qui creusaient son visage, n’était autre que Cicéron. Le même Impérial, au teint clair et aux cheveux roux plutôt longs, que celui qui se tenait physiquement à ses côtés, par-delà la vision. Elle s’éloigna de lui, et sans savoir où il se trouvait, elle s’avança vers la porte menant à l’entrée principale du sanctuaire. Derrière elle, les quartiers privés, les dédales et les tunnels, et l’Impérial immobile. Elle se sentit sortir sa dague, et s’apprêta à affronter des hommes en armure qui pénétraient avec, semblait-il, grand fracas dans le sanctuaire. Des gardes du Penitus Oculatus, à en voir leur armure. Quelle horreur.
Elle écarquilla l’œil. Par Sithis, ce n’était pas une purge interne. Non, c’était pire que cela. Une purge sous ordre de l’Empereur. Mais quand serait-ce ? Le Cicéron qu’elle avait vu était bien âgé de quelques années de plus que celui qu’elle devait entraîner à l’instant présent. Serait-ce lui qui les mènerait à leur perte ? Non, puisqu’il semblait lui aussi prêt à en découdre – mais en était-ce vraiment le cas ? – avec leurs ennemis. Impossible. Tout bonnement impossible. Mais alors, devait-elle informer les autres ? Valait-il mieux qu’il sussent ce qu’il adviendrait d’eux d’ici quelques années ? Devait-elle—
Un haut-le-cœur la prit, et elle sentit la bile remonter dans sa gorge, brûlant les parois de son œsophage. Elle ne put s’empêcher de renverser, et tomba à genoux sur la pierre humide. Sa tête tournait, l’empêchant tout repos qu’elle gardât l’œil ouvert comme fermé. Son esprit était lui aussi pris de vertiges tandis que les pensées défilaient, affluaient, chacune encore plus sauvage que la précédente, apportant avec elle son lot de réalisations funestes qu’elle regrettait de comprendre, d’imaginer. Vers quel avenir néfaste se ruaient-ils donc ? Pouvaient-ils encore freiner les engrenages du destin… ?
« Sœur ! s’écria Cicéron en accourant vers elle. Sœur ! Que vous arrive-t-il ? »
Il l’empoigna brusquement par les épaules, lui arrachant un nouveau hoquet nauséeux. Sa dague, abandonnée dans sa précipitation, vint heurter le sol, métal résonnant à chaque rebond qu’elle faisait contre les pierres polies par le passage et le piétinement des assassins venus s’entraîner là depuis des générations.
Aemillia lui désigna son œil droit de son index ; cela ne le rassura pas pour autant. Après tout, il ignorait ce qu’elle voulait dire par là. Et elle le comprit bien après, face à son inaction hésitante, et ses paroles grinçantes qui se voulaient rassurantes.
« Que puis-je faire pour aider ?
– Rien, articula-t-elle difficilement. Retourne t’entraîner. J’ai pas besoin d’un gamin pour aller mieux. »
Rapidement, J'ura, une de leurs sœurs de race khajiite, accourut ; elle avait perçu d’assez loin, grâce à son oreille fine, le bruit de la dague au sol, et avait deviné que quelque chose n’allait pas. La Khajiite aida Aemillia à se remettre sur pied, et la mena jusqu’à une chaise en bois où elle se laissa tomber sans retenue ; sa tête penchée en avant, le menton reposant presque contre son sternum, n’affichait aucune expression. J’ura passa sa main poilue sur son front, plaquant sa paume contre la peau de l’impériale. Sans prononcer le moindre mot, elle alla chercher un linge qu’elle trempa dans l’eau de la fontaine des quartiers communs et le plaqua sur le haut de son visage.
« M—Merci, J’ura, souffla-t-elle faiblement, épuisée par le violent imprévu auquel elle avait fait face.
– Repose-toi. Notre Père ne souhaite pas que tu le rejoignes si tôt à cause de ce maudit Divin.
– Rassure-toi, je ne compte pas vous quitter de sitôt, » rit-elle bien que le cœur n’y fût pas.
Aemillia laissa s’échapper un soupir. Un temps de silence, juste avant que la colère de J’ura n’explosât.
« Toi, cracha la Khajiite à la fourrure brune en direction d’un Cicéron resté immobile et silencieux tant il ne savait que faire. Ne t’approche pas d’elle. Je sais pas qui tu es, ni ce que tu es venu faire parmi nous, mais si tu blesses notre sœur tu le paieras de ton sang. »
Il acquiesça, et déglutit en constatant les crocs pointus et les poils hérissés de la femme animale, ainsi que ses griffes acérées, qu’elle avait sorties par réflexe, et qui semblaient bien plus affûtées que la meilleure des lames. De toutes les manières d’être assassiné, par les griffes monstrueuses d’un Khajiit semblait être la pire.
Aemillia congédia J’ura et laissa s’échapper un nouveau soupir, bien plus long et moins retenu que le précédent. Elle sentait ses vertiges se dissiper, mais était encore bien incapable de se remettre debout. Le linge froid sur son front l’apaisait, mais ça n’était qu’une questions de minutes avant que ce contact humide ne devînt plus désagréable que salvateur.
« Est-ce que je peux faire quelque chose pour vous ? risqua Cicéron en voyant son teint reprendre quelques couleurs.
– Reste loin de moi, grogna-t-elle en retour, fronçant les sourcils, et massant ses tempes du bout des doigts. Va attaquer ce maudit sac de paille. Bon sang, laisse-moi tranquille… »
Son ordre sonnait plutôt comme une plainte désespérée. Il obéit tout de même, en silence, et reprit l’arme dans ses mains. Il tenta encore et encore d’imiter les gestes qu’il l’avait vue exécuter, sans parvenir n’était-ce qu’à s’approcher sans faire le moindre bruit. Poignarder le mannequin était aussi facile qu’il ne se l’imaginait. Mais viser, et rester discret, relevait presque de l’impossible, sur le moment.
Quelquefois, il jetait un regard en arrière, et contemplait la jeune femme dont le visage était parcouru de rictus de douleur dès que le souvenir de sa vision, ou encore du regard de cet homme fou qu’elle avait croisé la veille, revenait hanter son esprit.