Digne de vie

Chapitre 1 : Chapitre I – « Un baiser, chère Mère » – Partie I

2608 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 08/01/2022 01:41

Chapitre I

« Un baiser, chère Mère »

Partie I



 

Inspiration.

Elle ouvrit l’œil. Quelques rayons de lumière lui parvenaient depuis le couloir dans lequel brûlaient des torches dont chacune des courtes vies arrivait à son terme. Bientôt, si nul ne les remplaçait, elles s’éteindraient en vacillant, laissant derrière elles une traînée de fumée à l’odeur désagréable, irritant nez et narines, ainsi qu’une froide obscurité.

Expiration.

Sa tête cognait, douloureuse. La jeune femme connaissait les signes. Qu’allait-elle entrevoir ce jour-ci ?

Elle se leva difficilement, sortant de sa couche rembourrée de paille et adoucie par une peau de smilodon soigneusement entretenue. Se dirigeant d’un pas encore engourdi par le sommeil vers la fontaine trouvant sa source dans les montagnes voisines, un bâillement la fit se stopper devant le bassin creusé à-même la pierre, au-dessus duquel elle se pencha afin de se passer un coup d’eau sur le visage. S’assurant qu’elle était seule dans la pièce, elle troqua sa robe de chanvre rêche – qu’elle revêtait pour dormir, toujours plus confortable que le cuir – contre son armure dont le rouge autrefois carmin avait été terni par la terre sale qui la recouvrait et les taches de sang incrusté qui refusaient de partir. Porter cette sombre coule qui lui dissimulait le visage lorsqu’elle travaillait alors qu’elle ne faisait que rester « chez elle » lui était très désagréable, mais un pressentiment lui dicta de la revêtir, pour cette fois.

La jeune femme se saisit du petit miroir poli qu’elle s’était acheté avec sa dernière prime, et examina son visage. Le reflet que lui renvoya l’objet faisait peine à voir. Cinq griffures, cicatrisées depuis le temps bien que toujours aussi rouges, partaient du milieu du front et descendaient jusque sur sa joue droite ; son œil, qui n’avait pas été épargné par la blessure, était blanc – l’iris et la pupille étaient voilés, incolores – et ne voyait plus depuis longtemps. Elle passa ses doigts sur la blessure. Les jours où le sang battait violemment dans ses tempes, la cicatrice la lançait, comme si elle revivait l’instant où la blessure lui avait été infligée...

Elle secoua la tête, et se dirigea le plus paisiblement qu’il lui était possible vers la salle d’entraînement pour saluer ses frères et sœurs d’armes, qui faisaient déjà pour certains quelques échauffements, s’apprêtant pour la journée et les contrats à venir. La majorité d’entre eux était d’origine impériale, et se fondait aisément dans la foule évoluant dans la province cosmopolite dont cette ethnie était traditionnellement originaire – Cyrodiil. Bien que le sanctuaire dans lequel ils vivaient se trouvât à Bruma, près de la frontière avec la province voisine de Bordeciel, on trouvait plus dans leurs rangs d’individus venus des régions chaudes du Val-Boisé – des Bosmers – ou encore d’Elsweyr – des Khajiits – que de Nordiques. Ils étaient une quinzaine d’assassins s’étant installés dans ce sanctuaire de la Confrérie Noire. Cette dernière était semblable à une grande famille, bien qu’elle fût sur le déclin ; peu à peu la répression faisait que des purges avaient fréquemment lieu, quand ce n’était pas l’affaire de quelque descente sous ordre de l’empereur. Par chance, cela n’avait pas encore eu lieu chez eux, pour le plus grand bonheur de tous, semblait-il.

« Bonjour, sœur, la salua Isovinia, une femme impériale à la chevelure cramoisie soigneusement entretenue, lorsqu’elle alla la voir. Nous avons reçu plusieurs contrats aujourd’hui. Va voir Livius, il souhaite t’en confier un ou deux. »

Elle remercia sobrement sa sœur d’armes, sans oublier de lui montrer le respect qu’elle lui devait ; Isovinia était une Silencieuse, un assassin agissant pour l’un des quatre Parleurs, dirigeants des sanctuaires les plus importants de la Confrérie. À Bruma, c’était Livius qui commandait, d’égal à égal avec les autres Parleurs œuvrant dans trois des derniers sanctuaires encore debout. Et sous son commandement, l’homme gardait trois hommes de main l’aidant dans les concertations et les prises de décisions ; bien que ces trois membres ne fussent aussi Parleurs de leur état, ils étaient considérés comme tels dans le sanctuaire de Bruma. Isovinia était justement la Silencieuse de Livius, et il était de son devoir d’agir comme le ferait l’homme à qui elle obéissait, puisque ce dernier, dont la présence était cruciale pour le maintien de la famille, ne pouvait plus se permettre de tuer qui que ce fût par crainte de voir sa tête mise à prix. Tel était le prix à payer pour être un Parleur de la Confrérie Noire.

Lorsqu’elle parvint dans les quartiers de Livius, ce dernier l’accueillit à bras ouverts.

« Ah, Aemillia, salua-t-il dans un large sourire. Comment vas-tu ? As-tu eu des visions ces jours-ci ?

– J’ignore quand sera la prochaine, mais elle arrivera plus tôt qu’on ne le pense, répondit-elle en désignant son œil aveugle du bout de l’index, autour duquel brillait un anneau d’or. Isovinia m’a dit que tu avais du travail pour moi.

– Oui, Alisanne nous a fait parvenir de Bravil plusieurs contrats ; j’en ai confié un aux frères khajiits, un à Gireanr et un à Irwaweneth. Je te laisse choisir duquel des trois restants tu veux t’occuper. »

Elle prit dans ses mains abîmées par les épreuves de la vie les lettres qui avaient été décachetées par le Parleur ; deux des contrats restants nécessitaient de se montrer en pleine ville pour aborder le commanditaire, tandis que le dernier lui demandait juste de se rendre dans une ferme un peu éloignée. Elle choisit l’un des premiers, désireuse de rester dans les environs ; elle n’aimait pas tellement se déplacer trop loin lorsqu’une vision menaçait de se révéler à elle.

« Le commanditaire réside dans l’auberge ? Un voyageur ?

– Probablement. Bon courage. »

Aemillia n’aimait pas partir de si bon matin et affronter la fraîcheur automnale, mais puisqu’il lui fallait aller à l’auberge, peut-être pouvait-elle se payer de quoi grignoter avec l’avance que lui fournirait le client. Elle retourna rapidement dans ses quartiers, ôta son armure pour à la place revêtir une robe et un manteau qui lui permettraient de se dissimuler des regards en attendant de passer à l’action, et se saisit de sa dague, qu’elle glissa dans la boucle de sa ceinture, dans son dos. Une approche furtive, en plein jour, à l’aide de ses meilleurs acolytes pour commettre des crimes. Il n’y avait rien de mieux.

Elle sortit par une énième entrée secrète, qui débouchait dans une ruelle peu fréquentée, comme tous leurs passages ; il ne lui fallut marcher que quelques instants avant de se retrouver devant une bâtisse faite de pierres et de bois, devant laquelle trônait une enseigne gravée sur laquelle pouvait-on lire « À la vue de Jerall » ; le nom faisait référence à la chaîne de montagnes éponyme au pied de laquelle se trouvait la ville, et donc l’auberge. Apparemment, un autre établissement du même nom œuvrait de l’autre côté de la frontière, dans la ville de Helgen, la première que l’on rencontrait lorsque l’on suivait la route une fois le col passé. Difficile de savoir s’il s’agissait d’un mythe ou non à moins de s’y rendre par soi-même.

Elle passa le seuil du bâtiment en silence, accompagnant la porte lorsqu’elle se referma afin de faire le moins de bruit possible, et s’approcha du tavernier ; celui-ci la connaissait bien – à vrai-dire, elle était connue comme le loup blanc à cause de son œil et de sa cicatrice ; tous ignoraient quelle était sa réelle profession cependant – et la salua chaleureusement. Elle lui demanda innocemment s’il avait de nombreux clients, ce qui était d’ordinaire rare à cette période de l’année.

« Oui, il y a bien un homme qui loue la chambre en face. Tu as affaire avec lui ?

– On m’a chargée de prendre commande auprès de lui.

– Va frapper à sa porte, il y est. »

Voilà qui lui facilitait la tâche. Tant mieux. Elle n’aimait pas lorsqu’il lui fallait interroger des gens au hasard pour tenter de deviner s’il s’agissait de son commanditaire. D’ordinaire les contrats étaient assez fournis en détail le fait que celui qu’elle avait choisi ne mentionnait qu’un voyageur, sans donner plus d’informations, laissait comprendre qu’il n’y en avait pas plus qu’un dans l’auberge. Mais on n’était jamais trop prudent lorsque l’on vivait dans l’ombre.

Lorsqu’elle donna quelques coups à la porte, étouffés mais suffisamment forts pour être entendus de l’autre côté, l’homme – un Rougegarde bien emmitouflé dans ses vêtements chauds – vint lui ouvrir en prenant toutes ses précautions, et recula de quelques pas en voyant sa balafre et son œil blanc. Il lui demanda prudemment de décliner son identité, ce à quoi elle répondit le plus sobrement qu’elle était là pour sa commande, en insistant bien sur ce terme. Invitée à entrer dans la chambre, vétuste mais néanmoins confortable – elle avait souvent dormi dans ces lits par le passé –, elle l’écouta lui expliquer en détail qui était sa cible, un marchand du quartier qui l’aurait arnaqué en lui vendant une arme de piètre qualité, et qui s’était brisée à la première utilisation. Il lui promit une belle somme, dont il paya la moitié en avance afin de prouver son engagement. Aemillia noua la bourse sur sa ceinture, près de la dague, et tourna les talons. Le contrat était signé, elle n’avait plus qu’à exécuter sa part, non sans piocher dans la bourse quelques septims afin de s’offrir quelque chose pour remplir son estomac avant de se mettre au travail.

La jeune femme trouva la cible sur le marché, où elle s’aventurait rarement en-dehors de ses contrats ; l’homme, un Impérial qui avait vu de nombreux hivers comme celui qui s’annonçait à eux par ce temps glacial pour la saison, frottait ses mains l’une contre l’autre, vaine tentative pour les réchauffer. Sous son bonnet de laine usé, s’échappant de l’écharpe qui enserrait son cou, apercevait-on quelques cheveux gris dans la tignasse roux clair qu’il arborait. Il proposait sur son étal diverses armes, de la dague légère et pratique au marteau de guerre difficilement maniable si l’on n’était pas assez musclé pour le brandir. Elle se demanda comment l’aborder malgré tout ce monde ; elle qui détestait les foules, voilà qu’elle était dans une impasse.

Il lui fallait faire ce qu’elle aimait de mieux : utiliser du poison. L’Impériale avait acquis, grâce à un frère malheureusement disparu depuis quelques années dans de tristes circonstances, deux ou trois notions d’alchimie. Elle avait développé un certain goût pour le poison, qui permettait de lui faciliter grandement la tâche lorsque la situation était quelque peu épineuse, comme ici. Sa robe épaisse lui permettait de glisser quelques fioles entre les couches de tissu, et il ne lui fallut pas chercher bien longtemps pour en sortir un poison de sa concoction, qui paralysait la cible après contact avec le sang ; une simple goutte suffisait, et la paralysie permettait de tuer à petit feu en faisant cesser toutes les fonctions vitales les unes après les autres, du bout des doigts jusqu’au cœur. Aucun antidote n’existait à sa connaissance, ce qui l’arrangeait bien ; ceux que l’on pouvait se procurer chez l’alchimiste ne faisaient que retarder les effets, nul ne pouvait survivre à cela. Et dire qu’elle avait passé du temps à le perfectionner ! Elle en imbiba sa dague, et s’approcha comme si de rien n’était des étals de la place du marché.

« Approchez, mademoiselle ! l’interpella l’homme, un homme approchant de la fin de sa quarantaine, aux traits tirés et à la peau claire. Voulez-vous une épée ? Vu votre carrure, je dirais plutôt une dague, qu’en pensez-vous ? »

Aemillia se laissa prendre au jeu, et s’avança. Elle aimait se divertir en observant ses cibles dans leur état naturel, ignorantes du funeste destin qui leur tomberait dessus quelques instants plus tard. Cette innocence de la mort inévitable rendait la situation si risible qu’il lui était difficile de garder un air sérieux tandis qu’il lui montrait diverses dagues d’acier ou de fer, dont elle voyait d’un simple coup d’œil qu’elles ne valaient rien. Elle en prit une ou deux dans ses mains, faisant mine de s’y intéresser, avant de les reposer. Puis elle dégaina paisiblement la sienne, une dague d’acier simple en apparence, et s’adressa enfin au vendeur.

« Pour le moment j’utilise celle-ci ; je trouve qu’elle n’est pas assez affûtée, pourriez-vous le faire pour moi ?

– Faites-moi voir ça. Pas trop affûtée vous dites ? »

En disant cela il passa ses doigts de long de la lame que Ticilius avait passée sur la meule pas plus tard que la veille ; elle était on ne pouvait plus tranchante.

Ce qui devait arriver arriva. L’homme s’entailla la main avec la dague d’acier, sans qu’elle n’eût besoin de faire quoi que ce fût de plus. Il retint un juron impliquant un des huit Divins et lâcha l’arme qui rebondit avec fracas sur son établi en se heurtant aux autres armes déposées là afin d’appâter le chaland.

« Oh, excusez-moi, fit Aemillia d’un air faussement paniqué, bien que convainquant. Est-ce que ça va ? J’ai dû me tromper et prendre celle que mon père a retravaillée hier. »

Il se reprit, en portant à ses lèvres la coupure afin d’en essuyer le sang qui perlait déjà, avant d’enrouler sur sa peau un linge en guise de bandage en attendant de mieux faire – il n’en aurait, malheureusement pour lui, jamais l’occasion. Le marchand d’armes lui rendit l’arme du crime qu’elle remit à sa place dans son dos. Puis, alors que personne, pas même sa victime, ne regardait, elle s’éclipsa hors de la scène de crime.

Jetant un dernier regard derrière elle avant de s’engouffrer dans une ruelle par laquelle elle regagnerait l’auberge, puis sa demeure, elle remarqua au loin les premiers symptômes de la paralysie qui allait rapidement avoir raison de la vie de cet homme. Une silhouette s’approcha de lui, mais elle n’y fit aucunement attention. Rien ne sauverait ce pitoyable Impérial de la mort qu’elle lui avait offerte.

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