Natifs, l'ère d'après
CHAPITRE V - Heya Polis
Elle porta le pied vers l'étrier, mobilisa énergiquement les muscles de sa jambe et, d'un imperceptible mouvement du bassin, se hissa sur Antiopa. Au contact de sa cavalière, la jument Akhal-Teke, reconnaissable à sa robe aux reflets d'or, se cabra presque tendrement comme pour souhaiter la bienvenue à Heda. La Commander signifiat sa reconnaissance à l'animal en lui flattant généreusement l'encolure. Satisfaite de cette échange, Antiopa hénnit joyeusement. L'agitation dans le campement de la coalition sembla se suspendre un instant. Le spectacle féerique qu'offrait l'union harmonieuse entre les noblesses conjuguées des deux partenaires entraînait invariablement les mêmes effets chez ceux qui avaient le privilège d'y assister. Même les témoins réguliers de cette parade céleste ne se lassaient pas de l'envoûtement qu'elle soulevait. Le voile léger de la brume déposée par la nuit sublimait encore davantage la grâce et l'éclat du couple. Arrachant un sourire attendri à Anya. La guerrière s'accorda quelques secondes pour goûter pleinement la scène. Comme pour se convaincre, si c'était encore nécessaire, que Lexa ne se satisfaisait pas d'incarner l'esprit du Commander. Elle le magnifiait. Dans un battement de cils, elle ferma cette brève parenthèse pour se recentrer sur ce qui l'occupait à quelques minutes du départ : la sécurité de Heda. La mise en application de la stratégie imaginée par Lexa réclamait une exigence qui déplaisait particulièrement à l'ancienne pygmalion du Commander puisqu'elle lui imposait de prendre la direction des opérations face à la citadelle rocheuse d'Azgeda. Lexa ne confierait à quiconque d'autre qu'Anya cette tâche imposante. La générale céderait donc pour un temps sa place de protectrice à Gustus, le plus qualifié de ses soldats pour garantir le bon déroulement du retour vers Polis. Alors qu'une lune rousse plongeait au-delà des sommets enneigés du territoire des Glaces, Anya s'approcha d'Antiopa. Elle caressa son museau fraichement baptisé par la rosée et, en lui agrippant la crinière, lui murmura secrètement à l'oreille.
-"Sonraun ste her sonraun, prends soin d'elle, Antiopa."
En se redressant, Anya découvrit le visage faussement réprobateur de Lexa. Plusieurs fois, le Commander avait prié son mentor de ne pas imposer une telle responsabilité à sa monture. Mais Anya n'était jamais parvenue à se libérer de ce rituel superstitieux.
-"Quand dois-je depêcher l'émissaire au Roi ?", questionna-t-elle pour masquer l'inquiétude que traduisait son geste.
Coutumière de la pirouette immanquablement pratiquée par sa conseillère, Lexa fît preuve, une nouvelle fois, d'indulgence et, ne laissant rien paraître de sa lassitude amusée, lui donna ses directives
-"Je ferai jouer l'olifant quand je jugerai qu'il est temps. Laissons à Igon le loisir de méditer ce revirement soudain. Pour la teneur du message, je te laisse le soin d'adapter la forme au fond". Anya approuva du regard. -"Et si un évenement fortuit intervient, je tergiverse avantageusement", compléta la générale de la garde. Heda acquiesça. Aucune des deux jeunes femmes n'ignorait le caractère superflu de ce conciliabule. Mais sa tenue permettait à chacune d'exprimer avec pudeur l'émoi que soulevait leur imminente séparation.
-"En ce qui concerne le reste, tout est en ordre ?", interrogea Heda sur un ton plus formel.
-"Galaan et Orion ont quitté le camp aux dernières heures de la nuit", promit Anya
-"Alors il est temps", conclut la Commander en tendant la main vers son mentor. Anya répondit à l'appel et serra résolument l'avant-bras de Heda contre le sien. A peine l'eut-elle relâché que Lexa, d'un délicat coup de talon, taquina les flancs d'Antiopa pour lui signifier que l'heure du départ était venue. La cohorte imita son guide et bientôt l'ensemble armé s'éloigna avant de disparaitre en direction du sud.
Les parfums bruts qui se dégageaient de l’humus remué sans relâche par les sabots de leurs chevaux aiguisèrent ses sens. La forêt. Ils traversaient une forêt. A la suite de son entretien avec la Commander, Echo avait reçu les soins du guérisseur de la Coalition. Méthodiquement, il avait terminé le travail entreprit par Heda en débarrassant les plaies de la guerrière d’Azgeda de toutes traces de sang. Puis avait appliqué un baume odorant sur chacune d’elles pour former un cataplasme. L’opération avait ravivé la douleur. Mais Echo s’était refusée à l’exprimer. Elle avait serré si fort ses mâchoires que les muscles de son visage avaient fini par se tétaniser. Rowan avait conclut son office en posant des linges sur ses blessures avant d’immobiliser son épaule droite. Puis, les deux colosses qui l’avaient extirpée de sa geôle pour la présenter à Lexa l’avaient saisie à nouveau avant de l’accompagner à son point de départ. Echo s’était alors accroupie près de la tenture qui masquait l’entrée de la tente. Elle y aperçu un guerrier qui montait la garde. Une lutte acharnée s’engagea entre elle et le sommeil. Son corps vidé, son esprit torturé la menaçait à tout instant de s’abandonner au repos. Elle lutta tant qu’elle pût avant de renoncer. Et d’être bousculée à nouveau par des bras étrangers. Dans l’engourdissement de son esprit, la voix d’Anya lui parvint aux oreilles. -« Prenez la direction de l’Ouest. Dans deux heures, vous bifurquez vers Polis. Soyez rapides. Et discrets. » Deux mains la transportèrent sur plusieurs mètres avant de la hisser sur un cheval. Plus un mot. Elle sentit qu’on lui glissait des rênes entre les mains. Puis le cheval se mit en action. Son corps épousa le mouvement de l’animal. Il se balançait, la berçait de ses va-et-vient. Quand elle ouvrit les yeux, définitivement réveillée par les fragrances de cette nature luxuriante, elle découvrit un guerrier qui menait sa monture au pas. Son angle de vue était réduit par le capuchon dont on l’avait couverte. D’un élan décidé, elle le fit basculer vers l’arrière.
-« Galaan, elle revient à elle. » Entendit Echo.
L’homme qui dirigeait son cheval jeta un regard derrière lui et tira sur les rênes de sa monture pour la mettre à l’arrêt. Tout en conservant la corde qui le reliait au cheval monté par Echo, il descendit de son destrier et se dirigea d’un pas assuré vers la jeune femme. Elle le vit lui tendre la main.
-« Descendez », ordonna-t-il.
Echo posa le regard sur le sol. L’altitude lui coupa les jambes. Un vertige. Son corps ne répondait plus. Elle posa sa main gauche sur son front pour tenter de reprendre ses esprits mais il lui sembla que l’univers tout entier se livrait à un danse chaotique à l’intérieur de sa tête.
Le guerrier lui agrippa la cuisse et la posa délicatement sur le sol.
-« Tu dois manger », grogna-t-il.
Il l’accompagna jusqu’à une souche où il la déposa.
-« Mange », somma-t-il en lui proposant de la viande fumée devant la bouche.
A regrets, elle accepta ce qui lui était présenté. Elle mastiqua lentement. Puis, petite à petit, ingurgita chaque morceau. Jamais elle ne s’était sentie aussi faible. Aussi vulnérable. Elle savait que l’état de son épaule pouvait justifier un tel état. Mais pas chez elle. Elle avait traversé bien pire que cela.
-« La pommade », pensa-t-elle. On l’avait droguée.
Elle eut tout juste le temps de tirer cette conclusion avant que le deuxième soldat ne la saisisse pour la remettre en selle.
-« Nous devons arriver avant… », commença-t-il.
-« Nous partons », coupa Galaan.
Prostrée sur sa monture, Echo s’évertuait à rassembler ses esprits. Ils avaient quitté le territoire Azgeda. Elle était vivante. Pourquoi ? Vers quelle destination la dirigeaient-elle ? Un goût métallique dans sa bouche interrompit ses divagations. Elle avait la nausée. Encore. Et son épaule semblait ne plus tenir qu’à un fil. Le temps sembla s’étirer et se raccourcir. Son corps la torturait. Inlassablement. Derrière ses paupières lourdes, elle discernait les heures qui défilaient dans le calme inquiétant d’un environnement sans âme. Puis, au détour d’un chemin qu’elle devinait au comportement de son destrier, des murmures soudaines l’éveillèrent à nouveau. Un brouhaha envahissant, oppressant se dressait vers le ciel. Echo redressa la tête.
-« Galaan. », ponctua l’homme qu’elle devinait derrière elle.
Entre ses paupières mi-closes et sous la capuche qui obstruait sa vue, elle distingua Galaan stoppait les chevaux. Il sauta aux pieds de sa monture et s’avança vers elle.
-« Tu dois voir ça ». Assura-t-il en lui dégageant les yeux.
La lumière éclatante d’un soleil au zénith lui brûla la rétine. Elle se protégea de son bras valide. Quand elle pu ouvrir les yeux sans souffrir et qu’elle les posa sur ce qui se présentait devant elle, son souffle se rompit presque. Lovée dans une vallée cernée de la forêt luxuriante que le trio avait traversée, s’étendait, à perte de vue, une cité abritée derrière de hautes fortifications. Tous les chemins qui s’étiraient depuis les alentours semblaient devoir mener à l’effervescence de ce lieu stupéfiant. Au bas des remparts, elle découvrit des champs où s’affairaient plusieurs dizaines d’hommes et de femmes. Il lui sembla même distinguer des troupeaux gardés dans d’immenses enclos. Au centre de la ville s’élevait un tour circulaire au sommet de laquelle brûlait un gigantesque brasier. Loin des conditions hostiles qu’imposait de vivre dans le Nord, elle découvrait l’existence d’une société organisée, structurée.
-« Polis », murmura-t-elle.
Galaan sourit.
- « Bienvenue à la capitale de la Coalition », lui adressa-t-il.
Et alors que son geôlier l’entraînait sur un chemin en lisière de forêt, elle ne décrocha pas son regard de ce spectacle utopique.
A bonne distance du territoire Azgeda, Lexa intima de sonner l’olifant. Le chant de l’instrument monta vers le ciel et suscita l’envolée de dizaines d’oiseaux dissimulés dans les arbres. Lorsque l’écho de l’appel se dissipa, elle jeta un regard derrière elle puis invita Antiopa à poursuivre sa route. La Commander se plongea à nouveau dans ses pensées. Si elle s’était octroyé quelques instant de quiétude au cours de la première partie du voyage qui la menait à Polis, elle n’en demeurait pas moins préoccupée par la situation. Elle était convaincue qu’elle avait avancé ses pions avec malice et intelligence. Mais cette certitude ne serait assurément pas partagée par les ambassadeurs de tous les clans. Si la majorité d’entre-eux aspiraient, comme elle, à une paix établie et durable, certains ne se départiraient jamais de leur esprit belliqueux. Apprendre que leur Commander avait quitté le champ de bataille sans avoir soumis le Roi des Glaces se révélerait inintelligible pour quelqu’uns. Il lui faudra à nouveau convaincre. Employer les mots adéquats. Ceux qui rassurent. Qui satisfont tout le monde. Et il faudrait qu’elle se montre tout aussi diplomate et persuasive pour justifier la présence à Polis d’une guerrière ennemie. De tous les mécanismes du plan qu’elle avait imaginé, Echo demeurait la seule carte dont elle n’avait pas encore réussi à trouver une place. Tout en étant pénétrée par la certitude absolue qu’Echo jouerait un rôle clé dans l’obtention de la paix. Mais pour parvenir à ses fins, il fallait à Lexa garantir la sécurité de la guerrière. Et s’accorder le temps nécessaire pour exploiter à bon escient cette opportunité. Polis était désormais proche. Elle n’avait pas besoin de compter les heures qui la séparaient de leur point de départ pour évaluer la distance qui la séparait encore de la capitale. Elle sentait la présence grandissante de la cité l’envahir à chaque mètre parcouru. Le temps pressait. Elle se tourna vers Gustus qui chevauchait à ses côtés.
-« Rejoint Galaan et Orion. Assure-toi que personne ne découvre la présence de la prisonnière ».
Gustus opina.
-« Quand vous serez arrivés, installe-là dans une des chambres de l’étage protocolaire. Deux gardes devant la porte. Aucune visite. J’enverrai Nykos vérifier son état quand nous serons à Polis », conclut Lexa.
Gustus tira sur les rênes de son cheval et quitta le cortège non sans avoir ordonné à un de ses seconds de prendre sa place aux côtés du Commander. Lexa le regarda s’éloigner entre dans la densité de la forêt. Puis regarda droit devant elle, un discret sourire posé sur les lèvres.