Deux nuits
Deux nuits
Un puissant roulement de tonnerre ébranla le manoir, rompant momentanément la monotonie du clapotis de la pluie sur le toit stylisé à l’occidentale. Le vacarme n’arrêta pas Heihachi Mishima, courant à perdre haleine parmi les portraits de ses aïeuls, estampes de puissants seigneurs de l’ère Edo ou encore photographies en noir et blanc d’officiers à la poitrine resplendissante de médailles. Un majordome, pantelant, le suivait tant bien que mal.
Heihachi s’arrêta subitement, et le laquais manqua de le percuter de plein fouet, ce qui lui aurait sans nul doute valu, au mieux une bonne correction, au pire un renvoi immédiat et définitif. Et à en juger par l’expression de son maître, la seconde option paraissait de loin la plus envisageable. Le fils unique de Jinpachi Mishima, s’il n’était nullement cruel ou malveillant, était d’une sévérité plus que redoutable. Il avait hérité de l’austérité et de la froideur de Jinpachi, et plus généralement de tous les Mishima l’ayant précédé. Bien qu’il n’ait qu’à peine dépassé la trentaine, ses cheveux déjà grisonnants et raréfiés sur l’avant de son crâne, et son regard détaché et flegmatique renforçaient cette aura de froide assurance. Il ne souriait presque jamais, hormis en présence de Kazume, sa ravissante femme. La plupart des serviteurs de la maison Mishima avaient, lors de leur mariage, cru à une union arrangée. On ne pouvait imaginer de personnes plus radicalement opposées que Heihachi, taciturne et renfermé, et Kazume, joviale et extravertie. Pourtant, il était rapidement devenu évident que le jeune Mishima était fou amoureux de sa femme. Elle seule était capable de faire fondre, l’armure, ou plutôt le blindage de glace qui entourait l’alors jeune et intraitable homme d’affaire. Elle seule était capable de faire apparaître cette étincelle dans son regard, cette lueur simple, que tout un chacun avait en soi, mis à part lui. Le bonheur.
« Que se passe-t-il ? demanda-t-il d’un ton neutre au médecin en sueur qui se tenait juste à l’entrée d’une chambre –celle de Kazume-, visiblement siège d’une agitation frénétique.
La voix de Heihachi était toujours calme et parfaitement contrôlée. Mais quelqu’un ayant longtemps vécu ou travaillé avec lui aurait su déceler de subtiles nuances. Une telle personne aurait su à cet instant qu’il était dévoré d’angoisse.
-M. Mishima Jinpachi est-il présent ?
-Il est actuellement en déplacement. Veuillez répondre à ma question, M. Kawanishi.
Le ton était toujours neutre, mais le chirurgien décela sans peine la menace sous-jacente. Il transpirait à grosses gouttes à présent.
-L’accouchement… ne se déroule pas comme prévu, M. Mishima-sama.
La lumière d’un éclair illumina la pièce et le couloir. L’instant suivant, le tonnerre roula, plus puissant encore que la fois précédente.
-Comment cela ?
-L’enfant va bien monsieur, mais…
Il fut interrompu par une sage-femme.
-M. Kawanishi, l’enfant vient !
Le chirurgien, plus livide que jamais, se tourna vers Heihachi, s’apprêtait à se précipiter à sa suite, mais Heihachi le retint par l’épaule.
-Faites de votre mieux, Kawanishi. L’enjeu est terrible pour moi comme pour vous.
L’autre opina sans comprendre.
-Comprenez ceci : si vous ne parvenez pas à sauver ma femme, vous perdrez plus que votre emploi. Songez-y.
Le médecin blêmit encore davantage, avant de fermer la porte derrière lui.
Heihachi s’affala contre un mur et manqua de s’effondrer. A quelque pas de lui, une horloge suisse sonna minuit.
Heihachi aurait du être submergé par un maelstrom chaotique d’angoisse, de désespoir et de douleur. Il aurait du être fou de rage devant son impuissance, ou terrassé par le chagrin.
Mais il ne ressentait rien de tout cela. Le visage enfoui dans ses mains moites, il était comme anesthésié. Le monde pourrait s’effondrer autour de lui sans qu’il s’en rendre compte. Il avait l’impression d’être siphonné, vidé de sa substance. A peine prêtait-il attention aux cris de Kazume. Il remarqua que ses employés de maison se tenaient quasiment tous, à présent, dans le couloir sombre. Dehors, l’orage ne s’était toujours pas calmé. Combien de temps avait-il pu s’écouler ?
A quelques pas de lui, l’horloge sonna, un seul coup. Une heure du matin. La note grave parut durer indéfiniment, comme si elle se répercutait continuellement entre lui et cette porte qu’il n’osait franchir, cette porte qui parfois lui semblait le mener vers son salut, d’autres fois vers la noirceur de ses pires cauchemars. Le dong finit par retomber. Et à présent, des cris de nourrisson s’élevaient derrière la porte. Alors, Heihachi se leva.
Les deux sages-femmes et Kawanishi s’étaient écartés du lit. Kazume tenait le bébé dans ses bras d’une pâleur cadavérique. Voyait Heihachi entrer, elle lui sourit, mais son teint était hâve.
« Ton fils.
Heihachi ne répondit rien.
-Il s’appellera Kazuya. C’est un magnifique prénom.
-C’est vrai.
Kazume déglutit avec difficulté avant de parler à nouveau. Une véritable mare de sang s’agrandissait peu à peu entre ses jambes. Sa voix n’était plus qu’une murmure.
-Promet-moi de l’aimer, Heihachi. Jure-moi que notre fils vivra heureux.
Elle cligna des yeux.
-Je.. commença-t-il, avant d’être interrompu par une sage-femme, qui se précipita pour récupérer l’enfant, peu en sécurité dans les bras trop affaiblis de sa mère.
Kazume se laissa glisser sur son oreiller. Elle ferma à nouveau les yeux et soupira. Heihachi voulut parler, dire quelque chose crier, hurler, implorer, mais aucun son ne voulut s’échapper de sa gorge.
Kazume ne rouvrit pas les yeux. Un éclair illumina la scène. Le tonnerre gronda plus fort que jamais. L’enfant pleurait.
Heihachi quitta la pièce, sans un regard en arrière. Prenant le chirurgien par les épaules, il l’invita à le suivre.
-Allons marcher, Kawanishi. »
Il laissa le chirurgien le précéder, et saisit subrepticement l’un des sabres de sa collection, qui ornaient les murs des corridors de la demeure. Ils passèrent rapidement devant l’horloge suisse qui avait sonné le glas de son âme, et son regard se refléta sur l’or poli du pendule. La lueur qui s’y trouvait auparavant, celle que seule sa bien-aimée pouvait faire apparaître, s’était évanouie. Pour toujours.
De longs filets de sueurs coulaient dans le dos de Kazuya. Il tenta à nouveau de placer un coup de poing, mais Heihachi, plus rapide, détourna son bras et contre-attaqua violemment. Le garçon fut soulevé de terre et atterrit quelques mètres plus loin, les côtes douloureuses. Lors de leurs entraînements réguliers, son père ne prenait jamais de pincettes. C’était, lui répétait-il sans cesse, afin de l’endurcir pour faire de lui un Mishima digne de ce nom.
En fait d’endurcissement, Kazuya éprouvait surtout de la solitude. Tous les employés du manoir s’accordaient à dire que son caractère tenait bien plus de sa mère que de son père. Pourtant, il admirait Heihachi. Et la distance de ce dernier ne le rendait à ses yeux que plus mystérieux et vénérable.
Heihachi était conscient de cela ; et il n’en était que d’autant plus irrité. Malgré toute la froideur dont il faisait preuve à l’égard de Kazuya, le gamin ne cessait d’essayer de lui plaire. Pathétique. Méprisable.
Pourtant, les efforts du gamin n’étaient pas improductifs. Premier de sa classe tout au long de sa scolarité, jusqu’à ce qu’Heihachi l’en retire afin d’éviter qu’il ne se fasse des amis, il était avait également été champion du japon de karaté dans sa catégorie d’âge à trois reprises. Cela avait incité Heihachi à lui donner sa chance. Après tout, il fallait un héritier à l’empire tentaculaire de la Mishima Zaibatsu. C’était dans cette optique qu’il avait entrepris de l’initier au karaté style Mishima, qui avait été façonné parallèlement aux styles traditionnels par des générations de Mishima. Kazuya s’était montré très doué, et avec Heihachi comme professeur, qui lui-même était cinquième dan, il avait progressé rapidement.
Rien n’y avait fait. Heihachi ne pouvait aimer son fils, il ne pouvait même éprouver seulement de l’indifférence envers lui. Il le haïssait. Viscéralement.
Kazuya se releva tant bien que mal. La séance s’était prolongé plus tard que d’habitude, et il était épuisé. Normalement, les entraînements s’achevaient au coucher du soleil. Et normalement, ils ne s’approchaient jamais autant de la falaise qui bordait le terrain d’entraînement.
Heihachi expédia un violent direct à la mâchoire de l’adolescent qui encaissa le choc pourtant rude ; en combattant expérimenté, il vit l’ouverture qui se présentait et enchaîna sur un coup de pied retourné qui cueillit Kazuya au plexus solaire. Le gamin s’écroula sur le dos plusieurs mètres plus loin, et ne se releva pas. Le coup lui avait coupé le souffle, et sans doute déplacé quelques côtes flottantes.
Kazuya se sentit soulevé par la gorge. Sa vision, d’abord floue, gagna en netteté, et il distingua la figure comme toujours glaciale de son père. Il était suspendu au dessus du vide. Suspendu plus de cent mètres au dessus de rochers acérés. Malgré lui, il commença à trembler. Il n’avait pas âme qui vive à des lieues à la ronde. Ils s’entraînaient toujours à la campagne. Le seul indice de présence humaine était la lumière des phares de leur voiture, garée à plus de trois kilomètres de là. Le chauffeur devait être à l’intérieur.
« Père, que faites-vous ?
Il devait être en train de le tester. Son père le testait constamment.
-Je rends la justice. J’aurais dû le faire il y a longtemps.
Quelque chose n’allait pas, Kazuya s’en rendait compte. Le regard de son père était… différent. Il affichait une froide résolution. Les yeux de l’adolescent s’écarquillèrent quand il comprit ce qui allait se passer.
-Pourquoi ?
Heihachi répondit d’une voix monocorde.
-Parce que tu es le meurtrier de ma femme. Et parce que je te hais. »
Puis il ouvrit la main. Kazuya tomba en silence, sans quitter son père du regard. Il disparut dans la brume avant la fin de sa chute.
Heihachi se détourna. Il revint à la voiture sans se retourner. Le chauffeur ne posa pas de questions. Dans moins d’une heure, il serait au manoir. Là, comme tous les soirs depuis treize ans, il se posterait devant l’horloge suisse, à une heure du matin. Et s’il n’espérait plus voir le spectre de sa défunte bien-aimée, il serait cette fois-ci en paix. Puis il cesserait ce rituel.
La douleur était si forte que Kazuya se demanda comment il pouvait être encore en vie. Son corps était brisé et son dos transpercé par un roc à la pointe aiguë. Il pouvait sentir son sang former une mare sous lui. Le pied de la falaise était percé de nombreuses grottes.
Tout cela paraissait très irréel. La douleur parut s’atténuer un peu. Peut-être s’y habituait-il, ou peut-être était-ce la mort qui l’emportait.
Il entendit une voix l’appeler, depuis l’une des ouvertures qui se présentait à lui. Il bougea un bras, et tenta de se redresser, mais en vain ; il ne sentait plus ses jambes et ne pouvait plus les bouger. Qu’importait : la voix semblait venir à lui.
« Kazuya… »
Il tenta d’ouvrir la bouche, sans plus de résultat qu’une douleur affreuse. Sa mâchoire était brisée.
« Kazuya, je peux te sauver… »
Il réalisa que la voix résonnait dans sa tête.
« Qui êtes-vous ? »
« Tu ne sais pas »
Il aurait du être troublé par cette réponse. Il ne le fut nullement.
« Alors faites-le. »
« Tu dois me faire un don, avant. Je veux ton âme dès que tu auras réalisé le souhait qui te raccroche à la vie. »
« Si vous m’arrachez à la mort, je jure de vous offrir mon âme… dès que j’aurais tué Heihachi ».
Il n’y eut pas de réponse. La douleur disparut progressivement. Puis il perdit connaissance.