New Orleans Haunted Tour
SYMPATHIE POUR LE DIVIN
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Washington, résidence de Walter Skinner, minuit passé
Walter Skinner regarda le dossier posé à plat sur le bureau de son domicile - un document qu'il n'aurait certes pas couru le risque de ramener sur son lieu de travail. En manches de chemise, les coudes sur le bois patiné, il ôta sa paire de lunettes chromées pour se masser les paupières avant d'attraper une petite bouteille d'eau qu'il vida à moitié.
La veille, sous couvert d'un déjeuner rapide dans le centre-ville, Mulder lui avait apporté et remis discrètement ce qu'il avait pu rassembler sur les antécédents et la généalogie des Winchester, et Dieu seul savait comment il avait obtenu ça. Walter aurait pu exiger de le savoir avant, quand il était encore nimbé de son "autorité hiérarchique" mais Mulder avait suffisamment posé qu'il entendait profiter de leur dé-hiérarchisation pour le traiter exactement comme il lui prenait la fantaisie de vouloir le faire. Et même si le dossier était à présent sous ses yeux consternés, il ne parvenait toujours pas à y croire, parce que le vrai dossier du FBI qui était haut comme un bras, ne comportait rien d'aussi dingue ni aussi intéressant. Parfois, il se demandait si Mulder n'avait pas raté sa vocation de conteur.
Au démarrage de sa lecture une heure auparavant, il avait la nuque raide et le dos droit du professionnel rompu à l'exercice consistant à parcourir des dizaines de pages de rapports très ennuyeux toute la journée. Et puis petit à petit, il s'était laissé gagner par le plaisir relativement inavouable de retrouver le style légèrement caustique qui caractérisait son ancien employé, quand il lui rédigeait ses rapports de mission... Scully, par exemple, n'écrivait pas de la même façon, elle était plus "clinique" et sans mauvais jeu de mot, mais à chaque renvoi de note en pied de page, il sentait sa bienveillance et son profond désir d'être didactique.
A chaque fois qu'il lisait leurs comptes-rendus, il entendait leurs voix, juste comme s'ils étaient là. Et force était de constater que c'était plaisant, confortable et familier de retrouver les tournures de celui qui n'était plus l'agent Mulder. Le monde avait changé très vite depuis son départ. En quelques années, on semblait avoir définitivement rayé le mot simplicité de tout le vocabulaire administratif, engoncé dans l'euphémisme, le sous-entendu vague et le politiquement correct.
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La généalogie des Winchester retint tout particulièrement son attention car elle fournissait un certain contexte pour deux hommes qui passaient dans les mailles de leurs filets depuis des mois. Tout d'abord, John Winchester. Il savait déjà que le père des suspects avait été marine et un tireur d'élite avant son mariage (chose qui l'avait interpellée à titre personnel puisqu'il avait également servi) mais pas qu'il était un enfant abandonné. Henry Winchester, le grand-père, avait été condamné par contumace pour abandon de domicile conjugal... L'homme avait totalement disparu un beau jour, alors que John Winchester n'avait que quatre ans et on supposait qu'il était soit décédé, soit extrêmement bien caché sous une autre identité. Ce n'était pas bon signe que cette piste tourne court, sur ce personnage de leur arbre alors qu'on avait apparemment des éléments trouvables sur les autres. Pas trouvables par les enquêteurs du FBI, certes, pensa-t-il avec dépit, mais trouvable par d'autres fouines bien plus motivées.
Mulder soulignait fortuitement ce chiffre de quatre ans, qui était l'âge auquel l'aîné des Winchester avait perdu sa mère au cours d'un meurtre sanglant non résolu. Il ajoutait qu'entre la disparition d'Henry et le meurtre sauvage de sa femme Mary, John Winchester avait pu retirer sa confiance aux autorités quant à se montrer capable de résoudre une affaire, et léguer sa méfiance en héritage à ses deux fils.
L'autre moitié de la famille n'était pas moins passionnante et encore plus troublante, puisque leur mère Mary Winchester s'appelait avant son mariage Mary Campbell, fille de Samuel et Deanna. Ces derniers venaient de Lawrence au Kansas. S'appuyant sur nombre de rapports de police présentés en annexe, Mulder faisait la supposition que le "clan Campbell" pouvait avoir été une puissante famille locale de justiciers ou appartenant à une forme de milice privée tolérée par la police du cru.
En les parcourant en diagonale, Skinner releva chez le shérif du coin une évidente complaisance pour ces gens dont les différents membres se trouvaient comme par hasard, constamment cités comme témoins dans des crimes violents mais sans jamais être inquiétés ou que quiconque ne s'étonne du fait. Une note au crayon à papier griffonnée en marge dans la distinctive écriture en pattes de mouches de Mulder demandait "pourquoi ?" et en-dessous "ont-ils des connexions avec la police qui les cache/protège ?"
Walter opina imperceptiblement. Bien sûr que la petite guerre stupide entre les policiers locaux et les fédéraux - perçus depuis toujours comme des étrangers arrogants parachutés dans des affaires privées - pouvait avoir été utilisée par les Winchester pour leur échapper si longtemps. Mais pour arriver à faire en sorte que des officiers de police assermentés mentent pour eux… Il fallait quelque chose de plus.
Les annexes méticuleusement présentées comportaient également un volet regroupant de nombreuses coupures de presse. Deux d'entre elles étaient entourées au marqueur rouge et l'écriture manuscrite de Mulder figurait à côté : "Avez-vous quelque chose à dire sur ça ?".
Walter se pencha en rajustant la position de ses lunettes pour essayer de mieux voir en dépit de la mauvaise photocopie. Un homme plus âgé que lui mais presque en tous points identiques - à ce détail près qu'il n'avait pas besoin de lunettes - posait en souriant sur une photo à côté du shérif. Si l'on en croyait la date de l'article, le cliché datait des années 70. Sur l'autre coupure, on le distinguait encore mieux et plus aucun doute n'était permis. Ce type-là, Skinner le voyait tous les matins dans le miroir...
Surpris et relativement mal à l'aise, Walter repensa à la scène où Dean Winchester l'avait apostrophé à la Nouvelle Orléans en le prenant pour un autre. Or si cette photo était bien celle de Campbell, pourquoi Winchester ne l'avait-il pas spontanément pris pour son grand-père ? Il n'avait strictement rien dit dans ce sens, ce qui était plutôt bizarre pour une réaction aussi viscérale.
Compulsant fébrilement le dossier et sa chronologie sommaire, Walter constata avec déception que Samuel Campbell était décédé bien avant la naissance des jeunes meurtriers rendant toute rencontre impossible… "sauf par l'intermédiaire de photos ou de légendes familiales" ajoutait Mulder comme s'il devinait à l'avance ses objections. Il s'empressait d'ajouter qu'il n'y croyait pas car le profil froid du père Winchester élevant ses enfants comme de petits soldats en les soumettant à des déménagements fréquents, ne cadrait pas selon lui avec l'instauration d'une transmission orale solide de l'histoire familiale. Il n'était probablement pas le genre de gars sentimental à tenir un journal... "Le seul traumatisme fondateur de cette cellule familiale, écrivait Fox, semble être la mort de Mary Winchester. Les répétitions de malédictions familiales (je sais que vous n'aimerez pas que je parle de karma) sont toutefois dérangeantes étant donné que Mary a perdu elle aussi ses deux parents, et également dans un massacre resté non résolu et impuni. Ainsi, où que l'on regarde dans ce dossier, la violence est omniprésente et semble avoir été transmise comme "naturelle" ou faisant partie de l'ordre des choses".
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Après les éléments généalogiques, l'ex-agent ne donnait hélas pas de pistes sur la façon dont ils subvenaient financièrement à leurs besoins. Le fisc n'avait aucune trace d'eux, ils n'avaient pas de bien immobilier, ils ne cotisaient à aucune mutuelle, n'avaient même pas le moindre abonnement de téléphone… D'où venaient les fonds ? Ils en avaient forcément car le rapport d'Henriksen et les témoignages directs de leur arrestation mentionnaient qu'ils étaient pourvus de plusieurs armes blanches et armes à feu (évidement non enregistrées). A la place, Mulder avait pris la peine de rédiger un témoignage circonstancié du comportement des deux frères en sa présence à la Nouvelle Orléans. Avec quelques précautions oratoires, il relevait que ses propres observations jetaient un éclairage spécial sur ce qui émergeait de l'étude des éléments familiaux rassemblés.
"En tant que témoin direct, poursuivait-il, je peux attester que leur attitude était particulièrement troublante pour des criminels sanguinaires tels qu'ils sont décrit dans le rapport du FBI que vous m'avez soumis. Tout le temps où nous nous sommes trouvés avec eux, DS et moi, ils nous ont traités comme des "civils" à protéger, se sont préoccupés de notre sécurité et de trouver un moyen de nous faire sortir alors que nous étions enfermés à l'intérieur de la maison rue Royale et soumis aux "émanations toxiques".
Bien que pris dans une forme de délire partagé très élaboré, leur discours restait relativement cohérent, pragmatique, et, dans certains cas, raisonnable, à condition de souscrire à leur conception des choses… Je me permets de souligner ce point, indiquant qu'ils sont encore accessibles à la négociation. Tout en ne respectant pas forcément l'autorité du FBI, ils ont semble-t-il l'habitude de se faire passer pour tels sous des noms fantaisistes, et de continuer à le faire malgré les mandats de recherche placés sur leur tête et le danger que cela représente pour eux. Leur motivation ne saurait donc être que de nature pragmatique ou idéaliste, et ne semble pas avoir de rapport avec une volonté d'humilier le Bureau ou de se jouer de lui par pur désœuvrement ou goût du défi. "
Skinner fit la moue. Il connaissait assez Mulder pour savoir que derrière cette formulation prudente, s'exprimaient des doutes quant au profil qui avait été élaboré précédemment pour eux. Les preuves étaient pourtant là. Ils étaient armés, tuer ne leur posait pas de problème, et les cadavres dépecés s'étaient empilés quand ils avaient été pris...
Mulder soulignait leur autonomie, la dévotion à ce qu'ils considéraient comme leur mission, le soutien qu'ils s'apportaient mutuellement, forgé sur une enfance difficile et des épreuves qui se poursuivaient dans le temps, comme le décès brutal de la petite-amie du cadet qui semblait l'avoir placé sur les mêmes rails que John Winchester, des années plus tôt. "Pour les mêmes raisons ?" pointait Mulder, en jouant les innocents.
Skinner était trop rôdé pour se laisser embobiner par son ex employé. Pour avoir discuté en privé avec Scully, il n'était pas sans savoir que le témoignage même de Fox, quelque convaincant qu'il puisse être, était sujet à caution dans la mesure où Dana avait émis des doutes sur son état psychique, qu'elle supposait sous influence d'un traitement médical pouvant fausser ses facultés...
Il s'attaqua quand même aux dernières pages. De façon inattendue, le dossier finissait sur une autre annexe consistant en un résumé du premier tome d'une série littéraire inconnue appelée L'évangile des Winchester. Walter fronça les sourcils en considérant la couverture où deux gars bodybuildés prenaient des poses ridicules et mystérieuses dans un cimetière inondé de lune. "Chasseurs de démons" ça devait être une métaphore. Les éditeurs étaient prêts à tout pour vendre n'importe quoi aux amateurs de fantastique en quête de mysticisme de pacotille dans un monde désenchanté… Mulder y soulignait pourtant des références précises ne figurant que dans leur dossier du FBI - dossier que l'auteur ne pouvait pas connaître sans en faire partie, ou avoir été renseigné par quelqu'un qui s'y trouvait. Il recommandait donc de le rencontrer, afin d'évaluer la fiabilité de ses informations. Car si nombre d'entre elles semblaient largement romancées et totalement invraisemblables, beaucoup trop posaient des questions dérangeantes par leur justesse.
Refermant le dossier, Skinner se saisit de son téléphone et lui envoya aussitôt un texto laconique : "Creusez la piste de Carver Edlund". L'idée même que ces deux assassins puissent avoir une sorte d'admirateur qui les idolâtre au point de leur écrire des histoires ne lui plaisait guère, car rien ne serait pire que des meurtriers charismatiques élevés au rang de héros par une jeunesse aux valeurs perverties.
Et juste comme il pensait cela, Walter Skinner, directeur-adjoint de FBI, laissa échapper un reniflement de dérision amère. Le souvenir écœurant des requins, infiltrés partout au plus haut, qui avaient composé le Syndicat vint le cueillir en lui collant la nausée. Il pouvait parler de valeurs perverties.
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Chicago, stand boissons du Comic Con
Le vis-à-vis de Fox était un type étonnamment sympathique. Cela faisait dix minutes qu'ils étaient assis à la buvette de la Convention sur des chaises en plastique et Carver Edlund, qui lui avait gentiment demandé de l'appeler Chuck, répondait à ses questions comme s'il n'avait rien de plus urgent à faire, alors que la file des gens venus pour se faire dédicacer un de ses livres s'allongeait avec une rapidité surprenante. Fox avait l'impression qu'ils arrivaient par blocs de dix à chaque seconde.
— On a le temps, atermoyait l'écrivain en souriant dans sa courte barbe. Ils ne vont pas s'en aller, ils sont venus pour ça… Et donc vous n'avez jamais retrouvé votre sœur ?
Malgré lui, Fox l'avait regardé en sursautant.
— Comment en sommes-nous venus à parler de cela ? questionna-t-il avec un amusant coup d'œil suspicieux sur les dernières gouttes au fond de son gobelet.
S'il n'avait pas été très informé sur les phénomènes de "perte de conscience du temps" intervenant souvent dans les témoignages d'abduction par des extraterrestres, il aurait juré que c'était très exactement ce qui venait de lui arriver. Sa raison lui disait qu'il était là dans cette atmosphère étouffante et bruyante depuis dix minutes, mais il avait l'impression d'avoir discuté depuis bien plus longtemps que ça.
— Quand on a parlé du FBI et de vos raisons pour y entrer, répondit patiemment Edlund.
Mulder avait pourtant l'impression qu'ils n'avaient rien fait de tel. Pourtant, il avait faim comme s'il n'avait rien avalé depuis de nombreuses heures, et le sucre dans sa boisson lui semblait bienvenu.
— Justement ça me fait penser… Vous avez un informateur sur le FBI et les choses qu'on trouve dans vos bouquins à ce sujet ? Un grand type noir, toujours renfrogné, par exemple ?… Je l'ai vu justement ce soir et très honnêtement, la dernière chose que j'imaginais, c'est qu'il pouvait être fan de ce genre de trucs.
— Ah, sourit Carver, pince-sans-rire, on croit connaître les gens et un jour on les découvre amateurs de sous-culture populaire… Mais je pense qu'il a dû se dire la même chose à votre propos. Désolé de vous décevoir, mais je n'ai pas d'indic au FBI... Ces gens n'ont aucun sens de l'humour et je préfère qu'ils ne s'intéressent pas à moi.
— Vraiment ? Il y a quand même deux ou trois choses sur le Bureau dans vos livres. Si pour la plupart elles ne donnent pas une bonne image, beaucoup sont malgré tout étonnamment précises.
Edlund arbora un gentil sourire un peu vague et il rosit, en pensant probablement que ça devait être un compliment sur son talent. Ses beaux yeux bleus rêveurs sous des paupières légèrement tombantes étaient les plus honnêtes du monde. Mulder sursauta encore à la pensée qu'il ait pu qualifier les yeux d'un homme de "beaux" mais l'écrivain répondait déjà avec un peu de timidité :
— Je pourrais vous dire que je regarde la télé… mais c'est sans doute le moment où vous allez me prendre pour un autre cinglé… se chagrina-t-il. Dommage, car j'aimais bien discuter avec vous. Vous avez un sens de l'observation vraiment particulier et un avis très spécial sur les Winchester. Vu que vous n'avez lu qu'un tome, je trouve ça remarquable.
Mulder regarda de côté en réalisant que ce type réussissait le tour de force de lui répondre toujours… à côté. Comment savez-vous ce que vous savez ? Réponse : vous avez si bien cerné mes personnages... Alors qu'il faisait des efforts constants pour centrer le sujet sur les Winchester, ce qu'il savait d'eux et comment, l'autre finissait toujours par le questionner sur lui et sa vie.
En observant ce qui se passait autour, il réalisa qu'un peu plus loin, au-delà de la file des badauds qui attendaient pour leur dédicace, un visage familier aux traits impénétrables s'avérait être celui du prétendu "ange" qui lui avait bousillé les tympans à la Nouvelle-Orléans. Qu'est-ce qu'il fichait ici ? Encore une autre excellente question.
— Que pensez-vous de Castiel ? demanda Fox à brûle-pourpoint pour le prendre par surprise.
« Chuck » eut un sourire interloqué sous sa moustache.
— Ah celle-là, je ne m'y attendais pas ! Félicitations ! Vous êtes plus fan que vous ne voulez me le faire croire ou bien le FBI a-t-il collé un mouchard dans mon ordinateur pour lire mon roman avant la sortie ?
— Tranquillisez-vous : ni l'un ni l'autre. Et ce qui m'intéresse, ce sont moins vos histoires que des gens un peu bizarres qui semblent vouloir les prendre au pied de la lettre. Vous vous inspirez de quelqu'un pour écrire ?
— Mhh, à ce que je vois, vous dites ne plus faire partie du FBI mais le FBI lui fera toujours partie de vous, répondit Edlund d'un air entendu. Non, je n'emprunte les textes de personne, c'est bien moi qui écris. Mais si vous croisez un type sur les forums qui se fait appeler Metatron, il lui arrive de laisser entendre qu'il a coécrit de larges portions de mes œuvres. Ce n'est pas vrai. Enfin c'est vrai, mais il gonfle son importance, ils les a seulement tapées. Le besoin de reconnaissance, ce mal du siècle...
Mulder s'agita.
— Je me fiche de ce Metatron, je ne vais pas sur les forums. Alors, Castiel, c'est un de vos fans forumiste aussi ? Je crois l'avoir vu ce soir.
— Ah voilà qui m'étonnerait bien. C'est un nouveau personnage, je ne vais pas vous le spoiler dès le début. Je ne sais pas trop comment vous pouvez connaître son nom car je suis en train d'écrire le quatrième tome… Mais comme vous m'êtes sympathique, posez-moi une question sur lui et je verrai si je peux vous dire quelque chose de pas trop compromettant pour l'intrigue…
— Ah, bah, j'en ai une autre que vous n'attendez pas. Est-ce qu'il serait du genre à me piquer ma copine quand j'ai le dos tourné ?
Carver haussa les sourcils, sourit brièvement et ses yeux brillèrent d'amusement.
— Oh non, je ne l'ai pas du tout écrit comme ça. C'est plutôt un brave garçon. Pas un de ces anges qui s'intéressent "aux filles des hommes" si c'est ce que vous insinuez…
— Genèse 6-1-4, murmura Mulder sans savoir pourquoi.
Il tourna de nouveau la tête dans la direction où il avait vu "l'Ange du Seigneur" et il repéra que celui-ci le fixait. Aussi étrange que cela pouvait paraître, et alors qu'il aurait eu envie de se lever illico pour aller lui poser des questions à lui aussi en espérant qu'il soit plus coopératif, il fut physiquement incapable bouger pour y aller. Pour la première fois, il se demanda si Scully n'avait pas raison de soupçonner que ses nouveaux médicaments ne lui valaient rien de bon. Il s'ébroua.
— Bon, M. Edlund, j'ai besoin que vous compreniez les enjeux, et je ne vais pas y aller par quatre chemins. Il y a des types, dans la vraie vie, qui se font passer pour vos personnages et je le sais parce que je les ai rencontrés et c'est pour ça que je suis là.
— Chuck, corrigea-t-il doucement avec un léger ton de reproche. Mais oui, il y en a même plein cette Convention ! opina-t-il avec un désarmant sourire. Vous voyez toutes ces chemises à carreaux ? Ça fait chaud au cœur… Il n'y a pas à dire.
— Non, ce n'est pas ce que je veux dire. Je veux dire que j'ai rencontré des hommes qui pensent qu'ils sont vos personnages. Ils ne différencient pas le roman de la réalité, et ils sont très dangereux, ce sont des tueurs qui sèment des cadavres derrière eux. D'où ma question précédente sur vos sources d'inspiration...
Edlund eut l'air embarrassé et presque… triste. Il eut un sourire timide en serrant son gobelet.
— Je n'ai rencontré aucun fan qui pense cela quand je viens dans ce type de réunion, admit-il avec une sorte de réticence. La version officielle que j'ai donnée à mon éditeur, c'est que j'invente ces histoires au fur et à mesure, et que je délaye au maximum sur des pages et des pages, les rares bonnes idées que je peux avoir...
— Mais ?
— Mais c'est plus bizarre que ça.
— Formidable ! Allez-y, Bizarre, c'est quasiment mon deuxième prénom ! sourit Mulder. Rien ne pourra vraiment me choquer.
— Ah, c'est là où on reparle du côté cinglé. En fait, reconnut-il en baissant un peu le ton et les yeux, je… je vois ces histoires en rêve. Elles envahissent un peu mon quotidien et m'obsèdent. Je n'arrive pas à m'en débarrasser. C'est un peu comme si vous allumiez la télé que vous avez beau zapper, c'est toujours le même programme…
— Qui sait ? Peut-être avez-vous atterri dans la Quatrième Dimension ? plaisanta Mulder qui pour le coup, était un vrai fan quand il était enfant.
— Probablement, acquiesça l'autre avec bienveillance. J'en étais là quand un jour, quelqu'un m'a conseillé de les coucher sur papier, pour me les sortir de la tête. C'est quand même mieux depuis que je fais ça... Et puis, une fois qu'elles ont été écrites, comme j'étais entre deux boulots, j'ai essayé de les vendre à un éditeur. C'est tout, reconnut-il avec simplicité.
— Donc si vous dites la vérité en affirmant que vous ne connaissez pas ces gars, vous êtes quoi ? Medium ?
— Les médiums, ce ne sont pas des gens qui parlent aux morts ? questionna-t-il innocemment. Est-ce que vos gars sont morts ?
— Apparemment, si je vous ai bien lu, ça dépend des fois mais... touché, admit Fox avec un sourire beau joueur. Globalement, ils ont l'air de s'accrocher à la vie ou bien la mort ne veut pas d'eux.
— Du coup, la Mort, ça ferait un bon personnage, et relativement naturel, rêva tout haut l'écrivain. Un cavalier de l'Apocalypse, ce serait cool non ?… Mhh, je vais y penser, peut-être dans le prochain tome, glisser un petit truc à ce sujet...
L'ancien agent du FBI secoua la tête, il était impossible de se mettre en colère contre ce doux rêveur à qui on aurait donné le bon dieu sans confession. Il regarda la foule autour de lui qui semblait toujours très lointaine, comme s'ils étaient sous cloche dans une bulle de verre qui les isolait de ce qui se passait à moins de deux mètres d'eux. Une part de son cerveau analysait très bien qu'il était retenu ici contre sa volonté mais il n'arrivait pas à se rebeller contre cet état de fait. C'était totalement irrationnel et cela ne lui faisait pas peur non plus.
— Je n'aimerais pas jouer aux échecs contre vous, Chuck, dans votre genre, vous êtes assez redoutable… Écoutez, je sais que vous êtes en train de me manipuler. Si vous ne voulez pas répondre à mes questions, et que je suis toujours là, est-ce que c'est parce que vous auriez quelque chose à me dire ?
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sSs
Au cœur de la nuit, Castiel avait obligeamment suivi la brune démone et ses fausses ailes dans un bout de ruelle situé à flanc de l'immense entrepôt qui accueillait la manifestation. Il y avait pas mal de poubelles odorantes qui croulaient sous les cartons et les plastiques dont les reflets pâles luisaient doucement sous les appliques crues qui lançaient d'obliques reflets jaunes.
Elle se cala contre un mur, appuyée sur un talon pointu, les mains dans les poches probablement serrées autour d'une arme… Elle semblait attendre tout en l'observant avec acuité sous paupières oblongues.
— Qu'est-ce qu'il y a ? demanda-t-il. Tu as changé d'avis ? Tu avais raison de vouloir t'en débarrasser, une main de Dieu peut te consumer autant qu'un humain. Je suppose que tu veux quelque chose d'important en échange ?
— Je veux que tu me laisses aider Sam Winchester. Il faut le préparer. Quand ce sera fait, il sera en mesure d'éliminer Lilith. Tu ne veux pas qu'il souffre, n'est-ce pas ? Je m'y emploie activement en le rendant plus fort.
— Je ne crois pas que ce soit ce que tu fais !
— Tu n'y connais rien ! Tu n'es qu'un pantin dans les mains de tes frères archanges et tout ceci te dépasse. Ils ne te disent pas la moitié de ce que tu dois savoir, ils ne te font même pas confiance.
— Et alors ?
— Et alors ? répéta-t-elle, déstabilisée, en se demandant s'il était vraiment idiot. Et alors avec une main de Dieu, tu pourrais enfin être pris au sérieux, et tu pourrais protéger Dean de ce qui l'attend lui. Prends ce pouvoir et infléchit l'orientation de l'Apocalypse !
— Non, se buta Castiel.
— Très bien, tu l'auras voulu. Je peux t'utiliser d'une autre façon, répondit-elle très calmement.
Elle sortit un étrange gantelet de sa poche et puis piocha avec un petit paquet emballé d'un vieux tissu poussiéreux dont elle commença à défaire les pans.
— Voyons comment tu vas te sortir de cette situation maintenant… ronronna-t-elle. Si tu me tues, cet objet sera libéré hors de mon poing, qui comme tu le vois, est recouvert de ce gant spécial…
— C'est comme ça que tu as pu le manipuler ? Qu'est-ce que c'est... un morceau de ménorah ? Laquelle ? Pas celle du temple de Salomon, si ?
— Je m'en contre-fiche… Mais je devine que s'il ne te blessera pas gravement, il pourra te mettre hors-jeu pendant suffisamment de temps…
L'ange serra les dents et affermit sa prise sur sa dague. Ruby élargit son sourire et acquiesça en lui sautant à la gorge avec un peu trop d'impatience.
— Assez parlé !
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A quelques mètres de là, Bobby qui était resté à couvert derrière les poubelles pendant tout l'échange, commença à s'élancer dans la direction des deux assaillants et Rufus le retint par le col de son pardessus.
— Quoi ? On n'y va pas pour l'aider ? s'étonna-t-il.
— Attends un peu. On n'ira que s'il a vraiment besoin de notre aide. Je ne sais pas trop ce qu'elle tient dans la main pour le menacer mais je ne le sens pas bien vu la tête qu'il fait.
— Mais arrête, c'est qu'un pauvre débutant qui va se faire saigner, ça se voit bien ! protesta Bobby en tendant un bras indigné vers eux.
— Regarde-le faire, ton débutant… sourit froidement Rufus en se croisant les bras bien campé sur ses deux jambes.
Bobby en resta bouche bée.
Bien planqué sous un costume de vendeur de bibles dépressif, ce type fadasse et décalé était un sacré combattant ! Et pour sûr, il savait cogner ! Apparemment frapper sur une fille ne le dérangeait pas le moins du monde. Non pas que cette dernière se laissait faire, loin de là, mais entre les coups de poings, les esquives, fauchages de jambes, roulés pour se réceptionner, allonges pour donner de vicieux coups de lame… il était évident à chaque seconde que le combat était loin d'être déséquilibré.
— Alors qu'est-ce qu'on fait ? On reste là les bras croisés et on vend des tickets ?
— Shhht ! fit Rufus. Les choses sérieuses vont commencer.
— Qu'est-ce que tu veux dire ?
— Aucun n'arrive pour l'instant à prendre le dessus. La fille va s'impatienter et commencer les coups tordus… Tiens qu'est-ce que je te disais… Regarde ce qui vient…
Bobby tourna la tête en direction du combat et trois silhouettes en costume avec des yeux noirs d'encre se matérialisèrent à ses côtés. Elle avait manifestement du renfort. D'un signe, elle leur commanda d'attaquer. Celles-ci se déployèrent en une technique classique d'encerclement.
— Et là ? On ne va toujours pas l'aider ? questionna le plus petit des deux vrais chasseurs et faux agents du FBI.
— Non… on attend…
— Parce que… ?
— Parce qu'il est en train de les prendre à quatre contre un… et qu'il y en a déjà un par terre, pendant que tu parles…
— Quoi ? fit Bobby choqué. Mais comment il a fait ?
— Ça, marmonna Rufus avec un sourire. Pour bavasser t'es champion mais t'es en train de tout louper… On ne sait rien sur les anges, c'est une occasion unique d'en savoir plus sur eux. Donc tais-toi et observe.
Bobby fit la grimace en répétant silencieusement pour l'imiter « gna gna gna, tais-toi et observe » puis se concentra sur les techniques de l'Ange.
Semblant sans peur, il allait volontiers au corps à corps. Ses poings et ses mains étaient extraordinairement rapides et économes à la fois. Il faisait sauter dans sa paume sa lame d'argent sans même la regarder et l'enfonçait plus vite que l'éclair jusqu'à la garde dans les nouveaux démons qui apparaissent autour de Ruby. Une fois poignardés, ceux-ci éjectaient invariablement leur essence par une fumée noire qui sortait de la bouche de leurs hôtes et restaient à terre.
Tac, tac, tac. Une vraie machine…
Quand sa dague était momentanément immobilisée dans un corps, il lui suffisait souvent d'attraper son assaillant à la gorge ou la paume à plat sur le crâne pour que la tête de la victime se mette à briller et l'hôte s'effondre au sol comme un pantin désarticulé. Pour tout dire, c'était encore mieux que la prise de Spock.
Mais la démone avait profité de la diversion causée par ses renforts et avait désenveloppé la main de Dieu qui avait l'apparence pas très impressionnante d'un petit tronçon doré. Castiel leva le bras, autant pour se protéger du rayonnement qu'il émettait que pour parer l'arme très spéciale de Ruby qui lui laissa une profonde estafilade. La force du tronçon de menorah, qu'elle tenait dans son autre main gantée, le faisait reculer et ployer le genou tandis qu'elle l'appuyait sur sa joue pour le marquer. Haletant légèrement pour reprendre son souffle, il était pourtant confiant. Il pourrait compenser bientôt mais il lui fallait un petit temps d'adaptation...
Pourtant, d'autres démons inférieurs et anonymes étaient apparus et pesaient sur les épaules de l'ange pour l'empêcher de se relever, il semblait sur le point d'être subjugué d'un instant à l'autre. Le sourire de Ruby s'élargit encore en se faisant triomphant quand sa lame sembla entrer entre ses côtes comme dans du beurre. L'ange commença à cracher du sang en respirant avec un bruit de succion mouillée.
— Poumon, commenta Rufus. C'est mauvais.
— Alors, là, on y va ?
— Attends... j'ai pas l'impression qu'il a dit son dernier mot !
— Mais c'est pas possible, tu te fous de moi ? Tu n'as aucune intention de l'aider, c'est ça ?
— Tu veux que je te dise ? Moi, s'ils se trucident entre eux, ça me va très bien, répondit sèchement Rufus.
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Effondré par terre, Castiel gémit quand il sentit une main fraiche sur son front brûlant puis quelqu'un vérifier ses blessures. Il essaya d'ouvrir les yeux et quand ceux-ci acceptèrent d'obéir, il eut la surprise de découvrir le visage préoccupé de l'Incroyant penché sur lui.
— Ne bougez pas, dit-il, vous êtes salement amoché. J'appelle les secours…
— Partez tout de suite ! commanda-t-il sans aucune efficacité, car sa voix éraillée sortait bien trop faiblement pour être impressionnante.
— Qui vous a fait ça ?
Honteux, l'ange essaya péniblement de se redresser mais son poumon perforé et diverses lacérations n'aidaient pas du tout à la manoeuvre.
— Vous allez être pris entre deux feux si vous restez, partez !
— C'est les deux gars qui sont là-bas qui vous ont tabassé comme ça ? demanda-t-il suspicieusement en voyant la sale tête de Monsieur X le regarder d'un air goguenard et méprisant.
L'ange plissa les yeux.
— Non, je ne savais même pas qu'ils étaient là…
Il se mit à tousser en crachant du sang. Mulder lui pressa l'épaule.
— Restez tranquille, l'ambulance arrive.
— Pourquoi faites-vous ça ? questionna le blessé.
Mulder eut un petit sourire fatigué.
— On appelle ça le karma. Ou à une échelle bien plus locale, un simple renvoi d'ascenseur. Grâce à mon audition que vous avez ruinée et sauvée un peu plus tôt dans le mois, j'ai été capable de vous entendre gémir alors que je sortais pour rentrer chez moi… Qui vous a fait ça ?
Castiel serra les dents et leva fièrement le menton.
— Des démons ! cracha-t-il.
— Ouais… Je me demande pourquoi j'ai posé la question aussi… soupira-t-il. Vous me jurez que c'est pas un plan pour que Dana vous rafistole personnellement ?
L'ange cligna des yeux sans comprendre mais Mulder lui sourit en secouant un peu la tête. Il se releva aussitôt car l'ambulance était là et il laissa les infirmiers secouristes faire leur travail en se mettant un peu en retrait.
Sortant son téléphone, il consulta ses messages. Le premier était de Byers qui l'informait que Langly avait été poignardé en suivant les Winchester, et le second, tout aussi laconique, émanait de Skinner qui exigeait de le voir aussitôt que possible.
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(à suivre)