Le garçon qui construisait des châteaux

Chapitre 1 : Et celui qui les dessinait

6350 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour il y a 18 jours

Cette fanfiction participe au Défi d’écriture du forum de fanfictions.fr de mars-avril 2025 : L’omnibus des frangibus ! Bonne lecture :)


*On m'a, à raison, fait remarquer que le diminutif de Jonathan n'était pas John mais "Jon". Cette graphie me fait très bizarre à l'œil, mais bon, c'est comme ça… je crois avoir corrigé partout la bévue !

________________________________________________________________________________


Will regardait Jonathan s’agiter avec une bonne dose de fatalité.


Son frère semblait monter sur ressorts depuis qu’on les avait invités à s’asseoir dans la salle d’attente bondée. Voilà dix minutes qu’ils étaient installés sur les chaises inconfortables et prenaient leur mal en patience – ou plutôt, lui, prenait son mal en patience, immobile, pendant que Jonathan entreprenait de creuser une tranchée à même le sol de l’hôpital.


Son frère ne parvenait pas à rester en place plus de quelques minutes d’affilée et c’était le même spectacle circulaire qui se répétait inlassablement sous ses yeux : il faisait les cent pas – s’attirant des regards peu amènes des autres occupants de la pièce, que ces déambulations erratiques troublaient sans doute –, puis regagnait son siège, s’y affalant sans grâce, sourcils froncés. Un instant plus tard, il était à nouveau debout ; lorgnant fébrilement et inutilement sa montre, avant de se remettre à tourner en rond comme un lion en cage.


Will renifla et réprima une envie peu charitable de sourire. C’était fou ce qu'il pouvait ressembler à leur mère en ce moment ! Le visage habituellement stoïque, livide et secoué de tics ; les mains et jambes frémissant sans motif ; une anxiété palpable suintant par tous les pores de la peau, tandis qu’il échouait à se maîtriser. Dans des circonstances autres, Jonathan aurait sans mal réussi à se contenir et à afficher son habituel flegme pour aider au mieux à démêler la situation. Dans l’état, rien n’était envisageable à son niveau. Pas de possibilité de « démêler » les choses.


Cette incapacité à aider – d’une quelconque manière – semblait physiquement coûter à son frère.


Moins de deux heures auparavant, il s’était montré quasiment imperturbable, alors qu’il fallait – dans un incroyable chaos – embarquer en voiture et déjouer les bouchons. Impassible mais alerte, son aîné avait redoublé de ruse pour les extirper aux méandres de la circulation new-yorkaise et atteindre les urgences en un temps record. Même pendant qu’ils attendaient que les soignants s’occupent de leur cas, Jonathan réussissait encore à feindre le calme, couvant Nancy du regard et arborant un visage aussi rassurant qu’il le pouvait. Mais, dès que celle-ci fut installée sur un brancard, puis emmenée pour l'opération, hors de vue ; toute prétention de sérénité s’évapora, son expression s’effondrant. L’impossibilité de suivre Nancy au bloc, paraissait l’avoir complètement pris de court : décontenancé et réduit à une attente impuissante, il ne savait visiblement plus quoi faire de son corps.


Will ne l’avait pas vu si ébranlé depuis qu’ils avaient quitté Hawkins… il était heureux du hasard qui l’avait fait séjourner à New-York cette semaine-là en particulier. Un hasard lui permettant d’assister à l’événement. Un hasard lui permettant d’être là pour son frère. Au moins, il n’affronterait pas ça seul. Au moins, Will pourrait rester avec lui durant l’attente.


Enfin… pour l’instant, sa présence ne paraissait pas faire de différence. Will se sentait parfaitement inutile, à court de mots. Il cherchait vainement une chose pertinente à dire pour le tranquilliser. Rien ne venait. Il avala sa salive et étudia du coin de l’œil le visage inquiet de son aîné. Puis, voyant ce dernier, prêt à se relever pour la énième fois, n’y tint plus. Il se pencha en avant et tendit la main pour agripper le bras de Jonathan. Son geste arrêta au vol la course folle.


— Oui ?


L’interrogation fut lâchée dans un marmonnement absent, tandis que son frère se renfonçait sur sa chaise, tournant machinalement la tête vers lui. Sourcils toujours profondément froncés, il lança un regard vague dans sa direction… avant de retourner s’abîmer dans la contemplation de sa montre. Il recommença à se tordre les mains. Une de ses jambes tressautant dans une chorégraphie indépendante.


Will souffla et hésita sur l’attitude à adopter. Ça n’avait jamais été à lui de calmer ou réconforter son grand frère. À contrario, ce dernier déployait souvent des trésors d’ingéniosité pour l’apaiser, même dans les pires moments. Il voulait désespérément lui renvoyer l’ascenseur, mais se sentait tout à fait hors de son domaine avec cette inversion des rôles. En se creusant, il devait bien pouvoir faire quelque chose. Trouver un truc positif à dire. Il essaya d’adopter un ton docte, pressant un peu le bras qu’il tenait toujours et tentant un faible sourire.


— Jon. Tu sais, ça vient à peine de commencer. Ça peut bien prendre une demi-heure supplémentaire. Essaie juste de… je ne sais pas… de te détendre. Essaie de penser à autre chose, le temps que ce soit fini.


Raté. Il aurait mieux fait de se taire. La suggestion maladroite fut accueillie par une exclamation grinçante, teintée d’incrédulité.


— Que je me détende !?


Son frère braqua les yeux sur lui : si son ton présentait une morgue étonnante, ce fut la blessure fugitive traversant son regard qui frappa Will, le touchant à vif. C’était tellement rare que son aîné manifeste de manière aussi crue ses émotions. Le voir ainsi bouleversé, s’avérait troublant.


Will se maudit intérieurement. Il ne voulait pas être insensible, mais ne savait pas de quelle manière tourner délicatement les choses pour expliquer à son frère que sa panique était largement hors de propos. Encore moins comment le convaincre que la procédure se déroulerait parfaitement.


Ils avaient vécu beaucoup de drames au fil des ans, mais ça, ce n’en était clairement pas un. Au contraire. C’était une très belle chose qui se produisait : une sorte de petit miracle. La césarienne imprévue constituait, certes, une mauvaise surprise, mais Will éprouvait l’inexplicable certitude que tout irait bien. Il souhaitait simplement pouvoir transmettre à Jonathan une miette de sa conviction. Que ce dernier parvienne à se détacher suffisamment de son anxiété dévorante pour retirer un peu de bonheur du moment.


Son frère méritait plus qu’un peu de bonheur.


Will prit son courage à deux mains et se décida à développer sa pensée.


— Oui, que tu te détendes. Tout va très bien se passer. Elles seront bientôt sorties… Ce serait mieux que tu évites de te faire un ulcère sur ce laps de temps !


Il voulut accompagner son affirmation d’une pointe d’humour. Cela échoua lamentablement. Il se heurta à un silence lourd et sentit le corps de Jonathan tressaillir légèrement sous ses doigts. Depuis le début de la conversation, il laissait l’une de ses paumes posée contre le biceps de son frère : se disant que, même si ses mots ne constituaient vraisemblablement pas un réconfort – même infime – au moins, son geste apportait une certaine chaleur. Son aîné se contenta de serrer les poings et de faiblement remuer la tête, avant de la baisser. Il fixa ses yeux sur ses genoux, les étudiant un moment avec une expression étrangement courroucée. Après plus de deux minutes de mutisme complet, Jonathan commenta d’un ton plat :


— Tu ne peux pas en être sûr. Tu connais le nombre de personnes décédant chaque jour de choses encore plus anodines ?


L’affirmation pessimiste glissa hors de la bouche de son frère avec un sérieux absurde. Pris par surprise, Will ne put s’empêcher d’étouffer un rire nerveux. Même en plein cœur de sa phase nihiliste – pendant laquelle, il consacrait l’essentiel de son temps libre à écouter en boucle Bauhaus et Joy Division, tout en lisant d’obscurs ouvrages de philosophie glanés Dieu sait où – Jonathan ne lui avait jamais asséné – du moins, pas sans une bonne dose d’ironie – rien de si mélodramatique.


— Excuse-moi Jon, mais…


Son rire eut l’effet inattendu de subitement dérider le futur père. Lui-même sembla réaliser la tonalité sinistre et le fatalisme exagéré de son propos : ses yeux s’adoucirent et les coins de ses lèvres s’étirèrent, dévoilant ses fossettes. Il le coupa dans ses excuses.


— Je suis ridicule, hein.


Son aîné souffla et haussa les épaules, avant de poursuivre d’un air sombre, le ton incertain :


— Je suis désolé Will. Je ne sais pas ce qui me prend. Je suis juste… submergé par tout ça, je suppose. Et puis, tu sais que je n’ai jamais vraiment aimé les hôpitaux.


Il fit un mouvement vague dans les airs, les englobant, eux comme le lieu. Will grimaça et lui adressa un signe de tête assorti d’un regard entendu : il pouvait très bien comprendre le sentiment. Au moins, ce n’était pas l’hôpital d’Hawkins. Il doutait fort, qu’ici, une créature infernale tapie dans l’ombre projette leur mort ou leur possession. Il exerça une nouvelle pression le bras de Jonathan, puis le relâcha après un ersatz de bourrade affectueuse.


— Je pense que n’importe qui a tendance à réagir bizarrement dans ce genre de moment. Je… je n’ai pas vraiment de point de comparaison, alors, peut-être qu’en fait, c’est moi qui exagère de m’inquiéter parce que tu es un peu nerveux. Si ça se trouve, pour un futur père, ton niveau de stress est tout à fait dans la moyenne !


Will lança ses mots à la cantonade, espérant l’entraîner dans une discussion plus légère. Encore raté. Même s’il lui offrit un faible sourire, les yeux de son frère redevinrent lointains et un pli soucieux barra son front. Ses traits s’animèrent un instant d’une expression que Will échoua à saisir.


— Je ne sais pas, finit-il par admettre d’un ton désabusé, je crois que c’est justement le problème. Je ne sais pas si ce que je ressens est normal. J’ai simplement l’impression…


Il interrompit sa phrase, baissant brièvement les yeux avant de les relever et de le dévisager. Une incompréhensible culpabilité se dégageait de lui. Il paraissait incapable de continuer à dérouler le fil de sa pensée. Après une poignée de secondes où Will l’encourageait du regard, Jonathan déglutit et conclut dans un souffle, passant nerveusement une main le long de son visage.


— C’est horrible à dire, mais… je crois que ce n’est pas seulement l’accouchement en lui-même, qui me panique… C’est tout le reste. Tout ce qui va suivre. Et si… si je n’étais pas capable de faire ça ? Si on avait fait une énorme erreur ?


L’aveu fut formulé à voix très basse, le timbre à peine plus haut qu’un murmure. Sa posture affaissée était celle d’un homme vaincu. Will sentit son cœur rater un battement et essaya d’endiguer la sensation oppressante qui montait au fond de sa poitrine et lui enserrait la gorge. Impossible ! Il tendit à nouveau une main – tremblante cette fois – vers son grand frère, agrippant son épaule. Il se sentait subitement aussi paniqué que Jonathan avait paru l’être cinq minutes auparavant. Fébrile, il l’interrogea d’une voix blanche ; cherchant à garder un ton prudent mais ayant l’impression qu’une pierre élisait domicile dans son estomac.


— Qu’est-ce que tu veux dire ? Tu ne veux pas être père ?


Will espérait que la question sonnait de manière moins accusatrice qu’elle ne retentissait dans son esprit. Un murmure perfide dans un coin de son cerveau répliqua, du tac au tac que, même si cela s’avérait le cas, c’était définitivement « trop tard » pour le réaliser.


— Bien sûr que si !


L’exclamation offusquée de Jonathan le rasséréna un peu, autant qu’elle attira l’attention indésirable de quelques-uns de leurs compagnons de salle d’attente. Réalisant que son éclat avait fait tourner les têtes, son frère baissa sensiblement de ton. Après un instant d’hésitation, il chuchota presque ses confessions suivantes, courbé sur sa chaise, les mains crispées sur le tissu de son jean.


— Je te promets que ce n’est pas ça le problème. Je veux être père. Vraiment ! C’est juste que… et si je suis nul pour ça ? Et si… je ne sais pas. Si je suis un père horrible ? Incapable de m’en occuper correctement ? Et si elle me déteste ?


C’était ça le problème ?


Will fut proprement estomaqué par cet amas de questionnements suintant l’auto-dénigrement : comment était-il possible que quelqu’un puisse autant s’aveugler sur lui-même ? Se trouver à ce point incapable de reconnaître ses propres qualités ?


Jonathan craignait sincèrement d’être un mauvais père… la pensée lui paraissait folle. C’était de loin la chose la plus ridicule qu'il lui ait jamais dite – et Will incluait l’ensemble des conversations lunaires qu’ils avaient eues, les quelques mois durant lesquels son frère planait sous le soleil de Californie, se perdant dans des paradis artificiels.


Will secoua la tête, mi-sidéré, mi-atterré. Il réfléchissait à ce qu’il pouvait dire de suffisamment fort pour le sortir de ses perspectives erronées. Suffisamment fort… En fait, il avait sur lui la solution toute trouvée. Il paraissait établi que les discours d’encouragement ne relevaient pas de son champ de compétence ; par contre, il avait un carnet de dessins rempli d’esquisses.


Des esquisses réalisées pour son frère et qu’il traînait partout depuis des mois. Ce n’était pas tout à fait terminé. Il aurait préféré travailler correctement les colorisations et rajouter quelques œuvres supplémentaires, avant d’offrir la version définitive à Jonathan ; mais, dans l’état, il se disait que ça conviendrait bien. Ce cadeau inachevé ne pouvait pas tomber à un meilleur moment.


Une vie entière d’observations permettait à Will d’affirmer – sans l’ombre d’un doute – que Jonathan ferait un excellent père, mais, puisqu’il pressentait que l’affirmer ne suffirait pas, il ne restait qu’à le prouver.


On dit qu’un dessin vaut mille mots ? Will en avait des dizaines de milliers pour exprimer ce qu’il ne parvenait pas à dire.


— Tout ça c’est des conneries, Jon.


Voilà qu’il se mettait à parler comme Nancy ! Il renifla face à la mine basse de son frère qui se contenta de vaguement secouer la tête et de contracter la mâchoire, ignorant sa remarque – ou la prenant de travers – et se renfrognant dans un silence maussade.


Will abandonna l'épaule de son aîné pour récupérer le sac à dos qu'il avait laissé tomber au sol entre leurs sièges et en extirpa un livret qu'il colla d'autorité sur les genoux de Jonathan.


— C'est pour toi. Ouvre-le, s’il te plaît, intima-t-il face au manque de réaction et à l’air circonspect.


Son frère s’exécuta.


Lui retint malgré tout son souffle, la bouche sèche et le cœur battant la chamade. Même passé professionnel, le jeune dessinateur ne pouvait s’empêcher d’être toujours un peu nerveux quand il partageait ses œuvres. Et, peu importe l’indulgence avec laquelle son aîné avait l’habitude de s’extasier sur le moindre de ses gribouillis depuis ses sept ans, il ne parvenait pas à se départir d’une certaine dose de stress à l’idée de dévoiler son cadeau. C’était le travail le plus personnel qu’il ait jamais fait pour quelqu’un. Le plus personnel depuis sa tentative – pathétique et avortée – de déclaration d’amour pour Mike… Il ne savait pas exactement d’où lui venait le projet, celui-ci semblait avoir émergé du néant à l’annonce de la grossesse de Nancy. Depuis, Will y consacrait presque tout son temps libre, griffonnant des dessins à ajouter à la série dès qu’un moment de creux se présentait. Il guettait anxieusement les réactions de son frère, se demandant comment celui-ci prendrait ce grand déballage émotionnel. Notamment ce qu’il penserait du tout dernier dessin de la série…


Jonathan demeurait pour l’instant bloqué sur la première page, paraissant étudier dans ses moindres recoins le dessin s’y trouvant.


Sur le feuillet d’ouverture trônait fièrement une réplique crayonnée et à peine stylisée du Château Byers. Les teintes ocres des fusains se confondaient en un camaïeu mordoré avec l’éclat de la végétation alentour.


C’était une hutte de bois sommairement assemblée, en plein milieu de la forêt. Un mélange de rondins et longues branches à peine serrés les uns contre les autres, liés en fagots lâches. Le toit, lui aussi constitué d’un amas de bouts de bois hétéroclite, avait été plus solidement fixé qu’il n’y paraissait pour prévenir les infiltrations d’eau. Surplombés d’un lit de rameaux et de feuilles mortes, les branchages étroitement entrelacés reposaient sur une ossature rigide. Ce n’était pas visible sous cet angle, mais la structure à l’allure précaire se dressait autour d’une construction plus conventionnelle, faite de planches maladroitement chevillées via une quantité astronomique de clous. La cabane s’était révélée bien plus solide que ce que son apparence suggérait : elle avait survécu au climat humide d’Hawkins et à de lourdes intempéries durant près de sept ans. Via de menues réparations, elle aurait sans doute pu résister à la décennie, si la main humaine n’en avait pas volontairement abîmé la charpente, menant à un effondrement prématuré.


Will avait l’impression de pouvoir se rappeler la journée et la nuit où lui et son frère avaient construit le château avec une netteté affolante. Il ne savait pas à quel point ses souvenirs de l’événement étaient authentiques ou relevaient de reconstitutions partiales ancrées dans sa mémoire à force de s’attarder à y songer.


Ce qui aurait, en principe, dû être l’un des pires moments de son enfance, c’était transformé en l’un de ses plus beaux souvenirs. Grâce à Jonathan.


Au début de printemps 1979, leur père, après des années de conflits ouverts et bruyants avec leur mère, prit finalement la tangente. Le 10 avril, d’ultimes discussions nocturnes se conclurent par une décision de divorce. Au petit matin, Lonnie Byers quitta le domicile familial avec pertes et fracas ; emportant toutes ses affaires et un bon tiers de leurs meubles dans son sillage. Leur mère, blême, mais ferme dans sa décision, semblait à peine tenir debout tandis qu’elle tentait de les rassurer, lui et Jonathan ; affirmant que « tout irait bien » du ton fragile d’une personne n’y croyant pas une minute. Il y eut quelques heures de flottement où elle cherchait à faire bonne figure, puis, peinant à maintenir l’illusion, leur mère confia Will aux bons soins de son frère. S’éclipsant après quelques étreintes trop serrées, les yeux humides, elle se retrancha dans sa chambre. L’ambiance, déjà morose, devint sinistre.


Attablé au comptoir de la cuisine, Will continuait son dessin, coloriant machinalement sa version de la compagnie de Thorin Écu de Chêne. Son esprit complètement ailleurs, il reniflait le plus discrètement possible, refoulant les sanglots qu’il sentait se construire dans sa poitrine. La fin de matinée se profilait, Jonathan – du haut de ses douze ans – s’affairait à quelques mètres de lui, s’agitant au milieu des poêles et des casseroles. Son aîné feignait une humeur légère, affichant un sourire, juste un peu trop large pour être authentique. Ce dernier accueillait le déménagement express de leur paternel comme la meilleure des nouvelles… Will n’arrivait pas à le comprendre. Son frère n’aimait pas beaucoup leur père, d’accord, mais il ne pouvait pas être sincèrement si heureux de son départ ! Si ? Comme leur mère, il faisait certainement semblant pour ne pas lui faire de peine. Tout ça, c’était la faute de Will… À cause de lui leur mère se retrouvait seule. À cause de lui, leur père était parti et ne reviendrait plus. À cause de lui.


Plus la pensée lui martelait le crâne, plus il devenait dur de prétendre aller bien. Des larmes s’écrasèrent sur son dessin laissant une tache humide percer le gris de la cape de Gandalf. D’un geste rageur, il transforma l’ébauche mouillée en une grossière boule de papier. Stupide dessin ! Son père détestait ses dessins… Il ne réalisa s’être mis à sangloter que lorsqu’il sentit les mains de Jonathan se refermer sur les siennes ; le visage concerné de son frère, la moue soudain soucieuse, apparut devant lui à travers un mur d’eau. Avant qu’il ne puisse s’effondrer davantage, Will fut tiré hors de son siège et fermement enlacé.


Chut… ce n’est rien… ça va aller… Je te tiens.


La voix douce de Jonathan lui murmura des absurdités réconfortantes au creux de l’oreille, jusqu’à ce que ses larmes se tarissent. Les sanglots suffisamment espacés, son aîné entreprit de l’interroger à propos de son éclat.


Qu’est-ce qui ne va pas, Will ?


Will cligna des yeux pour en chasser les dernières traces de chagrin. Une main frottait son dos, faisant des mouvements circulaires. Il était à demi vautré sur les genoux de son grand frère, lui-même assis en tailleur sur le sol de la cuisine. Will prit une profonde inspiration. Il se calma assez pour lâcher quelques mots à travers ses dents serrées.


C’est… c’est ma faute. C’est ma faute si papa est parti.


Jonathan fronça profondément les sourcils et secoua la tête à plusieurs reprises. Même s’il parvint à garder un ton ferme, une lueur de panique dansa dans ses yeux et un tic agita sa joue.


Non, non. Bien sûr que non ! Pourquoi tu dis ça ?


Menteur !


Si ! Je suis pas stupide ! Je l’ai entendu le dire plein de fois à maman. Il croit que je suis… Tu sais très bien c’qu’il croit que je suis… parce que j’aime pas le sport et que… Il dit que je suis bizarre. C’est ma faute ! C’est parce que je ne suis pas normal qu’il est parti !


Même si à chaque dispute parentale son frère l’entraînait dans sa chambre ; y poussant à fond le volume de sa musique, lui lisant le premier bouquin lui tombant sous la main ou parlant dans le vide de manière à couvrir les voix, la maison était très mal isolée. Et Will n’était pas idiot, il savait que – au-delà des problèmes financiers et des tromperies de Lonnie – sa « bizarrerie » était l’un des sujets de discorde les plus récurrents entre ses parents. Ces dernières semaines, dès sa mère sortie, son père ne prenait même plus la peine de cacher sa répulsion envers lui : le traitant de tapette et se moquant de ce qu’il considérait comme des « jeux de filles ». Jonathan s’était même, plusieurs fois, pris des coups – par sa faute ! – en voulant s’interposer, réagissant à sa place aux injures de leur père. Sa responsabilité dans le départ précipité semblait limpide. Will ne comprenait pas que son aîné cherche à prétendre le contraire.


Présentement, ce dernier paraissait plutôt bouleversé par ses explications. Il serra compulsivement les poings, avant de s’exprimer d’une voix tremblante, le visage mortellement sérieux.


Will. Will… écoute-moi. Il n’y a rien qui cloche chez toi. C’est lui qui n’est pas normal ! Et… tu veux que je te dise… je suis content qu’il soit parti ! Vraiment content. Et toi aussi, tu as droit d’être content. Maman aurait dû le mettre dehors, il y a des années. On sera bien mieux sans lui ! Tout ira bien. Je te le promets.


Mais Will n’était pas content. Pas du tout. Il aurait aimé croire son grand frère sur parole. Pouvoir croire qu’ils seraient « bien mieux sans lui » ; pour l’instant, tout ce que son départ lui faisait, c’était la sensation d’un trou dans la poitrine.


Tu comprends pas… même s’il m’aime pas, j’aurais voulu… il a jamais joué avec moi, m’a jamais lu d’histoire et… il a jamais voulu construire de cabane avec moi.


Will ne savait pas ce qui lui prenait de parler de ça. C’était complètement stupide. Pourtant, c’était la première pensée lui ayant traversé la tête, tandis qu’il constatait la désertion paternelle. Il hoqueta et réprima un sanglot.


Il ne construirait jamais de cabane avec son père.


Jonathan le fixa longuement en silence. Tendu, visage froissé et mâchoire crispée, puis, soudain, il parut traversé par une illumination : ses yeux brillèrent et son expression s’éclaircit considérablement. Il lui adressa un drôle de sourire. Ce changement d’humeur aussi brutal qu’inattendu, stoppa net toute nouvelle crise de larmes.


Son grand frère se releva vivement, l’entraînant à sa suite et le tirant en remorque jusqu’à sa propre chambre. Il n’eut pas le temps de se demander ce que Jonathan farfouillait, que ce dernier sortit un dessin soigneusement plié du tiroir de la commode et lui tendit, le sourire victorieux. Will déplia la feuille et découvrit avec stupeur son croquis du « Fort Byers ». Il fit les yeux ronds et haleta incrédule. Son frère ne voulait quand même pas dire…


La confirmation que c’était « exactement » ce que Jonathan voulait dire tomba de manière péremptoire.


Un château, c’est beaucoup mieux qu’une cabane.


Le sourire – presque arrogant – de son aîné s’avéra contagieux. Will oublia vite sa tristesse, contaminé par l’enthousiasme de son grand frère. Il l’accompagna volontiers dans l’ambitieux projet de construction. Le reste de la journée se déroula dans un flou artistique : entre fous rires, écorchures et difficultés techniques quasiment insurmontables.


La réalisation se révéla tout sauf une mince affaire. Monter une bâtisse ressemblant vraiment au Château Byers et tenant debout n’avait rien de simple. En prime, lui et Jonathan savaient à peine bricoler : Will ne tenait pas correctement le marteau et son frère, s’il avait la théorie, manquait cruellement de pratique. Ce ne fut qu’après d’interminables heures de travail que leur édifice commença à ressembler à quelque chose… mais il restait énormément à faire pour que le « Fort » soit considéré fini. Les lumières déclinèrent, mais les frères Byers s’entêtèrent à poursuivre leur ouvrage. Jonathan retourna chez eux, laissa un mot à leur mère indiquant leur localisation, attrapa quelques paquets de gâteaux et des couvertures, puis, alla récupérer des lampes de camping stockées dans l’abri de jardin. Will improvisa un mât pour y accrocher un drapeau américain. Il peignit en lettres jaunes des inscriptions sur de petites pancartes à accrocher au fronton, pendant que son frère s’échinait à consolider la structure. Pris d’une frénésie, ils se mirent en tête d’achever la construction avant le lever du jour.


À la fin de la nuit, la pluie tombait drue et, même enroulés dans les courtepointes, blottis à l’intérieur de la demeure de « Will le Sage », ils grelottaient. C’était sans importance : ils avaient réussi ! Exténués, frigorifiés, couverts d’égratignures ; pourtant, ils étaient triomphants et ne pouvaient plus arrêter de sourire. Parce que le « Château Byers » était debout.


Ils l’avaient bâti de leurs mains.


Et ça, ça voulait dire quelque chose.


Jonathan releva lentement la tête de l’esquisse de la forteresse de bois du passé. Ses yeux brillaient d’une humidité suspecte, mais il lui adressa un sourire doux, puis renifla un rire.


— Le lendemain, on avait plus de 39° de fièvre. J’ai cru que Maman allait me tuer…


Will acquiesça, sentant ses propres lèvres s’étirer. Il s’en rappelait très bien : coincés au lit durant toute la semaine par un rhume carabiné, ils ne purent pas directement profiter du fruit de leur labeur. Par la suite, ils y passèrent néanmoins de nombreuses soirées d’été… jusqu’à ce que son frère grandisse, ait trop de travail et y passe de moins de temps. Jusqu’à ce que Will y invite ses amis et en fasse l’un de leurs points de rendez-vous pour leurs parties de D&D. Même dans le Monde à l’envers, le Château lui avait servi d'abri : un ultime refuge au sein de la dimension moribonde.


Jonathan reporta son attention vers son cadeau. Il tourna lentement les pages du livret, avec la délicatesse respectueuse dont on use habituellement envers les ouvrages anciens : observant minutieusement chaque feuillet, exposant les dessins un à un. S’attardant plus longtemps sur certains, revenant sur d’autres. Will sentit ses joues chauffer à mesure que durait cet examen silencieux. C’était stupide d’être nerveux pour ça, mais il ne pouvait pas s’en empêcher.


Le carnet comportait principalement des esquisses sur des souvenirs qui pour beaucoup s’étaient déroulés avant la crise du Monde à l’envers. La plupart représentaient diverses situations du quotidien et – si Will, leur mère, Nancy et quelques autres membres de l’équipe « Anti fin du monde » de Hawins apparaissaient – l’immense majorité se centraient sur Jonathan.


Son grand frère étant habituellement celui qui prenait les photos, il n’y apparaissait que rarement ; en compensation, Will avait voulu lui offrir une sorte de recueil d’instantanés. Une collection de clichés pour le garçon qui ne l’avait jamais laissé tomber.


Des souvenirs couchés sur le papier, transformés en un amoncellement d’illustrations :


La soirée durant laquelle, il lui lisait tout le début de « La fille du Roi des elfes » à la lumière d’une lampe torche, installé avec lui sur le matelas du « Château » ; le jour où il s’enthousiasmait sans fin en lui faisant écouter pour la première fois « Should I Stay or Should I Go ? » ; à treize ans, agenouillé dans l’herbe en train d’essayer de comprendre comment réparer le vélo de son cadet, une expression perplexe mais sérieuse vissée sur son visage juvénile ; adolescent, entreprenant de cuisiner un risotto parce que leur mère était coincée au travail pour Pâques et que Will avait eu la mauvaise idée de mentionner que c’était l’un de ses plats préférés ; presque adulte, nerveux d’obtenir un job officiel et rémunéré en tant que photographe, passant plus d’une heure à essayer de correctement nouer sa cravate devant un miroir.


Plus jeune, Will était surpris lorsque ses amis et camarades passaient leur temps à se plaindre de leurs frères et sœurs ou à les asticoter. Ça le dépassait. Avec le recul, il supposait que son enfance n’avait pas eu grand-chose de similaire à la leur et que son lien avec Jonathan était tout sauf conventionnel… Toutes les galères traversées, ça laissait des marques. Mais, pour le meilleur et pour le pire, il n’en regrettait pas une minute – bon, à part évidemment l’improbable épisode avec Vecna et les Démogorgons –, il était plutôt heureux de la personne qu’il était devenu et, surtout, il n’aurait échangé sa relation avec son frère pour rien au monde.


Ce dernier laissa échapper un rire étouffé et Will ne put que sourire bêtement en voyant le dessin ayant provoqué la réaction. Exhumé des profondeurs d’une cloison nasale, encore couvert de mucus, Larry le plombier affichait un sourire idiot et des couleurs chatoyantes. Malgré l’amusement dans son ton, la voix de Jonathan sonnait plus rauque qu’à l’accoutumée.


— Je croyais que tu ne t’en souvenais plus ?


Non, il ne se souvenait certainement pas de cet incident farfelu durant lequel son aîné affirmait avoir dû lui retirer un Playmobil de la narine à la pince à épiler. Il pouffa et secoua la tête.


— Non. J’avais cinq ans… comment veux-tu que je m’en rappelle ? Mais puisqu’il t’a laissé une impression durable, je me suis dit que je pouvais faire travailler mon imagination pour te l’immortaliser.


Jonathan hocha la tête avec une expression faussement solennelle et s’attela à achever sa découverte du livret. Il en arrivait à la fin.


Will doutait que son frère comprenne à quoi faisait référence l’avant-dernière esquisse. C’était simplement un portrait de Jonathan, portant une chemisette rayée de stries vertes, le visage souriant et les yeux chaleureux. Le dessin en lui-même, bien que très soigné, n’avait rien de particulier ; les circonstances qu’il évoquait à Will en revanche…


Lonnie avait finalement eu « raison » sur quelque chose. Quand Will sauta finalement le pas, décidé – après des mois à danser autour du sujet – à révéler son homosexualité à son frère, l’événement ne présenta rien d’effrayant ou de perturbant. Non seulement Will soupçonnait que Jonathan l’avait deviné des années auparavant, mais, en prime, son aîné lui avait donné suffisamment de gages au cours de toute sa vie pour qu’il sache que celui qui avait joué les paratonnerres – quitte à se brûler – du temps où une présence paternelle nocive planait encore sur eux, ne le détesterait jamais pour ça. Cela restait juste une formalité désagréable à passer. Mais, même sans ressentir de véritable peur à l’idée de se confier, cela demeurait une étape stressante.


Will restait toujours ému – et terriblement reconnaissant – pour sa réaction ce jour-là. Après un bref sourire sincère, son frère s’était contenté de souffler « Merci de me l’avoir dit » et l’avait serré dans ses bras. Pas un regard gêné, pas un infime mouvement de recul ou même une seconde d’hésitation. Rien. Sa révélation ne changeait absolument rien pour Jonathan. Et ça, ça changeait tout pour lui.


La situation analysée sous toutes ses coutures durant les années écoulées depuis ses huit ans, Will était parvenu à la conclusion qu'il était doublement reconnaissant : reconnaissant que son père soit parti.


Encore plus reconnaissant que Jonathan soit resté.


Son frère avait atteint la dernière page. Will sentit sa gorge se serrer, en entendant les légers accrocs dans sa respiration et en constatant le violent tremblement de ses épaules.


L’illustration représentait Nancy et son frère assis dans le fauteuil de leur salon actuel, Jonathan tenait dans ses bras une minuscule fille aux cheveux bouclés, dont le visage était dissimulé contre sa poitrine. Ils semblaient vraiment heureux.


Dans un coin du dessin, Will avait griffonné un mot.


« Pour le garçon qui construisait des châteaux, de la part de celui qui les dessinait. »


Jonathan avait plaqué un bras devant son visage, dissimulant ses yeux. Ses lèvres serrées ne laissaient passer aucun son, mais des traînées humides roulaient le long de ses joues. Will sentit ses propres larmes monter de manière irrépressible. Il réalisa que, d’un point de vue extérieur, lui et son frère offraient certainement un drôle de spectacle aux personnes installées autour. Peu importe.


Exceptionnellement, il se moquait d’attirer l’attention. Le dessinateur parvint prononcer quelques mots malgré l’émotion qui lui enserrait les tripes.


— Je doute qu’on ait droit de monter un Château en plein Central Parc, mais, si en grandissant, elle veut un Fort de couverture, ou n’importe quoi d’autre… Oncle Will sera vraiment heureux de vous aider à le mettre en place.


Jonathan hocha vaguement la tête. Il paraissait avoir perdu sa voix mais son expression, alors qu’il refermait l’ouvrage avec une précaution infinie, était indescriptible. Moitié souriante, moitié larmoyante.


Ce fut le moment tout choisi pour que le nom de « M. Byers » grésille dans l’interphone de la salle d’attente… Le « Monsieur Byers » en question était attendu en salle de réveil.


Jonathan déglutit bruyamment. Will se leva et lui tendit la main pour le tirer hors de son siège.


— Tout ira bien. Je te le promets.


Laisser un commentaire ?