Un Temple aux Mille Pilliers

Amethyst passa la porte du Temple en grommelant.

Pearl et elle s'étaient encore pris le bec. Elle n'allait pas mentir, c'était à peu près leur manière de fonctionner. Il ne se passait pas une journée sans que l'une ne cherche des poux à l'autre, et en général, c'était bien plus par jeu que par méchanceté. On ne pouvait aller qu'au conflit entre Pearl la maniaque, et Amethyst l'électron libre. Alors elles avaient fini par trouver une sorte d'équilibre dans ces petites disputes et provocations réciproques. Ca ne les empêchait jamais de continuer à s'apprécier et si tout ne se calmait pas tout seul, tout se résolvait par une remarque de Garnet qui renvoyait les deux intéressées dans les cordes, ou bien par une chanson de Steven pour les réconcilier, comme la première fois qu'elles avaient formé Opal devant lui.

On boudait un peu, et c'était vite oublié, jusqu'à la prochaine fois.

C'était leur truc, c'était leur moteur. Mais au bout de plusieurs milliers d'années de partenariat et de vie en commun, les deux gemmes avaient vite découvert qu'il y avait certains sujets sur lesquels il ne valait mieux pas chercher l'autre.

Pour Pearl, c'était dès qu'on abordait l'époque où elle servait Homeworld. Qu'on essaye d'approcher le sujet, et elle se fermait comme une huître. Autant il lui arrivait de temps en temps de parler de la guerre et de la formation des Gemmes de Cristal, autant avant qu'elle ne fasse défection, c’était silence radio. Le jour où Amethyst plus taquine que d'ordinaire, n'avait pas lâché le morceau, et que Pearl avait matérialisé sa lance sur sa poitrine, la pointe à quelques centimètres de sa pierre précieuse, la plus jeune des Gemmes avait compris qu'elle se trouvait devant une frontière à ne pas franchir.

Mais pour Amethyst aussi, il y avait des barrières à respecter, aussi bizarre semble t-il pour l’empêcheuse de tourner en rond qu'elle était. Ce n’était même pas spécialement lié à la Garderie : Amethyst ignorait tout de son passé, comment cela pouvait-il être un terrain miné ?

Non la règle numéro un pour ne pas mettre Amethyst hors d’elle concernait sa chambre.

Pearl, prise une nouvelle fois de ces lubies de nettoyage de printemps, avait proposé qu’elles fassent toutes le ménage dans le Temple, et elle avait bien insisté sur le mot “toutes”.

Amethyst recevait assez souvent de remarques sur le fouillis de la salle violette pour ne pas comprendre le sous entendu. Mais qu’est-ce qu’elle croyait Pearl ? Déjà, ce n’était pas du fouillis, c’était du chaos organisé. Et puis elle pouvait bien parler : est-ce que sa chambre à elle était bien rangée avec cette collection de sabres et de trucs qui coupent dans les fontaines ? Même la pièce de Garnet était un bazar pas possible, avec toutes les bulles de confinement.

Mais non, c’était toujours Amethyst qu’on accusait d’être négligente, de ne pas faire sa part.

Quand bien même elle aidait à chaque fois qu’il fallait briquer la maison de la plage, et qu’elle prenait le soin chaque soir de sortir les poubelles. La plupart du temps en les mangeant certes, mais ça comptait quand même

Ce qui énervait le plus Amethyst, c’était le manque de compréhension de son amie, qui était pourtant censée être la plus réfléchie du trio. Pourquoi est-ce qu’elle ne voyait pas ?

Amethyst s’arrêta devant le cadre qui représentait les Gemmes quelques centaines d’années en arrière, encore du vivant de Rose. Le fameux tableau avec le requin. Comment est-ce qu’elle aurait pu se résoudre à jeter ce souvenir là ? C’était comme effacer tout ce qui s’était passé, comme si elles avaient sauvé ces marins pour rien, comme si Rose avait disparu une seconde fois. Et c'était aussi paradoxalement le moment où Amethyst s'était passionnée pour les squales, persuadée qu'au fond, les requins, c'est bien.

Les yeux indigo de la guerrière accrochèrent une pile de fatras, de plastique et de pellicule. Et ça ? Une montagne entière de produits dérivés et des bandes de Little Butler, dans toutes les langues du monde, plus les cassettes qu’elle avait récupéré dans le box de Greg. Envoyer ça à la poubelle, c’était détruire ce qu’elle avait partagé avec lui, et même si elle savait qu’elle ne s’était pas spécialement brillamment comportée à cette occasion, elle n’effacerait pas ce souvenir. On apprenait de ses erreurs et Amethyst savait qu’il lui restait encore pas mal à apprendre.

De la même façon, le premier dessin que Steven avait fait d’elle, un gribouillis informe au crayon de couleur violet, où elle était représentée sans doigts, était au chaud quelque part dans cette pièce. Comme les premières extensions de cheveux que Pearl lui avait faits, en attendant qu’elle se reforme pour la première fois, et modifie elle-même sa chevelure. Ou les vieux CDs de musique que Garnet lui avait offert quand elle s’était lassée de sa période rock’n’roll, plongeant son amie dans cet univers musical.

On ne jetait pas des choses comme ça.

Finalement, sa pièce privée était assez symbolique de ce qu’elle était. On l’avait lâchée là, au milieu d’un grand espace vide, et elle avait dû le combler avec ce qu’elle avait vécu et ce que les gens lui avaient donné. Les autres pouvaient bien voir dans cette pièce un fouillis indescriptible, pour Amethyst, elle était cohérente. C’était un réseau de souvenirs, de pensées, de méditation, d’erreurs et de regrets.

Elle avait vu la tour de ses erreurs monter jusqu’au ciel avant de s’effondrer quand elle avait formé Sugilite, et par sa faute, Pearl avait dû la remplacer au pied levé, succombant elle aussi à l’addiction de la fusion avec Garnet, manquant de faire éclater le groupe de l’intérieur. Même si tout était rentré dans l’ordre à présent, et que les Gemmes de Cristal étaient plus unies que jamais, Amethyst n’oubliait pas qu’une nouvelle crise pouvait tout à fait survenir. Et avec l’affrontement contre les Diamants qui se profilait au loin, une crise était la dernière chose qu’elles pouvaient se permettre.

Elle inspira et expira profondément, retrouvant le calme avant de rejoindre l’entrée de la pièce. Elle jeta un oeil derrière elle.

Amethyst ne laisserait plus jamais rien s’effondrer. Ni la Terre, ni le groupe, ni elle-même.

Mais de toute façon, pouvait-elle se dire en contemplant les dizaines de tas de souvenirs qui montaient jusqu’au plafond, un édifice avec autant de colonnes était bien parti pour durer.

Sourire aux lèvres, la plus jeune de Gemmes de Cristal quitta le Temple à petits pas.