Dans la vallée
Chapitre 1 : Dans la vallée
4902 mots, Catégorie: G
Dernière mise à jour 11/08/2024 10:01
Six heures. Le fermier se lève, habillé si vite que sa nuit lui apparait déjà comme une lointaine réminiscence. Il pousse la porte de son immense maison à trois niveaux et s’élance sur les chemins pavés. Son champ l’attend avec impatience, en particulier ses melons, radis et choux qui sont enfin prêts à être récoltés après tant de levers et de couchers de soleil. Après le travail manuel, il visite le poulailler et la grange pour récupérer les œufs, traire les vaches et les chèvres. Puis, les poches pleines de produits naturels, l’habitude veut que le fermier se dirige vers la champignonnière pour les sortir de terre et les mettre à sécher ; enfin, qu’il mette le lait à maturer et ses fruits chauffés à stériliser, qu’il coupe le bois qui servira à ses constructions, et qu’il vende la production de la veille… Et tant d’autres choses alors que pointe déjà la chaleur de dix heures. Des tâches quotidiennes auxquelles l’ancien bureaucrate s’était parfaitement adapté.
La Stardew Valley, qui l’avait accueilli il y a plusieurs années, semble hors du monde. Le terrain agricole qu’il avait hérité de son grand-père avoisine une petite ville rurale composée de talents multiples et variés allant de charpentier à poissonnier. Il s’y rend tous les jours pour les services qu’y rendent chacun de ses habitants.
« Salut ! », salue-t-il.
Une salutation salutaire pour Harvey, le médecin tatillon et solitaire, Leah, la sculptrice sur bois proche de la nature (et surtout pauvre), Lewis, le maire fatigué qui voyait en secret Marnie, la vendeuse agricole, mais aussi Abigail, Elliot, Emily, Clint, Caroline, Pierre, Robine, Willy, Pam… Et systématiquement, sans faillir, le fermier leur parle l’un après l’autre, faisant vivre la communauté autarcique autant par ses labours que par sa bienveillance universelle.
De retour sur son domaine à quatorze heures passées, il se demande désormais quoi faire. Ira-t-il pêcher ou explorer les immenses cavernes enfouies sous la vallée ?... Se promener aux portes du désert ou dans la forêt magique ?... Une après-midi d’aventure seul face aux monstres, à la recherche de trésors et de pierres précieuses ! L’intrépide aventurier, muni de son épée, de ses repas et de ses bombes creusera jusqu’à tard à la recherche des meilleurs matériaux d’artisanat. Les slimes et autres squelettes ne seront pour lui qu’une simple formalité. Après une aventure palpitante aux tréfonds terrestres, il remontera puis prendra le réseau de wagonnets réhabilités pour retourner au plus vite jusqu’à chez lui. Les minéraux ainsi extraits lui permettront de terminer ses chemins et d’améliorer ses outils. Enfin, le corps fatigué, il ira se coucher avec la satisfaction du travail bien fait…
Six heures. Le fermier se lève avec le souvenir du minerai de la veille. Il s’habille et sort, allant jeter ses trouvailles dans la fournaise pour les transformer en lingots. Ses champs meubles attendent d’être arrosés pour que les légumes puissent poursuivre leur croissance ; ses poules, vaches et chèvres requièrent quelques câlins ; ses fruits commencent à se détacher, murs à souhait. Il transforme les produits dont il a besoin à l’aide de ses tonneaux et de ses bocaux, puis vend ceux de la veille au magasin le plus proche grâce à un bac de dépôt. Dix heures. Il va en ville et salue Alex, le sportif maladroit, ainsi que ses grands-parents, Evelyn qui s’occupe de ses parterres de fleurs et George qui sort exceptionnellement pour la messe. Il passe dire bonjour à Gus, le gérant du bar et Robine, la charpentière, mais aussi Maru, Vincent, Jas, Demetrius, Jodi, Sam, Penny, Shane, Sebastian… Puis, après avoir récupéré l’outil forgé qu’il avait commandé, il rentre chez lui. A quinze heures passés, il pense aller pêcher sur la plage, dans l’océan s’étendant à perte de vue. L’activité à ne pas sous-estimer requiert une importante préparation : appâts et leurres de qualité, canne robuste et souple et spots de pêche parfaits… Une fois déposées dans le bac, les prises qu’il aura attrapées complèteront la vente de ses récoltes journalières avant, enfin, que le sommeil vienne…
Six heures. Le fermier se lève, s’occupe de ses champs, de ses animaux, de ses arbres, transforme les produits et vend ceux de la veille. A dix heures, il passe à Stardew Valley saluer tous ses voisins et faire quelques emplettes au magasin général. Enfin, il part s’évader dans le désert sur l’autre versant de l’île. Il y trouve fruits sauvages et cavernes de pierres précieuses qu’il pourra vendre pour investir dans sa ferme. Une longue marche et un trajet de bus plus tard, il rentre chez lui et va se coucher…
Six heures. Le fermier se lève. Lorsqu’il s’aligne avec la fenêtre ronde de sa chambre, la lumière filtrée caresse doucement son épiderme. Son cœur manque un battement avant de corriger son erreur immédiatement. Il reprend la marche vers sa ferme, ramasse ses récoltes et prend soin de ses bêtes. De nouveaux champignons ont poussé dans sa production, qu’il s’empresse de recueillir pour placer dans les séchoirs et vendre à prix d’or. Dix heures venues, il contourne Stardew Valley par le nord, longeant la maison de Robine puis croisant Maru, l’infirmière qui part travailler.
« Maru !
— Oh salut ! Je pars travailler, affirme-t-elle. Hier soir, j’ai vu une étoile filante. Ce serait génial d’en apercevoir d’autres ! »
Le fermier poursuit sa route. Il achète quelques graines au magasin général et, comme tous les jours, Lewis l’attend sur la place du village. Les deux habitants échangent quelques paroles courtoises et se séparent. A quatorze heures, il est temps de se rendre dans les cavernes à la recherche de minéraux.
L’entrée obscure des souterrains dégage quelque chose de surnaturel, comme si soudain en l’absence du fermier la vallée interrompt sa course lente, suspendue dans une note perpétuelle semblable au silence. Lui, cependant, garde le rythme. Il avance au fil des niveaux, descendant toujours plus profondément entre les rochers et les monstres, piochant et frappant sans discontinuer jusqu’à l’épuisement. Le soir venu — comme chaque soir —, il rejoint la surface grâce aux échelles plantées d’une altitude à l’autre. Mais, cette fois, contrairement à d’habitude, il n’a pas fait attention à l’heure : il n’a pas mangé depuis longtemps et de minuit passé approchent deux heures. Poussant son corps au-delà du possible, il poursuit dans l’espoir d’atteindre sa demeure, son sac rempli de trésors à rentabiliser. Il ne rentrera pas. Ses paupières closes et ses membres engourdis, il trébuchera sur une pierre et chutera, sa conscience se dissipant dans l’infinité de la nuit.
Six heures. Le fermier se lève. Il franchit le palier de son habitation, déstabilisé par les évènements de la veille. Sa boîte aux lettres lui tend un courrier simple, écrit à la va-vite.
« Je t’ai trouvé évanoui sur le sol pendant ma ronde, à trois heures.
La prochaine fois, rentre chez toi un peu plus tôt !
- Marlon. »
Ayant désormais compris sa situation, il commence à labourer ses champs avant de récolter les légumes qui sont prêts. Il va dorloter ses animaux et récupérer son dû : laine, lait et œufs en tous genres… Ensuite, imprégné de routine, il prépare la transformation des matières premières du jour tout en amassant les produits de la veille, des mayonnaises aux tissus artisanaux. Treize heures approchant, il se dirige vers la ville de Stardew Valley où il pourra rendre visite aux gens qu’il connait si bien et, surtout, commander un lit flambant neuf à Robine. Enfin, il se demande que faire : pêcher, explorer ou compléter une quête pour les habitants ?... Rien de tout cela ne provoque en lui l’étincelle qu’il aurait aimé ressentir. Le fermier s’exaspère un instant de la chaleur environnante, accentuée par la réflexion des rayons contre les pavés lustrés de la place. Cet agencement n’arrange d’ailleurs pas l’état des parterres fleuris adjacents…
Ayant une parfaite connaissance des emplois du temps de ses amis, il décide par la force des choses de quitter la cité par le nord, ralliant l’unique gare desservant le lieu autarcique. Une jeune femme y exprime ses émotions dans la plus belle solitude. Le son chatouille l’air, l’effleurant de la même grâce que les doigts qui voltigent sur la flûte. Parvient-on à peine à distinguer le contact entre l’être et l’instrument qu’il disparait dans la mémoire, emportant pourtant avec lui la longueur d’une note bien réelle s’entrelaçant déjà avec la suivante. La mélopée s’arrête brusquement lorsque le fermier croise le regard de la jeune femme. Il reconnaît en premier ses longs cheveux violets puis ses yeux bleus, voguant sur les traits de son visage il s’amuse de son sourire franc à la mâchoire franchement ouverte, sans une seule crispation sur la courbure de ses joues.
« Hey ! Tu-tu m’as surprise. Que viens-tu faire ici ?
— … Je m’ennuie.
— Tu… t’ennuies ?
— Ca ne t’arrive jamais ?
— … »
Abigail, de son prénom, range son instrument. Elle se dirige vers le banc du quai vide de la gare. La structure en bois, très simple, embellit la voie ferrée construite sur un immense terrain en friche accueillant de rares et robustes végétaux. Le fermier la suit et s’assoit à ses côtés.
« Ca fait longtemps qu’on se connaît. Je ne pensais pas que tu trouvais ta vie ennuyeuse, à courir sans arrêt à droite et à gauche. Tu as fait tellement pour la vallée ! confit-elle d’un sourire concomitant.
— … Je ne sais pas, peut-être que je le faisais par plaisir. La ferme, la communauté, le commerce, c’était enrichissant et j’aimais ça.
— … Et maintenant, tu n’aimes plus ça ?
— Si, bien sûr. »
La brise s’insère un instant entre les poutres du quai, emportant avec elle les convenances malavisées.
« … Je ne sais plus trop, avoue le fermier.
— C’est triste pour les habitants, mais surtout pour toi. Tu regrettes ta vie d’employé, en ville ?
— Non ! Pour rien au monde. J’ai décidé de changer de vie, et je ne le regretterai jamais. Je me demande juste s’il est possible de se contenter d’une seule vie, ou s’il faut jongler entre plusieurs voies toute son existence.
— Tu en fais déjà tellement ! Regarde Clint, il passe son temps à la forge, à briser du minerai et à fondre des lingots.
— … Il a toujours l’air malheureux. »
Abigail rit légèrement de cet argument inattendu.
« C’est vrai, il faudra faire quelque chose pour lui un jour. Mais regarde Maru, elle ne démord pas de son télescope, plongée dans les étoiles à longueur de journée !
— … Elle est aussi infirmière.
— Alors c’est que c’est la nature humaine ! Je suis sûr que tu trouveras ce que tu souhaites ! Oui… Ne te prends pas trop la tête. »
Le fermier s’étreint dans les paroles de la jeune femme, retrouvant une certaine contenance — peu important que cette dernière soit éphémère ou non. Les deux villageois enveloppés d’un silence apaisant restent encore un moment assis sur le banc, puis reprennent chacun leur route respective.
Six heures trente. Le fermier se lève difficilement, perdu dans ses pensées de la veille. Le tintement du réveil annonce le début d’une nouvelle journée expurgée. Il s’extirpe de sa demeure solitaire pour récolter le fruit de son travail — labour, arrosage, organisation, saisonnalité... Ramassant les immenses melons qu’il sait si bien apprivoiser, le jeune homme réalise que ses jambes le lancent entre courbatures et crampes latentes. Il en fait fi, sachant pertinemment que le travail à la ferme est son premier devoir et sa plus grande fierté. Arrivé au bout de la rangée, il se dirige vers la grange où il pourra recueillir le lait de ses vaches traitées avec une attention toute particulière, mais aussi la laine de ses moutons. Les transformer, puis vendre les produits finis ; se rendre en ville, commercer, discuter, s’enquérir ; pêcher et s’enorgueillir, puis s’enrichir. Le soir venu, de retour sur son terrain, le fermier éteint les lampadaires avant de rentrer. Il se déchausse sur le tapis de l’entrée et s’attable devant un achigan croustillant de sa confection.
Son repas le satisfait, mais il se demande si ce plat ne pourrait pas être encore meilleur. Si, par exemple, il ne pourrait pas y ajouter de l’ail ou du thym. Pourtant, cela fait des générations que l’achigan est cuisiné de cette manière dans la Stardew Valley. Pourquoi voudrait-il ainsi révolutionner un plat qui fonctionne depuis tant de générations ? L’étrange pensée qui le traverse le quitte vite, car il sait qu’il ne doit pas veiller sous peine de tomber de fatigue. Il se brosse les dents pour la première fois depuis… Depuis quand ?... La nuit s’installe et le prend.
Sept heures. Le soleil apporte la chaleur sur le domaine endormi. Le fermier entrouvre les yeux, perturbé par l’astre qui s’invite à l’intérieur. Simultanément, il s’aperçoit qu’on toque à sa porte. L’hôte enfile rapidement ses vêtements afin de ne pas faire attendre ses potentiels invités, surtout qu’il y a une forte probabilité qu’ils soient de la vallée. Il s’approche de la porte, tourne lentement la poignée et tire sur le battant.
« Surprise ! », clament-ils en chœur.
Les paupières encore lourdes du fermier se délient tandis qu’il cherche encore quelle expression arborer.
« Voilà, c’est pour toi ! », tends gaiement Abigail.
L’ensemble de la communauté attroupée derrière la jeune femme observe le garçon avec insouciance, les joues retroussées et les lèvres bien tendues. Même Kent le militaire retraité ou Shane l’alcoolique solitaire se parent d’un sourire, crispé mais inespéré. Le fermier attrape le présent et, sans même avoir le temps de l’ouvrir, il se laisse prendre au dépourvu une nouvelle fois.
« On organise une fête ce soir, sur la plage ! Tu es invité, bien sûr. Feu de camp au programme, on t’attendra ! »
Sur ces mots, les gens se dispersent pour entamer leurs activités matinales. Même Abigail salue brièvement le fermier et prend congé, prête à se recoucher. Le jeune travailleur analyse attentivement le paquet rectangulaire qu’il vient de recevoir s’en pouvoir en discerner le contenu. Curieux, il déchire un morceau du papier jaune, ce qui ne révèle qu’un contenant en carton très classique. Son visage passe d’une expression à l’autre, parfaitement synchrones avec ses pensées. Il décide finalement d’attraper le carton par le bord et d’en arracher l’un des côtés. Le colis se dévoile… Une boîte noire de belle facture. Peu satisfait de sa découverte, il retire définitivement l’emballage pour en soulever le couvercle. Dans un écrin en soie repose une flûte à bec de bois d’érable teintée, d’une couleur qui seule donne au marron l’apparence du prestige grâce à ses reflets inégaux tantôt profonds tantôt fins. L’instrument léthargique attend patiemment qu’on le porte à la bouche… Mais l’heure n’est pas à la musique !
Huit heures. Le fermier s’empresse de filer aux champs, arrosant et plantant des pieds de tomates sur les quelques parcelles inoccupées. Il rejoint ses animaux qu’il dorlote avant d’emporter le lait, les œufs et la laine disponibles. Dans le cabanon, il fait maturer, transforme, puis récupère le fromage, la mayonnaise et les tissus qu’il vendra ce jour. Sans manquer de récolter le bois de sa plantation, il se demande quel sera le thème de la soirée ou avec qui il pourra discuter. Aura-t-il l’occasion de voir des méduses luisantes ou des étoiles filantes en cette chaude nuit d’été ? Comment va-t-il remercier les habitants pour ce cadeau ? Et puis… Pourquoi a-t-il reçu un cadeau ?
Quatorze heures. Le fermier se rend en ville pour faire quelques emplettes. La vallée quasi déserte prouve que la population s’attelle aux préparatifs. La déception de ne pas pouvoir acheter de plants est vite remplacée par les perspectives de la fête à venir. A savoir comment il occupera son après-midi, pas d’hésitation : l’ardeur de la pêche fait les meilleurs repas ! Armé de sa canne en iridium d’une extrême robustesse, il s’approche de la rivière qui entoure la cité. La ligne balancée en arrière se jette finalement dans l’eau à la recherche des carnivores des recoins qui constitueront de parfaites grillades. De beaux affrontements en perspectives avec ces athlètes poissons nés (pour l’instant) …
Vingt heures. Alors que la lumière se mêle à l’obscurité, l’horizon jonché d’incertitudes, le fermier laisse derrière lui sa routine. Tout en sachant qu’après les étoiles reviendra le soleil, il feint l’ignorance pour mieux profiter du doute que lui offre le ciel ce soir-là. La plage sur laquelle se passera l’évènement est grande, parsemée de coquillages divers et variés et surmontée de plusieurs pontons qui permettent d’approcher l’océan sans risque. La cabane, les pieds dans l’eau, est celle du pêcheur de la vallée, Willy. Il y veille, naturellement attiré par le clapotis, sur les vagues qui viennent s’enfoncer dans le sable fin autant que sur les crabes qu’il contient.
Le fermier arrive sur le lieu de l’invitation et voit nombre de ses amis éparpillés. Les plateformes de bois sont quasiment vides, les gens préférant la convivialité des feux de camps dressés pour l’occasion. Les discussions quelles qu’elles soient fusent calmement, les débats succédant aux histoires et les histoires aux chuchotements. Parmi la multitude de ces feux qui portent au loin l’existence d’une vallée perdue, la personne encore debout s’interroge sur sa présence. Le jeune employé arrivé il y a un ou deux ans a beaucoup et si peu à dire à la fois. Il virevolte d’une discussion à l’autre pour comprendre les problèmes et les passions des habitants, y voyant là une occasion rare de saisir de façon productive ce qui pourrait préoccuper la majorité d’entre eux. Soudain, Abigail lui fait signe depuis une position éloignée. Elle est accompagnée de Maru, la fan d’astronomie et de Linus, le défenseur de la nature. Il s’approche du petit groupe et s’assoit autour du foyer brûlant.
« Eh ! Comment ça va ?
— Ça va.
— Alors, tu as ouvert ton cadeau ? enquête Abigail.
— Oui ! Elle est magnifique.
— Contente qu’elle te plaise !
— Ouf… On s’est tous concertés, ajoute Maru qui pointe Linus des yeux.
— Mais… Pourquoi ?
— Pourquoi quoi ?...
— Pourquoi m’avez-vous offert un cadeau ? Pourquoi… une flûte, si ce n’est pas indiscret ?
— Tu as bien dit que tu t’ennuyais ? », reprend Abigail, la voix posée.
Le fermier surpris loupe le coche pour répondre naturellement, mais se rattrape.
« … Oui, mais enfin… Ce n’est pas comme si je n’aimais pas mon travail ! Je fais beaucoup d’efforts chaque jour. J’espère pouvoir en faire de plus en plus, répandre les meilleurs produits sur la vallée et aider le maximum d’habitants. C’est la vie que j’ai choisie ! Je ne reviendrai pas en arrière. C’est tellement gratifiant !
— Mais… tu as bien dit que tu t’ennuyais ? », répète-t-elle.
Le crépitement du feu comble un prompt silence. Les visages à peine dévoilés par la lumière rougeâtre racontent si peu de choses que le mutisme du fermier semble plus expressif, mis ainsi en avant par un simple point d’interrogation. C’est alors qu’un courage banal s’exprime par une respiration volontaire et puissante.
« Oui… Je m’ennuie. Ma vie a désormais un but. Je ne suis plus un employé de bureau enfermé dans une cage d’acier, m’abrutissant pour un profit invisible. Je nourris la vallée, je participe à son développement en multipliant les réserves de bois ou de pierre, en dénichant l’or qui l’enrichit… »
Les regards fixés sur la personne soudain bavarde ne quittent plus leur cible une seule seconde.
« … Mais je m’ennuie. Tous les jours, je ramasse les mêmes récoltes, je sème les mêmes plants, je coupe la même laine et trais les mêmes vaches. Les mêmes fruits, les mêmes champignons… Tous les jours, je me lève aux mêmes six heures pour m’ennuyer de façon prolongée…
— Et tu vois les mêmes personnes… Oh, mais ce n’est jamais tout à fait les mêmes ! s’exclame Abigail l’index levé, attendant une réaction… Non, non, c’était une blague (une mauvaise blague). Et la flûte, ça ne te dirait pas ?
— Mais… Pourquoi la flûte ?
— Eh bien, je sais en faire ! Je peux t’apprendre. Si je ne sais pas faire, difficile de t’apprendre… Mais ça, je maîtrise ! Ça te ferait de nouvelles choses à découvrir, et peut-être que tu redécouvriras les anciennes...
— Tu… tu sais, enchaîne Maru, tu devrais demander aux autres si tu ne sais pas quoi faire… Tu… Tu dis que tu leur apportes beaucoup, alors tu devrais les laisser t’apporter un peu.
— La flûte… c’est une bonne idée, affirme le fermier en levant la tête. Hm…
— Content que ça te plaise ! précise Linus, d’habitude à l’orée de la vie sociale.
— … La ferme, c’est très bien, mais j’ai besoin d’air frais. Maru, si on construisait une fusée ?
— Une fusée ?!
— On pourrait partir à la conquête de l’espace et quitter temporairement la vallée qui est si petite !
— Elle est peut-être petite, mais elle a beaucoup à apporter, se vexe Linus. Ne répète pas mes erreurs de jeunesse. Il y a plus de nouveauté dans toutes les personnes à qui tu parles que dans la ville ou dans le ciel d’à côté. Tu t’intéresses simplement à leurs problèmes sans leur montrer les tiens, c’est injuste. »
— Dès demain, je me mets à la flûte. Enfin, j’essaierai.
— Eh ! Et mon sermon, alors ?! Fais donc comme tu veux…
— Je t’aiderai ! », renchérit Abigail.
La soirée avance et la population se disperse. A la recherche du sommeil, tous rejoignent leurs foyers pour la nuit.
Six heures. Le fermier se lève.