Les liens du souvenir
Chapitre 1 : Les liens du souvenir
2769 mots, Catégorie: G
Dernière mise à jour 22/04/2023 12:48
Cette fanfiction participe au Défi d’écriture du forum Fanfictions .fr : Dansons sous la pluie - (mars avril 2023).
Les liens du souvenir
Installée sur le petit banc près de la fenêtre, Eilena laissait ses yeux dériver sur l’horizon. C’aurait pu être la scène d’un film, celle où la jeune fille admire paresseusement un coucher de soleil, émue par les reliefs d’une vue improbable, tout en sirotant un cocktail aux couleurs de l’été. Mais non, la réalité était bien moins séduisante ; la lucarne de son appartement ne lui laissait pour seul répit qu’une vision terne sur la capitale.
Des immeubles à perte de vue, une nuée de voitures expectorant une fumée indissociable du brouillard, quelques enseignes Jojamart et bon nombre de lignes électriques çà et là en guise de décoration. Pas de doute, elle était bien chez elle. D’ailleurs, le soleil n’était même pas visible, ce dernier ayant décidé de se soustraire aux regards derrière l’épaisse brume pluvieuse, et Eilena ne tenait dans les mains rien de moins exotique qu’une brique de jus de fruits.
Certes, ça ne valait pas la vue depuis la ferme de son grand-père Joseph, ni celle de leur ancienne maison en bord de mer. En plus, sa vieille voisine devait sûrement l’épier depuis l’appartement d’en face. Mais c’était toute la bouffée d’air frais qu’elle pouvait espérer prendre dans ce logement du troisième étage qu’elle partageait avec son père.
Le vent vint lui souffler au visage, apparemment ravi d’augmenter son inconfort, lui faisant goûter la bruine froide de ce début de printemps. La jeune fille réprima un frisson et ferma la fenêtre à la hâte, manquant au passage de faire tomber le pot abritant une de ces jolies fleurs tropicales qu’elle affectionnait tant. Un mouvement dans le couloir la ramena à la réalité. Son golden retriever avait été réveillé de sa sieste par ce soudain remue-ménage et s’approchait d’elle comme pour s’assurer que cela n’annonçait pas l’imminence d’une promenade.
« Eh non, mon grand. Il n’arrêtera jamais de pleuvoir. »
Comme en réponse à ses prévisions, la pluie se fit plus pressante. Les gouttes venaient s’écraser sur la vitre, dissimulant vite l’extérieur à ses yeux insatisfaits. Elle tapota la tête de son fidèle ami en se dirigeant vers les documents éparpillés sur le sol. Ils s’étaient élancés à travers la pièce grâce au courant d’air, prenant vie un court instant, comme pour adresser un ultime message à leur destinataire.
L’odeur du papier fraîchement imprimé lui rappela l’instant où elle avait ouvert l’enveloppe, pas plus tard que le matin même. L’en-tête, joliment calligraphié du nom d’un quelconque notaire, ainsi que les mots “décès” et “succession” avaient très vite attiré son regard, puis l’avaient poussée à reposer le courrier sur la table sans plus de cérémonie. Elle avait tenté de reprendre son travail avant de finalement atterrir devant la fenêtre et se perdre en contemplations.
Deux ans. Cela faisait deux ans que Joseph était mort, comme venait le lui rappeler la missive du notaire qui, avec une formulation joliment déplacée, la félicitait d’hériter du domaine familial. Son cœur se serra et elle ne put s’empêcher de jeter à nouveau son regard en direction de la capitale.
Pourquoi elle ? Tel un disque rayé, son esprit répétait la même question en boucle. Pourquoi son grand-père n’avait-il pas choisi de léguer sa ferme, sa plus précieuse possession, à son fils Darell ? Elle s’était habituée à l’absence de son père au fil du temps, mais celle de Joseph avait laissé un vide dans son cœur.
Ses yeux s’étaient clos, pour mieux y projeter les images d’une époque plus heureuse, des souvenirs doux-amers aux refrains fanés, ceux auxquels elle s’accrochait autant qu’ils lui faisaient mal.
Pourquoi elle ? En l'envoyant littéralement à l'autre bout du pays, désirait-il qu'elle mette plus de distance entre elle et son paternel – cette même distance qui existait dans leur relation ?
Non. Ça ne ressemblait pas à Joseph. Bien au contraire, il avait tout fait pour que les choses s'arrangent. Mais le fossé entre eux n'avait cessé de s'agrandir au cours des 8 dernières années, et il se creusait encore.
Eilena se laissa choir sur le canapé, accablée du poids de toutes ces questions. Le tic-tac de l’horloge lui rappelait sans cesse que, malgré ses désirs, elle ne pouvait retenir le temps, ni même le remonter. Où était son père en cet instant ? Combien de semaines s’étaient écoulées depuis sa précédente visite ? La jeune fille balaya du regard la pièce en quête de réponse ; mais le vide de cet appartement lui rappelait sans cesse le vide de leur relation. Tout ici trahissait son absence. La dernière fois qu'il était venu c'était au début de l'hiver, il avait eu une permission de quelques jours. Elle se souvenait l’avoir attendu – comme elle l’attendait toujours – et, au final, il était si fatigué qu’il avait dormi la moitié du temps. L’autre moitié n’avait été là que pour révéler la pauvreté de leurs échanges.
C’est en passant les fêtes de fin d’année toute seule que l’idée avait commencée à germer chez elle, celle de prendre son envol, de quitter le duplex depuis longtemps témoin de la déchéance de leur lien. Elle avait besoin de prendre un nouveau départ, D'accepter que son père préfère se réfugier dans le travail plutôt que de l'affronter elle, même si elle devait reconnaître qu'elle avait fini par prendre la fuite, elle aussi. La petite voix dans sa tête lui soufflait que là était la raison pour laquelle son grand-père lui avait légué le domaine. La vallée, elle, l’avait toujours accueillie à bras ouverts. Et Joseph connaissait sa petite-fille mieux que personne.
La gratitude lui étreignit le cœur, et ses yeux s’embuèrent : même après sa mort, son papy continuait de veiller sur elle.
Pancake vint poser sa tête sur ses genoux, le regard noyé d’amour pour sa gardienne. Elle sourit à la vue de sa sollicitude. Elle l'avait elle-même nommée ainsi, en référence à la couleur de sa robe ; même si ses goûts, alors ceux d’une petite fille, était tout à fait discutables en matière de nom
.
« Ce n'est peut-être pas une si mauvaise idée en fin de compte … Qu’en penses-tu ? Et si on déménageait ?
– Wouuf !
– Oui, on pourra même aller se promener au lac ! »
L’attitude enjouée de son compagnon finit de la convaincre. Son exubérance avait le don de la faire rire ; depuis huit ans maintenant, il était son plus proche ami. Profitant de cet élan d’énergie, elle se dirigea dans sa chambre pour préparer ses affaires et celles de son compagnon.
L’excitation avait progressivement laissé place à une organisation méthodique. Elle ne voulait rien laisser dans cet appartement, bien que ses possessions se limitaient à pas grand-chose : ses livres, son ordinateur portable, ses vêtements, quelques carnets, plusieurs photos d’une époque plus heureuse et d’autres souvenirs de vacances. Son golden retriever prenait grand soin à lui rapporter chacun de ses jouets, bien sûr, il aurait un carton dédié à ses affaires.
Une fois que tout fut trié, rangé et nettoyé, le silence s’empara d’autant plus du grand vide de l’appartement. Même la pluie avait cessé de cogner les fenêtres, l’air lui-même semblait suspendu dans la pièce. Seul le tintement des clefs dans la main d'Eilena indiquait une présence résiduelle. Tout était prêt pour son départ, un dernier détail restait à aborder, détail qu’elle avait délibérément repoussé jusqu’à cet instant fatidique. Elle sortit son téléphone de sa poche. Dans le nombre restreint de ses contacts, le nom de Darell heurta son regard. Elle hésita longuement, la poitrine serrée par l’appréhension. Elle n'avait qu’à appuyer sur la petite icône pour téléphoner à son père ; dans le plus probable des cas, elle aurait juste à discuter avec son répondeur. Ce dernier transmettrait ses intentions au propriétaire des lieux et elle aurait validé le dernier détail de son déménagement.
Au lieu de ça, la jeune fille éloigna son portable, préférant l’oublier au fond de son sac. Elle sortit la copie de l’héritage, ainsi qu’un stylo et un post-it sur lequel elle annota : “ Je pars vivre dans la vallée “. Elle déposa la missive en évidence sur la table de la cuisine et quitta le duplex avec autant d’agitation que le jour où elle y était entrée.
L’organisation du départ laissa rapidement place au doute. Son exil volontaire n’était-il pas prématuré ? Était-il sage de tout quitter pour partir vivre à un endroit dont il ne lui restait plus que de vagues réminiscences ? Son désir impérieux de s’éloigner de son ancienne vie n’avait-il pas obscurci son jugement ?
Le mauvais temps assombrissait aussi son esprit. La pluie battante l'empêchait de distinguer correctement le chemin. Avait-elle seulement pris la bonne route ? Elle n’entendait même plus le son de l’autoradio, seulement le vacarme de ses pensées et des gouttes frappant la carrosserie. Et puis, qu’est-ce qu’il l’attendait là-bas ? Qu’allait-elle faire dans la vallée ? Ses sourcils se courbèrent sous le poids de toutes ses questions et ses doigts se mirent à tapoter le volant du véhicule.
Eilena n’était pas de nature anxieuse, mais les déménagements étaient pour elle synonymes de traumatismes. Les conséquences de la guerre avec l’empire Gotoro l’avait amenée à vivre en colocation avec un père absent ; désormais elle était en route pour habiter le domaine de son défunt grand-père. Combien de temps encore vivrait-elle avec les fantômes de son passé ? Ce dont elle était sûre c’est que plus rien ne l’attendait dans la capitale, même pas son père. Ils étaient devenus des étrangers l’un pour l’autre.
Les kilomètres défilaient doucement. La voiture déjà bien chargée résistait tant bien que mal aux intempéries. Avec le recul, la jeune fille songea qu’elle aurait au moins pu attendre que le temps s’éclaircisse pour prendre la route.
Elle augmenta le désembuage de l’habitacle en tentant de se ressaisir, après tout elle avait toujours aimé partir à l’aventure ; peut-être était-ce le caractère définitif de celle-ci qui générait tant d’appréhension ?
Un coup d’œil dans le rétroviseur lui apprit que Pancake, lui, ne se faisait pas autant de soucis. Il dormait tranquillement sur la banquette arrière, sûrement ravi de la perspective des nouvelles promenades à venir. Après un arrêt pour dormir dans un quelconque hôtel, ils reprirent la route le lendemain. Le GPS indiquait qu’il leur restait quatre heures de route et le mauvais temps obligea la conductrice à décrocher de ses ruminations.
~
Quand elle reconnut le chemin que son grand-père empruntait en voiture quand il la récupérait à la gare à chacune de ses vacances, Eilena sut qu’elle était sur la bonne voie. Pélican Ville était tellement éloignée de tout, que même les cartes peinaient à retracer le chemin y conduisant. Après avoir traversé la montagne embrumée, le ciel se dégagea enfin. Derrière les confins montagneux la route s’étirait en direction de l’océan. Là, plus besoin de GPS, d’ailleurs lui-même était perdu : il n’y avait qu’une seule route pour se rendre dans la vallée. Le cœur de la jeune fille se dilata dans sa poitrine en voyant l’étendue d’eau miroitante ; Pancake, lui, haletait bruyamment sur son siège. L’enthousiasme de chacun était perceptible dans l’habitacle.
Au détour d’un chemin, Eilena reconnut le moment où tourner à droite. La piste emprunta alors la forêt, la route si fit plus cahoteuse et la conductrice dut se pencher sur son volant, tant par émerveillement que par désir d’éviter la végétation. Le sentier de la ferme semblait sans fin. Un instant, la jeune fille douta même avoir emprunté le bon, tant celui-ci avait été laissé aux bons soins de la jungle environnante. Quelques gouttes tombaient des feuilles çà et là, seules témoins que la région avait été également touchée par le déluge.
L’épaisse frondaison s’ouvrit enfin, dévoilant le domaine familial. Différent de ses souvenirs, elle remarqua surtout l’abondance de la flore, comme si le printemps s’était concentré sur cette unique partie du globe. Seuls les bâtiments semblaient flétris, d’un âge aussi avancé que la vallée elle-même. Son grand-père avait toujours été très fier de sa propriété, il s’en était occupé avec soin toute sa vie durant. La voir ainsi, dans un tel état d’abandon, était un bien triste hommage à sa mémoire. Une pointe de culpabilité commença à poindre chez l’héritière, même si les souvenirs d'enfance laissaient une trace enchanteresse partout là où elle posait les yeux.
Eilena coupa enfin le contact et sortit du véhicule. Ses chaussures s’enfoncèrent quelque peu dans la terre humide tandis qu’une joyeuse brise l’accueillit, pleine des émanations de cette nature en éveil. Elle ouvrit la porte à son fidèle ami canin, visiblement très content d’aller renifler chaque brin d’herbe du domaine, et s’avança en direction de la maison.
Un vieil homme sortit alors de la grange et si, pendant un instant, elle crut voir Joseph, Eilena s’aperçut très vite qu'il s’agissait du maire ; elle le reconnut notamment au béret qu’il portait déjà dans ses souvenirs. Elle se souvint également de sa voix, celle qu’elle avait eu au téléphone pas plus tard que la veille pour prévenir de son arrivée. Lewis était un petit homme très sérieux mais dont le sourire, caché par sa longue moustache, était emplie d’une bienveillance sincère. Il l’accueillit bien plus chaleureusement que n’importe quel habitant de la capitale au cours des huit années où elle y avait vécu.
Elle se retourna un instant sur la vallée, jetant au passage un œil sur son chien s’ébattant à l’orée des arbres. Le soleil venait réchauffer sa peau tandis que ses rayons se reflétaient sur la myriade de gouttelettes laissées dans le paysage. Tout lui semblait plus vivant, plus coloré. Les oiseaux pépiaient, les arbres secouaient leurs feuilles après leur long sommeil, les fleurs s’épanouissaient devant tant de lumière, l'orage était passé et l’avenir lui-même semblait plus radieux.
~ J'aimerais ici remercier mes très chères correctrices et pré-lectrices, Ensorceleurisée et BakApple !
Merci les filles, vous m'avez été d'une grande aide ~