La Légendaire Naissance De L'Ombre De La Mort

Chapitre 1 : La Légendaire Naissance De L'Ombre De La Mort

Chapitre final

4421 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour 30/12/2021 10:55

Cela faisait déjà plusieurs semaines maintenant qu’il n’arrêtait pas de pleuvoir jour et nuit sur la pauvre ville de Capoue et que l’ensemble des citoyens de cette cité romaine priait les dieux pour obtenir leur clémence. Mais aujourd’hui encore, malgré les suppliques répétées des Hommes, le soleil était une nouvelle fois parti se réfugier derrière un énorme nuage d’orage. Titus Lentulus Batiatus n’était pas le seul à ne plus pouvoir supporter toute cette eau divine, qui se déversait comme une punition sans raison depuis l’immensité des cieux. Cependant, ce n’était pas tant la pluie en elle-même que ses conséquences qui le dérangeaient, car il voyait bien qu’à cause d’elle, la foule, qui était déjà très clairsemée dans les gradins de l’arène des gladiateurs, était désormais à deux doigts de quitter les lieux.


Pour prévenir cette éventuelle fuite des quelques individus qui avaient osé braver le déluge des dieux pour venir assister aux jeux, Batiatus se leva prestement de son siège de juge afin d’annoncer les prochains participants. Il leva les bras en l’air et s’exclama à l’intention des spectateurs :

« Honorables habitants de Capoue, laissez-moi vous offrir, en mon nom et au nom de mes ancêtres, le combat final ! »


Comme il l’avait prévu, le public, poussé par la curiosité, prit son mal en patience. Mais malgré cette toute nouvelle fidélisation des spectateurs, Batiatus savait qu’annoncer un combat avec si peu de monde pour y assister était tout bonnement un gaspillage d’argent. Qui plus est, cela risquait fort de lui faire encourir inutilement le courroux de Plutus, le divin en charge de la richesse humaine. Cette pénible sensation s’accentua quand il constata qu’il y avait à peine une douzaine de personnes qui prenaient les paris, pourtant d’habitude fort prisés des spectateurs pour ce genre de combat. Néanmoins, l’annonce du dernier duel devrait pousser le reste des personnes présentes dans les gradins à débourser sans compter, et cette perspective apaisa un tant soit peu la crainte du maître des jeux.


« Citoyens frères de Rome, veuillez accueillir sous vos auspices le gladiateur, champion de la maison Batiatus, le Grec invincible, j’ai nommé : Acerbitas ! »


Immédiatement, à l’appel de son nom, ledit gladiateur entra dans l’arène cubique en adoptant une démarche triomphale et sous les acclamations du petit peuple. Il s’agissait là d’un homme caucasien de grande taille, entre quatre et quatre coudées et demie de haut. Son visage était dissimulé sous un casque de spartiate et mangé par une barbe de philosophe. Pour l’affrontement, ses armes consistaient en une lance de cavalerie basique et en un grand bouclier rectangulaire qui rappelait beaucoup, tant par sa forme que par sa couleur rouge sang, celui en vigueur au sein des Légions romaines.


« Faites entrer la barbare ! » ordonna Batiatus d’une voix forte, une fois qu’il sentit que la foule était enfin mûre pour rencontrer celle qui allait devoir affronter le célèbre Acerbitas.


C’est alors qu’une jeune femme, blanche de peau, chevelure blonde, d’une trentaine d’années à peine, entièrement nue, fit son entrée au même moment où un coup de tonnerre assourdissant éclata dans le ciel. Poussée dans le dos par des gardes, glaive en main, son air apeuré n’était pas sans rappeler l’attitude d’un pauvre animal que l’on conduit à l’abattoir.


Capturée sur les terres nordiques de la Gaule chevelue, Batiatus ne savait rien d’autre au sujet de cette femme, même pas son nom. Il ne connaissait absolument rien, ni d’où elle venait, ni ce qu’elle avait fait par le passé pour se retrouver dorénavant esclave de la puissante Rome. En ce moment, tout ce qui lui importait, l’intéressait et le préoccupait, c’était de savoir comment il allait bien pouvoir la vendre à son public. Qu’importe sa vie passée, qu’importe la raison de sa capture, Batiatus se mit à réfléchir à un nom accrocheur pour la désigner, un nom qui sonnerait bien aux oreilles. Puis, instinctivement, après quelques secondes de réflexion, il décida tout bonnement de l’appeler par le prénom qu’il aimerait bien donner à sa fille si jamais, par la grâce des dieux, il en avait une un jour. En référence à l’unique héritière de son ami, le sénateur Albinius, qu’il convoitait secrètement, il s’exclama alors à l’assistance : « Iliythia ! »


Cependant, à la grande surprise de Batiatus, l’accueil réservé à Iliythia ne fut pas le même que celui d’Acerbitas, car une huée s’éleva soudainement des gradins lorsque les personnes présentes constatèrent le ventre arrondi de la femme enceinte :


« C’est injuste ! Crièrent certains.


– Honte à Batiatus ! » murmurèrent d’autre.


Constatant immédiatement la colère générale qui pouvait très rapidement mener à la désertion complète de l’arène, Batiatus, en homme avisé et intelligent, réagit promptement pour calmer les ardeurs. Devant la menace d’une potentielle désertion de la foule, Batiatus lança un ordre à son esclave :


« Acerbitas ! Ton bouclier ! Dit-il en faisant un signe de tête très rapide et très sec en direction de la femme blonde.


Le guerrier grec s’exécuta alors immédiatement devant son dominus et lança son bouclier aux pieds de la barbare.


« La Guerrière au Bouclier ! s’exclama alors Batiatus en présentant à nouveau la jeune femme d’une main. Cette amazone, d’une sauvagerie inégalable, est connue jusqu’aux confins de la République pour avoir défait à elle seule trois cents légionnaires, avec pour seule arme un bouclier, subtilisé à l’un de nos valeureux soldats tombés aux Champs Élysées ! »


L’offrande du bouclier, ainsi que ce mensonge inventé de toutes pièces, devraient aisément mettre de l’eau dans le vin des spectateurs, se dit sournoisement Batiatus. Effectivement, cet acte de bonté, si cela en était un, sembla être apprécié par les Romains et Romaines du stade, puisqu’ils trouvèrent que cette femelle était maintenant à égalité raisonnable avec le gladiateur, bien qu’elle restât entièrement nue et affaiblie par sa grossesse, et qu’elle n’ait pour seule arme qu’un banal bouclier pour survivre, face à un guerrier expérimenté.


« Commencez ! » Ordonna Batiatus aux deux esclaves, une fois les esprits apaisés et le calme revenu parmi l’assemblée.


Puis il frappa énergétiquement dans ses mains pour lancer les hostilités. À la seconde même où le dernier clappement de main retentit en écho dans l’arène, le gladiateur Acerbitas fonça à la vitesse d’un cheval au galop sous la pluie battante en direction de son adversaire. Le puissant coup de lance qu’il lui asséna fut de la même force que s’il avait voulu abattre un arbre à la hache. D’une horizontalité parfaite et en visant au niveau du torse, le but évident de la manœuvre, outre le fait de vouloir briser une ou deux côtes de son adversaire, était de faire couler son sang, afin de satisfaire les attentes de la foule. Mais Iliythia réagit néanmoins très rapidement et, pour éviter de se faire empaler, dans un réflexe aussi vif que fébrile, elle posa un genou à terre pour esquiver ce premier assaut brutal. Le fer de lance passa in extremis au-dessus de sa tête blonde, dans un bruit semblable au sifflement d’une flèche décochée et volant dans les airs. Quelques mèches de cheveux firent néanmoins les frais de cette première action, mais malgré cela, elle sortit indemne de cette première attaque. Ce coup manqué déstabilisa le grec un court instant et, profitant de cette miraculeuse ouverture, la barbare s’empara du bouclier qui était resté à terre et s’en servit pour bousculer son adversaire. Acerbitas, qui ne s’attendait clairement pas à autant d’agilité et d’énergie de la part d’une femme enceinte, fut si surpris par cette contre-attaque soudaine qu’il trébucha à la renverse, tombant à terre, à plat dos contre le sable trempé de l’arène. Les Romains s’esclaffèrent alors de voir un homme dans la force de l’âge être humilié de la sorte par une femme, clairement diminuée par le fait qu’elle était enceinte.


Ni une ni deux, Iliythia profita de son avantage inespéré et n’attendit pas que son rival se relève. Elle sauta immédiatement à califourchon sur lui et lui décocha une violente série de coups, la tranche de son bouclier cognant contre le casque de bronze du gladiateur. La force et la répétition des coups, assénés comme si elle tapait avec une massue sur un pilier de bois pour l’enfoncer profondément en terre, la tête du gladiateur s’enfonça de même dans la terre gorgée d’eau de pluie. Métal contre métal, le martèlement du bouclier de fer contre le casque de bronze fit retentir un bruit effroyable, qui supplanta bientôt celui des éclairs. À chaque contact, à chaque fois que le bouclier rencontrait le casque, des étincelles s’échappaient des deux objets, comme pour égaler les lumières éclatantes des éclairs, comme si ce combat terrestre entre les deux esclaves n’était que le miroir de la bataille qui déchirait les dieux du firmament.


Bien que désarçonné par un tel déchaînement de violence durant d’interminables secondes, Acerbitas supporta néanmoins avec une admirable résistance cette avalanche inattendue de férocité de la part d’Iliythia la barbare. L’esclave grec put ainsi rendre grâce au dieu des forgerons pour la solidité de son casque de guerrier, qui encaissa formidablement les chocs, et ce, avec presque autant de robustesse qu’une enclume face au pilonnage incessant d’un marteau.


Toutefois, à force d’attendre l’épuisement, qu’il espérait inévitable, de son adversaire enragée, afin de tenter une éventuelle riposte, Acerbitas, au bord de l’évanouissement, se sentit bientôt sur le point de prendre la barque qui naviguerait jusque dans les abysses infernaux. Aussi, face à cette menace grandissante, Acerbitas, s’accrochant de toutes ses forces à l’idée de survivre, parvint dans un sursaut de dynamisme, à prendre une poignée de sable afin de renverser la situation périlleuse dans laquelle il se trouvait. Entre deux coups de bouclier, il réussit à jeter le contenu de sa main au visage de cette furie. Des grains de sable vinrent se loger sous les paupières d’Iliythia, l’aveuglant un court instant, juste assez pour permettre enfin à Acerbitas d’enfoncer son poignard dans l’une de ses cuisses. La guerrière poussa alors un cri de douleur, qui couvrit l’orage, qui déferlait à présent sur les arènes, ce qui provoqua la satisfaction du public romain. Aussitôt, il s’enthousiasma de voir enfin le sang couler. Ayant réussi à prendre l’ascendant sur cette amazone blonde, Acerbitas vit là l’occasion de renverser cette situation humiliante en repoussant Iliythia de toutes ses forces d’un puissant coup de talon en plein abdomen avant de se remettre debout rapidement.


De nouveau tous les deux sur pied, Iliythia, la jambe ensanglantée, le souffle court, le bouclier contre sa poitrine dénudée, reculait en boitant, tandis qu’Acerbitas, armé de sa lance, tournait déjà autour de la mutilée, tel un fauve tournant autour d’une proie agonisante. Les deux esclaves, forcés de combattre jusqu’à leur dernier souffle, prirent cependant un instant pour se jauger du regard. Le visage d’Iliythia, bien que déformé par la douleur, conservait néanmoins une farouche lueur de détermination dans les yeux et une certaine rage de survivre, qui montrait à son adversaire qu’elle était somme toute déjà prête à affronter le prochain assaut.


Prenant cette attitude provocatrice comme une humiliation supplémentaire, le Grec invincible fondit sans prévenir sur la barbare en frappant du bout de sa lance, droit sur la surface incurvée du bouclier rectangulaire, en plein milieu de celui-ci. Sa force de frappe fut alors si importante qu’elle fit reculer Iliythia de plusieurs pas en arrière, se retrouvant dès lors acculée dans l’un des coins de l’arène cubique. Profitant de son avantage, le gladiateur multiplia les attaques et donna des coups répétés de lance contre le bouclier ennemi. Un second impact résonna contre le métal, puis un troisième, suivi de près par un quatrième et ainsi de suite, pendant plusieurs minutes, bloquant chaque tentative d’Iliythia pour se dégager et la repoussant systématiquement dans le coin.


Mais même si la petite arène cubique de Capoue n’offrait pas énormément de place pour les deux duellistes, pour la jeune femme, cela ne semblait pas vraiment être un handicap. Elle semblait même être assez habituée à combattre dans des environnements restreints. Faisait-elle donc partie de ces fameux pirates des mers, qui avaient souvent l’habitude de se battre sur des embarcations exiguës de pêcheurs ? Se demanda soudainement Batiatus, en observant la parfaite maîtrise dont elle faisait preuve sur ce terrain étriqué.


Néanmoins, bien qu’Iliythia résistât assez formidablement face au gladiateur renommé, les attaques successives eurent peu à peu raison de sa défense et elle lâcha brutalement son bouclier après un énième coup de lance. Maintenant désarmée, ses jambes flanchèrent, non pas tant à cause de l’acharnement d’Acerbitas qu’à cause du poids de son bébé. Iliythia tomba alors lamentablement à genoux en position de prière, se protégeant le visage de ses mains tremblantes, avec aussi peu d’honneur qu’une mendiante suppliant le passant de lui donner l’aumône.


Cependant, pas une once de pitié n’effleura l’esprit d’Acerbitas et cela, en dépit de la posture résignée dans laquelle se tenait l’esclave promise au trépas. Lui qui souhaitait clairement et depuis longtemps couper court à ce combat pour laver au plus vite son honneur, ne ressentit en effet aucune forme d’empathie envers la future mère. La victoire étant désormais à sa portée de coups, il ne pouvait tout simplement pas la laisser filer entre les doigts. Car pour le détenteur du titre de champion de la maison Batiatus, les simples sentiments des mortels ne devaient en aucuns cas lui ravir sa place sur le podium des dieux de l’arène.


Ainsi en position, prêt à lui porter le coup de grâce, Acerbitas, sa lance fermement serrée entre ses deux mains, pensait déjà aux ovations des Romains et à la fête prévue à son retour au ludus de son maître. Mais tandis que son esprit s’était déjà tourné vers le vin et les femmes qui l’attendaient pour célébrer sa victoire, Iliythia se rua par surprise sur l’une de ses jambes et l’agrippa brusquement de toutes ses dernières forces. La seconde d’après, Acerbitas ressentit une vive douleur au niveau de sa cuisse. Pire qu’une brûlure, pire encore que le marquage au fer rouge qu’il avait jadis subi pour intégrer la maison Batiatus, c’était une douleur atroce, insupportable, qui lui arracha un incontrôlable et effroyable hurlement de souffrance.


À l’origine de ce mal, il y avait là une morsure digne d’une louve face à un chasseur pour protéger son louveteau. La mâchoire d’Iliythia s’était en effet resserrée sur la cuisse musculeuse de son bourreau, ses dents férocement plantées dans la peau découverte sur autant de profondeur que des clous lors d’une crucifixion. Lui mordant la cuisse jusqu’au sang, Iliythia parvint, dans le même temps, à lui arracher un épais morceau de chair. Un cri encore plus fort se fit alors entendre au moment où le gladiateur ressentit cette indescriptible douleur. Son hurlement monstrueux sembla d’ailleurs venir des tréfonds des enfers, tant il était au-delà des mots du langage humain.


À l’écoute de ce son émis par un Acerbitas endolori et avec le lambeau de chair sanguinolent dans sa bouche, qui pendouillait entre ses dents solides, Iliythia savoura le fait de se venger de sa plaie à sa propre cuisse. Ses babines ensanglantées se relevèrent et sourirent ainsi au goût de la vengeance, accueillant à bras ouverts par ce rictus sanglant la déesse Némésis, en charge de la loi du Talion. Mais pour ce dieu de l’arène encore invaincu qu’était Acerbitas, ce sourire fut davantage perçu comme un blasphème envers sa propre personne et, comme possédé lui aussi par l’esprit vengeur de Némésis, il décida de punir sans plus attendre cette injure faite par une esclave, femme et enceinte de surcroît.


Sans tenir compte de la torture physique, pourtant insoutenable de sa jambe estropiée, Acerbitas, animé par l’instinct féroce d’une véritable bête enragée, se mit en position d’un hoplite, prêt à lancer sa lance, et transperça aussitôt le corps affaibli d’Iliythia avec autant de force que lorsque l’on plante un drapeau en terre lors d’une bataille, en pleine campagne militaire. La pointe de fer de sa lance s’enfonça ainsi dans le ventre arrondi, aussi aisément qu’une lame de couteau dans du beurre. Comme pour un gibier, Acerbitas éventra ensuite horizontalement et sans la moindre difficulté une Iliythia exsangue, puis retira peu après son arme dégoulinante d’hémoglobine, qu’il n’hésita pas à brandir triomphalement au-dessus de sa tête, accompagnant son geste d’un éclat de voix victorieux. Le sang jaillit alors instantanément, comme un geyser, de la plaie béante d’Iliythia et un rouge écarlate vint colorer le sol sablonneux et mouillé de l’arène. Ses entrailles sortirent de son ventre et se répandirent rapidement par terre en donnant cet aspect presque aussi sordide d’un nid de serpents. L’étripée agonisante cherchait ses dernières bouffées d’air avec frayeur, recroquevillée lamentablement dans la mare de son propre sang, pendant que la foule hystérique applaudissait la fin de ce combat titanesque avec autant de ferveur que si elle avait assisté à une de ces pièces de théâtre qui enorgueillissaient leur ville de Capoue.


Batiatus ne pouvait que se réjouir de ce succès en voyant et en entendant les Capouans scander Acerbitas. Car à travers les acclamations qui étaient destinées à son champion, c’était bien la mémoire de ses ancêtres qui était en réalité honorée ce jour-là. Toutefois, l’immense joie qu’éprouvait le laniste fut de bien trop courte durée, puisque les cris enthousiastes de la populace du cirque stoppèrent tout à coup afin de laisser curieusement place à un silence de nécropole. Examinant alors tour à tour l’ensemble des Romains des gradins, Batiatus fut surpris de voir que tous les visages s’étaient désormais mus en une expression de stupéfaction, teintée d’une terreur inexplicable. Pourtant, malgré les mines crispées, comme lors de l’annonce d’un mauvais présage par un devin, Batiatus suivit leurs regards terrorisés, qui étaient tous dirigés vers l’endroit où gisait, dorénavant morte, l’esclave Iliythia.


Et c’est là que Batiatus ne put s’empêcher, lui aussi, de faire une grimace, lorsqu’il constata avec horreur qu’en plein centre des tripes, gesticulait difficilement, à l’intérieur d’un sac d’aspect visqueux et incolore, la silhouette d’un nourrisson. Cette vision apocalyptique d’un bambin compressé dans un sac de peau naturelle, beaucoup trop petit pour lui, rempli d’une espèce de liquide gras, couché sur un lit fait d’entrailles entremêlées, était tellement écœurante que même l’esclavagiste Batiatus, pourtant habitué aux pires atrocités des combats de gladiateurs depuis son plus jeune âge, eut un haut-le-cœur, mais qu’il parvint néanmoins à faire disparaître en déglutissant discrètement.


Les témoins de cette scène inouïe eurent, eux aussi, à l’instar de l’organisateur des jeux du cirque, la nausée, mais seul Acerbitas, sans doute beaucoup plus accoutumé à de pareilles choses, n’eut aucun mal à supporter cette vue dégoûtante. De ce fait, seul lui fut à même de pouvoir faire quelque chose au sujet de cette race nouvelle, née du mariage entre le sable et le sang. De son propre chef, le gladiateur se rapprocha donc de l’ignoble sachet translucide et, grâce au bout pointu et acéré de sa lance, le piqua comme une aiguille dans une peau de bête. Au contact de la lame de fer aiguisée, celui-ci se déchira soudain et, à peine fut-il percé qu’une sorte d’eau, à la fois blanche et huileuse, accompagna le bâtard lors de sa sortie. Consécutivement, une nuée de moucherons se mit immédiatement à tournoyer tout autour de l’enfant, dès l’instant où celui-ci baigna dans le sang de sa matrone. Mais ce fut seulement à la vue de ses quatre petits membres qui pataugeaient frénétiquement dans la mare de sang, comme les pattes d’une araignée à l’agonie qui gigoterait pour survivre à la noyade dans une flaque d’eau croupie, qu’Acerbitas s’agenouilla pour couper le cordon qui reliait encore la matrice de la mère inerte à l’abdomen du nouveau-né. Écrabouillant au passage sous ses genoux les viscères encore chauds de sa victime, Acerbitas attrapa ensuite l’un des talons du nourrisson avant de se relever, afin de le présenter comme un trophée à son maître pour savoir ce qu’il devait maintenant en faire. Devait-il lui exploser le crâne sous son pied ? S’interrogea l’esclave en posant ainsi par la même occasion cette même question à son propriétaire par un simple jeu de regard.


Ce dernier par contre, encore sous le choc devant une pareille situation, ne put trouver une réponse définitive qu’après avoir vu la pluie torrentielle tomber et venir nettoyer entièrement le corps du bambin, hideux, rouge de sang et d’un aspect gluant, ressemblant jusqu’alors à un diablotin. La perte de son apparence démoniaque au profit de quelque chose de beaucoup plus humain et de beaucoup moins repoussant dissuada ainsi très vite Batiatus de mettre fin à son existence à peine commencée. Car après avoir été oint par les Hommes avec du sang, c’était comme si les dieux eux-mêmes le baptisaient avec leurs larmes tombées depuis les cieux. Miraculeusement, lorsque l’eau du ciel eut complètement lavé son petit corps et que ce petit bonhomme poussa ses premiers cris, le firmament commença tout doucement à s’illuminer. Comme en réponse à la clémence de Batiatus, de manière bien étrange, les nuages disparurent progressivement, poussés par un vent venant de Thrace et soufflant à la vitesse d’une armée en marche rapide en direction de la Sainte Cité.


Après des semaines et des semaines d’absence, Apollon refaisait ainsi timidement surface dans le ciel de Capoue, pour le plus grand bonheur de ses habitants, qui sentaient déjà sur leur peau le retour des premières chaleurs du dieu solaire. Ainsi, pour les Romains de Capoue qui assistèrent à cette subite fin du déluge, elle ne pouvait être attribuée, selon eux, qu’à la venue au monde de cet enfant miracle, qui devait sans aucun doute être un autre cadeau de la part des dieux en personne.


Étant, lui aussi, aussi superstitieux que les cohabitants de sa cité, Batiatus, en pleine contemplation de ce demi-dieu incarné, se persuada alors rapidement être l’augure d’une révélation divine, en vertu du fait qu’il était celui qui avait prénommé la théotokos, et il se dit alors rapidement qu’il était de sa destinée de prénommer aussi ce fils béni. Presque aussitôt après avoir eu cette pensée, comme si le prénom ne venait pas de lui, mais qu’il lui était dicté par des puissances supérieures, comme soufflé à ses oreilles par les Parques, Batiatus décida de nommer le nourrisson sauvé par le destin par un nom qui se rapporterait alors aux souverains des cieux. Levant son pouce en l’air comme pour accorder sa clémence, Batiatus révéla alors à ses compatriotes le prénom que venait de lui insuffler les trois Moires. Avec une voix solennelle digne d’un prêtre, il prononça à l’assemblée : « Théokolès ! »


Jamais aucun gladiateur passé, de toute l’Histoire de la gladiature, n’eut alors le droit à autant d’ovation que ce Théokolès au premier jour de sa vie. Une clameur ininterrompue s’éleva en effet depuis les gradins lorsque la douzaine d’hommes et de femmes présents dans l’arène de Capoue approuvèrent comme un seul homme son prénom en le hurlant en boucle, au grand dam d’ailleurs d’Acerbitas, qui croyait encore avoir le privilège d’entendre son propre nom être scandé jusqu’aux cieux.


Et depuis ce jour, qui devint pour la plupart des gens une légende, depuis la naissance de ce Théokolès, l’on aimait raconter partout, aux quatre coins de la République romaine, que plus aucune goutte de pluie ne tomba sur le sol de Capoue, et ce, jusqu’au jour de la mort de l’Ombre.


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