Silent Hill : Return to Paradise
21 février 1994... Commissariat de Pleasant River…04H57...
Dans le commissariat de Pleasant River, c’était le branle-bas de combat ; des gens allaient et venaient entre les différentes salles, des ordres étaient donnés en criant, l’atmosphère était moite et chargée d’électricité : on avait enfin capturé le tueur aux chiffres… Enfin, il s’était livré lui-même…
Errol Casey était à cette heure-ci le seul gradé sur place, Aidan Bearchan n’étant pas encore arrivé ; il prenait son travail de commissaire de police de plus en plus à la légère, mais quand Casey lui avait annoncé la nouvelle, il y avait eu un grand silence au bout du fil avant que Bearchan ne lui pose la solennelle question « Qui est-ce ? »
Casey avait eu du mal à répondre malgré son excitation. « C’est… lui, Bear… » Bearchan avait raccroché. Casey ne savait même pas s’il viendrait…
Il se dirigea vers la salle d’interrogatoire principale, dans laquelle le criminel avait été enfermé, sans qu’il oppose la moindre résistance d’ailleurs ; ce qui n’était pas étonnant vue la nonchalance dont il avait fait preuve depuis le début de l’affaire. Casey l’observa un moment à travers la vitre teintée avant d’entrer dans la pièce.
Walter Sullivan était assis devant une table nue, les mains menottées posées sur ses cuisses. Il se tourna vers Casey au moment où il entrait, et son regard vide et triste frappa le policier de plein fouet. « Cet homme n’a pas toute sa tête », se dit-il. Casey prit une chaise en face du jeune homme et s’assit rapidement en essayant de ne pas croiser les yeux clairs de Sullivan. Il avait beau être sûr de la culpabilité de Sullivan depuis le début, le voir devant lui dans ces circonstances le troublait plus qu’il ne voulait l’admettre. Pourquoi s’était-il livré, lui qui avait perpétré des crimes parfaits, sans empreintes et sans indices, lui qu’on aurait jamais pu arrêter ?
- « Je veux savoir tout ce qui s’est passé depuis le début : vos motivations, vos méthodes, vos complices, tout… » commença Casey, avec une soudaine envie d’en finir vite.
Walter le regarda en levant les yeux, lentement, comme un enfant pris en faute ; puis, devant l’attitude de Casey, il rebaissa le regard sur ses mains menottées.
- « Ce n’était pas moi… c’était le Diable Rouge… », murmura-t-il comme pour lui-même.
Casey se pencha pour mieux entendre.
- « Qui est le Diable Rouge ? Votre complice ? Quel est son nom ? Où est-il ? » Il avait délibérément adopté un ton plus léger, pour mettre en confiance son vis-à-vis.
- « Il est mort… Il a été le premier à mourir… Tout commence là où tout finit… »
Casey notait les moindres paroles sibyllines de Sullivan, car elles seraient utiles pour la suite de l’enquête : visiblement, il avait des complices…
- « Parlez-moi des meurtres… »
Sullivan redressa la tête et son visage exprimait une peur lancinante. Il commença à se balancer d’avant en arrière sur sa chaise, en parlant rapidement d’un ton terrorisé :
- « Ce n’était pas moi !… Je les ai tué, mais c’était pas moi ! C’est le Diable Rouge !… Non, le Dieu Jaune… Il m’a forcé à le faire !… Quand il vient, il n’y a plus rien à faire… Je ne peux que regarder… »
Casey ne comprenait pas grand-chose, mais il y avait un point assez clair : Sullivan n’était pas seul en cause, visiblement il avait été la marionnette de quelque mentor tyrannique. Quelqu’un de la secte de Silent Hill… Son baratin sur un « Diable Rouge » pouvait le faire penser… Il allait demander une expertise psychiatrique, puis on le mettrait au frais le temps que Bearchan se décide à venir s’asseoir ici, à sa place.
Il n’eut pas longtemps à attendre : environ une heure après son entretien avec Sullivan, un Aidan Bearchan fatigué, les traits tirés, le teint cireux, poussa la porte du commissariat. Casey doutait qu’il ait mis autant de temps uniquement en faisant le voyage… Bearchan regarda Casey et lui posa une question silencieuse :
- « Il est derrière, avec les psy… A mon avis, il est dingue… Te fais pas d’illusion… », lui répondit Casey.
Le jeune homme s’attendait à autre chose comme réaction, mais Bearchan lui posa seulement la main sur l’épaule en la serrant convulsivement :
- « C’est bon, je vais m’occuper de la suite, Errol. Je vais… bien… »
Mais Aidan Bearchan n’allait pas bien du tout, Casey le voyait bien. « Qu’est-ce que tu as fais à mon meilleur ami, pourriture ? », demanda-t-il mentalement à Walter Sullivan. Bearchan se dirigea d’un pas traînant vers la salle d’examen.
§
Les deux psychiatres avaient fini leur diagnostic. Ils présentèrent à Bearchan leur rapport rédigé dans un charabia médical qu’il ne comprenait guère. Mais il lut quand même quelques expressions qui lui parurent familières : délire de persécution… paranoïa… tendances schizophrènes… très intelligent mais sociopathe…
Les médecins optèrent pour un traitement lourd, et Aidan Bearchan les regarda injecter à Sullivan, attaché à une chaise roulante, un puissant tranquillisant. Le jeune homme sembla s’assoupir, son visage et son regard se vidèrent de toute expression, mais le policier eut le temps de l’entendre murmurer :
- « Non… pas ça… ne me séparez pas d’Elle… Il va revenir… Le Dieu Jaune… »
Puis, il plongea dans un calme catatonique, s’affaissant dans sa chaise, comme s’il s’endormait, mais ses yeux restaient ouverts. On le conduisit dans une cellule. Quand la chaise roulante passa devant lui, Bearchan sentit comme un souffle d’air chaud le pénétrer, le traverser, le renverser presque…
Casey vint vers lui avec le compte-rendu de son entretien. Il posa la main sur l’épaule de Bearchan qui semblait encore au bord de l’évanouissement.
- « Ca va, Bear ? Si tu veux jeter un œil… »
- « Ca ira, dis-moi plutôt, j’ai trop mal à la tête pour lire… »
- « Visiblement, il a un ou deux complices. Il n’a pas donné de noms, mais je pense que c’est à Silent Hill que se trouve la réponse… »
Bearchan se redressa et une expression de volonté farouche se lisait sur ses traits. Casey en fut secoué.
- « J’y vais… C’est à mon tour de donner de mon temps… »
- « A Silent Hill ?! Bear, tu es sûr que tu veux… après ce qui s’est passé… »
- « Justement, il est temps de faire la paix avec de vieux démons. Je vais y aller et trouver les « complices » de Walter… Ils paieront pour ce qu’ils lui ont fait… »
- « Bear… »
- « Reste ici et veille sur lui», ajouta finalement Bearchan, comme s’il confiait à Casey quelque chose de précieux.
Aidan Bearchan se retourna en sortant de sa poche les clefs de sa voiture. Il lança un « Je vais bien ! » faussement enjoué avant de disparaître à l’extérieur. « Pas d’imprudence, Bear… », se murmura Errol Casey pour lui-même.
§
21 février 1994... quelque part entre Silent Hill et Pleasant River…06H08...
Il s’était arrêté sur une aire de repos pour réétudier le dossier de Walter Sullivan, ainsi que le rapport d’interrogatoire de Casey. Des complices, mais pas de noms, juste des surnoms : le Diable Rouge… Le Dieu Jaune… Du charabia religieux… La secte de Silent Hill était mêlée à tout ça… Walter, pris en charge par la Wish House… Jimmy Stone, leader d’une secte… abandonné par ses parents à la naissance… un rituel destiné à ramener la mère divine… Dieu ?… Toutes ces informations tournaient dans sa tête, et il essayait de trouver un fil conducteur dans tout cela.
En regardant plus attentivement le dossier de Sullivan, il remarqua que le nouveau-né avait fait un court séjour à l’hôpital Brookhaven avant d’être pris en charge par la Wish House. Brookhaven… n’y pense pas… Il trouverait sûrement des infos supplémentaires s’il s’y rendait… Mais en aurait-il le courage ?
Il remonta dans sa voiture, démarra et regarda de nouveau, inlassablement, la ligne blanche de la route défiler, cette ligne blanche qu’il s’était juré de ne plus jamais suivre… Et pourtant, il revenait… ici… dans cet endroit qui l’avait totalement brisé, démembré de l’intérieur… il y avait vingt-quatre ans maintenant… Mais qu’est-ce que je fous ici ? Il devait faire son job ; après cette affaire, il démissionnerai et laisserai sa place de commissaire à Casey. Il pouvait bien se donner un peu de mal… Mais cette ville… cette ville…
Le brouillard caractéristique de la région se leva, venant du lac à sa droite ; il était noir et opaque à cette heure de la journée. Il se souvenait de sa beauté tranquille sous le soleil pâle, de ses secrets enfouis dans ses profondeurs, du parc où il se rendait avec sa femme… Non, ne pense pas à ça, maintenant ! Reste concentré !
Il dépassa un panneau : « Welcome to Silent Hill », disait-il. Ouais, c’est ça, bon retour chez toi, pauvre idiot ! Il roula sans ralentir et atteignit les premières habitations : rien n’avait changé ici, rien ne changeait jamais à Silent Hill ; la ville semblait figée dans le froid d’un début de matinée hivernal, rien ne bougeait ; des portes et des fenêtres étaient condamnées, des devantures de magasins dans lesquelles on apercevait encore des articles en vente, mais qui semblaient fermés ; un petit restaurant qu’il connaissait pour y avoir déjà mangé, fermé lui aussi… Malgré tous ces bâtiments abandonné, il n’arrivait pas à trouver un quelconque changement dans la ville ; elle avait toujours eu cette apparence depuis… ce jour-là… Une cité morte, où les fenêtres condamnées sont autant d’yeux fermés…
Il passa devant une maison bleue… Il y avait des bandes de police tendues devant l’entrée… Bon dieu, cette maison ! Il la connaissait ! Elle avait été la sienne autrefois… Maintenant, elle était celle d’une famille qui connaissait à son tour la pire tragédie possible… Les Locaine… Eux aussi quitteraient sans doute la ville, vaincus par son esprit malfaisant… comme il l’avait fait, lui…
Une foule de souvenirs l’assaillit violemment : une femme jardinant dans le carré de verdure derrière la maison… à l’époque, elle était couleur brique… un vieux chien errant à qui il donnait à manger dans la ruelle… des promenades main dans la main dans le parc… les touristes qui faisaient du bateau sur le lac… Bearchan ferma les yeux deux secondes… Reprends-toi, vieux…
La chambre d’enfant dans la pièce du fond, avec la grande fenêtre inondant de soleil le berceau vide…
Bearchan freina brutalement. Les pneus crissèrent bruyamment sur l’asphalte. Il posa sa tête sur le volant et eut comme un sanglot. Pourquoi faut-il que je me rappelle de ça ? Pourquoi a-t-il fallu que je revienne ici ? Sans même s’en être rendu compte, il s’était arrêté au niveau de la station d’essence Texxon ; un homme sortit du petit bâtiment, seul signe de vie dans ce bled… Bearchan lui fit un petit signe et l’homme s’avança vers lui. Bearchan baissa sa vitre :
- « L’hôpital Brookhaven, c’est bien par là ? Je ne me souviens plus… »
- « Vous descendez Carroll Street, c’est sur le chemin, vous pouvez pas vous tromper », lui répondit l’homme. « Vous allez bien ? Besoin de faire le plein ? »
- « Ca va, merci », répondit Bearchan en se forçant à sourire. « Je viens juste saluer de vieux fantômes… »
Il laissa sur place l’homme perplexe et tourna à gauche dans Carroll Street… Il se souvenait maintenant… Le hurlement de la sirène de l’ambulance… le bruit des appareils d’urgence… Silence !
Il stoppa devant un bâtiment imposant dont il ne se souvenait que vaguement, pour s’y être rendu seulement une fois… Une volée de marches menait à la double porte. Aucune voiture n’était garée dans le parking derrière, ce qui était étrange pour un parking d’hôpital. Il se gara, monta les marches et s’immobilisa devant la porte : il frissonnait et ce n’était qu’en partie dû à la froidure ambiante. Une force irrésistible le poussait-il ici ? Il n’était pas obligé d’entrer… mais sa main se dirigea d’elle-même vers la porte, qu’il poussa… Quelque chose d’indéfinissable lui fit penser que personne n’avait poussé cette porte depuis longtemps… Il passa le seuil en respirant un grand coup…
Le linoleum du hall divisé en carrés noirs et blancs lui donna soudain mal à la tête. Le premier mot qui lui vint à l’esprit en pénétrant dans les lieux fut saleté… Le comble pour un hôpital… Personne dans les parages, pas une infirmière, ni un médecin… Pas un bruit non plus… Il était déjà entré dans plusieurs hôpitaux et jamais il n’avait constaté un silence si absolu, si palpable… presque assourdissant… L’hôpital Brookhaven était-il fermé ? L’homme le lui aurait dit…
Il se rendit au secrétariat : personne là aussi. Il s’engagea dans les couloirs déserts, frappant de temps en temps à des portes closes. Une atmosphère oppressante régnait ici ; d’autres souvenirs se pressaient dans son esprit : un brancard roulant… des médecins en blouse blanche qui couraient partout… des infirmières armées de seringues… des supports à perfusion… du sang giclant sur un drap blanc… une respiration haletante et sifflante…
Aidan s’arrêta dans un couloir : en plein milieu, il y avait un brancard, recouvert d’un drap… Il roulait légèrement, comme si quelqu’un venait juste de le pousser… Et là, était-ce une main qu’il voyait dépasser du drap ? Aidan se mit à respirer très fort, comme suffoqué, et se dirigea vers le brancard qui s’était immobilisé contre un mur… Ne regarde pas, ne pense pas… La main portait une alliance…
Aidan courut et poussa la porte du fond. Il avait débouché sur un long couloir avec une enfilade de portes à droite et à gauche. Il se souvenait aussi de ce couloir… Pourquoi se retrouvait-il ici ? Les murs étaient maculés d’une espèce de rouille brunâtre de mauvaise augure : le bâtiment tombait en ruine, il ne trouverait rien ici… Et pourtant, encore cette force irrésistible qui le poussait en avant… Il devait continuer à marcher, il devait trouver la source de ce mal… ce mal qui avait emporté Walter Sullivan… La pensée du jeune meurtrier fit fuir un instant ses propres démons…
Il entendait un son… Un cri… Celui d’un bébé… Était-ce encore le fruit de son imagination ? Une odeur de produits médicaux flottait dans l’air, et aussi une odeur de sang… Une femme était-elle en train d’accoucher ici ? Aidan commença à remonter le couloir en regardant les portes de chaque côté, essayant de déterminer la provenance du cri…
Il s’arrêta devant la dernière porte, au fond du couloir. Dessus on avait écrit en lettre rouges : « JE SUIS LA ». Cette porte… C’était cette porte… Elle avait porté tant de ses espoirs pendant un moment… avant de tout lui prendre, irrémédiablement… La première fois qu’il l’avait poussé, il avait trouvé la mort et le désespoir derrière… Qu’y trouverait-il cette fois ? Alors, il la poussa…
Une bouffée d’air chargée de produits chimiques et de sang lui frappa le visage. La pièce était noire, totalement sombre, non, pas sombre, ténébreuse ; l’obscurité ici était si opaque, palpable, qu’on aurait pu la déchirer des doigts… Aidan se débattit un instant contre une peur instinctive du noir doublée d’une claustrophobie latente, car il se sentit étouffé dans cette noirceur maligne et cruelle. Puis, soudainement, une petite lumière jaillit de l’ombre, une petite lueur vaillante qui oscillait doucement, et qui, pour une raison qu’il ignorait, lui apporta un certain réconfort.
Il avança dans la pièce les mains tendues et toucha quelque chose, comme une barre de fer. La lumière provenait d’une bougie allumée au fond de la pièce ; la lumière s’intensifia un peu et Aidan put voir devant lui des barreaux de métal plantés dans le sol ; mais il ne voyait pas le plafond. Un bruit semblable à celui de gouttes d’eau tombant sur un sol dur se faisait entendre. La lumière de la bougie grandit encore et illumina la pièce, laissant tout de même à certains endroits des zones d’ombre dense. Comment une simple bougie pouvait-elle éclairer autant ?
Devant lui, derrière les barreaux crasseux, quelqu’un était assis sur une chaise. L’individu se trouvait à contre-jour et Aidan ne discerna pas ses traits tout de suite. Mais sa vue s’habitua au mélange d’ombre et de lumière ambiant : la tête était baissée et des cheveux longs tombaient devant le visage ; sur les genoux de l’homme (car il s’agissait d’un homme), Aidan vit un tas de chiffons ensanglantés. Aidan s’approcha des barreaux, mais sans les toucher ; l’homme releva la tête et le policier le vit…
Walter Sullivan lui sourit, de ce sourire vide et forcé qu’il lui avait déjà vu… Il prit dans le creux de ses bras le tas de linges sales et se mit à le bercer lentement tout en murmurant tout bas des choses qu’Aidan ne saisit pas… Le policier eut le souffle coupé : Walter, ici ? Il était censé être en prison en ce moment !
- « Je suis bien en prison, Aidan… »
Aidan Bearchan s’approcha encore un peu plus et plongea son regard dans celui, si bleu, de Walter Sullivan. C’était la première fois qu’il entendait le jeune homme l’appeler par son prénom. Cela lui donna un étrange sentiment d’intimité…
- « Que… faites-vous… ici ? » demanda Aidan, avec difficulté.
- « Je devrais plutôt vous poser cette question, à vous… », répondit Walter, toujours souriant. « C’est chez moi, ici… Vous ne devriez pas être là… »
Le sourire s’effaça petit à petit pour laisser place à la tristesse.
- « Peut-être vous ai-je appelé sans m’en rendre compte… Je voulais vous parler, à vous… Vous êtes gentil avec moi… »
- « De quoi voulez-vous me parler ? » Aidan avait gagné un peu d’assurance. Il était décidé à laisser de côté l’absurdité de la situation présente afin de se concentrer sur Walter.
- « C’était pas moi, vous savez… Quand Il vient, j’essaie de m’enfuir, mais Il me rattrape toujours… Il m’oblige à regarder… Les enfants… je voulais pas… », bredouilla Walter sur un ton contrit.
Il serra un peu plus le tas de linges contre lui. Aidan ne parlait pas. Il voulait laisser Walter parler, se décharger de cette chose qui pesait sur sa conscience, cette chose que le policier avait déjà senti en lui…
- « J’avais presque réussi à Lui échapper… j’avais trouvé les clefs… j’allais m’enfuir pour de bon… mais vous m’avez mis ici… vous m’avez piqué… et je me suis retrouvé enfermé… Il va me retrouver… »
- « Qui va vous retrouver ? Qui vous menace ? » s’enquit Aidan.
- « Lui… le Dieu Jaune… Il me retrouve toujours… Pourquoi m’avez-vous fait ça ? Vous qui êtes si gentil… »
- « Vous vous êtes rendu à la police ! De vous-même ! »
- « Je voulais que cela s’arrête. Je pensais qu’en me rendant à vous, Il n’aurait plus de pouvoir sur moi… Mais vous m’avez piqué… vous m’avez ôté toute volonté… »
Aidan réfléchit. Walter faisait-il allusion à la piqûre de tranquillisant qu’on lui avait faite ? Où se trouvait-il ? Dans l’esprit de Walter Sullivan ? Ou dans son propre cauchemar ? Aidan repoussa de nouveaux souvenirs douloureux : sa femme sur la table d’opération… les instruments de chirurgie dégoûtant de sang… les cris de sa femme, les vociférations des médecins… le support à perfusion tombant à terre… le bébé qu’on sortait du ventre déchiré, mutilé, inutile… et l’absence des cris du nouveau-né… Docteur, c’est pas normal… Un bébé doit crier en naissant… Pourquoi il crie pas, le bébé ? Pourquoi il ne crie pas ?!…
Aidan ferma les yeux un instant, submergé par l’émotion ; cela c’était passé ici, dans cette pièce… Et à côté, dans une autre pièce, dans le même bâtiment, le même jour, un autre nourrisson, abandonné par ses parents, était enlevé par les membres d’une secte cruelle et maléfique…
- « Je me souviens des cris de la femme… », murmura Walter. « Je me souviens de vos pleurs aussi… J’ai senti votre désespoir imprégner cet endroit… et j’ai crié pour vous appeler… »
Walter baissa les yeux sur le tas de chiffons dans ses bras, et Aidan vit distinctement une petite main potelée se tendre vers le visage du jeune homme. Aidan s’effondra à genoux : pendant qu’il se lamentait sur la mort de son enfant, un autre enfant l’avait appelé à l’aide ; mais il ne l’avait pas entendu, trop désespéré pour s’occuper d’autre chose que son propre malheur… Leurs chemins s’étaient croisés ce jour-là, mais ils s’étaient manqués… Aidan se prit la tête dans les mains et pleura, obsédé par un lancinant « Et si… » qui lui martelait le crâne, faisait bouillir ses veines et cogner son cœur…
- « N’est-ce pas affreusement injuste ? », murmura Walter en regardant le petit être dans ses bras dont Aidan entendait le babillage étouffé. « Mes parents ne voulaient pas de moi, il me haïssaient avant même ma naissance, ils m’ont abandonné, et pourtant je suis bien vivant… Vous et votre femme, vous désiriez cet enfant avec une force inouïe, vous lui auriez donné tout l’amour dont il aurait eu besoin… mais il est mort… »
Walter prit la petite main dans la sienne.
- « Si j‘étais mort, votre enfant aurait peut-être vécu ?… Si mon père m‘avait tué au lieu de m‘abandonner…»
« Non ! » s’insurgea Aidan, se débattant avec ses propres pensées douloureuses. « J’aurais pu être ton père !! Je t’aurai donné toute l’affection dont tu rêves !! Je t’aurais appris la différence entre le bien et le mal, la justice, la valeur de la vie !! Nous serions partis loin d’ici, dans une petite ville bien tranquille, on se serait promené sous le soleil près d’un lac calme, on aurait habité une jolie maison… Cela n’aurait peut-être pas sauvé mon mariage, mais qu’importe ! Pour toi, j’aurais été un père et une mère ! On se serait suffit à nous-mêmes, on aurait été heureux ensemble ! Une petite famille heureuse… Si seulement je t’avais entendu !! Si seulement je t’avais vu avant eux, j’aurais pu t’arracher à cet enfer !! Je t’ai abandonné moi aussi ! Oh ! Mon enfant ! Mon fils !… »
Aidan avait agrippé avec force les barreaux de la prison. Tous les sentiments qu’il avait refoulé depuis vingt-quatre ans se libéraient soudain, se déversaient sur Walter Sullivan, immobile et silencieux, semblant écouter les pensées d’Aidan : la paternité manquée… la stérilité de sa femme… son mariage brisé… Il sentit une main sur la sienne et se redressa, le visage couvert de larmes. Walter était tout à côté de lui et il lui souriait de nouveau :
- « J’aurai voulu avoir un père comme vous… »
Le tas de chiffons était tombé à terre ; il n’y avait rien dedans. Aidan serra la main de Walter convulsivement en murmurant des « pardon… pardon » tremblants. Ses souvenirs douloureux s’écoulaient avec ses larmes. Leurs fronts se touchèrent à travers les barreaux de métal, mais ce fut tout.
Walter se redressa brusquement, et regarda tout autour de lui, soudain terrorisé.
- « Vous devez partir ! Il arrive ! Je ne peux pas le retenir ! »
Aidan essuya son visage humide et reprit un ton plus professionnel.
- « Qui ? Qui arrive ?! »
- « Lui !! Le Dieu Jaune ! » cria Walter en se prenant la tête dans les mains. « Rien ne peut plus L’arrêter maintenant ! Je Le sens approcher ! Fuyez ! »
- « Qui vous menace ? Je vous protégerai ! Dites-moi seulement ce que je dois faire ! » répondit Aidan en sortant son arme de service.
- « Aucune chance… Vous ne pouvez pas L’arrêter avec ça… Le rituel doit continuer… Tenez, prenez ça… »
Walter tendit à Aidan un trousseau de clefs à travers les barreaux. Puis, il recula et se rassit dans la chaise.
- « Elles vous ouvriront la voie de la sortie… Je ne veux pas vous faire de mal… Vous ne faites pas partie du rituel… Dieu ne m’a pas envoyé de signe pour vous… Mais Lui… Il vous tuera si jamais Il vous trouve… Partez… », balbutia Walter.
Aidan serra l’objet dans sa main comme si sa vie en dépendait. Mais il ne pouvait pas laisser Walter ici. Il ne pouvait pas l’abandonner encore une fois… Il avait échoué, en tant que mari et en tant que père… il échouait toujours
Mais la flamme de la bougie fut soudain soufflée ; la pièce replongea dans l’obscurité la plus totale. Une voix, celle de Walter mais curieusement déformée, murmura « Joyeux anniversaire, Walter… » Marchant à reculons, Aidan trouva de la main la poignée de la porte, l’ouvrit et se retourna…
Un long couloir s’ouvrait devant lui, mais pas celui par lequel il était arrivé… Une explosion de couleurs infernales et de lumières démoniaques tourbillonnèrent un instant devant ses yeux éberlués : les murs, d’où suintait une matière visqueuse innommable, qui ondulaient par spasmes ; le sol fait de grillages métalliques au-delà desquels il apercevait le fond de l’enfer ; des brancards où s’agitaient des choses grouillantes et purulentes ; des cris, des gémissements, des hurlements, d’hommes ou d’animaux il n’aurait su le dire… Le jaune, le orange, le rouge et le noir dominaient tout. Du bout du pied, il poussa une chose qui semblait vivante, mais qui ne pouvait pas être vivante…
Aidan se retourna vers la porte qu’il venait de refermer mais elle avait disparut ; à la place, il y avait encore un message écrit en lettre de sang : « TOUT DROIT EST LA LIBERATION. MAMAN A MAL. DELIVREZ-LA »
Le policier, suffoqué par l’odeur indescriptible qui flottait ici, se mit à avancer le long de l’étroit couloir, son pistolet à la main. Son esprit se refusait à essayer de comprendre où il se trouvait et ce qui se passait ; il devait avancer, car le temps pressait… Pourquoi ? Il ne le savait pas, c’était juste une impression d’urgence qu’il ressentait…
Il prit soin de ne pas toucher les horreurs qui jalonnaient le couloir, qui ne cessait de tressauter, de trembler, de se contracter ; une sensation de douleur intense l’envahit… Il se sentait comme dans le ventre d’un gigantesque dragon en train de suffoquer… Le couloir n’en finissait pas, il était toujours rectiligne, encombré de tout un tas de choses vivantes ou mortes qui se tortillaient à son passage, qui semblaient presque l’implorer. Une ou deux fois, il dû tirer sur l’une d’entre elles. En levant la tête, il vit au plafond comme de gros câbles qui pendaient, luisant et dégoûtant d’un liquide inconnu mais fort peu ragoûtant… Aidan se surprenait lui-même de son sang-froid ; en fait, il se sentait beaucoup mieux, plus léger qu’au moment d’entrer dans l’hôpital. A présent il combattait (fuyait ?) une menace qui semblait bien plus réelle que ses souvenirs douloureux. Le danger en était d’autant plus grand, mais Aidan se sentait prêt à affronter n’importe quoi…
Enfin, il atteignit le bout du chemin. L’interminable boyau se finissait en cul-de-sac Non… là, dans le mur au fond, il voyait une porte : elle était bardée de chaînes d’acier auxquelles pendaient des cadenas. Aidan se précipita sur la porte. Dessus, il y avait écrit « 302 »…
Sortant le trousseau de clefs, il s’attaqua à un cadenas avec une volonté farouche. Il ne trouva pas tout de suite la bonne clef et dû faire plusieurs essais ; le premier cadenas tomba. Il s’attaqua de suite à un autre quand il entendit au-dessus de lui un bruit…
Il leva la tête presque malgré lui : au-dessus de la porte, un carré d’obscurité était apparu ; il émanait de cette ouverture une malveillance cruelle, une monstruosité ancienne et sanglante… Un bruit de reptation se faisait entendre distinctement… Aidan changea de clef et, tout en regardant de temps en temps au-dessus de sa tête, il en introduisit une autre dans le deuxième cadenas… pas la bonne… Le bruit se rapprochait… Aidan regarda encore…
Une main émergea de l’ombre, une main gantée de blanc, puis un bras, maculé de sang et d’autres choses innommables… La clef entra et tourna… un autre cadenas… plus que deux… Vite, vite !! Ca arrive !! Une tête sans visage, couturée de cicatrices, déformée, bosselée… Une autre clef… la bonne, cette fois… le bruit du cadenas tombant à terre… Aidan ne quittait plus la chose des yeux… Il vit la main atteindre le chambranle de la porte… un tatouage sur l’épaule… le bras sinueux comme un serpent… la robe tachée de sang qui sortait du trou… le corps qui se collait au mur en ondulant comme un lézard immonde…
Le dernier cadenas lâcha prise. Aidan arracha les chaînes avec une violence décuplée par la peur de la monstruosité qui tendait ses mains vers lui pour l’agripper… Le Dieu Jaune… c’était lui… celui qui torturait Walter… Oh Seigneur ! Walter ! Non, tu dois fuir !! Tournant vigoureusement la poignée, il plongea dans une lumière aveuglante ; il avait fermé les yeux mais la clarté transperçait ses paupières. Il courait comme un fou, sans savoir où, pour échapper à cette chose, cette entité qui dépassait toutes les croyances humaines, cette divinité courroucée qui s’était glissée par l’ouverture derrière lui… qui le poursuivait, le poursuivait et… le rattrapait…