Au-delà de la porte
Chapitre 1 : Ce que décide le tournesol
4409 mots, Catégorie: M
Dernière mise à jour 13/12/2021 14:06
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Coupez ! On la refait - (novembre décembre 2021)
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Après des jours et des jours, voilà que le voyage touchait presque à sa fin. Bientôt sonneraient, triomphantes, les trompettes silencieuses de la forêt lorsque reviendrait sur son domaine l’ogre à qui appartenait le marais et ses environs. Les arbres frémiraient sous la brise, les oiseaux siffleraient dans un bruissement d’ailes, et alors pourrait-on savourer tout le calme et la tranquillité d’un camp de réfugiés débarrassé des squatteurs.
Ils ne se trouvaient plus qu’à un jour de marche de leur destination. Et s’il devait être honnête, l’ogre n’en était que soulagé. Demain soir, il se reposerait dans son lit, sur son domaine débarrassé de lutins, fées et autres farfadets – sans exclure la moindre créature magique ou enchantée – exilés par l’individu qui gouvernait sur ces terres. Le fameux Lord Farquaad, dont il n’avait entendu parler que lorsque ses soldats – pour ne pas dire « esclaves dotés d’épées » – avaient chassé un maudit âne trop loquace à son goût jusqu’à ses pieds, tandis que lui-même affichait quelques panneaux faits main pour éloigner les aventureux désireux de planter sa tête au bout d’une pique. Une rencontre en soi tout à fait banale.
Il était rentré chez lui, dans son marais où proliféraient moisissures et champignons, accompagné de cet âne bavard au possible, qui lui-même ignorait d’où il tenait cette capacité peu commune de discuter avec les humains comme bon lui semblait. Et après avoir peiné à s’en débarrasser et le faire dormir sur le perron constitué de lattes de bois, voilà que sa demeure avait été désignée comme Terre Sainte pour toutes les créatures magiques des environs. Trois bonnes fées marraines, une famille d’ours – bien qu’il manquât la mère –, un charmeur de rats jouant de la flûte ou encore trois cochons s’exprimant avec un accent bavarois, entre autres, avaient élu domicile dans leurs trop nombreuses tentes, concevant des foyers pour leurs feux de camps en piochant des cailloux ici et là, et saccageant toujours plus le territoire de l’ogre.
Aucun semblait ne connaître le nom ni la réputation de Shrek, l’ogre dévoreur d’hommes et éternel solitaire, qui avait vécu pendant de très longues années dans cette demeure érigée autour d’un tronc d’arbre creux, et bâtie à l’aide de chaux et autres matériaux qui tombaient aisément sous la main dans les environs. Après avoir découvert la raison de cette invasion – une violente répression armée de toute créature liée de près ou de loin aux contes et à la magie – il s’était porté volontaire, plus par nécessité que par réelle envie, pour accomplir la tâche que de les libérer de cette oppression. Ce faisant, il récupèrerait l’entière propriété de ses terres, et retrouverait sa tranquillité tant désirée, et si violemment empiétée.
Il avait voyagé, avec cet âne sans nom qui s’attachait décidément un peu trop à lui – et Shrek devait admettre qu’après toutes ces péripéties, cela devenait peu à peu réciproque – jusqu’à Duloc, cité-état sous la gouvernance du Lord qui, après avoir en vain envoyé ses chevaliers prétendant à la quête le mettre à mort, lui avait soumis une quête. Se rendre à plusieurs jours de marche de là, dans les ruines d’un château qui tenait par on ne savait quel miracle encore debout, secourir une princesse – Fiona, de son prénom – retenue prisonnière d’un odieux et dangereux dragon, dans la plus haute salle de la plus haute tour. Shrek n’était qu’un ogre, mais peu de choses lui faisaient peur – pour ne pas dire aucune. Et voir son domaine envahi à tout jamais par une bande de squatteurs apatrides ne le réjouissait d’aucune sorte, si bien qu’il accepta la quête du minuscule Lord.
Ainsi s’étaient-ils retrouvés, cet âne et lui, jusqu’à ladite ruine, suspendue ou presque au-dessus d’un volcan crachant lave et flammes, transpirant le souffre, pour secourir une princesse à la tête dure qui avait clairement exprimé son dégoût en découvrant que son sauveur n’était pas un preux chevalier comme elle l’espérait, mais un simple ogre intéressé par la récompense. Une rousse à la robe presque aussi verte que la peau de l’ogre venu la secourir, et au minois fort joli, force était de l’admettre. Mais ce caractère ! Bon sang, elle était insupportable. Précieuse, raffinée, tout l’opposé de Shrek. Impossible pour ces deux-là de s’entendre, cette évidence s’était imposée dès les premiers échanges. L’âne lui était de bien meilleure compagnie, lui tenant la discussion au sujet d’histoires d’amour – quoi qu’il se fût passé entre lui et cette dragonne gardienne de princesses, Shrek préférait ne pas le savoir – et riait aux blagues graveleuses ou moqueuses de l’ogre lorsqu’il se permettait d’intervenir.
Peu à peu, le trio s’était soudé, face à l’adversité. Un groupe de bandits dirigés par un certain Robin, dérobant aux riches et distribuant aux pauvres, tout en se permettant une commission dans la bourse de pièces – et qui avait jugé bon d’ajouter qu’il culbutait quelques fois des pucelles, fait très intéressant, on n’en doutait point – avait tenté d’enlever Fiona pour que leur chef l’épousât de force ; la princesse s’était défendue comme personne, distribuant marrons et châtaignes avec allégresse, révélant qu’elle n’était pas aussi simplette et incapable que ce que Shrek aurait pu croire. Il devait admettre qu’elle l’avait impressionné, et qu’il s’était trompé à son sujet. Après cela, l’ambiance du trio était bien meilleure. Ils dialoguaient, riaient, les barrières tombaient. L’ogre commençait à réellement apprécier sa compagnie, et cela semblait réciproque ; quel dommage qu’il fallût que leurs chemins divergeassent tant.
Quoi qu’il en fût. Leur voyage touchait à sa fin.
Ils avaient atteint la colline de laquelle pouvait-on apercevoir les immenses et respectables tours de Duloc, à la taille proportionnellement inversée à celle de leur propriétaire, ridiculement petit et teigneux. Après un dîner copieux – rats de mottes à la Shrek, un festin ! – autour d’un feu de camp soigneusement entretenu par divers branchages ramassés çà et là, les trois comparses se souhaitèrent la bonne nuit lorsque le soleil commença à se dissimuler à l’horizon. La princesse s’en alla s’enfermer dans le moulin près duquel ils avaient érigé leur campement pour la nuit. Et Shrek était resté là, assis sur le tronc qui leur avait servi de banc pour le dîner, en proie à des sentiments humains qu’il jugeait inutiles, et auxquels il s’était cru, jusque là, imperméable. Il était un ogre, par tous les diables, il n’avait nul besoin de ressentir ce que l’on appelait « amour ». Ce sentiment n’existait que chez les Hommes, et dans les contes de fées.
Et pourtant, il devait admettre que la princesse avait fait fondre la glace qui enserrait son cœur. Elle n’était pas aussi potiche qu’il l’aurait cru. Bien au contraire, même ! Cette princesse avait la tête dure, l’enfonçant entre les sourcils de tous ceux qui tentaient de la toucher sans son consentement, rotant de bon cœur lors des concours improvisés entre Shrek et elle – pour le plus grand dégoût et la plus grande incompréhension de l’âne –, et bien d’autres encore. Le seul détail qui le travaillait était cette obsession qu’elle avait de dormir sous un toit, seule, la nuit, et non à la belle étoile comme les deux comparses. Il s’était bien douté qu’une princesse telle qu’elle avait besoin d’un minimum de confort, comme celle au petit pois dont il avait entendu parler au détour d’un de ces livres qu’il lisait lorsqu’il se trouvait aux cabinets. Leur situation royale les rendait-elles plus sensibles que les femmes du peuple ? Dur à savoir.
Elle avait bien justifié, ce soir-là, cette nécessité d’un tel confort par une phobie prenante du noir, suggérée d’abord par l’âne, avant de tourner les talons et d’aller s’enfermer dans le moulin abandonné. Shrek avait beau vouloir la retenir, peut-être pour lui proposer de veiller avec elle pour la rassurer – alors qu’il n’avait pas pu oser lui poser une question qui lui tiraillait l’esprit, quel sot faisait-il ! –, mais il était déjà trop tard ; la princesse était partie s’enfermer dans sa tour pour la nuit. Jusqu’à ce que la porte ne se refermât derrière elle, l’ogre n’avait pu détourner le regard de ces yeux qui le fixaient d’une manière qu’il n’aurait su décrire.
S’ensuivit une discussion presque à cœur ouvert avec le ridicule équidé à courtes pattes. Railleur, il avait affirmé avoir décelé l’anguille qui se promenait sous la roche, et Shrek avait fait de son mieux pour dissiper les suspicions. Mais l’Âne n’était pas stupide, bien au contraire, et le poussait, toujours plus pressant, à déclarer ses sentiments à la princesse. Mais même s’il avait quelque chose à lui dire – si toutefois il y avait quoi que ce fût à dévoiler – il n’en avait aucunement le droit. Fiona était une princesse, héritière du trône et promise à ce Lord Farquaad. Lui n’était qu’un ogre, une de ces créatures horrifiques dont on dressait le portrait sur des caricatures afin d’effrayer les enfants, les dissuader d’agir en toute malhonnêteté. Ils étaient comme le jour et la nuit, radicalement opposés.
Un mélange de colère, de rage et de tristesse – bien qu’il lui fût difficile de l’admettre – naquit. Ou bien était-il déjà présent depuis plusieurs jours ? Passons. La compagnie de l’âne l’irritait, la solitude l’appelait. Lâchant un soupir de désolation, l’ogre quitta le campement où brûlait paisiblement le feu dans le foyer, et où se tenait son camarade de voyage et seul ami.
« Où tu vas ? appela l’équidé, probablement désireux de poursuivre cette discussion.
— Je vais cueillir du bois. Pour le feu. »
Tant pis si son excuse ne tenait pas la route. Ils n’étaient pas stupides ; tous deux savaient qu’un tas reposait déjà près du campement – plus qu’à raison, d’ailleurs –, mais si l’Âne avait un minimum de jugeotte, il comprendrait le message. L’ogre voulait être seul.
Il trouva son salut à quelques minutes de marche de là, loin des regards, en haut d’une colline verdoyante où il s’assit. Le ciel bleu virait au mauve, les nuages reflétaient les rayons du soleil couchant dans une nuance orangée agréable à l’œil. Sous ses yeux s’étendait un champ immense de tournesols, aux beaux pétales dorés et au cœur sombre, encore ouverts et au sommet de leur beauté. Et là-bas, par-delà les champs dont la production alimentait la cité-état, il pouvait distinguer les hauts remparts de Duloc, et l’immense tour qui servait de demeure au Lord. Demain, Fiona le rejoindrait, et ils s’épouseraient assez rapidement. Au moins, elle serait heureuse, et vivrait dans le luxe qu’elle méritait…
Ses pensées divaguèrent, accompagnant le soleil qui se retirait, accueillant la lune, pleine et ronde, brillant parmi toutes les étoiles. Il ne vit pas les heures passer, perdu dans cette contemplation uniquement entrecoupée de vagues de remords, regrets et autres sentiments désagréables dont il se serait bien passé, et au terme de laquelle il trouva enfin la force de se lever. Descendant doucement le long de la pente, jusqu’à parvenir à l’orée du champ de tournesols, il en tira un du sol, arrachant la plante jusqu’aux racines. Il se souvenait d’histoires entraperçues dans ce vieux livre qu’il gardait pour la simple distraction, où les jeunes filles effeuillaient des marguerites ou des pâquerettes dans une sorte de jeu de hasard ; l’issue serait leur décision finale.
À la manière de ces enfantillages, il s’assit sur l’herbe, et commença à arracher les pétales de tournesol, un à un, en murmurant.
« Je lui dis… Je ne lui dis pas… Je lui dis… Je ne lui dis pas… »
Seule sa voix, grave et monotone, troublait le calme de la nuit où chantaient timidement des grillons. Au loin, un hibou hululait de temps à autre. Le vol de chauves-souris, leurs ailes battant l’air furieusement afin de gober quelques proies à se mettre dans le gosier, ne troublait plus sa concentration. Il continuait d’effeuiller, comptant, espérant secrètement un résultat qui ne lui apporterait, il le savait, rien de bon.
La réponse n’avait aucune importance, car quelle qu’elle fût il serait forcément déçu. Si bien que, lorsque le dernier pétale restant tombait sur « je lui dis », ce fut à peine s’il ne tressaillît. Au mieux, sa main trembla légèrement, sa paupière vacilla, mais ce fut tout. Il préféra ignorer le comportement de son cœur se serrant dans son torse ; il n’avait vraiment pas besoin de ça.
Où cette stupide idée le mènerait-elle ? Qu’espérait-il obtenir en dévoilant ce qui lui pesait sur l’esprit ? Au moins l’âne sera satisfait d’apprendre qu’un ogre ne se défilait pas et exprimait franchement ses pensées.
Comme si cela l’aiderait à affronter sa peur, il cueillit un autre tournesol. Non pas pour se donner une nouvelle chance et l’effeuiller, mais pour l’offrir à la princesse. Elle apprécierait cette délicate attention, tout du moins, il l’espérait. La nuit était encore très peu avancée, la lune veillait depuis son perchoir, projetant son immense ombre sur l’herbe qu’il foulait, celle du moulin se détachant de l’obscurité. De la porte entrouverte de celui-ci se dégageait une faible lumière. La princesse était-elle victime d’une insomnie ? Au moins il ne la réveillerait pas en frappant à sa porte…
Improvisant un texte, comme si cela allait lui être d’une quelconque aide – et le Diable savait combien ces quelques phrases ne valaient rien – il s’approcha lentement, presque à contrecœur, des marches menant à l’entrée du moulin, là où la meule broyait les céréales. L’ogre peu confiant inspira un grand coup, cherchant les restes d’un courage qui s’était envolé. Des voix lui parvinrent depuis l’intérieur ; celles de l’âne – reconnaissable entre mille – et de la princesse. Il approcha son visage de la palissade de bois usée par le temps et rongée par les insectes, et tendit l’oreille.
« Et réfléchis, soupirait la voix attristée de Fiona. Qui pourrait aimer une bête aussi hideuse et repoussante ? Princesse et laideur n’ont rien à faire ensemble. C’est pourquoi je ne peux m’attacher à Shrek. »
Il sentit son cœur se serrer, et sa main en fit de même autour de la tige du tournesol, qui émit un faible cri de protestation étouffé par les épais doigts verts qui la retenaient. De l’autre côté de la porte, Fiona poursuivait, un peu plus calme, mais néanmoins bouleversée.
« Ma seule chance de vivre heureuse jusqu’à la fin de mes jours, c’est d’épouser mon véritable amour. Tu comprends, l’Âne ? »
Shrek soupira. C’était exactement pour cette raison qu’il avait refusé d’accepter ses émotions. Un ogre devait vivre seul, c’était l’ordre des choses. N’avait-il pas été abandonné par ses parents dès lors qu’il fût en âge de se débrouiller par ses propres moyens ? À quoi bon viser une princesse – une ogresse aurait amplement suffi. Il s’adossa contre le mur de pierres imbriquées, et observa tristement le tournesol qui n’avait perdu de sa superbe. Qu’allait-il en faire… ?
« Il doit en être ainsi, » conclut finalement Fiona, de sa voix si douce.
Il fut tenté d’abandonner, de jeter la fleur, et d’aller sur le champ à Duloc pour prévenir Farquaad et ses hommes que la princesse était là, et l’attendait. Mais il n’en fut rien. Au contraire, il serra un peu plus le poing et poussa de sa main libre la porte entrouverte, au bois moisi et rongé par les insectes, pénétrant d’un pas à demi assuré dans le moulin.
« Si vous avez des choses à dire, ayez au moins l’obligeance de ne pas le faire dans mon dos. »
La voix grave de l’ogre rebondit contre les quelques meubles poussiéreux abandonnés là par les propriétaires du bâtiment en sale état. Deux tonneaux éventrés, une échelle de bois permettant d’accéder aux étages supérieurs, et une meule, inactive, au cœur de la pièce. Et sur celle-ci, deux silhouettes, qui sursautèrent en le voyant, et en l’entendant. L’âne se figea sur son séant, les quatre sabots soigneusement repliés sous son corps, et le fixait du regard, tournant parfois les yeux en direction de la personne assise à sa droite.
Shrek balaya les environs des yeux. Il n’y avait qu’eux deux. Alors pourquoi avait-il tant de mal à reconnaître la princesse qui se tenait là, assise sur l’énorme pierre grisâtre, dans sa belle robe verte de velours ? Il resta un instant interdit. Sa silhouette avait considérablement changé…
Au lieu de la fine taille de guêpe, si maigre qu’on eût presque dit qu’elle se briserait en mille morceaux dès qu’on la toucherait, trouva-t-il une corpulence plus ronde, aux courbes délicieuses. La peau de pêche, claire comme l’aurore et assurément douce, avait laissé place à un teint de pomme, qu’il reconnaîtrait entre mille.
La princesse humaine avait laissé place à une ogresse.
De sa tignasse rousse toujours aussi soigneusement brossée et tressée dépassaient deux longues oreilles remuant selon ses humeurs. Et à l’instant où il la découvrit, elle affichait une mine effrayée, semblable à celle des Hommes qu’il s’amusait à faire déguerpir lorsqu’ils empiétaient sur son marais. Une terreur de l’autre. Cela porta un nouveau coup à son cœur déjà meurtri. Comment le considérait-elle, à cet instant précis ? Peut-être valait-il mieux ne pas le savoir.
« Qui pourrait aimer une bête aussi hideuse et repoussante, hein ? grogna-t-il en reprenant ses mots. Je vous retourne la question, princesse ! Puisque vous m’avez l’air aussi affreuse que je ne le suis. »
Les yeux bleus s’écarquillèrent, les cils allongés creusaient un peu plus ce regard blessé. L’âne ne laissa pas le temps à Fiona de répondre, il sauta sur ses sabots, et harponna son compagnon de route.
« Attends, Shrek, c’est un malentendu !
— Non, non, allez-y clairement. C’est quoi votre problème ? Si vous avez quelque chose à me dire, c’est maintenant. »
Les épais doigts de Fiona jouaient sur ses genoux, plus par nervosité que par réel divertissement. Elle évoquait, en cet instant, un enfant grondé par ses parents pour une bêtise qu’il avait commise par accident. Ses yeux glissaient à droite à gauche, sans jamais se poser très longtemps sur un objet précis, et sans dévisager Shrek qui n’en pouvait plus de ce silence pesant de sa part.
« À quoi rime toute cette histoire ? insista-t-il, bras croisés sur son épais gilet de cuir – le tournesol avait fini dans la poussière, lâché pendant cet accès de colère.
— Shrek, se fit timidement entendre la voix de la princesse. Calmez-vous je vous en prie. Je vais tout vous expliquer… »
Il n’en desserra pas pour autant les poings. Son ego avait pris un sacré coup. Lui qui commençait à entrevoir une lueur d’espoir, de la joie dans la monotonie de son quotidien, n’était-ce que le temps d’un voyage, on lui avait arraché tout cela brutalement, sans merci. Ses sentiments avaient été piétinés, réduits à l’état de cendres. Et voir Fiona sous cette forme d’ogresse, elle qui quelques instants auparavant clamait ne pouvoir entrevoir d’avenir à ses côtés car une princesse n’avait rien à faire à côté d’un être aussi infâme, ne faisait qu’agrandir la plaie.
« C’est une malédiction qu’on m’a jetée lorsque je suis née. Chaque nuit je me métamorphose en… ça. »
D’un geste répugné, elle désigna son corps d’ogresse. Sa voix se brisa. Elle semblait au bord des larmes.
« Seul un premier baiser d’amour saura me libérer de ce sort…
— Et donc vous pensez que Farquaad sera à la hauteur, grommela Shrek. Qu’il vous épousera, et vous redonnera votre apparence de princesse chaque jour et chaque nuit. »
Fiona acquiesça.
« C’est pour cela qu’il nous faut regagner Duloc demain. Plus vite j’épouserai Lord Farquaad et plus vite…
— Vous croyez vraiment qu’il acceptera de vous recevoir s’il vous voit comme ça ? Même si on part à l’aube, vous n’y serez pas à temps pour l’épouser avant le coucher du soleil. En voyant que vous êtes une ogresse, comme moi, il vous réservera le même traitement. Au mieux, les cachots. Au pire, la potence. »
Le ton grinçant et acerbe de l’ogre fit tiquer l’âne, qui se hâta de rejoindre ses côtés.
« Shrek, c’est pas un discours à tenir devant une princesse ! grommela-t-il à son attention, ses sabots cognant contre le sol de bois déjà fort malade. Sois plus compatissant !
— Je n’ai aucune compassion pour les traîtres qui plantent des couteaux dans mon dos. »
Il tenta de dissiper l’humidité de ses paumes en les essuyant négligemment sur sa tunique, et croisa de plus belle les bras. Il savait qu’il n’exprimait aucune de ces émotions peinées qui le traversaient ; seule la colère transparaissait sur son visage, façonné pour se crisper et se tordre de manière à effrayer ses interlocuteurs. Mais il était dur de voir Fiona en telle situation de détresse, tant démunie, sans soutiens sur lesquels s’appuyer…
« Mais qui tu accuses de traître, Shrek ? repris l’équidé grisâtre, tapant du sabot antérieur droit sur le sol. La princesse n’a jamais rien dit de mal sur toi !
— La bête hideuse et repoussante, ça te parle ? Princesse et laideur n’ont rien à faire ensemble. Je sais que je ne suis pas un aussi bon parti que Farquaad, mais là vous y allez un peu fort tous les deux !
— Shrek, ne comprenez-vous donc pas ? »
Fiona haussa timidement la voix, osa s’avancer d’un pas. Il lui en coûtait terriblement d’attirer l’attention sur elle ; elle tentait de cacher son corps des regards en le dissimulant dans l’ombre, en se faisant oublier des autres.
« Je parlais de moi… »
Son murmure se dissipa, ne faisant plus qu’un avec le silence du moulin, seulement entrecoupé par les crépitements de la flamme qui éclairait les alentours.
« Oh. »
Shrek ne savait que répondre. Il fixait tour à tour la princesse, l’âne, le sol rongé par les termites…
« Je vois. »
Sa quête était claire. Il devait amener Fiona à Farquaad afin de récupérer ses terres, son marais. Là, il serait débarrassé des squatteurs et de l’âne, et pourrait à nouveau vivre paisiblement par lui-même, tout seul, chez lui…
« Je suis navré, princesse, mais vous devez regagner Duloc demain. Nous partirons à l’aube. Tâchez de dormir suffisamment, demain sera une longue journée.
— Je comprends, sourit-elle faiblement. Pardonnez-moi si mes propos ont pu vous offenser… »
L’ogre tourna les talons, évitant cependant soigneusement de piétiner le tournesol désolé d’avoir été abandonné là.
« Bonne nuit, Shrek, » murmura-t-elle dans son dos.
La main sur la poignée de la porte, démesurément trop petite pour sa poigne d’ogre, il se stoppa. Le morceau de bois attendait d’être tiré pour grincer une dernière fois.
« Demain vous rencontrerez votre futur époux. Il vous apportera ce que vous voulez, vous ne serez plus une ogresse. Toutes mes félicitations, Princesse. »
Un claquement plus tard, il se retrouvait seul en haut des marches du moulin. La lune brillait, accompagnée de ses étoiles. Il fit quelques pas, jusqu’à rejoindre le feu de camp, éteint depuis bien longtemps désormais. S’étendant sur l’herbe humide parsemée çà et là de feuilles mortes, il adressa un dernier regard au firmament, et à la voûte foncée. Il était difficile d’accepter ce qu’il ressentait. Mais tout compte fait, il aurait préféré ne jamais découvrir tout cela. La séparation en aurait été plus simple.
Peut-être aurait-il dû tourner les talons, et ne pas entrer dans ce maudit moulin.