Celle qui portait le nom d’ailes célestes
Chapitre 1 : Celle qui portait le nom d’ailes célestes
2311 mots, Catégorie: G
Dernière mise à jour 19/10/2020 11:41
Celle qui portait le nom d’ailes célestes
「天の羽」と呼ばれた戦姫
Les tombes s’alignaient, placées côte à côte, chacune ne s’autorisant à prendre que la place qui lui avait été accordée. Une fine barrière de bambou délimitait le lopin de terre sur lequel elles avaient été posées, et aucun élément ne venait le franchir. Ni les pierres, ni les fleurs, ni les insectes ne se permettaient de violer cet espace religieusement scindé.
Les pierres se dressaient, droites et fières de porter le nom calligraphié gravé sur leur face, quoiqu’attristées de devoir rendre hommage à ces hommes, femmes et enfants, d’une telle manière. Devant chacune d’elle, de hauts pots voyaient fleurir des nombreuses plantes en leur sein ; petits arbustes ou bouquets de fleurs, le choix était varié. Juste devant la stèle, où était gravé le nom de la famille qui reposait dans ce caveau, se courbaient des plaquettes fines en bambou, chacune portant le nom bouddhique du défunt, ainsi que la date du décès. Et juste devant cette procession funéraire, une minuscule fosse accueillait des bâtonnets d’encens qu’allumaient les proches lorsqu’ils venaient se recueillir.
Les stèles de granit, aux formes nombreuses – certaines droites et carrées, d’autres prenant la forme de lanternes – se côtoyaient et se succédaient, comme autant d’âmes perdues attendant la venue d’une connaissance pour les rassurer.
La tranquillité du lieu était perturbée par le faible vent d’automne qui venait secouer la cime des arbres bordant les environs. Les cèdres, aux épais troncs couverts d’une écorce robuste, portaient fièrement sur leurs corps les marques du passage du temps. Ils étendaient leurs branches, enveloppant de leur ombre réconfortante ceux qui reposaient sous leurs pieds, et les jours de pluie, se désolaient de ne pouvoir abriter les plus éloignés.
Lorsque venaient se recueillir les familles, les graviers annonçaient leur arrivée en se frottant les uns aux autres, véritable orchestre rocheux. Les jours de neige, c’était l’épais manteau blanc qui les remplaçait, crissant sous les pas, et s’affaissant, marquant la trace de leur passage. Au printemps, les pétales de cerisier venaient parfois flotter jusqu’à certaines pierres, et certaines terminaient leur course dans le petit bassin d’eau reposant dans une pierre creusée. Parfois, les corbeaux venaient s’y laver, troublant la tranquillité de l’eau et celle des fleurs échouées. Et lors de la belle saison, les cigales cherchant la fraîcheur faisaient retentir leurs cris, frottant leurs pattes contre leurs abdomens, battant des ailes, leur chant apaisant les esprits errant dans les environs.
Et en ce jour d’automne, comme en opposition à la saison du renouveau, voletaient ici et là les feuilles aux couleurs chatoyantes, dont le spectre s’étendait du plus pur des dorés au plus sobre des bruns, sans oublier leur rouge profond rappelant le sang qu’avaient versé chacun des corps de poussière reposant sous elles. Ce n’était pas pour rien que l’idéogramme de cette saison évoquait des arbres de feu. [1]
Une silhouette féminine avançait parmi les sépultures. Elle avait tant emprunté ce chemin qu’elle en connaissait par cœur les noms des familles qui y reposaient. Satō, Kudō, Takahashi, Mizuyama… Autant de noms que de familles ayant affronté, un jour, un décès, parfois violent. Beaucoup avaient dû perdre la vie à cause des attentats qui avaient secoué le pays. D’autres étaient décédés de vieillesse, de maladie, entourés de leur famille, espérait-elle.
Puis il y avait elle.
Les longues bottes de cuir foncé à talons hauts se stoppèrent devant une stèle gardée en retrait. La jeune femme s’accroupit, déposant le lourd bouquet de chrysanthèmes rouges devant elle, le vase de céramique laissant émettre un petit bruit lorsqu’il toucha la pierre. Le bas de sa longue jupe d’un bleu céleste vint tomber sur le sol, se mêlant aux feuilles et à la terre.
« Bonjour, Kanade. »
Toujours accroupie, elle releva le visage vers le nom gravé sur la stèle. « Famille Amō » pouvait-on y lire, dans une calligraphie impressionnante. Ici reposaient Yuzuru et Akiko, les parents, et Nozomi, leur fille cadette.
Ainsi que Kanade, leur fille aînée.
« J’espère que tu vas bien. Désolée de ne pas avoir pu venir te voir plus tôt. Il s’est passé beaucoup de choses… »
Plusieurs longues semaines s’étaient écoulées depuis la dernière visite de Tsubasa. Il y avait eu tant de problèmes à régler depuis la résurrection d’une déesse ancienne et sa mort. Le chaos qu’elle avait causé, et les dégâts engendrés par ses sombres desseins avaient été bien plus considérables que ce que l’on aurait pu croire dans un premier temps. Par chance, ce temple bouddhiste et son cimetière étaient restés intacts. Quel soulagement…
« Je suis venue t’annoncer ma décision. J’arrête ma carrière. Tout le monde ici me soutient, même si ce n’est pas ce que tu aurais voulu. J’aurais aimé pouvoir continuer, à tes côtés. Toi et moi sommes deux ailes qui pouvaient voler aussi haut qu’elles le voulaient. Mais sans toi, que devais-je faire ? »
Son monologue était entrecoupé du bruissements du vent et des feuilles. Elle s’était redressée, et avait profité d’une accalmie pour allumer un bâton d’encens. Elle tapa deux fois dans ses mains, et les garda jointes. La tête baissée, elle adressait une prière secrète.
« Ne m’en veux pas, je t’en prie. Sans toi, plus rien n’est pareil. Je voulais chanter avec toi, je voulais que le monde nous écoute. Mais je me voilais la face : je ne peux plus voler si tu n’es plus là pour m’épauler, Kanade. »
Voilà bien des années que ses larmes s’étaient séchées, mais la plaie saignait encore. Les nuits où le vent soufflait violemment et cognait contre les panneaux de bois protégeant les portes coulissantes de papier, la terreur revenait l’habiter, et les cauchemars se donnaient à cœur joie de la torturer. Les souvenirs du drame qui s’était déroulé cinq ans auparavant ne fanaient pas, contrairement à certains moments qu’elles avaient passés ensemble lorsque Kanade était encore en vie…
Tsubasa avait toujours été partagée. Devait-elle remercier Kanade de s’être sacrifiée et de lui avoir offert une si belle équipe soudée ? Ou bien devait-elle se lamenter de la perte de cet être cher qui l’avait tant aidée à grandir et se construire en tant qu’individu ? L’image de la violence de cette scène revint l’assaillir. Les cris des victimes, les cendres des cadavres ravagés par les monstres, les hurlements de Kanade tandis qu’elle se battait avec la férocité d’une louve protégeant ses petits… Et la douceur de sa voix lorsqu’elle se dressa droit devant son public, avant d’entonner ce qu’elle nomma son chant du cygne.
Cette pensée arracha un rire nerveux à la jeune femme. On racontait que, sentant sa mort approcher, cet oiseau chantait de sa plus belle voix, son plus beau refrain. Était-ce vrai ou bien n’était-ce qu’une manière poétique de comparer l’évanescence des âmes ? Kanade avait été le plus beau des oiseaux, un phénix qui ne pouvait, malheureusement, revivre de ses cendres. Et son ultime refrain avait été des plus beaux…
Sa voix revint hanter Tsubasa. Tremblante d’émotion au début, elle avait su dominer sa peur et n’avait jamais vacillé jusqu’à ce que son corps se déchirât et se dispersât dans le vent, comme autant de pétales de cerisiers en fleur. Cette chanson, qui avait consumé tout ce qui existait d’elle, Tsubasa l’avait elle aussi entonnée, convaincue qu’en sacrifiant sa vie sur le champ de bataille, elle pourrait rejoindre celle qu’elle avait tant aimée. Mais à chaque fois, ses attaches avec ce bas monde la retenaient, lui répétant que son heure n’était pas encore venue. « Est-ce là ce qu’aurait voulu Kanade ? Ne voulait-elle pas que tu vives longtemps pour honorer sa mémoire ? » Les mots de son oncle n’avaient jamais cessé de la faire pleurer.
Elle avait beaucoup perdu dans cette aventure. D’abord Kanade, puis son père, et tant de spectateurs venus à ses concerts pour ne jamais en repartir. Toutes ces attaques, tous ces attentats, l’avaient convaincue dans son choix. Tant que ce monde ne serait pas un lieu de paix où nul n’a à craindre de mourir, alors elle ne pourrait mettre toutes ces vies en danger. Elle se battrait autrement, pour protéger ce monde qui lui était cher, ce monde que lui avait confié Kanade en lui adressant ce dernier sourire alors que son corps saignait et s’arrachait en milliers de morceaux.
« Nous nous battrons jusqu’à enfin obtenir cette harmonie à laquelle tu croyais tant. Tu voulais que le monde écoute nos chansons, non ? Je leur ferai savoir qui tu étais, je te le promets. »
Le vent se leva, comme en réponse à ses paroles. Il semblait agité ; était-ce parce que Kanade désapprouvait sa décision ?
« Et quand ce monde aura trouvé la paix, je chanterai de nouveau. Je chanterai cette personne qui m’a tant appris. Je chanterai mes sentiments, mon amour… »
Était-ce là une fine pluie qui tombait ? Ou bien ses larmes avaient-elle débordé ?
Tsubasa resta un instant droite, figée, laissant les ruisseaux se tarir d’eux-mêmes. Dans leur chute, les gouttelettes avaient creusé la terre à ses pieds, petites cavités semblables au trou béant qu’avait laissée dans son cœur la disparition de Kanade.
« Kanade, murmura Tsubasa, essuyant d’un revers de manche ses yeux rougis, suis-je devenue celle que tu avais peinte de tes couleurs ? » [2]
Le mince filet de fumée de l’encens vint dessiner dans les airs des courbes gracieuses. Son odeur chatouillait Tsubasa, l’enveloppant dans une chaleur réconfortante qui contrastait avec la fraîcheur de la saison. Maintenant qu’elle y pensait, cette odeur lui rappelait Kanade, non pas parce que la jeune femme utilisait ce type d’encens à chacune de ses visites, mais parce que c’était celui que mettait la défunte à brûler lorsqu’elle se recueillait auprès de ses parents sur cette même tombe. Lorsqu’elle revenait auprès de Tsubasa, encore vêtue en civil, et venait l’enlacer aussi fort qu’elle le pouvait, le parfum boisé la suivait, et venait embrasser l’adolescente qu’elle était encore à l’époque.
Voilà cinq ans que Kanade était morte. Elle n’avait pas été présente pour fêter le passage à l’âge adulte de Tsubasa. Elle-même n’était jamais devenue adulte. Si sa chanson ne l’avait pas emportée, si la maladie ne l’avait pas autant affaiblie alors, elle aurait fêté son vingt-deuxième anniversaire cet été-là, à peine quelques mois plus tôt.
« Pour fêter ma majorité, je me suis permis d’abîmer mon corps, murmura Tsubasa en s’agenouillant devant la tombe, afin de mettre un nouveau bâtonner d’encens à brûler. J’ai retrouvé des photos de toi que l’on avait prises à l’époque, et ai demandé à ce qu’on me tatoue une aile sur l’omoplate, comme toi. Tu l’avais à gauche, la mienne est à droite. À chaque fois que je la vois dans mon miroir, je pense à toi. Si tu savais comme tu me manques… »
De gros nuages s’amoncelèrent dans le ciel, accompagnés par un fort vent à en faire frémir les feuilles des cèdres.
Tsubasa fit ses derniers adieux à sa défunte amie. Il était temps pour elle de rentrer. Mais dans un dernier élan d’amour pour celle qui l’avait tant fait grandir autrefois, elle lui chantonna un poème, longtemps mûri par les épreuves qu’elle avait affrontées.
« À toi que j’ai vue ce jour disparaître, emportée par ta passion brûlante,
Ta voix que j’aimais tant était tel un magnifique chant. [3] »
Puis, tournant les talons, elle quitta les lieux.
Les hauts cèdres étendirent un peu plus leurs longues branches, jusqu’à ce que leurs ombres gagnassent celle de la jeune femme qui s’éloignait pas à pas. Ils l’enlacèrent, aussi doucement et chaleureusement que l’aurait fait Kanade à leur place.
Là-haut, dans les cieux, elle volait sûrement. Là était sa place, celle de la musicienne dotée d’ailes célestes… [4]
~ Fin ~
~ 終り ~
_____
Notes de l'auteure :
[1] L’idéogramme japonais désignant l’automne (秋) est composé du feu (火) et du radical de l’arbre à deux branches.
[2] Extrait de Sora e… :「あなたが描いてた わたしになれたかな…?」 ; « Suis-je devenue celle que tu avais peinte/dessinée ? »
[3] Il s’agit ici d’un tanka (une forme de haiku en 7-5-7 7-7) que voici :
あの日見た ほむらに燃えて 消えた君
愛でした声が 絶唱のよう
Ano hi mita Homura ni moete Kieta kimi
Medeshita koe ga Zesshou no you
[5] Le prénom de Kanade s’écrit avec l’idéogramme utilisé dans le verbe « jouer de la musique » (奏) ; son nom, Amō, s’écrit avec l’idéogramme du ciel/paradis (天) et celui des ailes/plumes (羽).