Sur les bords du fleuve Sumida
Chapitre 1 : Unique chapitre – Sur les bords du fleuve Sumida
12233 mots, Catégorie: G
Dernière mise à jour 22/02/2020 13:57
Sur les bords du fleuve Sumida
_____________
Ce one-shot est une participation du défi d’écriture de fanfictions.fr ;
Défi « Les uns contre les autres » (février – mars 2020)
_____________
« Fujitaka, Tomosato, ça vous dit un verre ? Je vous invite !
– À vrai-dire, commandant, j’ai quelques trucs de prévus ce soir, et…
– Ne dis pas n’importe quoi Fujitaka, rit l’homme de sa voix si grave, nul ne peut refuser une telle offre de la part de son supérieur ! »
C’était par une belle soirée d’été que le commandant Kazanari, cet homme imposant à la force surhumaine, les avait entraînés – contre la volonté de Fujitaka – au Watami, un izakaya – un bar typique japonais – du quartier d’Asakusa.
C’était la première fois depuis le dernier gros incident en date – qui avait bien failli coûter la vie de littéralement chaque être vivant sur Terre – qu’ils se permettaient une pause, bien trop assaillis de toutes parts par les gouvernements et les médias. La situation semblait enfin retourner à la normale, et cette fois-ci peut-être pourrait-il enfin couler des jours paisibles jusqu’à sa retraite.
Si pour la première partie de la soirée toute l’équipe avait répondu présent, il n’en avait pas été de même pour la seconde, qui s’était organisée au Tsubohachi, un izakaya situé dans la gare d’Asakusa. Si l’on se penchait par la fenêtre, on pouvait apercevoir un espace vert, et au-delà, à deux pas de là où ils buvaient boissons après boissons, se trouvaient les bords du fleuve Sumida, qui coulait à travers Tōkyō avant de se jeter dans sa baie.
Désormais, il n’y avait plus que Fujitaka Sakuya, un jeune homme qui allait paisiblement sur sa trentaine, Tomosato Aoi, sa collègue qui était de la même génération, et leur supérieur, le commandant Kazanari Genjūrō, un quarantenaire qui était bien plus énergique que ses subalternes. Ce dernier venait d’enfiler une coupe de sake aux prunes, et affichait une expression ravie, sûrement puisque sa boisson était délicieuse ; il fallait admettre qu’il s’agissait d’un Minamitaka umeshū, qui était classé parmi les cent meilleurs sake du pays. En face de lui, Tomosato se contentait de boire doucement, gorgée par gorgée, un cocktail à la liqueur d’orange, tandis que Sakuya finissait sa deuxième choppe de bière. Tous deux avaient troqué leurs uniformes portés au travail contre des vêtements plus décontractés – un pull de laine blanche et une jupe foncée pour elle, une chemise à motif écossais verte, un t-shirt blanc et un jean pour lui – ; le commandant Kazanari, quant à lui, était constamment en tenue décontractée, donc il n’avait nullement eu besoin de passer par les vestiaires afin de se changer.
Ils riaient de bon cœur, profitant de l’occasion pour se détendre – ils en avaient grandement eu besoin – et pour se retrouver entre eux ; ils étaient assez proches, il fallait dire que leur supérieur était très avenant et sympathique. C’est donc tout naturellement qu’il posa une question presque anodine à Sakuya, qui s’effondrait peu à peu sur la table, complètement saoul ; il devait admettre qu’il ne supportait presque pas l’alcool, et ce n’était pas les quelques edamame qu’il avait grignotés depuis le début de la seconde soirée qui allaient l’aider à lutter.
« Qu’est-ce qui t’a mené à rejoindre S.O.N.G. ? C’est pas comme si un gars comme toi, qui vient de si loin, était intéressé par une vie agitée à Tōkyō. »
Il leva la tête vers le commandant, le regard perdu ailleurs. Il passa sa main dans sa tignasse châtain clair qui lui tombait sur les yeux.
« C’est une longue histoire, grommela-t-il faiblement. Vous voulez vraiment l’entendre ?
– Bien sûr qu’on veut l’entendre, Fujitaka ! Pas vrai, Tomosato ? »
La jeune femme leur adressa un sourire complice, avant de boire quelques gorgées de sa boisson. Elle ne répondit rien de plus, et se contenta de les écouter.
« Bien, soupira-t-il en comprenant qu’il ne pouvait s’échapper de là. Laissez-moi juste… »
Il finit cul sec le reste de sa choppe, et posa le coude sur la table ; sa tête appuyée sur sa main, il commença à réfléchir, s’enfonçant peu à peu dans le labyrinthe de ses souvenirs.
« Si je ne me trompe pas, ça remonte à mes années étudiantes… »
× × ×
« Sakuya ? »
L’appel de son prénom interpela le jeune homme, qui releva la tête, et la tourna en direction de celui qui venait de l’appeler, son camarade de classe et ami, un certain Yamazaki Taihei. Ce dernier, qui était un Japonais de stature moyenne sans caractéristique physique notable – ses cheveux étaient d’un brun aussi brillant que le plumage d’un corbeau, et ses yeux noirs bridés pétillaient d’une énergie inconnue – lui donna une pichenette sur le front, signe amical visant à le faire redescendre sur terre.
« Désolé, j’étais perdu dans mes pensées, bredouilla-t-il en se massant l’endroit où l’index de son ami avait frappé. Qu’est-ce que vous disiez ?
– On parlait de ce qu’on allait faire l’an prochain. Tu sais, après le diplôme ?
– Ah. »
Son regard de la couleur de la cannelle retomba pour se fixer sur le panier-repas qu’il avait entre les mains. Ils se trouvaient, Yamazaki, lui et une amie, Oyama Nobuko, assis dans la salle de classe, celle dans laquelle ils avaient eu leur précédent cours. Chacun avait approché une table et une chaise, toutes équipées de roulettes facilitant leur déplacement, afin de se faire une petite réunion. Ils étaient tous trois étudiants à l’université de Hirosaki, située dans la petite ville du nord du Japon, du même nom, engagés dans un cursus de mathématiques appliquées, dont la fin s’approchait à grands pas. Il avait hâte, et en même temps redoutait l’instant où il verrait son nom inscrit sur une des feuilles affichées sur les panneaux indiquant qui avait obtenu son diplôme. Pour sûr, il était impatient de quitter cette université et sa ville natale pour s’installer ailleurs, peut-être dans la ville principale de la préfecture, Aomori, située à une heure en voiture de là, ou bien quitter sa région natale de Tsugaru pour vivre à Tōkyō, bien plus au sud, à près de sept cents kilomètres de Hirosaki.
« Alors, tu as décidé ? relança Nobuko en enfournant une bouchée de riz qu’elle porta à sa bouche en le tenant fermement entre ses baguettes. Je vais passer les concours pour devenir professeur de mathématiques dans un lycée, ou en cours du soir.
– Ah, c’est super, sourit Sakuya bien que le cœur n’y fût pas ; son esprit était bien trop tiraillé par ses hésitations. J’avoue que je n’ai pas la moindre idée. Peut-être intégrer la fonction publique ? J’aimerais bien aller dans une grande ville, et pas rester ici. »
Le sourire amusé qu’afficha Taihei lui déplut. Qu’allait-il encore imaginer ?
« J’ai une cousine qui disait pareil, tu vois. Ma tante vit à Ōdate, dans la préfecture d’Akita, et elle en avait plus que marre de voir des champs chaque jour. Alors elle a passé des concours de la fonction publique, et a rejoint une branche du gouvernement à Tōkyō.
– Du gouvernement, carrément ? s’extasia Nobuko, qui manqua d’en lâcher ses baguettes. Ça doit lui rapporter pas mal ! Elle en a du courage.
– Qu’est-ce qu’elle fait là-dedans ? Si c’est pour faire de la paperasse et servir le café à mes supérieurs, trop peu pour moi. »
Sakuya secoua la tête, faisant remuer ses cheveux châtain clair, et avala dans une grimace les légumes marinés que sa mère avait glissés dans son déjeuner, bien qu’il détestât cela et le lui avait fait savoir à de nombreuses reprises.
« Tu devrais lui demander, lui glissa Taihei. Tiens, voilà son identifiant sur LINE, envoie-lui un message en lui disant que t’es mon ami, elle te répondra sûrement. »
Il lui tendit son téléphone portable, sur lequel il avait ouvert l’application de messagerie instantanée utilisée par la très grande majorité des jeunes de leur âge. Il affichait le profil de sa cousine, dont le nom était écrit en caractères japonais, et dont la photo de profil était une représentation d’un ours en peluche, mascotte d’une marque populaire.
Il se saisit de son téléphone, et lança lui aussi l’application, sur laquelle il n’avait que peu de contacts, ce qui ne le dérangeait aucunement. Il ouvrit le volet « amis » puis appuya sur l’icône en forme de loupe activant la fonction recherche. Il entra, caractère après caractère, l’identifiant de cette inconnue, dont il déchiffra le nom, écrit en sinogrammes.
« Tomosato ?
– C’est le nom de famille de mon oncle, le mari de ma tante, la sœur de mon père.
– Je vois. »
Il hésita à valider la demande d’ajout, et se contenta de verrouiller son téléphone, laissant la demande d’ami en suspens. Il y réfléchirait plus tard.
Le reste du repas se fit en discutant de banalités. Sakuya écoutait à moitié la discussion, l’esprit perdu entre les nuages qu’il apercevait au-delà de la vitre de la fenêtre de cette salle de classe située au troisième étage, se demandant quel était son objectif dans la vie. Il avait choisi cette université et ce cursus un peu par dépit ; il n’était pas spécialement doué en la moindre matière, et rechignait à étudier, mais les mathématiques lui semblaient d’une certaine manière assez simples comparé aux diverses équations étranges qu’il avait pu rencontrer en physique. Il en allait de même avec la littérature, il ne s’était jamais vraiment pris d’affection pour cette matière ; lorsqu’en cours de littérature classique il avait dû étudier la nouvelle Le Cocon rouge de l’auteur Abe Kōbō, il s’était demandé à maintes reprises quel était le but de cet auteur en présentant un personnage ayant « perdu » sa maison, et qui frappait à diverses portes et vaquait en divers lieux en se demandant si cet endroit-ci ne l’était pas. Décidément, cet univers littéraire était un tout autre monde, et celui des chiffres et des valeurs un peu plus palpables que les mots aux sens fugaces lui convenait bien plus. Il n’avait pas souhaité s’éloigner trop de l’endroit où vivaient ses parents, c’était plus simple pour lui de vivre encore chez eux, puisque cela le dispensait de payer un loyer, et de trouver un travail à temps partiel pour subvenir à ses besoins. Cependant, l’attrait de la capitale grandissait avec le temps. Peut-être était-il temps pour lui de prendre son envol ? Il s’en tiendrait à la licence, quatre ans d’études supérieures lui suffisaient largement ; de plus l’université de Hirosaki était plutôt bien vue, peut-être cela attirerait-il ses éventuels employeurs ?
Nobuko attira l’attention de ses deux comparses sur le fait que le cours suivant allait bientôt commencer, et qu’il leur fallait changer de salle. Ils rangèrent leurs paniers-repas, remirent chaises et tables à leur emplacement d’origine, et s’assurèrent que tout derrière eux était propre et bien rangé avant de quitter la pièce et de se rendre à leur prochain cours.
Le soir venu, Sakuya rentra paisiblement à pied chez lui. Il résidait dans la demeure familiale située dans le quartier de Minorichō, à deux pas de l’espace vert du mémorial Matsuki, dont une des entrées se trouvait littéralement à quelques enjambées du seuil de la porte d’entrée. Il prenait, en sortant de l’université, la direction ouest, et traversait la ligne de chemin de fer de la compagnie privée Kōnan. Très souvent la sortie des cours coïncidait avec le passage du train, dans un sens ou dans l’autre, si bien qu’il devait fréquemment patienter devant les barres abaissées, le son des cloches avertissant la dangerosité du passage. Il observa le train vétuste passer, vrombissant sur les rails, et lorsque le passage se libéra, il poursuivit sa route. Il n’avait que dix minutes de marche à faire, et connaissait si bien la route qu’il pouvait la faire les yeux fermés.
Il connaissait parfaitement la ville et ses recoins, chaque colline et chaque crevasse de Hirosaki étaient répertoriées dans sa mémoire avec autant de détails qu’il le fallait. Par exemple, là, au croisement avec la route 130, il pouvait bifurquer et se rendre chez le concessionnaire automobile Takebayashi, mais cela le rallongerait. En poursuivant sa route, il verrait la boutique de Fukuda, qui vendait des mochis, ces gâteaux de riz gluant dont il raffolait. S’il ne finissait pas aussi tard, peut-être en aurait-il profité pour en acheter quelques-uns.
Il lui fallut encore traverser quelques pâtés de maisons à la limite entre le moderne et l’ancien, avant de parvenir à l’une d’elles, dont la porte d’entrée était agrémentée d’un petit panneau, sur lequel pouvait-on lire, écrits en sinogrammes, le nom de famille de Fujitaka, que l’on écrivait avec le caractère désignant les glycines, et celui signifiant « haut » ; la maison était sobre, typique de la région, et il avait bon nombre d’agréables souvenirs qui y étaient liés. Lorsqu’il fit coulisser la porte d’entrée, il sentit le délicieux fumet d’un repas qui s’annonçait succulent, qui lui parvenait depuis la cuisine, pièce voisine du sas. Il ôta ses chaussures, et posa son sac dans l’entrée, près de l’escalier qui menait à l’étage où se trouvait sa chambre, et alla saluer sa mère, ses pieds frottant dans un crissement étouffé les mailles des tatamis qui recouvraient le sol.
« Ah, Sakuya, fit-elle en le voyant arriver, bienvenue à la maison.
– Bonjour maman, répondit-il en se dégageant de l’étreinte étouffante de sa mère. Qu’est-ce que tu prépares de bon ?
– Des tempura ! J’ai acheté du cabillaud, des crevettes, des carottes, de l’oignon, des aubergines, des shiitake, et du shiso. Est-ce que tu veux autre chose ?
– Non, merci, ça ira très bien. »
Elle remarqua l’air absent de son fils, qui semblait fixer un point invisible de la cuisine.
« Tout va bien ? Tu as l’air fatigué.
– Oui, la journée a juste été longue. Tu sais, comme d’habitude.
– Tu devrais aller prendre un bain. Il est déjà prêt. Ton père ne devrait pas trop tarder. »
Il acquiesça, et s’éloigna de la pièce dont la chaleur de la poêle où chauffait l’huile pour faire frire les tempura se fit rapidement désirer. La salle de bain se trouvait à côté, la porte se fermait avec un verrou ; lorsqu’on y entrait on pénétrait tout d’abord dans une antichambre où l’on trouvait un miroir, un évier, et un petit meuble où Sakuya déposa ses vêtements après les avoir ôtés. Il jeta un rapide coup d’œil vers son reflet, et se demanda comment pouvait-il paraître si faible et fatigué alors qu’il ne faisait rien de plus que de suivre ses cours. Son corps tout entier laissait transparaître un éreintement inhabituel pour un jeune homme de vingt-deux ans. Il avait hâte que les vacances arrivassent, mais il se souvenait amèrement qu’il lui fallait activement chercher un emploi s’il ne comptait pas poursuivre ses études dans un cursus supérieur.
Chassant ces mauvaises pensées de son esprit, il passa la seconde porte, celle qui le mena à la salle de bain. Il s’assit sur le petit tabouret en plastique posé là, et fit couler l’eau par le pommeau de douche, qu’il disposa à hauteur suffisante pour qu’il éclaboussât son corps. Il prit une longue inspiration et passa sa tête sous le filet d’eau, frottant son visage et ses cheveux afin que l’eau imprégnât chaque parcelle de son corps. Il attrapa une bouteille de shampooing, en versa une noisette au creux de sa paume, et lava avec vivacité sa crinière qui lui tombait sur les yeux lorsqu’elle était trempée. Il rinça une première fois, faisant s’écouler toute la mousse, avant d’attraper sa serviette de toilette rugueuse sur laquelle il fit couler quelques gouttes de gel douche, avant de frotter son corps de la tête aux pieds avec, savourant le soulagement de sentir la matière grattant la peau dans son dos. Un nouveau jet d’eau vint balayer tout cela, et réchauffer un peu plus son corps. Lorsqu’il se leva enfin, il ôta de la baignoire les panneaux de bois servant à garder l’eau chaude, et plongea doucement dans l’eau bouillante en retenant quelques petits gémissements de douleur. Lorsqu’il s’habitua à la température, il enfonça son corps jusqu’au cou, assis en tailleur au fond de la cuve, et resta quelques instants ainsi, l’esprit à nouveau perdu dans ses pensées.
Il repensait à la discussion qu’il avait eue avec ses amis, plus tôt dans la journée. Peut-être qu’intégrer la solution publique était un bon plan. Il intégrerait une mairie ou un établissement du genre, et n’aurait pas besoin de trop se compliquer la vie. Des horaires de bureau, un quotidien calme, un poste qui ne demande pas d’exercice physique trop important, finalement cela pouvait être un bon avenir.
Il repensa à la cousine de Taihei, qui avait un poste de ce genre, et à son identifiant LINE qui attendait qu’il validât la demande d’ami. Allait-il vraiment le faire ? Il ne la connaissait absolument pas.
Il réfléchit pendant de longues minutes à l’approche qu’il devait choisir. Il devait, de toute manière, être très formel et respectueux dans son message, puisqu’il avait affaire à une personne qui était son aînée. Il devait aussi expliquer qui il était, d’où il avait son contact, ainsi que la raison pour laquelle il lui envoyait un message. Les yeux fermés, la respiration calme et régulière, il laissa son esprit fonctionner à toute allure. Lorsqu’il eut enfin un semblant d’ébauche, il sortit du bain, et sécha son corps en frottant une serviette de coton sur chaque parcelle de sa peau ; avant de quitter la pièce, il remit les panneaux de bois au-dessus de la baignoire pour que la personne suivante pût en profiter. Il se rhabilla, mettant des affaires plus confortables – il avait l’habitude de porter des vêtements un peu plus distingués lorsqu’il allait à l’université, peut-être un vestige de l’habitude de porter un uniforme au collège et lycée – pour pouvoir être plus à l’aise chez lui, et monta dans sa chambre, emportant avec lui son sac de cours qu’il fit tomber lourdement sur le bureau de bois.
Il brancha son téléphone à une prise, puisque le voyant le suppliait de recharger la batterie qui commençait à grandement s’épuiser, puis il ouvrit une application de bloc-notes pour écrire le brouillon du message qui lui servirait à prendre contact avec cette Tomosato. Après de longues minutes d’hésitation, il finit par confirmer la demande d’ami, et copia et colla son message dans la discussion, avant de l’envoyer.
19:04 –
Bonjour, je me nomme Fujitaka Sakuya, et suis un ami et camarade de classe de votre cousin, Yamazaki Taihei. Je prends contact avec vous sur son bon conseil, afin de vous poser quelques questions. Il s’avère que je suis étudiant en dernière année de licence à l’université de Hirosaki, et Yamazaki m’a conseillé de passer les concours nationaux de la fonction publique, m’affirmant que c’est ce que vous avez-vous-même fait. Si vous le voulez bien, j’aimerais vous poser quelques questions à ce sujet. Je vous remercie de votre attention. Si vous ne souhaitez pas répondre, je m’excuse du dérangement occasionné.
Il contempla, sa main tremblante faisant sursauter son téléphone par à-coups, le message qu’il venait d’envoyer, se demandant encore et encore s’il avait bien fait de prendre contact. Il se rassurait en se disant que si l’intéressée ne souhaitait pas donner suite à son message, elle ne se forcerait probablement pas à répondre.
Il entendit sa mère l’appeler pour dîner ; son père était rentré, et les tempura étaient prêts. Il laissa son téléphone posé sur son lit, et dévala les marches, affamé et attiré par l’odeur qui émanait de la salle à manger.
Lorsque Sakuya remonta dans sa chambre après avoir dîné et débarrassé la table, il constata qu’il avait un message non lu sur l’application. Un frisson parcourut son corps lorsqu’il vit le nom de Mlle. Tomosato s’afficher sur son écran. Fébrile, il ouvrit le message, et le lut.
19:38 –
Bonsoir M. Fujitaka, je me nomme Tomosato Aoi. Ravie de faire votre connaissance.
Ce serait avec plaisir que je répondrai à vos questions. Il se trouve que moi-même ai passé les concours peu après l’obtention de mon diplôme. Si cela vous intéresse, je pourrais vous faire parvenir par mail les sujets d’examens sur lesquels j’ai travaillé afin de préparer ce concours.
Je reste à votre disposition pour répondre à toutes les questions qui vous viennent à l’esprit.
Il resta un instant figé, se demandant comment il allait bien pouvoir formuler toutes ces phrases qui grouillaient dans ses pensées. Il lui envoya, pour commencer, un message pour la remercier de sa réponse, et la prévenant qu’il reviendrait rapidement vers elle. Puis il sortit son ordinateur portable, et fit quelques recherches ; peut-être aurait-il dû faire cela en premier. Passer ce concours lui offrirait une voie d’accès à bon nombre de postes différents ; il pourrait être employé en mairie, dans un bureau de poste, mais aussi dans des consulats et dans des bâtiments culturels tels que des bibliothèques ou musées. C’était plutôt varié ; ceux dont les résultats étaient les meilleurs avaient la chance de pouvoir choisir le poste auquel ils souhaitaient accéder, tandis que les derniers admis récupéraient les miettes. C’était souvent ce qui se passait lorsqu’il s’agissait de concours.
La décision fut très rapidement prise ; après en avoir discuté avec des professeurs, ses parents et un conseiller d’orientation, il décida de se procurer quelques sujets de type examen, tout en demandant conseil à Mlle. Tomosato, qui lui répondait toujours avec tant de bienveillance.
Il passait de nombreuses soirées à réviser et à s’entraîner, et lorsque ce n’était pas le cas, il conversait avec elle par messagerie instantanée. Ils firent ainsi rapidement plus ample connaissance.
Elle lui apprit qu’elle était originaire de Ōdate, ville de la préfecture voisine d’Akita, qui se trouvait à une cinquantaine de kilomètres de Hirosaki ; bien qu’il n’eût jamais quitté la préfecture d’Aomori, Sakuya savait qu’on y était en moins d’une heure, en train comme en voiture. Supportant de moins en moins d’être dans un village perdu du nord du Japon, elle avait postulé pour rejoindre une école de police, d’abord dans la ville d’Akita, puis elle avait demandé une mutation dans les environs de la capitale japonaise où elle vivait désormais. Puis, une fois sa formation de policier achevée, l’un de ses instructeurs lui avait évoqué le sujet, au détour d’une conversation, d’une branche gouvernementale qui recrutait de bons éléments tels qu’elle – ce furent apparemment les mots de l’instructeur, Mlle. Tomosato s’était révélée bien trop modeste pour parler d’elle d’une telle manière – et elle avait décidé de tenter sa chance. La sélection se faisait selon ce fameux concours national, et par chance elle était parvenue à décrocher la place qu’elle convoitait.
Ce récit de réussite avait grandement inspiré Sakuya, qui puisait en ce témoignage toute la force nécessaire pour réussir ses examens. Les semaines passèrent, et les mois aussi, si bien qu’en un clin d’œil le mois de décembre arriva, et approchait à grands pas le jour où il lui faudrait prouver sa valeur. Ce matin-là, le jour où il dut se présenter à l’examen, organisé dans la ville d’Aomori pour toute la préfecture, il reçut même un message d’encouragement de son aînée, agrémenté d’un petit sticker d’ours en peluche brandissant une pancarte où il était écrit « Tu vas y arriver ! » ; le cœur réchauffé malgré les températures hivernales terriblement basses et la neige accumulée à hauteur d’un mètre, il entra, confiant, dans la salle d’examen où l’attendait une place avec son nom inscrit dessus.
Les résultats lui parvinrent par courrier, deux mois plus tard. Le courrier lui sembla anormalement fin ; il sortit de l’enveloppe qui lui était destinée une lettre, où il était sobrement écrit, sans trop de fioritures, qu’il avait échoué aux concours nationaux de la fonction publique. Déçu, et même blessé dans son égo par cet échec qu’il ne comprenait pas puisqu’il aurait juré y être parvenu, il passa plusieurs jours enfermé dans sa chambre, ne sortant qu’à de rares occasions. Il ne trouvait aucunement la force de répondre à son mentor, qui lui avait envoyé le matin du jour fatidique un message amical.
« C’est aujourd’hui que tombent les résultats, pas vrai ? Je suis sûre que tu l’auras ! Dis-moi quand tu sauras ! »
Un mensonge lui sembla plus simple à formuler que la vérité, si bien qu’il lui assura y être parvenu sans trop de difficultés, que ses résultats étaient excellents, et qu’il allait intégrer une mairie d’Aomori en avril, après l’obtention de son diplôme. Les nombreux stickers animés de cet ourson en peluche qu’elle lui envoya exprimaient, semblait-il, toute la joie qu’elle ressentait, et probablement une forme de fierté d’avoir vu son protégé réussir ce défi. Après une telle réaction, il lui était impossible de faire demi-tour et de revenir sur ses dires ; il entretint ce mensonge des mois durant, afin de ne pas incomber à cette femme une gêne et une honte d’avoir échoué en tant que mentor.
Quelquefois, ils s’échangeaient des messages ; elle lui demandait comment se passait son nouveau travail, il lui mentait en lui disant quelques banalités, avant de lui retourner la question. En réalité, il passait ses journées à traîner sur internet, à lire des romans et des mangas, cloîtré dans sa chambre. Il avait des contacts très limités avec sa mère, absente la plupart de la journée puisqu’elle avait repris son travail lorsque Sakuya avait fini le lycée, et c’était à peine s’il voyait son père.
Après des mois intenses passés à étudier, ce calme soudain lui semblait parfaitement étrange. Il s’était peu à peu habitué à ce quotidien tranquille sans vagues, et commençait peu à peu à croire qu’il passerait toute sa vie enfermé chez lui, refusant d’affronter le monde extérieur, devenant ainsi peu à peu un hikikomori, un de ces individus retirés de la société et cloitrés chez eux, incapables de se socialiser avec l’extérieur.
15:22–
Salut Fujitaka ! Ça faisait longtemps ! J’espère que tu vas bien.
Je suis de passage à Ōdate le week-end prochain. Je pensais prendre le shinkansen jusqu’à Shin-Aomori, et venir te voir à ton travail. Est-ce que ça te dirait de se voir autour d’un verre ?
En temps normal, lorsqu’il recevait un tel message de la part d’une personne de sexe féminin, son imagination s’emballait et il allait s’inventer qu’elle lui demandait un rendez-vous. Mais la réalité le frappa autrement ; tout d’abord il ignorait l’âge de cette femme, et bien qu’elle semblât jeune à la manière dont elle écrivait, il ne pouvait s’empêcher de croire qu’elle était son aînée de plusieurs années, ce qui l’intimidait bien trop pour imaginer une quelconque romance. Et en plus de cela, outre le fait qu’il la considérait seulement comme une simple amie, pour le peu qu’elle fût une amie étant donné le caractère virtuel de leur relation, l’idée qu’elle voulût le rencontrer à son travail tandis que tout cela n’était qu’un mensonge le terrifiait. C’était ça, c’était bien de la peur. Il était terrorisé à l’idée qu’on découvrît son mensonge, qu’on l’exposât comme un menteur, et qu’on se moquât de lui. Il lui fallait trouver une excuse, et vite, pour ne pas que son petit monde s’écroulât et le confondît en un être de gêne et de malaise.
15:37–
Salut ! Excuse-moi, j’ai été un peu pris ces derniers temps.
Je suis désolé, mais ça ne va pas être possible. Je dois partir en déplacement à Morioka, dans la préfecture d’Iwate ce même week-end… Une prochaine fois, peut-être ?
Son mensonge lui parut plausible, et le message qui lui parvint ensuite sembla lui confirmer qu’il avait fait son effet. Tant mieux.
Il s’en voulut de ne pas pouvoir lui avouer la vérité. Mais peut-être pouvait-il encore changer les choses ? Il y avait deux sessions par an pour ces concours, une en juin et une en décembre. Il lui restait environ un mois pour se remettre activement dans le bain, et tenter une nouvelle fois sa chance.
Mais…
Et s’il échouait de nouveau ?
Il ne pouvait se le permettre. Il avait honte d’avoir raté sa première tentative, il avait lu la déception dans le regard de sa mère lorsqu’elle avait lu la lettre, et c’était à peine si son père daignait lui parler lorsqu’ils se croisaient dans les pièces de la maison familiale. Il était fils unique ; c’était à lui de faire honneur à la famille et de prouver que les Fujitaka n’étaient pas des abrutis venus de la campagne ! Il devait coûte que coûte faire ses preuves, et aller faire sa vie à Tōkyō ; c’était ce que ses parents avaient voulu, et c’était là son destin.
Jour après jour, il se repencha sérieusement sur les sujets des années précédentes, et entreprit un matin de refaire celui sur lequel il avait été évalué. Lorsqu’il eut fini, il compara son travail au correctif qui avait été mis en ligne, et reprit une à une chacune de ses erreurs, s’interrogeant sur la raison pour laquelle il avait eu faux. Il y avait, dans cet examen, un peu de tout : de la culture générale, qui passait par de l’histoire, de la littérature et de la géographie ; des mathématiques – il faisait un sans-faute ou presque sur cette partie-là – ; de la physique, bien qu’il eût préféré avoir aussi un semblant d’épreuve de chimie dans le lot, il était assez doué dans cette matière au lycée ; et le plus important de tous était le japonais, qui avait un nombre de questions assez conséquent, et qui interrogeait sur des singularités très piégeuses de la langue. Le temps imparti pour répondre aux deux cents questions était relativement court, ce qui impliquait qu’on testait aussi les participants sur leur rapidité d’analyse. Les questions étaient, dans la majeure partie des cas, des questionnaires à choix multiples, sauf dans le cas de certaines questions sur la langue japonaise, qui nécessitaient d’écrire à la main le bon sinogramme correspondant au mot indiqué. Sakuya détestait cette partie-là, car il avait toujours peur d’avoir oublié par mégarde un trait, ou bien de se tromper totalement de caractère. Il se souvenait d’un jour, lors d’un devoir sur table au collège, où il s’était trompé dans les caractères de son propre nom de famille. Il avait ajouté au caractère de la hauteur, « taka », la clé du soleil, le changeant ainsi en « akatsuki », qui signifiait l’aurore.[1] L’enseignant s’était bien amusé en constatant l’erreur, mais Sakuya en gardait un très mauvais souvenir, aujourd’hui encore la gêne et la honte qu’il avait éprouvées ce jour-là lui brûlaient encore les oreilles.
Enfin bon ; à cause de toutes ces différentes matières et de leurs spécificités, c’était assez compliqué de ne pas manquer de temps, il fallait lire, comprendre, analyser et répondre en autant de temps qu’il n’en fallait pour le dire. Peut-être que le véritable défi se trouvait là, dans la vitesse d’analyse des candidats ?
Bien, il lui fallait cesser ses rêveries, et se remettre au travail.
L’épreuve durait quatre heures. Il se remit en conditions ; il prépara devant lui plusieurs feuilles qui feraient office de copies, et sortit de sa trousse son critérium et sa gomme. Il sortit un réveil de poche du tiroir du bureau, et le régla à minuit moins deux. Il aurait de « minuit » à « quatre heures » pour réaliser son devoir. Il pensa en plus à placer un écriteau sur sa porte visant à informer qu’il ne devait pas être dérangé si jamais sa mère ou son père rentrait plus tôt et passait par là ; il ne s’en était pas servi depuis le lycée, lorsqu’il devait ardemment travailler ses cours afin de réussir l’examen d’entrée de l’université.
Il retourna la feuille du sujet qu’il avait imprimée spécialement pour l’occasion, et découvrit les nombreux énoncés. Pendant quatre très longues heures, il ne releva pas la tête de sa feuille, bien trop affairé à rédiger ses réponses. Si par malheur sa mine venait à s’épuiser, il ne perdait pas un instant et la changeait aussitôt. Il grommelait lorsqu’il faisait des ratures, puisque gommer revenait à perdre quelques précieuses secondes.
Enfin, à l’issue de son épreuve personnelle, il lâcha son critérium ; il avait fini pile à temps, mais il lui fallait encore espérer avoir une quasi-totalité de bonnes réponses. Il s’autorisa une courte pause, qu’il passa à s’étirer dans tous les sens afin de détendre son corps entier qui s’était crispé au-dessus de sa feuille ; sa main le lançait, et il peinait à écarter et bouger les doigts tant il les avait contractés sur son critérium. Son dos craqua lorsqu’il pivota son torse sur la droite puis la gauche, et il en fut de même pour sa nuque dans laquelle il ressentait des raideurs désagréables. Il alla même se servir un verre d’eau tant sa gorge s’était asséchée sans qu’il ne se rendît compte.
Lorsqu’il revint dans sa chambre, il ouvrit son ordinateur afin de retrouver le fichier des réponses. Comparant ligne après ligne sa copie aux corrigés, son sourire s’élargissait en constatant qu’il avait fait un quasi-sans-faute. Vint ensuite la partie sur la langue japonaise, et il sentit la catastrophe arriver. Il eut tout bon aux questions sur les synonymes, adverbes et particules ; quant aux sinogrammes, il avait fait une faute, au caractère de la perruque[2], il avait bêtement oublié l’élément de l’œil couché. Mis à part cela – il revérifia afin d’être sûr de ne pas se tromper dans ses comptes – il n’avait fait, contre toute attente, aucune faute. Il se félicita, et s’autorisa en guise de récompense une petite sucrerie tirée du congélateur, des mochis glacés de la marque Lotte ; sa barquette de yukimi daifuku en main, il alla s’installer près de la fenêtre, et regarda les passants faisant leur vie et se promenant dans le quartier. Maintenant qu’il y repensait, cela faisait un moment qu’il n’avait pas eu de nouvelles de Yamazaki et de Oyama. Peut-être devrait-il leur envoyer un message ?
Il prit son téléphone dans sa main, et l’alluma, affichant l’écran de verrouillage sur lequel il vit une notification ; Mlle. Tomosato lui avait encore envoyé un message. Il survola l’aperçu du regard, et apprit que la branche gouvernementale pour laquelle elle travaillait recherchait de nouveaux employés. Il hésita à répondre, que pouvait-il lui dire ? Devait-il s’enfoncer encore un peu plus dans ses mensonges ? Une petite voix lui disait qu’il valait mieux pour lui. Et un jour, il couperait les ponts.
Le pic en plastique servant à attraper les mochis glacés encore entre les dents, il pianota sur son écran tactile, lui écrivant qu’il ne se sentait pas capable de demander à changer d’affectation, d’autant plus qu’il était encore tout jeune au sein de la mairie, et que ses supérieurs verraient sûrement sa demande de mutation à Tōkyō, dans une autre organisation gouvernementale, comme une trahison ou un acte frivole. Un autre message lui parvint presque aussitôt en retour ; Mlle. Tomosato s’excusait d’avoir proposé cela, puisqu’elle se doutait bien du caractère compliqué d’une telle décision.
Mais cela ravit Sakuya de savoir qu’elle pensait à lui, et lui proposait de se faire embaucher dans le même établissement qu’elle. Dans un certain sens, cela le touchait. Il fallait aussi avouer que cela le motivait encore plus à réussir son examen, et à postuler au sein de l’entreprise où elle travaillait.
16:34–
Maintenant que j’y pense, je ne t’ai jamais demandé
pour quelle section gouvernementale tu travaillais. C’est laquelle ?
16:37–
On l’appelle la Seconde Division. Suis ce lien, tu auras les informations nécessaires pour faire la demande de mutation chez eux, si tu te décides à le faire en fin de compte.
La fin de son message était suivie d’un lien vers une page du site internet du gouvernement, dans lequel il trouva quelques très vagues informations au sujet de cette « division » ; un fichier .pdf lui indiqua le formulaire à remplir et à retourner afin d’espérer avoir une chance de se faire employer là-dedans. Sans trop y croire, et sans vraiment se douter de ce qui l’attendrait dans cette organisation apparemment gouvernementale bien que peu renseignée sur le site du gouvernement japonais, il le téléchargea, l’imprima et le remplit, avant de préparer une enveloppe qu’il irait poster dès le lendemain, en même temps que sa demande d’inscription à la prochaine session du concours national.
Il aurait aimé pouvoir prévenir Mlle. Tomosato, lui dire qu’il allait tenter sa chance, mais cela revenait à lui avouer qu’il lui avait menti. Il ne connaissait pas réellement cette personne, il ignorait beaucoup de choses à son sujet, mais il se sentait coupable à son égard de l’avoir déçue, sans qu’elle ne le sût. Beaucoup de sentiments contradictoires l’habitaient. Il ne lui restait plus qu’à réussir cet examen, et tenter de réparer son erreur, en priant pour ne pas que cela blessât celle qui l’avait supervisé si elle venait à l’apprendre. Il éloigna son téléphone de sa main, et se repencha sur les quelques erreurs qu’il avait relevées de ses sujets d’entraînement. L’esprit ailleurs, il ne trouva pas la force de s’y remettre pour la soirée, et passa de longues minutes à fixer du regard les riverains qui allaient et venaient dans la rue. Des enfants allaient jouer dans le parc, et courraient et criaient en passant sous sa fenêtre. Il soupira.
Le soleil se levait et se couchait. Les jours passèrent et se succédèrent. Rapidement, le jour de l’examen du concours arriva ; le calendrier sur lequel Sakuya traçait une croix sur chaque date lorsqu’il allait se coucher, marquant la fin de la journée, lui rappelait soir après soir que ce jour fatidique approchait. Il n’en avait pas parlé à ses parents, il passerait les concours seul, sans que quiconque n’attendît quoi que ce fût de lui. Était-ce par fierté ou bien par lâcheté qu’il avait fait ce choix ? Lui-même l’ignorait. Une flamme que rien ne semblait pouvoir éteindre brûlait en lui : il avait envie d’annoncer à Tomosato sa réussite. Avait-elle le moindre intérêt pour lui et ce qu’il entreprenait ? Ça aussi, il l’ignorait. Mais il avait envie d’y croire : c’était ce qui le poussait à tenter sa chance. Il ne pouvait pas ne pas y parvenir, il ne pouvait accepter un second échec.
Sa main tremblait violemment dès lors qu’il avait quitté le domicile familial. Il était parti à vélo de la maison, pédalant comme un fou jusqu’à la gare de Hirosaki comme si la vitesse l’aiderait à oublier le stress et la pression qui lui alourdissaient le corps. Il gara son véhicule dans le parking souterrain, en prenant soin de verrouiller à clé l’antivol qui bloquait la roue arrière. Passant dans les portiques automatiques de la gare un ticket aller-retour qu’il avait acheté pour 1360 yens[3], il monta dans le premier train en direction de la gare d’Aomori ; le trajet lui parut bien plus long que d’habitude, et il ne parvenait à se perdre dans sa contemplation des rizières verdoyantes. Une pression monstrueuse l’accablait, et il ne pouvait s’en défaire. Oh, de tous les dieux veillant sur ce bas monde, y en avait-il au moins un qui pût lui accorder sa clémence et l’aider à réussir cet examen ? Il en avait bien fait le vœu lors de sa visite au sanctuaire Nakano la veille, à dix minutes de chez lui, mais avait-il prié suffisamment fort ? Il l’espérait de tout son être.
Enfin, la voix du conducteur annonça l’arrivée en garde d’Aomori. Il ramassa son sac, serrant la lanière entre ses doigts, et se prépara à affronter sa peur de la page blanche qui l’attendait.
× × ×
« Bienvenue à la Seconde Division des Forces Spéciales en cas de désastre ! »
Un homme d’une trentaine d’années, un certain Kazanari Genjūrō, au teint mat et à la crinière hirsute auburn tirant sur le cramoisi, avait accueilli Sakuya à bras ouverts, comme s’il s’agissait d’un ami de longue date, alors qu’il était dès aujourd’hui son nouveau supérieur, pour ne pas dire patron.
« J’espère que tu te feras rapidement ta place parmi nous. Viens, nous allons te présenter au reste de l’équipe ! »
Lorsque Sakuya avait reçu la lettre annonçant qu’il avait réussi haut la main les concours nationaux, il n’en était pas revenu, et il avait fallu qu’il se pinçât l’avant-bras pour être convaincu qu’il n’était ni dans un rêve, ni en plein délire. Quelques jours plus tard, il avait aussi reçu un courrier officiel du gouvernement, lui apprenant qu’il était admis au sein de cette division spéciale. Il avait immédiatement débuté les procédures pour compléter son embauche ; il fallait trouver un logement, régler quelques démarches administratives, mais rapidement il avait pris le shinkansen, ce train plus que rapide, de la gare de Shin-Aomori jusqu’à celle de Tōkyō, traversant l’est du Japon à une vitesse folle. Il avait eu droit à quelques jours de congé afin de finir son installation, et cela n’avait pas été de tout repos. Et à présent, il se tenait, vêtu de son plus beau costume – qui lui avait coûté si cher – et prêt à en découdre avec le redoutable monde du travail.
Lors d’un premier entretien en « zone neutre » – c’est-à-dire en-dehors des locaux dans lesquels il travaillerait – avec son supérieur, il avait appris la nature du travail qu’on lui demandait. Depuis quelques années déjà une menace sans précédent terrifiait les populations ; d’étranges créatures, que l’on avait baptisées « noise » en raison de cet étrange bruit qu’elles faisaient, ravageaient les quartiers et les villes, massacrant toute créature vivante qu’elles rencontraient. Par chance, ou bien par pur hasard, Sakuya n’en avait jamais vu ailleurs que dans les journaux télévisés, et jamais aucune attaque n’avait été recensée à Hirosaki, ni même au sein de la préfecture d’Aomori. Cela avait du bon, finalement, d’être de la campagne. La Seconde Division avait la charge de lutter contre cette menace qui résistait aux armes classiques ; des combattants utilisant une technologie mise au point par la scientifique de cette branche gouvernementale se battaient sans relâche sur le terrain. Sakuya s’était imaginé un commando de l’armée de terre, mais la réalité était bien plus étrange que cela, apparemment.
Son travail était d’analyser les données en temps réel, et d’aider à diriger les opérations sur le terrain. Cela aurait pu sembler simple à première vue, mais une fois devant les ordinateurs dont les écrans affichaient bien plus d’informations que le cerveau humain pouvait analyser, il avait pris peur. Et s’il n’était pas à la hauteur ?
Il suivit le commandant Kazanari, découvrant avec étonnement l’endroit dans lequel il évoluerait dès à présent. Premier point stupéfiant, la base se trouvait sous un lycée privé, profondément enfouie sous terre. Il avait beau tourner et retourner cette information, et tenter de l’analyser de toutes les manières possibles, il ne pouvait trouver de raison expliquant cela. Il y avait bon nombre de salles de repos où l’on trouvait des distributeurs de boissons ou de nourriture, et même un réfectoire. Une aile médicale, tout aussi moderne que le reste, disposait de plusieurs salles relativement bien équipées. Enfin, la plus grande pièce de toutes était la salle des commandes, où se trouvait son poste de travail. De forme semi ovale, la pièce s’étendait sur quatre niveaux. Tout en bas travaillait une dizaine de personnes – dont Sakuya faisait partie – face à divers moniteurs, chacune ayant une tâche différente à exécuter. Au deuxième niveau, intermédiaire, se trouvait un espace d’où on pouvait observer ces même dix opérateurs, tout en ayant un regard un peu plus distant sur l’écran principal, gigantesque. Puis, au troisième étage, étaient installés deux autres postes, où se situaient les commandes de deux autres opérateurs, visiblement plus importants que les autres ; derrière eux trouvait-on de longs divans, sur lesquels aimait beaucoup s’installer Genjūrō lorsqu’il discutait avec eux, de tout et de rien. Et enfin, au plus près de l’entrée, et au plus haut de la salle, supervisaient le commandant et la scientifique de l’organisation, tous deux disposant de leurs ordinateurs de bord, bien qu’ils ne l’utilisassent moins que leurs agents.
Il rencontra alors le reste de son équipe, dont chaque membre portait un uniforme dont l’ensemble deux-pièces était bleu clair, et dont la chemise était jaune pâle ; lui ne le portait pas encore, mais cela ne saurait tarder, il fallait juste que soient prises ses mesures afin de lui en faire tailler un. Le commandant avait convoqué tout le personnel dans l’espace de repos de cette immense pièce, afin que tous pussent retourner à leur poste en cas d’urgence.
« Bien, je vous présente notre nouvel arrivant, Fujitaka !
– Enchanté, souffla ce dernier, intimidé par tant de monde l’observant, décidément pas à sa place en ces lieux. Je suis Fujitaka Sakuya. J’espère faire honneur à la Seconde Division et faire un excellent travail à vos côtés. »
Dans l’assemblée, une femme, à peine plus âgée que lui, afficha une expression quelque peu surprise, avant qu’un sourire amusé ne se dessinât sur ses lèvres. Il ne la reconnaissait pas, et il voyait difficilement d’où il pouvait la connaître, puisqu’il débarquait tout juste à Tōkyō. La seule personne qu’il connaissait un tant fût peu, et qui se trouvait en ces lieux, était…
« Je m’appelle Tomosato Aoi, salua la femme en faisant une courbette, lorsque vint son tour de se présenter, après tous ses collègues. Enchantée. »
Il resta un instant interdit, ne sachant pas où se mettre. Il ne s’était pas attendu à la rencontrer dans de telles conditions. Il n’avait pas songé à la tenir informée de l’évolution de sa carrière. Et il n’avait pas non plus réfléchi à ce qu’il aurait pu lui dire, les premiers mots qu’il lui aurait adressés après tout ce temps. Il baissa la tête, dissimulant dans un salut sa gêne, priant pour que nul ne remarquât la teinte rouge que prenaient ses joues seconde après seconde.
Enfin, il rencontra la scientifique, une certaine Mlle. Sakurai, aussi extravagante qu’intelligente. Ce fut elle qui lui expliqua tout ce qu’il devait savoir pour ce travail. Elle était celle qui avait mis au point une technologie permettant de lutter contre le noise ; d’anciennes reliques historiques et oubliées dans le passé, modifiées avec quelque technologie issue de nombreuses années de recherches, se trouvaient changées en armures plutôt singulières que revêtaient deux adolescentes. Cela surprit le jeune homme, qui ne pouvait se résoudre à croire que deux gamines pussent porter un fardeau aussi lourd.
Il finit éventuellement par les rencontrer ; il s’agissait de deux lycéennes, scolarisées dans le lycée privé en-dessous duquel se trouvait la base des opérations à laquelle il appartenait désormais. Il les reconnut facilement : elles étaient, en plus de cela, un duo de jeunes popstars très populaires, dont les affiches promotionnelles se trouvaient dans de nombreuses boutiques, à Tōkyō comme à Aomori.
« Désormais, lui indiqua le commandant, tu seras chargé de l’analyse des données de terrain ; lorsque l’alerte sonnera, tu devras informer des spécificités de l’endroit où nous enverrons Tsubasa et Kanade – il s’agissait des deux « guerrières » au service de la Division – afin qu’elles sachent à quoi s’attendre sur le terrain. »
On le mit sous la tutelle d’un certain Sugita, un homme trentenaire, qui avait été formé à bon nombre de postes de cette organisation. Il lui apprit tout ce qu’il lui fallait savoir, et ce fut au bout de deux mois de formation que Sakuya prit pleinement ses fonctions au sein de l’organisation.
Il n’aurait jamais cru que ses pas le mèneraient jusqu’ici. Il donnait régulièrement des nouvelles à ses parents et ses amis, restés dans la préfecture d’Aomori, bien qu’il dût aussi rester très évasif quant aux agissements réels auxquels il participait dans l’ombre. Il devait garder un certain secret professionnel.
Malgré le fait qu’il devait se concentrer ardemment à sa tâche, il ne pouvait s’empêcher de penser à son amie et désormais collègue, Tomosato. Son poste était à deux sièges du sien, et il l’observait parfois du coin de l’œil lorsqu’il n’était pas affairé à taper un rapport où à aider à diriger une partie des opérations. Elle avait un physique tout à fait typique, pour une Japonaise ; elle n’avait pas de formes particulièrement avantageuses, elle était plus petite que lui, en somme elle était comme les autres femmes. Pourtant quelque chose le fascinait. Était-ce ses cheveux aile de corbeau aux reflets bleutés, coupés au carré, et soulignant son teint pâle ? Ou bien était-ce peut-être son regard bleu foncé, de la même couleur que la mer du Japon vue depuis le port d’Ajigasawa les matins d’hiver ? Elle agrémentait chaque jour ses lèvres d’une couche de rouge à lèvres pâle qu’il trouvait, d’une certaine manière, envoûtant.
Il n’avait jamais sur réellement comment l’aborder. Par crainte d’être trop familier, ou bien au contraire trop formel, il avait limité les contacts avec elle, se contentant de la saluer et de travailler avec elle comme ce que l’on attendait de lui.
Les jours et les mois passèrent, et rapidement, quelques années s’écoulèrent depuis l’arrivée de Sakuya au sein de la Seconde Division. Les choses avaient changé, et désormais leur statut était passé de celui d’une organisation gouvernementale dépendant du Japon à celui d’une organisation non-gouvernementale, indépendante de toute nation, renommée pour l’occasion S.O.N.G., Squad of Nexus Guardians. Les locaux, ainsi que l’équipe, avaient été renouvelés ; le lycée ayant été détruit par ce que l’on pouvait qualifier d’attaque terroriste, ils disposaient à présent d’un immense navire, un sous-marin, leur permettant de se déplacer bien plus aisément entre les pays, et malgré la perte tragique de Kanade lors d’une attaque de noise, ils disposaient à présent de six guerrières, dont Tsubasa, toutes aussi compétentes que courageuses, et qui lui avaient sauvé la vie à de nombreuses reprises. Trois d’entre elles avaient, à une certaine occasion, porté secours à lui et Tomosato lors d’une mission périlleuse sur le terrain. Cette même mission avait échoué à cause de sa maladresse, mais cette histoire s’était malgré tout bien terminée.
Quant à Tomosato…
Il ne savait comment qualifier leur relation. C’était comme si son arrivée au sein de cette organisation avait remis à zéro tous leurs compteurs, et qu’ils s’y étaient rencontrés pour la première fois. Il avait fini par mettre de côté sa maladresse et son hésitation, pour oser entamer jour après jour la discussion. Leur entente était presque fusionnelle ; ensemble ils avaient fini par accéder au grade d’opérateur primaire, et supervisaient toutes les opérations. Ils étaient, après le commandant et son assistante, les deux membres les plus importants. Il fallait dire qu’ils avaient dignement fêté leur promotion dans un restaurant huppé, célébrant leur réussite dans leur carrière.
« Ah, avait soupiré un jour Sakuya alors que lui et Tomosato prenaient un café, j’aimerais que chaque jour soit tranquille jusqu’à ce que je prenne ma retraite. »
Depuis son arrivée, il y avait trois ans de cela, leur équipe avait complètement éradiqué la menace du noise, ainsi que quelques problèmes majeurs qui en avaient découlé. Jamais dans ses rêves les plus fous Sakuya n’aurait imaginé vivre de telles aventures, tout en restant à l’abri derrière son écran. Il avait bien cru qu’il y passerait un bon nombre de fois, mais il était toujours en vie, en pleine forme, et il le devait en partie à Tomosato.
Cela lui faisait quelque peu mal de l’admettre, mais il était faible. Il n’était pas courageux, pas spécialement fort physiquement, et il lui avait souvent fallu accorder sa survie à la jeune femme.
Elle lui était très importante, il ne pouvait le nier. Et il lui arrivait parfois de la voir dans ses rêves. Il s’expliquait cela dans le fait qu’il travaillait avec elle chaque jour ; il était évident qu’il la retrouvât aussi la nuit, non ?
Quoi qu’il en fût, après ces quelques années, il avait, d’une certaine manière, trouvé en Tomosato ce qu’il cherchait chez quelqu’un. Ils étaient collègues, et amis, ils discutaient et riaient ensemble, et c’était parce qu’elle était à ses côtés pour le soutenir qu’il avait accédé au poste d’opérateur primaire. Sans elle, il n’aurait ni eu le courage de postuler pour cette organisation, ni osé demander à être promu. Sans qu’elle ne le sût, elle le tirait vers le haut, et le poussait à faire de son mieux, juste pour pouvoir continuer à voir son beau sourire sincère lorsqu’il lui apportait un moka chaud à la prise de poste.
« Fujitaka, » appela-t-elle un jour alors qu’il tapait un rapport afin d’informer le gouvernement d’une de leurs opérations – il sursautait toujours lorsqu’il entendait sa voix prononcer ces quatre sons – ; « est-ce que tout va bien ?
– Bien sûr, souffla-t-il sans lever les yeux de son écran, captivé par sa rédaction qu’il devait finir au plus vite. Qu’est-ce qui se passe ?
– Tu es tout pâle, et tout tendu. Tu devrais rentrer chez toi, te reposer.
– Tout va bien, Tomosato, sourit-il en tournant enfin son visage vers elle. Je suis peut-être un peu fatigué à cause des derniers jours, mais tout va bien, je t’assure. »
Quand bien même il détestait se faire rappeler à l’ordre de cette manière, il aimait ce ton maternel qui émanait de sa voix. Tomosato s’en faisait toujours pour ses camarades, et c’était souvent elle qui rappelait à Sakuya, ainsi qu’à leurs combattantes, combien les jours de congés étaient précieux et qu’il fallait en profiter.
Il avait cru que cette simple excuse lui éviterait un interrogatoire poussé, mais c’était mal connaître la jeune femme, qui fit pivoter de force sa chaise afin qu’il lui fît face, avant de planter ses yeux de ce bleu profond comme celui de la mer du nord dans les siens. Il voulut éviter de croiser ce regard, bien trop embarrassé, mais ne put s’y résoudre, par peur de sembler impoli. Il espérait juste qu’elle ne remarquerait pas…
« Tu as vu ces cernes ? Depuis combien de temps n’as-tu pas dormi ? »
Il frotta ses mains l’une contre l’autre, d’un air penaud.
« Quatre jours, articula-t-il. Impossible de fermer l’œil. J’ai tout essayé, rien ne marche. Je ne peux décidément pas demander de jours de congés alors qu’ici on a besoin de moi.
– Là n’est pas la question. Tu as besoin de repos, regarde comment tes mains tremblent. »
Ha. Maintenant qu’elle le lui faisait remarquer, il était vrai que ses doigts ne restaient pas en place, et sursautaient à intervalles presque réguliers. Il était dans un piètre état.
« Viens, dit-elle en lui tendant la main.
– Où ?
– Dans l’aile médicale. »
Il ne protesta pas, il était bien trop épuisé. Le café l’aidait à tenir, certes, surtout lorsque c’était elle qui le lui apportait le matin à l’embauche, mais il avait ses limites, tout comme son propre corps atteignait les siennes. Il manqua presque de chanceler, et si elle ne l’avait pas rattrapé par l’épaule, il aurait sûrement fini la face contre le sol. Par chance, elle était une fois de plus à ses côtés.
Elle l’aida à avancer à travers les couloirs, jusqu’à l’une des chambres de l’infirmerie, sur le lit de laquelle elle l’aida à s’asseoir. Lorsqu’elle lui proposa de prendre un somnifère, il maugréa qu’ils n’avaient aucun effet sur lui ; il en avait pris suffisamment pour le savoir. Elle esquissa alors un sourire amical, quoiqu’un peu triste, peut-être à cause de son impuissance, et s’installa à ses côtés sur le lit.
« Est-ce que tu aimes lire ? demanda-t-elle.
– Comme tout le monde, non ? Du moment que ça me plaît, ça ne me dérange pas.
– Tu penses que ça t’aiderait à te détendre ? »
Il secoua les épaules. Il n’avait presque aucun livre chez lui, il n’était pas du genre à se perdre dans ces objets de papier, alors il était vrai qu’il n’avait pas essayé d’en lire un pour voir si cela l’aiderait à dormir.
Elle se leva, et s’excusa de devoir s’absenter. Lorsqu’elle reparut quelques minutes plus tard, elle tenait dans sa main un livre de petite taille, bien qu’épais, qu’elle lui tendit.
« Je l’ai fini ce matin dans les transports, alors je te le prête. Essaie de le lire, ça te changera les idées. Et puis, si jamais tu n’accroches pas, continue ta lecture, ne t’arrête pas ; on dit que lire quelqu’un chose qui ne nous intéresse pas nous aide à nous endormir. Tu penses pouvoir essayer ? Peut-être que ce sera le remède miracle. »
Il la remercia faiblement, et prit l’ouvrage, dont la couverture lui inspirait moyennement confiance. Blanche, une illustration représentant une chaise sur la première de couverture, il sembla, au vu de la quatrième, qu’il s’agissait d’un recueil de nouvelles d’un auteur décédé il y avait de ça presque un siècle.
« Essaie de te changer les idées, je vais finir le rapport pour toi. D’accord ? »
Il acquiesça, et elle s’en alla, le laissant seul avec cet « Edogawa Ranpo » dont il n’avait jamais entendu parler ; tout ce qu’il savait de lui était qu’il écrivait des romans policiers, genre qu’il n’appréciait aucunement. Parcourant le sommaire, il choisit une nouvelle dont le titre lui suscitait un minimum d’intérêt, et il se retrouva rapidement à lire la confession épistolaire d’un homme si laid qu’il avait trouvé comme seule issue à son isolement le fait de s’aménager un espace dans un fauteuil, devenant ainsi une chaise humaine, titre de la nouvelle dont il était par ailleurs question.
Absorbé par sa lecture, il dévora chaque mot, s’étonnant lui-même d’aussi bien adhérer à cette histoire, si bien qu’il en arriva bien trop rapidement à la fin. La chute lui parut étrange, et il passa les quelques minutes suivantes à cogiter à ce sujet-là, se demandant quel était le sens caché de cette histoire. Incapable de penser à autre chose, il lut toutes les autres nouvelles regroupées dans l’ouvrage, et finit par s’endormir sans qu’il ne le remarquât ; la fatigue avait enfin eu raison de lui.
Il finit éventuellement par se réveiller, au terme d’une sieste qu’il jugea bien méritée, et lorsqu’il sortit pleinement de sa torpeur, il alla trouver Tomosato afin de discuter avec elle de ses impressions et de sa fascination pour le style de l’auteur. Cela sembla beaucoup amuser la jeune femme, qui riait face à tant d’exaltation.
Ce soir-là, il rentra chez lui avec le recueil dans son sac, heureux d’avoir pu en découvrir un peu plus sur les intérêts de sa collègue et amie.
D’une certaine manière, il s’était senti un peu plus proche d’elle. Et sans réellement en identifier la raison, il sentit son cœur battre un peu plus fort dans sa poitrine.
× × ×
« Je crois que c’est à peu près ça, souffla-t-il finalement en sirotant sa quatrième pinte – il en avait commandé deux de plus depuis le début de son explication – de bière. On m’a parlé de la Seconde Division, et j’ai tenté ma chance. Je suis tout de même heureux d’avoir pu rencontrer une équipe aussi sympathique ! »
Ses camarades de beuverie répondirent par un large sourire ; le commandant Kazanari lui tapa dans le dos, ce qui le fit s’écrouler sur la table. Puis il y eut un bip sonore, un rappel qui sonnait sur son téléphone.
« Ah, fit-il d’un air un peu déçu, j’avais oublié que j’avais rendez-vous avec le Premier Ministre demain. Bon, je file ! Amusez-vous bien ! »
Puis il disparut sans rien ajouter de plus, payant la note lorsqu’il passa dans l’entrée de l’izakaya, en donnant une avance au cas où ils commanderaient d’autres boissons ou tapas, et laissa ainsi Sakuya seul face à Tomosato.
Était-ce l’alcool qui lui soufflait quelques idées à l’esprit, ou bien était-ce son cœur esseulé ? Sans trop réfléchir à ce qu’il disait, il entendit sa voix prononcer des mots qu’il n’aurait jamais cru adresser à la jeune femme.
« Dis-moi, Tomosato, est-ce que tu as quelqu’un ? »
Elle manqua de s’étrangler en buvant un verre d’eau, et laissa s’échapper un doux rire qui tinta aux oreilles de Fujitaka aussi légèrement que les grelots qu’il attachait, étant enfant, aux teru teru bōzu lorsque la pluie faisait rage pendant la période des moussons.
« Non, sourit-elle, je n’ai personne, pour le moment.
– Ce sourire en coin laisse comprendre que la place n’est plus vide pour longtemps, fit-il avec un large sourire. Qui est l’heureux élu ?
– C’est un secret, » souffla-t-elle en dressant son index devant ses fines lèvres roses.
Cela piqua sa curiosité – après tout ils avaient difficilement le temps de fréquenter quelqu’un en-dehors du travail – mais, en même temps, il ressentit une pointe de jalousie percer son cœur.
Ah.
C’était donc cela.
Qu’il avait été aveugle ; à présent qu’il en avait pris conscience, cela lui crevait les yeux.
« Au fait, Tomosato, commença-t-il en laissant ses doigts dessiner dans la condensation de sa pinte quelque forme abstraite, je voulais m’excuser de t’avoir caché tout ça, mes échecs, mes mensonges… Et je voulais te remercier, pour tout ce que tu avais fait pour moi.
– Je n’ai pourtant pas fait grand-chose, murmura-t-elle en dissimulant quelque peu son visage, qu’il voyait virer un peu au rouge. Je n’ai fait que rendre service. »
Il y eut un silence. D’un commun accord muet, ils finirent tous deux leurs boissons.
Puis, ne supportant plus cette atmosphère étouffante où tous les autres clients s’esclaffaient de rire face aux histoires et anecdotes que leur racontaient leurs camarades, Fujitaka se tourna vers elle ; il avait un peu commencé à désaouler, et reprenait peu à peu ses esprits.
« Bon, et si on y allait ? lança-t-il. Il se fait tard, et on a encore du boulot à faire demain. »
Elle acquiesça, et ils se retrouvèrent rapidement dans la fraîcheur de la nuit, à deux pas du fleuve Sumida. Il lui proposa de marcher le long de ce dernier, prétextant qu’il ne pouvait pas y avoir de meilleure conclusion à une telle soirée que le bruissement des vagues paisibles du cours d’eau. Il songea au festival de feux d’artifices du fleuve, qui aurait lieu l’été, cette année-là encore. Peut-être pourraient-ils y aller ensemble ? L’idée d’y assister en bonne compagnie résonnait en lui comme le bruit de ces merveilleux dessins éclairant le ciel dans un flash avant de disparaître à la manière d’une pluie d’étoiles filantes.
Peut-être que ce jour-là, à ce moment précis où les fleurs de feu écloront dans le ciel dans un bruit d’explosion vibrant, il oserait lui dire sincèrement ce qu’il pensait d’elle, absolument tout. Peut-être qu’elle afficherait une expression surprise, à moins qu’elle ne lui dît avec amusement qu’elle le savait déjà. Peut-être lui avouerait-elle qu’il en allait de même pour elle, ou bien peut-être lui dirait-elle qu’il n’était rien de plus qu’un collègue à ses yeux.
Et peut-être, peut-être, qu’un jour, préférerait-elle l’appeler par son prénom, plutôt que par son nom ? Sakuya se prit à rêver de la manière dont elle articulerait ces trois sons, dont sa voix chanterait ces trois notes. Était-ce l’alcool qui lui mettait tant de baume au cœur, ou bien était-ce le ciel étoilé que l’on devinait au-delà des quelques bas nuages qui le recouvrait par impolitesse ? S’il n’y prenait pas garde, il savait qu’il lui prendrait la main sans s’en rendre compte.
À ses côtés, Tomosato marchait paisiblement ; sa longue veste noire la dissimulait presque dans l’obscurité, seul le tintement de ses talons la trahissait.
Elle surprit le regard de Sakuya, perdu dans sa contemplation silencieuse de son visage. Un sourire gêné fit s’étirer ses lèvres, desquelles s’échappa une mince volute d’air chaud s’échappant dans le ciel froid.
« Sa… – elle se reprit, se maudissant intérieurement d’avoir manqué de laisser son cœur parler plutôt que sa raison – Ça m’a fait plaisir, cette petite soirée. Je suis contente que tu m’aies parlé à cœur ouvert. À vrai dire, confia-t-elle, je m’en étais toujours un peu doutée, de ton échec à ta première tentative. Mais je vois que tu as tenu bon. Et ça me fait énormément plaisir. »
Il se frotta les bras, feignant d’être frigorifié, alors que c’était juste une manière pour lui d’évacuer sa gêne. Maudite timidité maladive.
« Alors bravo, d’avoir tenu jusqu’à aujourd’hui. Tu peux être complètement sincère avec moi, tu sais. Et surtout, ajouta-t-elle en lui adressant un clin d’œil, merci, Fujitaka. »
______________________________________
[1] Le nom de famille de Fujitaka s’écrit 藤尭 ; si on ajoute au second la clé du soleil (日), on obtient le caractère signifiant l’aube, l’aurore, akatsuki, écrit 暁.
[2] 鬘, lu katsura, signifie « perruque, postiche » ; l’« œil couché » est l’élément écrit ressemblant à 目, pivoté à 90°.
[3] Environ 12€.
Note de l’auteure : Les noms japonais des personnages respectent l’usage d’écriture en japonais ; le nom de famille précède le prénom.