Les Neiges éphémères
Chapitre 1 : Les Neiges éphémères
2071 mots, Catégorie: K+
Dernière mise à jour 20/01/2021 09:38
Ce texte a été écrit dans le cadre du défi : "HOUSTON, ON A UN TAS DE NEIGE" du forum de fanfictions.fr.
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Le shōji entrebâillé par le vent laisse voir les arbres nus et le ciel blanc. On m’a laissé sur la table toute la semaine, plié dans un coin, inutile.
Un tremblement secoue les couvertures dans la pièce voisine, un grognement s’en échappe et Momiji se tire du lit. Il s’enroule dans son kimono, la tête rentrée dans les épaules, les lèvres bleuies par la température ambiante. « Froid, froid, froid », souffle-t-il en claquant des dents. D’un coup de tison dans la cendre, les flammes du brasero renaissent au milieu de la pièce, d’abord timides, puis plus enjouées quand le garçon y jette quelques brindilles sèches.
Il souffle sur ses doigts, ronge un peu le bord de ses ongles engourdis. Le feu projette sur ses paumes une lueur orangée et met au jour la couleur d’érable de ses cheveux. Par jeu, il m’enroule autour de son poignet, me noue, m’embrasse. La famine fait ressortir sa maigreur, on voit le tracé des côtes et du sternum dans l’échancrure de son vêtement. Soudain, il lève les yeux et penche la tête comme un chaton curieux, attiré par ce qu’il voit au dehors. Toujours secoué de frissons, sur la pointe des pieds, il se glisse jusqu’au shōji qui donne sur la coursive et l’ouvre en grand. Un panache de vapeur blanche s’échappe de son sourire quand il s’exclame :
— Wakatoshi !
Une seconde silhouette émerge du futon étendu dans la chambre. Même ballet que quelques minutes auparavant, il se blottit dans son kimono — il prend même le temps d’enfiler un hakama, pestant tout du long contre le froid qui couvre ses jambes de chair de poule —, passe devant le brasero qui le teinte de sa couleur brûlante et rejoint Momiji sur le seuil. Il reste bouche bée devant le spectacle qui s’offre à nous. Durant la nuit, la neige a enseveli tout le jardin, au point où même ce géant de Wakatoshi s’y enfoncerait jusqu’aux cuisses. Il s’accroupit, prend un peu de cette poudre immaculée qu'il émiette entre ses doigts.
Il prend la main de Momiji, qui semble si minuscule en comparaison de la sienne et sourit doucement en me voyant à son poignet. Il me triture, me desserre puis me resserre. Il apprécie mon contact sur sa peau. Après tout, rien de plus naturel, je suis le symbole de leur amour. Dire qu’au dégel, maintenant qu’il a quatorze ans, Momiji changera de nom et deviendra un homme. Adieu alors les rendez-vous clandestins dont je suis l’étendard. Peut-être même me jettera-t-on au feu, afin d'enterrer pour toujours cet amour qui ne doit durer qu'un temps.
Quelle tristesse que ces neiges-là ne soient pas éternelles. Je sais l'amertume de Momiji, le reproche qu'il fait à son père de le pousser trop vite dans le monde des adultes, pour la stupide raison qu'Ichigo, le fils de rōnin, qui a le même âge que lui, a déjà passé son genpuku et que la fierté de Yutaro refuse de laisser le dernier fils du clan à la traîne.
Heureusement, il leur reste encore cet hiver avant de se dire adieu. Yutaro parti sur une île voisine au début du mois, et ne risquant pas de revenir dans de telles conditions, les voilà libres de vivre côte à côte comme jamais plus ils n'en auront le droit. Et pour cela, malgré le gel et le riz qui manque cruellement, il règne dans la maison une paix heureuse, un bonheur simple. Parfois, la nuit, j'entends, à mi-voix, prier Momiji. Une culpabilité étouffante au fond de la poitrine, il supplie son père de ne jamais reparaître.
Momiji lui aussi plante ses doigts dans la neige. Amusé, il les y laisse quelques secondes puis les retire et les agite, observant de ses yeux de yokai chacune de leur réaction, notant la différence avec ses mouvements habituels. On raconte que jouer avec les mains transies par le froid est un excellent exercice pour les musiciens.
— Tu en as déjà vu autant ? demande-t-il en se tournant vers Wakatoshi.
— Non. La dernière fois que c’est arrivé, je n’étais encore qu’un bébé.
C’est ce qui se raconte dans le clan. On n’a pas vu pareil hiver dans la baie de Namidawan depuis celui qui s’est abattu trente ans auparavant, quelques mois à peine après qu’un moine ait trouvé un enfant sur le parvis du sanctuaire. Difficile de ne pas faire de rapprochement, surtout sur une île au climat d’ordinaire si doux. Les anciens voyaient le jeune Wakatoshi d’un mauvais œil, imaginant dans cette drôle de coïncidence un funeste présage.
Wakatoshi se détourne, laissant Momiji à sa contemplation du paysage, et part préparer un peu de thé. Enfin, « thé » est un bien grand mot. Il est si léger que presque rien ne le différencie de l'eau. C'est qu'il n'en reste plus beaucoup, pas assez pour finir l'hiver en tout cas, tout comme il ne reste plus assez de nourriture pour tout le monde. Il se murmure qu'on pourrait abattre les chevaux, dans l'espoir fou de ne pas laisser mourir de faim les membres du clan. Les victimes sont déjà nombreuses parmi les paysans, mais une bouche de heimin de moins à nourrir, c'est un peu de sursis pour les samouraïs. Pour l'instant, personne ne se soucie de manger du riz blanc, même les brisures fades des pauvres font bien l'affaire. Pourtant, même malgré la faim qui leur tord l'estomac et leur fait tourner la tête, ils n'auraient pas pu être plus heureux.
Quand il ne sent plus ses orteils, Momiji rejoint Wakatoshi près des braises fumantes. Il l'enlace par derrière et glisse ses petites mains gelées sous les vêtements de Wakatoshi, qui proteste pour la forme mais l'attire un peu plus à lui. Momiji love son visage au creux du cou de son amant, y dépose des baisers voraces, qui laissent sur leur sillage des marques sombres, comme des pétales rouges. La salive qui couvre sa peau fait frissonner Wakatoshi quand le vent s'engouffre à l'intérieur de la maison.
— J'aimerais vivre auprès de toi pour toujours, murmure-t-il.
Wakatoshi répond d'un sourire amer, puis d'un baiser sur les phalanges de Momiji. Il descend le long de sa main, atteint le poignet, s'attarde sur moi de nouveau. Il me caresse autant qu'il le caresse, lui, et je me prends à me demander ce qui se passe dans sa grande tête d'idiot. Songerait-il à s'enfuir une fois les routes assez dégagées pour leur offrir une porte de sortie ? Il s'imagine sans doute prendre son adoré par la main et trouver avec lui un endroit où cet hiver durerait toujours. Mais un tel lieu n'existe nulle part.
La matinée passe comme un vol d'oies sauvages. Momiji a sorti le shamisen du placard ; il m'a noué encore une fois autour de son charmant poignet pour éviter que je ne le gêne. La musique habille la pièce, elle fait oublier la famine, et le froid qui s'infiltre par chaque fissure. Momiji sourit. Il le dit et le répète : tant qu'il peut compter sur le shamisen et Wakatoshi pour oublier les tourments de ce monde flottant, rien ne pourra l’atteindre ; ni la peur, ni le désespoir.
La corde finit par entailler sa peau fragile. Il peste, porte son doigt à sa bouche et aspire le sang qui s'échappe de la plaie. Une goutte roule jusqu'à son menton, il l'essuie du revers du poignet ; elle se fond en moi, désormais invisible, ton sur ton.
Momiji observe l’extérieur de ses grands yeux de chat. Il se lève.
Il s'élance et, pendant une seconde, c'est comme s'il volait. La neige n'a besoin que d'un instant pour détremper ses vêtements, lui arrachant un cri de surprise. Pourtant, il reste allongé là, les bras en croix, un large sourire aux lèvres. Il rit de plus belle quand Wakatoshi se précipite dehors à son tour et, tout à sa détermination de sauver son amant d'une hypothermie certaine, s'enfonce dans la neige jusqu'aux genoux, trébuche et tombe à son tour. Il ne perd pas de temps à se relever, et se dirige vers Momiji qu'il saisit par les aisselles pour l'extraire de sa gangue de glace.
— Mais qu'est-ce qui t'as pris…
Il veut se donner un air sévère, prendre à cœur son rôle d'adulte responsable mais comme toujours devant Momiji, il craque et peine à dissimuler son sourire.
— Aucune idée ! répond Momiji d' une voix chantante. J'avais envie !
Il tremble des orteils à la racine des cheveux, la peau teintée d'un bleu diffus. Wakatoshi le porte auprès du feu, le débarrasse de ses vêtements mouillés et le couvre d'un lourd haori qui se drape autour du garçon comme une couverture.
Momiji place ses mains au-dessus du feu et grimace quand le sang afflue de nouveau au bout de ses doigts. Pendant ce temps, Wakatoshi, lui aussi à demi-nu, a tiré le drap du futon et s’y est enroulé pour conserver un peu de chaleur.
— Tu crois qu'on va mourir de froid ou de faim ? demande Momiji.
— Mais non, le rassure Wakatoshi. Ce n'est qu'un mauvais moment à passer mais les beaux jours reviendront.
Il lui caresse affectueusement la tête, entortille une mèche auburn autour de son doigt, lui embrasse le front et en profite pour s'asseoir un peu plus près de lui.
— Et si je ne veux pas qu'ils reviennent ?
Wakatoshi ne répond pas tout de suite, interloqué face au soudain sérieux du garçon. Il lui tend une tasse d'eau chaude, que Momiji se contente de serrer entre ses mains, le regard plongé dans son reflet.
— Je n'ai pas envie de devenir adulte, Wakatoshi.
— Allons, il n'y a pas que des mauvais côtés. Tu auras plus de responsabilités, c'est vrai, mais c'est aussi plus d'occasions de briller. Et puis, avec un peu de chance, tu pourras avoir ta maison à toi et épouser une jolie femme.
Son ton est enjoué mais il ne trompe personne, à réciter toutes ces banalités. Et bien sûr, la réaction ne se fait pas attendre.
— C'est toi que je veux épouser, moi !
Momiji lâche sa tasse sans se soucier de l'eau qu'il renverse sur le tatami, et se recroqueville sur lui-même, le front posé sur les genoux.
— C'est tellement injuste…
Encore une fois, Wakatoshi reste muet, sans doute parce qu'il pense la même chose. Je me demande s'ils ont conscience que s'ils avaient été homme et femme, on ne les aurait pas mariés pour autant.
Momiji renifle et, quand il lève la tête, un sourire tiède illumine son visage aux yeux rougis.
— Tu sais ce qui marche encore mieux pour se réchauffer ? La chaleur humaine.
Déjà, sans attendre de réponse, il fait glisser le haori de ses épaules, me gardant comme seul vêtement. Il se coule contre Wakatoshi, se blottit contre lui sous le drap, entoure son cou de ses bras. Un frisson le secoue quand deux grandes mains viennent se poser sur ses reins.
— Tu m'aimeras même si on ne peut plus se voir ?
— Bien sûr. Je t'aimerai pour toujours.
Une promesse en l'air, bien sûr, mais ce n'est pas sa faute, il n'aura pas le choix. C'est ainsi que se terminent toutes les histoires d'amour, depuis que le monde est monde. La tête haute, dans l'honneur, ou bien face contre terre.
On me tire, me dénoue. Une grande main me jette sur le sol tandis que les deux amants disparaissent sous la couverture. Ils ont bien raison. Le printemps arrivera plus tôt qu’ils ne le croient.