Soleil et Chair
Ma femme aux poignets d’allumette
Ma femme aux doigts de hasard et d’as de cœur
Aux doigts de foin coupé
Hob ouvrit les yeux et reconnut la petite forêt entourant les fermes de son enfance. L’immortel laissa ses narines se gorger de ces effluves qui lui étaient devenues inconnues : l’odeur du bois, des troupeaux et de leurs excréments servant d’engrais. La modernité, obsédée par l’hygiène, avait rendu le monde moins odorant, plus aseptisé en le chargeant de parfums artificiels. Son estomac, bien plus délicat que son odorat, se contracta sous le coup porté par cette débauche d’odeurs. Il retint sa respiration quelques secondes avant d’expirer. Ses sens devaient se réhabituer à ce monde qu’il ne connaissait plus. Il s’agenouilla et retira ses chaussettes pour goûter à la caresse de la terre boueuse sous ses pieds. Il bougea ses orteils, ravi de se reconnecter avec ce délice appartenant à sa lointaine enfance. Hob leva les yeux vers le ciel, laissant la pluie couler le long de son visage. Il en lapa quelques gouttes et ne put réprimer un éclat de rire. Il avait beau se trouver dans un rêve, ce songe mettant en éveil ses sens était bien plus vivant que ces dernières semaines écoulées dans le monde réel !
Tout d’un coup, un coup de corne transperça la nuit, annonçant qu’une battue était en cours. Les vieux instincts de Hob se réveillèrent : celui de l’enfant qui avait quelquefois outrepassé certaines lois bien établies pour poser des pièges à lapins sur les terres du seigneur. La corne résonna de nouveau, indiquant que le gibier traqué venait d’être aperçu.
Hob s’apprêtait à fuir lorsque des sabots claquant contre le sol le firent sursauter. Il se retourna et aperçut un cerf à la sombre fourrure, au cimier transpercé d’une flèche argentée, sauter par-dessus un buisson. L’animal aux bois d’ébène atterrit avec maladresse sur le sol et se releva en boitant avant de retomber à terre, le souffle haletant. Hob s’approcha de l’animal à pas feutrés, craignant de l’effaroucher. La bête blessée leva les yeux vers lui et l’immortel reçut de plein fouet, son regard céruléen. Le cerf tenta de se redresser mais Hob, bien plus vif, se saisit de la flèche. L’animal commença à se débattre. L’immortel esquiva un coup de sabot et tout en posant sa main sur la croupe de l’animal, parvint à extraire la flèche de la chair. Un liquide argenté jaillit de la plaie, coula le long des daintiers gonflés de l’animal. Le cerf se redressa et s’échappa. Hob ne put le retenir.
Au carrefour donnant sur deux chemins différents, l’animal blessé parut hésiter avant de disparaître dans le sentier le plus sombre, celui de gauche, délaissant l’autre chemin, tapissé d’herbe verdoyante et de fleurs odorantes.
Hob voulut s’élancer à sa poursuite lorsqu’il entendit des chevaux s’avancer vers lui.
– Où est-il ? lui demanda une voix de femme qui lui fit l’effet d’un brutal coup de givre.
L’immortel se retourna avec lenteur. La fumée sortant des naseaux du cheval le plus proche vint lui frôler le visage. Il brisa discrètement la flèche argentée en deux avant de la glisser dans la poche de son jogging. Renouant avec une vieille habitude, il inclina légèrement la tête pour saluer la dame chasseresse, au visage dissimulé sous une cape, pointant vers lui, son arc argenté. Il ne parvenait pas à détacher ses yeux de sa monture tenant plus du cadavre en décomposition que du fier destrier. Sa peau rongée par les vers pendait en lambeaux autour de son squelette présentant de multiples fractures.
– De qui voulez-vous parler ? fit-il, feignant la parfaite innocence.
Il vit avec horreur deux montures de même acabit jaillir de la nuit et s’avancer vers lui, enveloppées par un nuage de mouches. Les deux cavaliers chevauchant leurs montures puantes se placèrent autour de la femme. Hob toucha la flèche cachée dans sa poche, arme bien dérisoire face à des ennemis qu’il devinait intouchables.
– Ma douce sœur t’a posé une question, Robert Gadling, intervint alors le deuxième cavalier possédant aussi une voix féminine.
– Où se cache le criminel ayant abjuré la foi paternelle ? reprit la première femme en rabattant sa cape le long de ses épaules, révélant un minois au teint mat encadré par de belles boucles brunes.
– Quel chemin, le roi déchu a-t-il emprunté dans sa course éperdue ? l’interrogea la deuxième cavalière imitant sa compagne, pour dévoiler sa figure de femme entre deux âges et au regard perçant.
– Veux-tu bien nous indiquer, Robert Gadling, le chemin pris par l’homme errant aux doigts sanglants ? intervint une voix caverneuse.
La troisième femme qui se dressait à présent face à lui était la plus terrifiante des trois avec son visage parcheminé de rides et ses longs cheveux gris se coulant comme des serpents agonisants contre ses maigres épaules.
L’immortel resserra ses doigts autour de la flèche. Il ne craignait rien, il était dans un rêve. Nul ne pouvait être blessé dans un songe, n’est-ce pas ? La vieille femme inclina la tête sur le côté. Hob chancela et s’écroula à genoux.
Son passé… Ses souvenirs… Ses erreurs.
La terre humide s’insinua sous ses ongles. Les femmes qu’il avait aimées et abandonnées, les quelques hommes à qui il avait fait l’amour pour assouvir son appétit d’un autre corps, leur ôtant leur identité pour leur faire revêtir celle de son Etranger. Ses doigts se mirent à trembler. Il s'accrochait à cette terre pour ne pas se laisser happer par la culpabilité. Ce fils qu’il n’avait pas su protéger. Ses petites magouilles pour accumuler toujours plus de richesses, quitte à dépouiller des malheureux de leurs terres.
– Je suis désolé, murmura-t-il en se recroquevillant sur lui-même. Ce n’est pas…
Une nouvelle image interrompit ses pathétiques excuses. Celle d’hommes, de femmes et même d’enfants à la peau sombre placés en rang, leurs vêtements en lambeaux et leurs visages fatigués couverts de bleus. Des êtres humains, comme lui, qui attendaient d’être embarqués sur ce bateau qui deviendrait leur tombeau. Des hommes, comme lui, dont il avait cru pouvoir tirer une belle petite fortune en les échangeant contre des épices ou de l’or. Des hommes dont il avait débattu de l’âme avec des marchands comme lui, afin d’étouffer ses remords.
Tout d’un coup, l’image de l’une de ses plus terribles erreurs s’effaça et il sentit la pluie de nouveau glisser le long de son visage et se mêler à ses larmes.
– La proie que vous cherchez, déclara une voix semblant provenir d’outre-tombe, ce chemin a emprunté.
Hob jeta un regard horrifié par-dessus son épaule. Une créature, dissimulée sous une peau animale, était assise sur la souche séparant les deux chemins. La peur de l’immortel se mua en surprise lorsqu’il vit le doigt tendu de la créature pointer en direction du sentier de droite. La plus jeune des dames chasseresses éperonna les flancs de sa monture infernale et s’engagea sur la voie indiquée, suivie de près par ses deux compagnes et une nuée de mouches bruyantes.
L’immortel se redressa avec lenteur et s’approcha de l’homme qui venait de mentir aux trois cavalières. Une volute de fumée blanche s’échappait de la pipe, tout aussi immaculée, qu’il tenait entre ses longs doigts noueux. Hob remarqua alors le corbeau perché à ses côtés et qui l’observait avec intérêt. L’homme redressa la tête, le haut de sa cape glissa. Le vilain avait une tête énorme, semblable à celle d’un cheval de trait, ses cheveux blancs et ébouriffés dissimulaient à peine ses oreilles poilues et son front pelé. L’homme esquissa un sourire de chat accentuant sa laideur.
– Et toi, Robert Gadling, quel chemin vas-tu décider d’emprunter ?
Le corbeau battit des ailes et émit un croassement, comme s’il désirait guider Hob dans ce choix épineux. Son maître le fit taire d’un regard autoritaire :
– Ce n’est pas à toi de décider pour lui, mon ami. Il redressa le menton et planta ses yeux sombres où en leur centre étincelait une constellation. L’un de ces chemins te conduira à l’éveil sans encombre, l’autre en revanche… verra ce rêve se poursuivre à tes risques et périls.
Hob fut tenté de suivre les dames chasseresses pour marcher sur ce sentier fait d’un tapis printanier accueillant. Il pouvait même percevoir d’agréables odeurs fruitées et fleuries émanant de ce côté-ci. Sa marche vers l’éveil serait bien plus agréable que la marche à laquelle le conviait l’autre chemin, celui pris par le cerf blessé. L’immortel fit un pas vers la route la plus accueillante. Il entendit le croassement désapprobateur du corbeau que son maître, une nouvelle fois, fit taire d’un ordre impatient. Hob fit un nouveau pas vers le chemin qui se para de nouvelles odeurs et couleurs attrayantes.
La pensée du cerf blessé s’insinua cependant dans son esprit. Il s’immobilisa. La pauvre bête était bien mal au point et devait probablement souffrir. Tout en laissant échapper un juron entre ses dents serrées et se maudissant pour sa maudite impulsivité, Hob fit demi-tour et sans tenir compte du regard étincelant de colère du vilain, il s’élança vers le chemin de gauche et cette fois-ci, ne se retourna pas.
Les arbres laissèrent bientôt place à un mur de ronces qui vinrent lui griffer le visage et ralentir sa marche. La terre s’était changée en cailloux acérés s’enfonçant dans ses pieds et le forçant, plusieurs fois, à s’arrêter pour reprendre son souffle. Il résista à la tentation de faire demi-tour et arracha les ronces entravant sa marche. Les épines griffèrent ses paumes, l’une d’elle, plus traître que les autres, arracha sa peau au niveau de sa ligne de vie, la faisant saigner avec abondance. Hob contempla sa main ensanglantée. Le sang coulait de cette précieuse ligne qui, avant cette nuit, s’épanouissait bien au-delà de son poignet – petite particularité physique qui avait amusé certaines de ses connaissances croisées au cours des siècles –. Il traça la courbe de cette ligne qui avait été sectionnée et semblait à présent s’arrêter au niveau de son pouce.
Pour la première fois depuis des siècles, Hob eut peur que son cadeau ne lui soit arraché. Il secoua la tête. Non. Il ne pouvait pas mourir. Que ce soit dans un rêve ou dans la réalité, il devait décider de mourir pour que l’immortalité lui soit retirée. Il n’était pas prêt à sacrifier ce présent et, comme il l’avait si bien dit à l’Etranger, il ne renoncerait jamais à cette vie éternelle.
Il poussa un cri rageur et arracha le rideau épineux de toutes ses forces. Les ronces devinrent sable entre ses doigts meurtris, lui libérant le passage. Il se retrouva sur une petite plaine silencieuse. Hob s’avança en titubant. À quelques mètres, se dessinait la silhouette d’une taverne familière. Un refuge, enfin ! Ou un piège… Comprenant qu’il devait rester sur ses gardes, il se décida à agir avec prudence.
L’immortel s’apprêtait à franchir la courte distance le séparant du Cheval blanc, lorsqu’il aperçut un être, bien plus mal au point que lui, allongé à même le sol. Hob s’en approcha. La lune quitta les bras d’un nuage et vint baiser le corps à la blancheur d’argile de ses insolents rayons. Hob, tout en évitant de laisser son regard s’attarder sur les courbes de ce corps nu offert à sa vue, s’agenouilla et secoua doucement l’épaule de la pauvre créature. Sa peau était couverte de plaies, de griffures, de bleus et une profonde entaille d’où s’écoulait du sang déchirait son flanc.
– Allons, tu ne peux pas rester comme ça, elles risquent de t'attraper, murmura Hob en se saisissant de son Etranger par les épaules afin de le redresser.
Celui-ci chancela et laissa sa tête, molle comme celle d’une poupée de chiffon, s’incliner vers la poitrine de l’immortel. Hob raffermit sa prise pour l’empêcher de s’écrouler. L’Etranger semblait si fragile entre ses bras. Un pantin désarticulé dont toute volonté aurait été annihilée. Son compagnon d’éternité leva la tête vers lui et Hob fut tenté de déposer un baiser contre ses lèvres bleuies par le froid pour les réchauffer
Tout d’un coup, le pantin aux fils coupés parut s’animer. Un éclat d’orgueil traversa son regard et il commença à se débattre, Hob le libéra de son étreinte. L’Etranger, surmontant la douleur entravant ses mouvements, se redressa, retrouvant une attitude altière.
– Je n’ai pas besoin de toi, Robert Gadling, cracha-t-il avec un dédain manifeste avant de lui tourner le dos. Je n’ai besoin de personne.
L’Etranger esquissa quelques pas boitillants avant de s’arrêter à nouveau. Hob se rapprocha de lui. Son regard se perdit sur ce dos aux vertèbres visibles sous la peau si fine avant de se glisser, indiscret, sur les deux salières d’Apollon surmontant les fesses osseuses.
– Sans doute, mais pour le moment, je suis le seul à pouvoir te venir en aide, répliqua Hob, s’éloignant de la tentation en se plaçant sur sa gauche.
L’Etranger esquissa une curieuse grimace avant de lever un regard accusateur vers Hob.
– Tu n’es pas venu la dernière fois… pourquoi cette fois-ci serait-elle différente ?
– De quoi veux-tu parler ?
La figure de l’Etranger s’assombrit et Hob comprit qu’il n’obtiendrait pas, encore une fois, de réponse à ses questions. Son compagnon reprit sa marche obstinée, trébuchant à chaque pas, mais résolu à prouver qu’il pouvait parvenir à ses fins, il refusa plusieurs fois la main tendue de Hob cheminant à ses côtés.
Au bout d’un long moment, ils arrivèrent à la taverne. Hob, heureux de retrouver un lieu qu’il avait aimé, s'avança d’un pas joyeux dans la cour. Son allégresse retomba. Il jeta un coup d’œil révulsé aux porcs enfouissant leurs groins dans la boue. Les animaux, qu’il avait connus bien gras, n’étaient plus que des squelettes dont les vers et le temps avaient fait leur repas depuis bien des siècles ! L’immortel enjamba le cadavre d’un chien étendu sur le seuil de la taverne et en ouvrit la porte. L’Etranger, à bout de souffle, accomplit un dernier effort et le rejoignit de son pas brisé.
Hob fut surpris d’être accueilli par le silence et une absence d’odeurs alors que jadis, ce lieu tant aimé bruissait de bruits chaleureux et fumets savoureux. L’Etranger, sans un regard pour les silhouettes humaines figées les entourant, se réfugia près de la cheminée éteinte. Hob le vit s’asseoir contre l’âtre, les genoux repliés sous le menton et les bras enserrant ses jambes.
L’immortel se mit à déambuler dans la salle, reconnut quelques visages parmi ces statues de sable. Il s’avança jusqu’à la table autour de laquelle, ses trois compères de beuveries étaient attablés, serrant une chope pour l’éternité. L’un d’eux regardait d’un œil malheureux l’une des femmes chargées de leur remplir le gosier.
Hob tourna la tête et s’approcha de la jeune femme qui, comme les autres, n’était plus qu’une statue de sable. Il admira les rondeurs de sa généreuse poitrine et la beauté de ses cheveux bruns noués en chignon. De quelle couleur étaient ses yeux, déjà ? Il effleura son épaule rebondie du bout des doigts. Un peu de sable s’accrocha à sa peau. Hob ne s’en rappelait plus, mais il avait gardé en mémoire quelques bribes de leurs étreintes, toujours pressées, dans l’étable jouxtant la taverne.
– Son nom était Gwenllian, déclara alors la voix brisée de l’Etranger.
– Que lui était-il arrivé ?
Hob l’avait quittée quelques jours après sa rencontre avec cet être surnaturel pour rejoindre l’armée, impatient de guerroyer pour s’attirer gloire et richesse. Il lui avait sans doute fait quelques vagues promesses, il aimait à bercer ses conquêtes d’illusions à cette époque, avant de l’oublier pour se perdre entre les bras de la bataille et les cuisses d’une autre femme.
– Quelle histoire préfères-tu, Hob Gadling ? Celle qui va te rassurer ou celle qu’il te faudra assumer ?
Hob se tourna vers lui, surpris. L’Etranger lui adressa un curieux sourire, oscillant entre moquerie et compassion.
– Elle t’a attendu pendant des mois… oh non, ne crains pas d’avoir été le père d’un bâtard, Hob Gadling. Elle n’était pas enceinte. Elle s’est finalement mariée à un homme qui la convoitait mais qui ne l’aimait pas. Elle a donné naissance à de nombreux enfants qui n’ont pas survécu et a péri avec son dernier-né. Elle a toujours espéré ton retour.
– Pourquoi me dire tout cela ? s’enquit Hob en s’avançant vers lui.
– Tu as posé une question, j’y réponds.
Hob s’approcha de la cheminée et s’y accouda. L’Etranger se tut et se replia davantage, comme cherchant à se dissimuler aux yeux de son compagnon et de ces morts devenus statues l’encerclant. L’immortel ne savait quoi faire pour briser ce silence qui s’était érigé entre eux. Il ne pouvait pas encore abandonner l’Etranger avant de s’être assuré qu’il serait en sécurité, dans le lieu ayant abrité leur première rencontre… et les suivantes. Il lui faudrait un peu de lumière et de chaleur pour se réchauffer et apporter un peu de réconfort à son Etranger.
– Nous sommes bien dans un rêve, non ?
– Excellente déduction, répondit l’Etranger d’un ton mordant.
– Je peux donc en contrôler certains aspects si je le souhaite ?
L’Etranger leva les yeux vers lui et l’observa à travers ses paupières mi-closes. Prenant son absence de réponse pour un assentiment, Hob se tourna vers la cheminée et tout en grimaçant à la pensée qu’elle lui enverrait une fumée désagréable en plein visage, il se concentra en avançant ses mains devant l’âtre. Au bout de quelques minutes, le feu crépita.
Hob adressa un sourire victorieux à l’Etranger qui se contenta de lever les yeux au ciel. Tout en évitant de regarder par-dessus son épaule, la lueur des flammes rougeoyantes devait sans nul doute conférer une allure encore plus inquiétante aux statues les entourant, Hob s’agenouilla aux côtés de son Etranger, tout en prenant garde à ne pas effleurer son corps.
– Que s’est-il passé ? murmura Hob en fixant les mains aux ongles brisés et ensanglantés, comme s’il était battu avec désespoir contre un ennemi redoutable.
– Dream… chuchota alors l’Etranger en redressant la tête. C’est mon nom… c’était mon nom. L’un de mes noms… maintenant, je ne sais plus ce que je suis…
– Est-ce toi, le responsable de tout ce chaos ?
Dream, puisque c’était le nom qu’il lui avait donné, se mura à nouveau dans le silence. Hob désigna les mains blessées d’un petit mouvement de menton.
– Puis-je ?
L’Etranger qui n’en était plus un, consentit à les lui abandonner. Hob les saisit avec douceur et massa les doigts meurtris. Il se fit délicat et les massa avec précaution, pour ne pas lui causer davantage de souffrance. Les mains élancées étaient si maigres qu’il pouvait en sentir l’os sous la pulpe de ses doigts. Il en mémorisa la longueur et modela avec soin, les phalanges comme pour en graver le dessin dans son esprit. Peu à peu, les mains amochées se réchauffèrent contre les siennes. Il suspendit son geste et attendit de nouveau, une approbation de la part de l’Etranger. Celui-ci inclina légèrement la tête. Hob porta les doigts agrippés aux siens à son visage et souffla sur la peau blessée pour en extraire la douleur. Il sentit les mains de Dream tressaillir à ce contact.
– Dream, murmura Hob, bien décidé à avoir une réponse sur des événements le dépassant. Qui t’a fait du mal ?
Son regard s’égara sur la poitrine couverte de griffures et d’entailles. Dream secoua la tête et pour la première fois, Hob prit conscience de la fragilité de cet être dont le corps n’était qu’un assemblage de membres et de chairs blessés. Il porta la main droite à ses lèvres et cette fois-ci, osa baiser l’auriculaire dépourvu d’ongle ; puis sentant son geste accepté, baisa chaque doigt du bout des lèvres, les yeux clos pour mieux savourer cet étrange instant. Lorsqu’il ouvrit les yeux, il vit avec un plaisir mêlé d’étonnement que les entailles déchirant la belle main blanche s’étaient résorbées et que des ongles, pareils à de petits coquillages roses, en protégeaient les extrémités. Hob surprit le regard chargé de gratitude de son ami et avec une douceur encore plus infinie, s’occupa de sa main gauche. Il prit davantage son temps cette fois-ci, laissant ses lèvres s’attarder plus que nécessaire sur les doigts ensanglantés. Il porta le pouce à sa bouche, le pressa de petits baisers tendres avant de le déposer contre sa bouche. Un ongle rose lui effleura la lèvre supérieure. Dream s’approcha de lui et d’un regard, l’invita à poursuivre ces caresses revigorantes. Hob ne se fit pas prier et prit soin des doigts restants, leur redonnant leur beauté et, espérait-il, leur pouvoir.
– Tu es un homme bon, Hob Gadling, chuchota Dream en lui adressant un triste sourire. Ne les laisse pas t’approcher. Ne les laisse pas te blesser.
– Je suis immortel, je ne crains pas la mort, répliqua-t-il avec arrogance.
– Hob, je regrette de t’avoir impliqué dans cette histoire. Je n’aurais pas dû, mon ami… tu aurais dû ignorer mon appel… comme autrefois. J’étais en colère, j’avais peur… Je suis un lâche.
– Dream, comment puis-je t’aider ?
Soudain, un bourdonnement se fit entendre à l’extérieur. Les deux hommes tournèrent vers la fenêtre où s’agglutinait une nuée de mouches grasses. Dream posa sa main droite sur la joue de Hob et souffla sur son visage. Hob, sentant ses paupières s’alourdir, se saisit du poignet de son compagnon afin de rester près de lui…
La porte de la taverne s’ouvrit, laissant entrer un courant d’air chargé d’exhalaisons putrides qui balaya les statues de sable, les rendant à leur état de poussière auquel elles appartenaient depuis des siècles…
***
1. Les premiers vers en français sont tirés d'un poème écrit par le poète surréaliste André Breton et intitulé « Union libre ». Ce poème célèbre le corps de sa femme.
2. La scène avec le cerf est inspirée du mythe d'Actéon dans Les Métamorphoses d'Ovide.
3. Le personnage de l'homme assis sur la souche est inspiré du personnage du vilain dans Yvain, le chevalier du lion .