Comme un plant de yuzuriha
Chapitre 1 : Comme un plant de yuzuriha
6541 mots, Catégorie: G
Dernière mise à jour il y a environ 2 mois
« Sur le yuzuriha, les jeunes feuilles s’élèvent avant que les anciennes tombent.
Ainsi doit se faire la passation du monde. »
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Wu Lao Feng,
Jiangxi, Chine.
Mirya leva les yeux vers le sommet de la cascade Ryuga, éternelle rivale de celle de Lushan. Ses grands yeux malachite reflétaient les myriades d’embruns virevoltants et ses multiples tresses de longs cheveux covellite claquaient, emportées par le souffle puissant de la cataracte. La jeune femme réprima un frisson d’appréhension mais ne put s'empêcher de se mordiller la lèvre inférieure : la culpabilité la tenaillait. Son oncle lui avait toujours interdit de s’approcher de cette chute d’eau en particulier.
Son oncle et maître : Ryuho.
Mirya n'avait pas une filiation ordinaire : petite fille de Shiryu, Grand Pope et chevalier d’or de la Balance, et de Shunreï, Taonia de l’Hirondelle ; fille de Shoryu, Saint d’argent de l’Autel, et de Danabeth, chevaleresse d’or du Capricorne ; nièce et disciple de Ryuho, chevalier de bronze du Dragon et gardien de Lushan. Elle était l’héritière d’une glorieuse lignée et elle portait sur ses épaules la responsabilité de ne pas en ternir l’image. Du moins était-ce ce à quoi elle s’était toujours appliquée, allant à l’encontre de son naturel plutôt rebelle.
Ryuho avait d’ailleurs toujours déploré la témérité de sa disciple. Aussi audacieuse et impulsive de tempérament qu’elle était puissante dans le cosmos et assidue dans ses apprentissages, elle avait une parfaite confiance en elle. Cela l'amenait immanquablement à prendre de fâcheuses initiatives. À n’en pas douter, s’aventurer à la cascade Ryuga faisait partie de l’une d’elles et pas des moindres. Quand il saurait que…
Non, elle ne devait pas y songer tout de suite. Elle devait vivre l'instant présent et élucider le mystère de sa venue en ces lieux qui… l'appelaient – car c'était bien le terme adéquat – depuis quelque temps. Elle sentait au plus profond d’elle-même que c'était ce qu’elle devait faire. La leçon de morale de son maître, elle la souffrirait quand il le faudrait, pas avant… même si elle savait déjà qu’elle s’en mordrait les doigts. Elle craignait et regrettait à l’avance la désapprobation qu’elle lirait dans ses yeux quand il apprendrait qu’elle avait bafoué une règle fondamentale.
Cette fois, cependant, ça avait été plus fort qu’elle. La tentation l’avait emporté sur la raison. La curiosité sur la lucidité. La défiance sur la prudence. Pour avoir cédé à cette faiblesse – qui n'était pas la première mais qui était de loin la plus grave jusqu’à maintenant – il lui semblait qu’elle ne serait jamais digne d'être une Saintia d’Athéna.
Mais avait-elle seulement le désir de l'être en réalité ? Elle en doutait de plus en plus, bien qu’elle n’eût pas encore osé s'en ouvrir à Ryuho. Il déployait tant de trésors de pédagogie pour tenter de l’élever dans la voie de la chevalerie, qu’elle n’avait pas envie de le décevoir.
Pas que son oncle, d’ailleurs, mais aussi ses parents et ses grands-parents. Mirya admirait son père, un combattant fort et engagé. Elle adorait sa mère, une guerrière fière et dévouée. Elle révérait son grand-père, chevalier légendaire à la fois avenant et ténébreux avec ses yeux éternellement fermés et son esprit sagement affûté. Elle adulait sa grand-mère, formidable défenseuse dont la douceur n’avait d’égale que la détermination. Elle tremblait à la seule idée de les déshonorer par ses actes irréfléchis ou ses décisions précipitées.
Pourtant elle était là, à l’autre bout des Wu Lao Feng après une journée de marche à travers les Cinq Pics, au pied de la cascade interdite, dont le rugissement sourd supplantait tout autre son dans la vallée encaissée au fond de laquelle elle se déversait.
Cet endroit était maudit, d’après son oncle qui lui en avait conté la funeste histoire. Dissimulées derrière la cataracte se trouvaient les Ruines de l’Eau, un sanctuaire où avait résidé le Cœur de l’Eau, cristal élémentaire qui avait participé à l’épuisement – fort heureusement avorté – de la Terre, bien des années plus tôt. Cela s'était passé durant la guerre contre Mars, le dieu extraterrestre du corps céleste éponyme, lorsque celui-ci avait voulu ponctionner le cosmos de la planète bleue pour alimenter celui de sa sœur rouge.
Ces vestiges avaient été détruits. Du moins était-ce ce que Ryuho lui avait affirmé, ayant lui-même participé à cette démolition. Si les décombres n’avaient pas été scellés par Athéna, la cascade ne pouvant de toute façon être ouverte que par une épée sacrée, ils avaient été rendus tabous par tacite proscription. Nul ne devait prendre le risque de réveiller un quelconque danger résiduel et les gardiens de Lushan y veillaient depuis lors jalousement.
En dépit de tout cela, Mirya s’y trouvait à présent et elle ne pouvait pas reculer. Elle ne le voulait pas. La jeune femme ne s'était pas trompée. L'appel s’avérait plus puissant en ce lieu qu’en n’importe quel autre. Il cherchait indéniablement à l’y attirer. Elle était là où elle devait être, c’était incontestable, mais elle ne s’en questionnait pas moins. Comment la cascade Ryuga pouvait-elle bien la convoquer ? Pourquoi était-elle persuadée que la chute d’eau voulait lui révéler quelque vérité cachée ? Pour quelle raison son terrible grondement résonnait-il en elle comme un envoûtant ronronnement ?
La jeune femme fit un pas prudent. Puis un autre. Et encore un autre jusqu’à presque toucher le flot impétueux. Les gouttes lui cinglèrent le visage, mais la sensation fut étonnamment plus proche de la chatouille que du fouet. Le vrombissement l’étourdit, mais elle l’assimila davantage à un enveloppement qu’à un étouffement. Ce que n’importe qui aurait considéré comme de l’agressivité, elle se surprit à l’accueillir comme de l’aménité. Sous ses yeux, la cataracte se fendit sur toute sa hauteur. À ce qu’on lui avait dit, seule une lame du calibre d’Excalibur ou du glaive de la Balance pouvait ouvrir ce puissant rideau d’eau. Devant Mirya, toutefois, il s’écartait spontanément et dévoilait l'impressionnante gueule de dragon gardant l’accès aux Ruines de l’Eau. Elle hésita encore un instant, scrutant la béance qui s’évertuait à l’inviter et coulant un regard indécis dans le lointain, en direction de la Grande Cascade de Lushan. Par-delà les monts qui séparaient les deux chutes rivales, elle s’attendait presque à capter une mise en garde. Mais rien. Pas de maître pour la stopper. Nul mauvais pressentiment. Aucune alerte de son instinct de préservation.
À la fois circonspecte et curieuse, la jeune femme s’engagea.
Sitôt qu’elle se fût avancée suffisamment, la cataracte se referma dans son dos. Cela n’inquiéta pas pour autant Mirya, qui se laissa apaiser par la douce lumière pers émanant des rais solaires, lesquels parvenaient à transpercer les épais remous en chute libre que la jeune femme avait laissés derrière elle. Au-devant, Mirya pouvait distinguer une lueur de la même teinte. Celle-ci éclairait un couloir aux parois suintantes, qui lui aurait paru lugubre si ce n'était pour la délicatesse des rigoles aqueuses dessinant d’élégantes arabesques sur la pierre polie.
Isolée du froid ambiant par une fine couche de cosmos, Mirya parcourut le corridor en s’émerveillant des reflets lapis-lazuli des filandres pariétaux qui accrochaient la lumière bleutée omniprésente. Elle pouvait maintenant entendre un mélodieux clapotis issu du fond du couloir et elle pressa le pas.
La jeune femme déboucha dans une vaste grotte qui abritait une fine et très haute statue draconique entourée d’un mur d’eau ascendante. De part et d’autre s'élevaient deux petits autels de prière. S’écoulant depuis la mâchoire béante de la sculpture, se déversait une colonne liquide d’une pureté sans égale.
Mirya laissa ses nombreuses nattes onduler contre la peau de son dos, que son débardeur de lin noir laissait nu. Contre ses jambes, elle sentit l’agitation du tissu sombre et bouffant de son pantalon d’entraînement animé par les souffles conjugués de la cascade Ryuga derrière elle et de la fontaine des Ruines de l’Eau qui lui faisait face. Ces dernières étaient intactes, visiblement régénérées et redevenues le berceau fondateur de l’élément source de vie dans la Nature.
Mirya ressentit soudainement le besoin de se recueillir devant le dragon de pierre, qui réussissait l'exploit de paraître gracile malgré son imposance. N’osant franchir l’enceinte aqueuse, elle s'assit tranquillement devant cette étrange fontaine. Elle voulait prendre le temps de réfléchir à la légitimité de sa présence en ces lieux bien plus sacrés que maudits à ses yeux.
Comme on le lui avait appris, la jeune femme se mit à méditer, ouvrant son esprit aux sons, aux odeurs, aux sensations, aux couleurs, aux formes et même aux saveurs de ce qui l’entourait. Elle maîtrisa sa respiration et ses battements de cœur pour être en mesure d’accueillir tout ce que l’environnement alentour avait à lui offrir, sans être parasitée par des informations intérieures. De longues minutes passèrent… ou fut-ce des heures ? Qu’importe. Elle réalisa que ce lieu vivait. Un cosmos profond et calme pulsait, discret, insondable mais bien présent et infiniment bienveillant. Elle finit par comprendre que c'était celui du Cœur de l'Eau lui-même, à présent purifié et sain. Il l’avait guidée jusqu’ici, elle en était maintenant persuadée. Mais dans quel but ?
Elle devait en apprendre davantage et ce n’était pas en restant immobile qu’elle y parviendrait. Elle n’avait pas autant de patience que ses aînés. N’y tenant plus, elle se releva et fit le tour du mur d’eau, gardant une distance respectueuse, bien qu’elle ne perçût pas le moindre danger. Elle avait au contraire l'impression d'être accueillie, comme si elle rentrait chez elle après une longue absence. Les clapotis des gouttes et le bruissement du courant étaient autant de paroles susurrées et de caresses promises qui lui souhaitaient la bienvenue.
Mystérieusement maintenus en lévitation à quelques cùn au-dessus des autels, des rameaux séchés d’une plante inconnue se dressaient, pointant vers l'élégant dragon sculpté. Ils n’avaient étrangement rien perdu de leurs couleurs. Les feuilles basales, retombantes, étaient longues et larges, d’un vert profond. Les apicales, relevées, étaient plus courtes et plus fines, d’un vert tendre et clair aux reflets rosés. Les premières étaient immanquablement les plus anciennes et les secondes les nouvelles. De petites fleurs pourpres se pressaient à la jonction entre les deux types de feuilles. Quelques baies bleutées accompagnaient les efflorescences. On aurait dit que les rameaux avaient été figés dans le temps, forcés d’arborer concomitamment leurs divers stades de développement.
Elle effleura l'un d’eux, avec délicatesse pour ne pas risquer de le rompre. Dès que ses doigts entrèrent en contact avec le plant séché, une profonde quiétude s’enracina en elle, tant dans son corps que dans son âme. Une douce chaleur sembla fleurir dans son dos et la fit frissonner de bien-être. Elle rompit le contact et la sensation cessa. L’espace d’un instant, elle avait eu l’impression d'être en harmonie totale avec le végétal.
Mirya termina de contourner l’ensemble et revint face à la fontaine draconique… pour découvrir que l’enceinte aqueuse n'était plus infranchissable. Une arche aquatique ménageait à présent une ouverture et dévoilait un chemin menant jusqu'au pied de la haute statue. Le message était on ne peut plus clair et elle avait déjà trop poussé sa transgression – par tous ses ancêtres, serait-elle jamais pardonnée ? – pour faire marche arrière maintenant. La jeune femme écarta difficilement ses craintes pour se concentrer sur le dragon devant elle. Sa gueule la surplombait d’une bonne dizaine de zhàng et la colonne d’eau qui s'en échappait était parfaitement transparente. Aucune bulle, aucun remou, aucune écume. Sans ces repères, il était très difficile de concevoir que l’eau était en mouvement. Sans les éclaboussures qui s’éparpillaient au sol lorsque le liquide y parvenait, on eût dit un pilier aqueux fixe.
Instinctivement, la jeune femme sut ce qu’elle devait faire. Combien de fois n’avait-elle pas vu son maître, ses parents ou même son grand-père se plonger sous les eaux de la Grande Cascade de Lushan pour ne pas penser à les imiter ici-même ? La pression de cette colonne d’eau n’aurait rien de comparable avec celle de la cataracte millénaire, certes, mais le principe d’onction sacrée par le liquide source de vie serait identique… d’autant plus que celui-ci provenait directement du Cœur de l'Eau.
Mirya s’immergea sous la fontaine. Malgré la hauteur de laquelle il chutait, le cylindre d’onde pure et fraîche parut simplement la caresser, chuter sans plus de poids qu’un souffle d'air froid effleurant ses tresses et sa peau, tel le souffle d’un lóng protecteur.
— Je t’attendais, déclara une voix profonde. Sous mon Qi, reçois l'âme du yuzuriha.
Sans qu’elle puisse réagir, la chaleur qui l’avait investie lorsqu’elle avait touché l'étrange rameau figé fleurit à nouveau dans son dos, bien plus intense qu’auparavant. Il lui semblait que l'eau elle-même lui tatouait des arabesques ardentes, la glace de la première indolorisant le feu des secondes. Le tatouage s’épanouit dans le derme de la jeune femme, devenant une partie intégrante d’elle-même. Prise de court, Mirya était totalement sous l'emprise du phénomène, tétanisée, incapable d’y échapper si elle l’avait voulu. Pourtant, elle ne le vivait pas comme un outrage. Il lui paraissait au contraire qu’elle devenait plus… complète.
Peu de temps avant que Mirya ne réponde à l’appel du Cœur de l’Eau, Ryuho avait justement évoqué l’incomplétude dont elle savait souffrir, arguant qu’il lui manquait quelque chose pour être réellement digne du rang de Saintia d’Athéna. Elle avait craint qu’il n’ait deviné ses doutes, mais il avait avoué être incapable d’identifier précisément la carence empêchant sa disciple de finaliser son entraînement. C'était pour cela qu'il était parti en Grèce consulter le Grand Pope, son propre père et héritier direct du légendaire Vieux Maître Dohko.
La jeune femme, alors tiraillée par l’appel de plus en plus insistant et à l'affût de la première occasion de le satisfaire, avait profité de ce départ inespéré. Ses parents étant retenus au Sanctuaire, elle n’avait dû échapper qu’à la vigilance de sa grand-mère, ce qui s’était révélé aisé, Shunreï s’étant isolée en retraite méditative, comme cela lui arrivait de plus en plus souvent avec l’âge. Mirya s'était donc éclipsée discrètement de Lushan, décision osée mais qui s'était avérée profitable, car, elle en était sûre, elle vivait là sa sanctification. Elle s’élevait à un statut autre que celui de chevaleresse. C'était ancré dans ses certitudes et cela lui fut confirmé lorsque son tatouage germa littéralement, surgissant de sa peau tel un plant qui débourre. Il s’indura et la recouvrit d’une armure de facture et de faction inconnue.
— C’est une Tattoo, la manifestation physique de ton totem et ta protection attitrée en tant que Taonia, reprit la voix inconnue.
Non, pas une Tattoo, pensa la jeune femme encore dans son état second. Elle avait déjà vu celle de sa grand-mère. Les protections des Taonia incarnaient immanquablement des animaux… pas des végétaux. Jamais ! Et là, elle savait que l’armure représentait le rameau qu’elle avait effleuré. Elle le savait comme elle savait posséder deux bras et deux jambes, comme elle connaissait son schéma corporel sans avoir besoin de s'inspecter. C'était une évidence !
Mirya retrouva le contrôle de son corps et rouvrit les yeux. Quand les avait-elle fermés ? Impossible à dire. Elle n'était plus sous la colonne d’eau. Pourtant, elle en sentait encore la caresse et la gravure. Devant elle, le dragon de pierre avait disparu, transmué en un imposant lóng immaculé et bien vivant qui l’observait de ses grands yeux sages. La profondeur de son regard lui rappelait deux lacs insondables et placides tandis que les ondulations de son corps et le frémissement de ses écailles lui faisaient penser à une interminable et tumultueuse cascade. Était-il la manifestation du Cœur de l’Eau ?
— Mirya du Yuzuriha, je suis Hakuryū, dirigeant de la Contrée Mystique, patrie des Sennins et territoire des Taonias.
— Hakuryū ? souffla la jeune femme.
Elle en avait entendu parler de la bouche de son oncle, qui lui-même tenait l’information de son père, lequel l’avait reçue du Vieux Maître, le vénérable Dohko. Il avait été le mentor de Dohko, avant que celui-ci ne soit obligé de quitter la Contrée Mystique pour continuer son apprentissage à Lushan, auprès du dragon millénaire, par ailleurs grand ami du dragon blanc.
Divinité protectrice des Taonias, les défenseurs de la Nature, Hakuryū était une existence éonienne, qui ne se mêlait pas aux mortels du “Monde d’En-Bas”, comme les Sennins aimaient à qualifier la Terre. Pourquoi donc s’était-il manifesté dans les Ruines de l'Eau ? Et que lui voulait-il ? se demanda Mirya.
L’élève de Ryuho s’agenouilla avec déférence devant le grand lóng. C'était la moindre des choses. Ses enseignements imprégnaient tellement l'esprit des disciples de Lushan qu’elle lui devait au minimum cet hommage, cette marque de respect.
— Relève-toi, jeune Taonia. Cela serait plutôt à moi de m’incliner devant la toute première représentante de mon ordre à arborer une Tattoo végétale.
Mirya grimaça malgré elle. Elle en appela à toute la politesse qu’elle pouvait invoquer. Son interlocuteur méritait tous les égards.
— Grand Hakuryū, commença-t-elle, si je puis me permettre, je ne saurais être déçue de ma nature de Taonia, ma grand-mère en est une fière représentante, mais…
La jeune femme s’interrompit d’un reniflement amusé. Elle venait de s’apercevoir que son oncle aurait mieux fait de consulter non pas son père, mais sa propre mère. Shunreï aurait su trouver ce qui échappait à son fils et qui empêchait Mirya de complètement s’épanouir en tant qu’aspirante chevaleresse d’Athéna. Eût-elle davantage participé à la formation de sa petite-fille, qu’elle aurait très certainement détecté sa nature taonienne. Mais elle s'était inclinée, en toute humilité comme à son habitude, acceptant la destinée plus probable de la jeune femme à devenir Saintia.
— …mais quel honneur y a-t-il à avoir un végétal-totem ? Je ne comprends pas, poursuivit-elle.
Devinant ses préjugés, Hakuryū lui coula un sourire bienveillant et compréhensif.
— Jeune fille, les végétaux, de bien des façons, sont aussi résilients et redoutables que les animaux. Les plantes, malgré leur fixité et leur apparente vulnérabilité, ne meurent pas facilement et se relèvent de sévices qui abattraient une bête. On peut décapiter des herbes, arracher des branches, couper des arbres sans que le pied ne trépasse. Ses rejets en émergeront de nouveau, encore et encore, prolongeant une vie potentiellement infinie, tant que ses racines perdurent. Trop peu d’animaux peuvent se targuer d’une telle survivance. Le fait qu’un Taonia végétal soit enfin né est la marque d'un grand progrès de la psyché humaine, la preuve que les esprits obtus prônant la supériorité animale évoluent enfin vers une égalité entre les deux règnes. L’humanité commence visiblement à prendre conscience d’une complexité chez les plantes qu’ils ont refusée d’admettre concrètement jusqu'alors. La Nature t’a choisie comme porte-étendard de ce tournant. Avec toi, petite, c’est une nouvelle ère qui point à l’horizon pour les Sennins et la Nature.
Mirya réfléchit aux sages paroles. Elle en comprenait le bien-fondé mais elle avait néanmoins du mal à les admettre pour elle-même. La jeune femme s'était toujours imaginée féline, comme sa mère, et enflammée, comme son père. Jamais elle n’aurait cru que son totem pût être… une simple plante. Pourtant, elle ne pouvait nier le sentiment d’intégrité et de sérénité qu’elle avait ressenti, d’abord en touchant le rameau, puis en matérialisant sa Tattoo.
— Maître Hakuryū, qu'a de particulier le yuzuriha pour me correspondre ainsi ? s’enquit-elle, curieuse et prête à s’accepter, non pas par absence de choix, mais par une intime conviction instinctive.
— Le yuzuriha, ma fille, est un végétal peu banal, répondit le dragon blanc. Ses feuilles sont caduques, mais son feuillage persistant. Cela tient au fait que les nouvelles poussent avant que les anciennes ne tombent… Il en va de même pour ta famille, fait rare chez des utilisateurs du cosmos.
— Ma… ma famille ? répéta Mirya, incrédule.
— Exactement. Shiryu, Shunreï, Shoryu, Danabeth, Ryuho… nombre de tes aïeux sont encore en vie et t’ont guidée, inspirée, formée et protégée. Une parfaite incarnation du xusheng, la succession douce.
— Le xusheng ? Je n’en ai jamais entendu parler, confessa la jeune femme, intriguée.
— C’est l’un des aspects du Tao, la voie à laquelle aspirent les Sennins. Il implique que la vie se renouvelle non pas par domination de la future génération sur la précédente mais par une véritable passation. Les jeunes ne supplantent pas les anciens, au contraire, les descendants profitent de l’expérience de leurs ancêtres et ces derniers ne s’effacent que lorsque les premiers les surpassent. Le Yang ne détrône pas le Ying, vois-tu, il en émerge… et inversement : du maître, du parent, naît l’élève, l'enfant, et de cet élève, cet enfant, naît le futur maître, le futur parent. Si cela se fait de son vivant, céder sa place se révèle alors une offrande, non pas une perte, et entre en harmonie avec l'équilibre naturel du Tao.
Mirya resta un long moment silencieuse après ces révélations. Elle baissa la tête, enfouissant son menton entre son pouce et son index.
— Je… Il est vrai que je n’ai pas bénéficié des enseignements d'un unique maître. Même si mon oncle est mon principal professeur, chacun leur tour, mon père, ma mère, mon grand-père et, dans une moindre mesure, ma grand-mère, ont tous participé à mon éducation et à ma formation. Ils m’ont tous élevée à leur manière. Je suis loin d'être orpheline, contrairement à beaucoup d'autres aspirants. Et même parmi ceux qui ont encore des parents, je suis la seule à avoir une famille aussi nombreuse pour m’accompagner et me soutenir, admit-elle, émue.
Mesurant sa chance, gonflée d'amour et de reconnaissance envers les siens, la jeune femme releva des yeux brillants vers Hakuryū.
— Et… Mon totem… Le yuzuriha… Il représente vraiment tout cela ?
Fière, la jeune femme caressa sa Tattoo avec laquelle elle avait l'impression de ne faire qu’une. Il lui semblait comprendre à présent.
— Tout cela et bien plus, jeune Taonia, poursuivit Hakuryū. Laisse-moi te raconter une fable très ancienne de la Contrée. Si ancienne que rares sont les Sennins qui la connaissent encore.
Intriguée, et amusée de constater que le goût des homélies de Ryuho, loin de provenir de Shiryu ou bien de Dohko, remontait au moins au dragon blanc lui-même, Mirya se concentra pour écouter la voix de la sagesse. La fable se mit à résonner dans son esprit attentif.
« En un temps oublié, dans une vallée reculée, au flanc d’une montagne sans nom, vivaient un jeune disciple et son maître. Ce dernier était d'un âge très avancé et le temps l’affaiblissait un peu plus chaque jour. Un matin, inquiet, l'élève interrogea son professeur.
— Maître, comment ferai-je quand vous ne serez plus là ? Que se passera-t-il si le Tao vous rappelle à lui avant que je ne sois prêt à vous succéder ?
Le vieux mentor ne répondit pas tout de suite. Il leva les yeux vers la montagne et dit simplement :
— Viens.
Au rythme du vieil homme, ils marchèrent en silence à travers un sentier ombragé, jusqu'à une clairière paisible où se dressait un arbre singulier, aux feuilles longues, épaisses et brillantes.
— Voici celui que l'on nomme Yuzuriha, dit le maître. C'est à lui que tu poseras tes questions. Assieds-toi, observe-le et parle-lui.
Sur ces mots, le vieux sage s'en retourna lentement au village, laissant son élève à l'enseignement qu'il allait recevoir.
Surpris par les consignes de son maître, mais confiant en leur pertinence et conscient de l'effort que cet aller-retour coûtait au vénérable, le jeune garçon s'exécuta. Il s'assit en tailleur devant Yuzuriha et le contempla, s’efforçant d’identifier ce qui l’intriguerait suffisamment pour en arriver à interroger un végétal. Un détail l'interpella d'autant plus qu'il faisait écho à la question qu’il avait posée à son maître quelques heures auparavant. Ses branches portaient à la fois des feuilles anciennes et de jeunes pousses.
— Grand arbre, osa s’enquérir le garçon en évitant de trop penser qu'il s’adressait à une existence inconsciente, pourquoi gardes-tu les vieilles feuilles si longtemps ? Tes semblables les chassent pourtant avec le vent d’automne.
Comme il s'y attendait, et le contraire l’eût effrayé, l’arbre resta silencieux. Espérant qu'une réponse lui fût apportée néanmoins, le disciple poursuivit patiemment ses observations jusqu'au soir… et encore plus tard.
Sans s’en apercevoir, il s’endormit et, cette nuit-là, le garçon rêva.
Il rêva qu’il était une vieille feuille, accroché à la plus haute branche. Une nouvelle feuille naissait juste au-dessus de lui. Elle était encore pâle, tremblante, curieuse du soleil. Il sentit que s’il tombait trop tôt, elle n’aurait pas la force de résister au vent. Alors il resta, il l'ombragea, la réchauffa, la protégea.
Il obéissait ainsi à la volonté de son arbre. Comme lui née du Jing, l'essence vitale, du tronc-père et du Xue, le sang nourricier, de la ramure-mère, la petite feuille était sa successeure. Il avait une mission envers elle : préserver et renforcer le Qi originel qu’elle avait reçu lors de son débourrement. Véritable socle énergétique, il s’agissait d’une réserve vitale toutefois non-renouvelable. Il lui revenait, à lui en tant que feuille aînée, d’aider la nouvelle venue à entretenir son Qi, d’empêcher que celui-ci ne s’épuise avant qu’elle ne puisse le partager avec l'ensemble de l'arbre.
Mais il se savait en train de faner. Déjà, la sève qui l’alimentait se tarissait progressivement. Déjà ses rebords s’asséchaient. Déjà sa productivité s'amenuisait. Il serait bientôt l’heure pour lui de se détacher de son père et de sa mère pour rejoindre ses sœurs et enrichir la terre de sa substance. S'il devait retirer la moindre frustration ou désaccord avec ce destin, il entacherait son Qi et donc celui de ses puînées. Alors, il embrassait sa propre fin, la vivait dignement, mourait paisiblement tout en veillant au plein avènement de celle qui lui succédait. C’était sa dernière mission, son dernier leg, sa dernière utilité dans cette vie… pour l’harmonie du Tao.
Le matin arriva et le rêve s’envola.
Le jeune disciple rouvrit les yeux.
Au sommet du grand arbre, au pied duquel il s’était lové dans son sommeil, une jeune feuille parvint à maturité et une vieille feuille sentit le vent du Tao l’appeler. Sans bruit ni regret, l’ancienne se détacha et tournoya un moment dans l'air tiède, avant de se poser sur la joue du garçon qui se réveilla complètement, l’esprit enfiévré par la révélation.
Yuzuriha était l’incarnation parfaite de l’oblativité intergénérationnelle et le garçon était fier d'avoir été, même oniriquement, l’une de ses feuilles. Chaque printemps, l’arbre sage faisait pousser de jeunes feuilles au sommet de ses branches. Mais il ne perdait jamais ses anciennes d’un coup. Les nouvelles, graciles et claires, poussaient sans hâte, nonchalantes, tandis que leurs aînées, larges et sombres, restaient fidèlement attachées, persistantes. Aucun tumulte. Pas de chute précipitée. Yuzuriha attendait. Il attendait que ses jeunes feuilles soient bien vertes, fortes, vibrantes. Alors seulement, ses vieilles feuilles se détachaient en silence, tombant sans bruit sur le sol et amendant ce dernier de leur matière après avoir cédé leur vitalité.
L’arbre ne lui avait rien dit et, pourtant, l'élève avait tout compris.
Troublé et comblé à la fois, il redescendit au village et retrouva son vieux professeur.
— Pourquoi tombent-t-elles si tard ? demanda ce dernier à son disciple.
Le jeune garçon comprit que son mentor parlait des vieilles feuilles de Yuzuriha.
— L'arbre ne chasse pas ce qui l'a servi. Il attend. Il laisse la nouvelle feuille récolter assez de Qi. La jeune feuille ne pousse pas pour prendre, elle pousse parce qu’on lui donne et qu’on lui laisse le temps de recevoir. Quand elle est prête, alors seulement l'ancienne s'en va. Mais comme elle part apaisée, son Qi résiduel, s'il y en a, retourne sain au Tao et profitera également aux générations suivantes.
— Cela répond-il à la question que tu m'as posée hier, mon enfant ?
— Oui, Maître. La vie ne me privera pas de vous. Quand vous ne serez plus de ce monde, le Qi que vous ne m’aurez pas directement transmis, je le raffinerai directement du Tao, retrouvant votre enseignement et en faisant profiter mes propres héritiers. Merci de m’avoir montré la voie. J’espère un jour me montrer aussi sage que vous.
— Ce n’est pas ce que je veux pour toi, mon enfant. Tu dois être meilleur que moi. Tu ne dois pas viser la sagesse, mais le Tao. La sagesse enseigne à grand renforts d’exemples et de préceptes écrits et oraux. Le Tao, lui, montre sans parler. Le sage que je suis n’est pas au niveau de Yuzuriha. Je ne parviens pas à transmettre sans leçon. Lui réussit à instruire sans avoir à prononcer le moindre mot. Mon garçon, ne soit pas comme moi. Surpasse-moi. Sois comme Yuzuriha.
Ces mots, le disciple les grava en lui. Quand son maître mourut, dans la paix de l'âme la plus totale, l'élève prit sa place de professeur. Bien qu'il s’y évertua, il ne développa jamais le don de Yuzuriha, mais il transmit cette intention à ses épigones… et eux aux leurs, à travers les âges. »
Mirya resta sans voix. La fable résonnait en elle comme une vérité qui entrait au diapason avec ses propres convictions, y compris celles qu’elle avait ignorées posséder jusque-là et qu’elle découvrait à présent.
— Mirya ?
La voix de Shunreï retentit dans la caverne des Ruines de l’Eau. La jeune disciple se retourna et aperçut la silhouette de sa grand-mère se découper dans le couloir d’accès au sanctuaire.
— Je suis là ! rassura-t-elle son aînée.
Elle entendit nettement le soupir de soulagement de la Taonia de l’Hirondelle.
— Avec qui parles-tu ? s’enquit cette dernière.
— Avec…
Mirya reporta son attention vers Hakuryū mais le lóng blanc avait de nouveau cédé la place à celui de pierre. Le régisseur de la Contrée Mystique était reparti dans sa dimension. Elle comprit qu’il ne souhaitait pas que quiconque eût vent de son apparition dans le Monde d'En-Bas.
— Personne, Grand-Mère. Avec personne.
— Il m'a pourtant semblé entendre une voix qui n'était clairement pas la tienne, jeune fille.
Shunreï apparut dans la lumière du Cœur de l’Eau et un élan d’affection transporta celui de Mirya comme chaque fois qu’elle voyait la vieille femme. Son doux visage respirait la bienveillance et la complicité. Les rides qu’il arborait élégamment ne l'en embellissait que davantage. Puis, la surprise et la fierté se lurent très nettement.
— Mirya… cette armure. Non, cette Tattoo. Elle… elle te sied à merveille !
Mirya rougit du compliment. Les yeux de Shunreï se portèrent ensuite sur la statue draconique et les deux autels. Elle marqua un temps d’arrêt en remarquant les rameaux étrangement préservés, avant d’adresser un hochement de tête de reconnaissance et d’assentiment à la sculpture. La jeune Taonia se demanda si sa grand-mère avait deviné pour Hakuryū – après tout, elle avait toujours fait preuve d’une grande perspicacité – mais si elle avait percé à jour le secret de sa petite-fille, elle n’en montra rien, respectant la discrétion de la situation. Enfin, Shunreï leva une main vers le visage de sa descendante pour lui caresser tendrement la joue avant d’effleurer la nouvelle Tattoo.
— J’en étais sûre, admira-t-elle. Au fond de moi, j'ai toujours su que tu ne serais jamais une chevaleresse d’Athéna. Ryuho n'étant jamais venu me voir, j’ai fini par croire que je m'étais fourvoyée. Il semblait tellement certain que tu serais sacrée Saintia ! Mais une Taonia aussi spéciale ? Jamais dans mes rêves les plus fous je n’aurais osé l’imaginer.
— Grand-Mère… murmura Mirya, en enveloppant affectueusement de sa paume fraîche la main douce et sèche de Shunreï.
— Sais-tu de quel végétal-totem il s’agit, ma chérie ? demanda cette dernière.
— Le yuzuriha, s’empressa de répondre la jeune femme.
— Le yuzuriha ? s'étonna Shunreï un brin amusée. Cela fait si longtemps que je n’ai pas entendu ce nom.
Un petit rire fit vibrer sa gorge et elle porta pudiquement son poing à sa bouche, comme pour le retenir, avant de déclarer :
— C'était l'un des exemples favoris du Vieux Maître Dohko. Shiryu s’en est lui-même servi pour entraîner et encourager nos fils. Quand ton grand-père apprendra que tu en es l’incarnation taonienne…
— Grand-Père est là ? s’enquit Mirya, un peu inquiète.
— Bien sûr, ma belle. Comment crois-tu que j’aie traversé la cascade Ryuga ? Le glaive de la Balance est toujours aussi redoutable. Et puis, quand nous nous sommes aperçus que tu n'étais plus à la Grande Cascade de Lushan…
— Nous ? la coupa la jeune femme.
— Nous sommes tous là. Ryuho est venu trouver Shiryu car il était inquiet pour ton avenir. En tout bon chevalier de l’Autel, et donc second du Grand Pope, ton père était présent. A fortiori, comme il s’agissait de toi, Shoryu n’a pas pu s'empêcher de prévenir Danabeth. Ils m’ont rejointe et nous t’avons cherchée. Moi-même, je n'avais pas perçu que tu avais quitté notre domaine. Ta piste nous a conduits aux Ruines de l’Eau. Ryuho voulait s’y précipiter, mais je l'en ai dissuadé. Je sentais que c'était à moi de te retrouver. Je comprends mon intuition, maintenant. Ma petite-fille est une Taonia, comme moi !
Cette dernière phrase avait été prononcée avec un tel enthousiasme que Mirya en sourit.
— Alors, ne les faisons pas attendre, Grand-Mère. Rejoignons-les.
Mais avant de faire le premier pas vers la sortie des Ruines de l’Eau, la jeune femme hésita.
— Est-ce qu'ils sont… tu sais… en colère ? Est-ce qu'ils m’en veulent ?
La honte la faisait s'inquiéter comme une gamine et elle s’en serait maudite si elle n’avait pas eu tant conscience d’avoir trahi la confiance de ses proches.
— Personne ne va te féliciter, en effet, jeune fille, déclara la Taonia de l’Hirondelle, faussement sévère, tu as quand même été imprudente. Mais au vu de cette armure et de ton… avancement… je pense que tu pourras les convaincre d’avoir fait ce qui devait être fait. Et si jamais ils n’entendent pas raison, ma foi, je serai là. Ce n’est pas comme si mon mari, mes fils et ma bru n’avaient jamais pris le moindre risque, hein ? Je saurai le leur rappeler, si nécessaire.
Mirya se jeta dans les bras de sa grand-mère qui l'enlaça avec amour et fierté. Quand elles se séparèrent, Shunreï la contempla encore un instant. La première Taonia avec une plante pour totem… elle n’en revenait toujours pas. Une page venait de se tourner pour le monde. Elle en était persuadée.
— Ma Petite-Fille, annonça-t-elle à Mirya, à l’inverse de beaucoup d’autres dans notre milieu, tu bénéficies de la présence de nombreux aînés à tes côtés. Grâce à cela, un jour, tu seras meilleure que n’importe lequel d’entre nous. Tu seras capable d’unifier et de bonifier tes héritages, à même de protéger et d’accompagner tes héritiers.
— Comme un plant de yuzuriha ? interrogea la jeune femme.
— Comme un plant de yuzuriha, confirma son aïeule.