Les Loups d'Odin
Chapitre 1 : Les Loups d'Odin
7378 mots, Catégorie: T
Dernière mise à jour il y a 3 mois
Le vent polaire souffla sur la fine pellicule d’eau et la coagula, sertissant le bloc de glace parmi ses frères. Une main nimbée de cosmos dégela la surface d’un autre sérac et l’accola au reste de la structure avant que le liquide superficiel ne se solidifie. La magie de la bise glaciale opéra de nouveau et les fragments ne firent plus qu'un. Qu'un pas de plus vers la réparation de la Grande Cascade Gelée d’Asgard.
Fenrir d’Alioth, Guerrier Divin d'Epsilon, leva ses yeux ambrés vers le sommet de la cataracte figée, où un Sceau d’Odin avait été apposé pour stabiliser l’ensemble encore fragile. La reconstitution avait bien avancé. À ses côtés, la respiration de Jīng, son loup au pelage bleuté, laissa échapper un nuage de condensation, vite dissipé par un début de blizzard. Il était temps d'arrêter pour aujourd'hui. Avant de s'en retourner dans leur tanière, Fenrir observa le tas de bris encore en attente. Sa mission n'était pas terminée, mais il progressait.
Chemin faisant jusqu’à leur logis, le Guerrier avisa son compagnon à fourrure. En raison de deux pattes torses, le varg se mouvait d’une démarche claudicante, mais cela n’enlevait rien à la redoutabilité qu’il incarnait. Les autres animaux ne s’en cachaient pas moins sur son passage et il inspirait une crainte révérencieuse aux rares humains qu’ils croisaient en ces terres englacées. Le Guerrier Divin, quant à lui, arborait des cicatrices raides et tiraillantes, les bords d’anciennes plaies ayant été la proie des gerçures et des engelures avant d’être traitées.
Laissant ses pas l’emporter mécaniquement le long du sentier maintes fois emprunté qui les ramènerait, Jīng et lui, vers leur chaumine, Fenrir autorisa ses pensées à dériver. L’âpre combat qui leur avait valu ces séquelles lui revint en mémoire.
Cela remontait à quelques mois auparavant. Poséidon avait trompé la Grande Prêtresse, Hilda de Polaris, en lui offrant l’anneau des Nibelungen. Envoûtée par l'item maudit, la représentante d’Odin avait déclenché un conflit qui avait opposé les chevaliers du Sanctuaire aux défenseurs d’Asgard. Fenrir d’Alioth, Guerrier Divin d’Epsilon, s’était alors confronté à Shiryu, Saint de bronze du Dragon, et avait été vaincu.
Malgré le fait d’avoir attaqué le chevalier avec sa meute de loups, comme il eût été de rigueur dans la Nature où la notion même de combat singulier n'avait que peu sa place quand il s’agissait de chasser, le Guerrier Divin n’avait pas remporté la victoire. Shiryu, clairement dominé, avait fini par porter un coup désespéré qui avait détruit la Grande Cascade Gelée, laquelle s'était effondrée sur Fenrir. Ce dernier avait été laissé pour mort.
Dans son coma, il avait perçu les dernières paroles du Saint qui lui avait souhaité d'être heureux avec ses parents, d’avoir des amis et de pleinement ressentir le cœur sincère des êtres humains dans sa prochaine vie. Shiryu avait été le premier à voir au-delà du masque d'animalité de Fenrir. Le chevalier aurait pu mépriser le Guerrier Divin, il aurait pu cracher sur son supposé cadavre, il aurait pu le déprécier d’une épitaphe moqueuse ou simplement lui tourner le dos en lui refusant un adieu. C’est probablement ce que Fenrir aurait fait. Mais en lieu et place de cela, le Saint avait eu des paroles bienveillantes envers son adversaire défait. Inconsciemment, cette démonstration de magnanimité avait amorcé la fonte du cœur de glace du vaincu et avait brisé le carcan gelé dans lequel ses émotions humaines étaient emprisonnées.
C'était probablement cette prise de conscience – il existait encore des êtres capables de philanthropie en ce monde – qui avait permis à Fenrir de s’accrocher à la vie. Ce jour-là, donc, le Guerrier Divin n’avait pas rendu son dernier souffle, pas plus que Jīng, l'alpha de la meute de loups qui l’accompagnait depuis son enfance. Fenrir ne savait pas comment l’animal avait écopé de ses blessures car, lorsqu’il avait perdu connaissance, le loup n’accusait rien de grave. Peut-être le varg avait-il cru que Shiryu avait tué son compagnon humain et avait-il attaqué le chevalier en désespoir de cause. Quoi qu’il en soit, quand le Guerrier Divin avait repris conscience, ranimé par Jīng à grand renfort de coups de museau fébriles et insistants, il l’avait découvert dans un sale état. Ils s'étaient ensuite soignés l'un l'autre. L'humain réparant les pattes brisées du loup. Le loup léchant les plaies de l’humain.
Entre-temps, la guerre s’était terminée et Fenrir avait appris être le seul survivant parmi les Guerriers Divins. Hilda avait été sauvée par les chevaliers d’Athéna et le Guerrier d’Epsilon n’avait alors plus eu de raison de les combattre. Malgré l’amertume de sa défaite personnelle, il était fier que la victoire fût revenue à des combattants aux belles valeurs. Après tout, le Dragon d’Athéna s'était avéré un adversaire hors du commun et empreint de bonté, envers lui qui n’avait pourtant fait preuve d’aucune probité.
Le souvenir s’évanouit sur cette note douce-amère. Autour de Fenrir, le blizzard, qui s’était mis à siffler sans pour autant perturber la dérive mémorielle du Guerrier, s’assourdit, bloqué par le mur végétal de la forêt de pins dans laquelle les deux compagnons s’engagèrent. Évoluant dans un silence cotonneux, ils parvinrent à leur cabane.
Fenrir en ouvrit la lourde porte en bois qu’il avait gravée des armoiries de feu sa famille : deux épées croisées dans un bouclier surmonté de deux têtes de loups tournées à l’opposé l'une de l’autre. Ce n'était pas aussi raffiné que le blason original, mais cela lui avait permis de marquer son territoire. Le manoir dans lequel il avait grandi jusqu'à ses six ans n'était plus habitable depuis longtemps, les intempéries, la déchéance et l’abandon ayant eu raison du faste de l’ancienne demeure aristocratique. Il l’avait donc laissée loin derrière lui, tant géographiquement qu’émotionnellement, lui préférant une masure construite de ses propres mains. Sa Robe l’attendait à côté du foyer brasillant, qu'il raviva tandis que Jīng allait s’allonger aux pieds du totem de son maître. Fenrir était persuadé que l’énergie émanant de l'armure d’Epsilon soulageait les douleurs du loup.
Le Guerrier ressortit pour aller relever les collets qu'il avait posés sur les sentes autour de la chaumine. Il revint avec deux lièvres qui s'étaient faits piéger, puis entreprit de les décapiter et de les dépecer avec la dextérité née d’une longue expérience. Jīng le regarda faire avec un intérêt non feint. Fenrir lui jeta l'une des carcasses et le loup s’en régala avidement, pendant que son maître vidait la deuxième de ses entrailles. Ces dernières finirent également dans l’estomac de l’animal qui, lorsque son humain les lui tendit, lapa au passage les mains ensanglantées. La dépouille débarrassée de sa peau et de ses abats, puis découpée en morceaux, finit dans une petite marmite suspendue au-dessus du feu où elle mijoterait en compagnie de petits légumes, de feuilles d’ortie, de fruits secs et de grains de céréales.
L’odeur du ragoût en préparation emplit la petite habitation alors que Fenrir s’occupait de racler les peaux de lièvre. Il en enleva soigneusement la chair restante, l’offrant comme dessert à Jīng, puis les nettoya dans un bac d’eau chaude, dans lequel il avait au préalable plongé, tordu et pressé un gros bouquet de saponaire. Il les accrocha en les tendant dans un cadre qu’il plaça près du feu. Lorsqu’elles seraient sèches, Fenrir irait les suspendre dans son fumoir après l’avoir rechargé en bois vert. Enfin, il les graisserait consciencieusement à l’aide d'une huile de cervelle, préparée à base d’eau bouillante et de substance encéphalique prélevée dans les têtes mises de côté. Mais tout cela lui prendrait encore plusieurs jours.
Pour l’heure, Fenrir décida de profiter de son repas, qu'il se servit dans un bol sculpté par lui-même. Il aimait ce mode de vie régressif, du moins qualifié de tel par les humains, car il s’agissait d'un véritable luxe selon les standards lupins. Il ne put s'empêcher de s’amuser du regard moqueur de Jīng. Le loup appréciait que son humain lui donne de la nourriture sans avoir à fournir d’effort – quel animal refuserait une manne facile ? – mais il n’attendait pas après ça et, surtout, il ne faisait pas autant de manières entre la chasse et la consommation. Alors voir le Guerrier préparer son repas et ses fourrures le fascinait toujours autant par le ridicule et la futilité que cela représentait pour lui.
Après avoir fini son dîner, l’estomac plein et le corps réchauffé, Fenrir s’installa en tailleur face au doux feu ronflant qui lui en rappela un autre, tout aussi agréable. L’esprit du Guerrier Divin s’égara de nouveau.
La remembrance se déroulait cette fois à l’aube de ses six ans, dans la bibliothèque de la propriété familiale, peu avant le drame qui lui avait enlevé ses parents et sa croyance en l’humanité. Il lui semblait entendre à nouveau le feu crépiter dans l'âtre, ses joyeuses étincelles partant à l’assaut du conduit de cheminée dans l’espoir de luire assez longtemps pour virevolter parmi les flocons de neige. Il se revit, lové entre son père, qui tenait un lourd ouvrage enluminé sur ses genoux, et sa mère, qui lui caressait tendrement les cheveux tandis que la chaude voix paternelle commençait sa lecture.
— « Les mythes sont formés de légendes, elles-mêmes composées de fables qui se déclinent en contes, dont les apologues constitutifs sont autant de récits et d’histoires baignant l’imaginaire collectif. »
À six ans, Fenrir n’avait qu’à peine compris cet enchaînement de mots introductifs. Mais l’élocution envoûtante de son père et la chaleur réconfortante de sa mère avaient suffi à le mettre dans un état second, propre à l’écoute.
— « Parmi ces mythes, il y a celui d’Odin qui, dans sa quête de vérité et de compréhension profonde, sacrifia un œil en échange de la capacité à voir au-delà des apparences et à accéder à une vision claire et totale des Neuf Mondes.
Il est dit qu’après avoir jeté son œil dans la fontaine de Mimir, source sacrée de la sagesse et de l’intelligence, le chef des Ases versa une unique larme d’ichor bleu glacier.
Cette larme tomba en Asgard, une terre située à l’extrême nord du monde des humains et caractérisée par un climat d’une rudesse sans égale sur Terre. S'écoulant depuis l'un des nombreux plateaux déchiquetés et abrupts de cette région, elle forma la Grande Cascade Gelée.
Après cela, Odin conclut un pacte avec Athéna. Il utiliserait ses immenses pouvoirs pour empêcher la fonte des glaciers immuables et des banquises éternelles du Grand Nord, en échange de la promesse de la déesse de veiller sur Asgard et ses habitants, au cas où les Ases viendraient à disparaître.
Or, il advint que Loki, dieu félon, malin et trompeur, mena une guerre contre ses frères. Cette Guerre Sainte fut connue sous le nom de Ragnarok, le Crépuscule des Dieux, et mit un terme au règne d’Odin. La plupart des dieux asgardiens périrent et les survivants décidèrent de quitter la Terre pour une dimension nommée Walhalla.
Odin lui-même fut vaincu, son corps occis par Fenrir, le loup fléau des divinités dont on disait que la gueule, lorsqu’elle était grande ouverte, cachait l’horizon, sa mâchoire inférieure touchant le sol et la supérieure frôlant les cieux. Avant de se retirer du monde, l’esprit du chef des Ases se servit de la Grande Cascade Gelée pour y sceller l'âme démente de Loki, également défait. Si ce rideau de glace venait à se rompre, l’atma du dieu pernicieux se libérerait et son courroux s’abattrait sur Asgard, semant le malheur et la destruction.
Une Grande Prêtresse fut alors nommée et chargée de continuer la mission d’Odin afin de respecter l’accord avec Athéna. De son côté, pour honorer sa parole, la déesse demanda aux alchimistes de Mû de produire de puissantes armures, baptisées Robes. Forgées avec de l’orichalque, du gammanium et de la poussière d’étoiles, ces armures furent conçues d’après les créatures du bestiaire fabuleux d’Asgard et se virent dotées de caractéristiques très semblables à celles des Clothes des Saints d’Athéna.
Les élus destinés à porter ces armures asgardiennes furent baptisés Guerriers Divins et ils ne devaient s’éveiller que lorsque la Grande Prêtresse d’Odin le jugerait nécessaire, afin de protéger Asgard. Pour surveiller la Grande Cascade Gelée, elle nomma par ailleurs une famille descendant du fils d’Odin, le dieu Vidar, celui-là même qui avait vaincu le loup géant Fenrir pour venger son père. »
— Cette famille est la nôtre, était intervenue sa mère. Nous sommes les garants de la Larme. C’est pour cela que nous avons reçu la Robe d’Epsilon en gardiennage, afin que la destinée de Guerrier Divin s'éveille parmi nous en cas de besoin. Odin veuille que tu sois épargné par cet honneur, mon fils, car cela signifierait l’avènement de la violence et le versement du sang.
Ces espoirs, que l’avenir avait fini par balayer, résonnèrent un instant dans l’esprit somnolent de Fenrir. Cela faisait des années qu’il n’avait pas repensé à ce moment. Dans son dos, Jīng respirait profondément, endormi depuis longtemps. Apaisé par ce souvenir si tendre, le Guerrier s’allongea contre son loup, à même le sol et enroulé dans l’épaisse fourrure d’un bœuf musqué chassé l’hiver précédent. Alors, il se laissa lui aussi emporter par le sommeil réparateur.
Lorsqu’il se réveilla, le visage éclairé par un rayon de soleil étant parvenu à percer les sombres frondaisons et l’épaisse vitre de la seule fenêtre du logis, Fenrir ne tarda pas pour se lever. Jīng était déjà sur pattes. En Asgard, impossible de savoir à l’avance combien de temps les éclaircies dureraient. Aussi fallait-il profiter des meilleurs moments pour se mettre à la tâche. Les deux compères parcoururent de nouveau le sentier qui les séparait de la Grande Cascade Gelée.
Une fois sur place, Fenrir se remit au travail, toujours sous le regard à la fois curieux et désintéressé du varg. Le Guerrier aimait la mission dont il s’était investi. Elle lui permettait de concilier son goût pour la solitude et la protection d’Asgard. Car tant que la Grande Cascade Gelée ne serait pas complètement restaurée, les terres d’Odin seraient effectivement en danger.
La Grande Cascade Gelée.
La Larme d’Odin.
La prison de Loki.
Quel que fût le nom qu’on lui donnait, son intégrité était d’une importance capitale. Et cette intégrité avait disparu depuis que Shiryu avait en grande partie détruit l’édifice de glace.
Sans le savoir, le chevalier du Dragon avait aidé le dieu scellé à se libérer. Quand le Guerrier d’Epsilon s’en était aperçu, il était déjà trop tard. En l’espace de quelques semaines, le dieu scélérat avait eu le temps de fomenter une deuxième guerre, profitant cette fois d'un mauvais état de santé de Grande Prêtresse. Sournois, il avait commencé par investir le corps du régent nommé à la place d’Hilda, Andreas Lise. Puis, il avait réveillé et dupé de nouveaux Guerriers Divins, avant de ressusciter Yggdrasil. Loki avait espéré détourner l’énergie de l'arbre-monde pour libérer Gungnir, la lance sacrée d’Odin qu’il convoitait. Ce dernier ne l’avait pas souffert et était alors intervenu.
Ne pouvant pas compter sur ses propres troupes, le chef des Ases avait rappelé à la vie les douze chevaliers d’or d’Athéna, morts devant le Mur des Lamentations lors de la Guerre Sainte opposant le Sanctuaire à Hadès. Revenue sous forme d’Einherjar, état honorifique qui récompensait habituellement les guerriers norrois s’étant illustrés sur le champ de bataille avant de périr, l'élite des Saints d’Athéna avait une fois de plus sauvé Asgard.
Pendant ce temps, pour se rattraper de sa négligence comme garant de la Larme, Fenrir était resté en retrait. Il avait entamé la reconstitution de la Grande Cascade Gelée pour que l’esprit de Loki puisse y être à nouveau enfermé. Après les terribles combats qui s'étaient soldés par le triomphe des chevaliers d'or, la réparation n’était pas encore complète. Mais au grand soulagement du Guerrier d’Epsilon, elle s’était néanmoins avérée suffisante pour contenir l'atma fraîchement vaincue.
Même si, par précaution, Hilda de Polaris avait renforcé temporairement la structure inachevée grâce à un Sceau d’Odin, il était toutefois impératif de terminer au plus vite la réparation. La Larme devait être complètement reconstruite avant que la maudite âme ne reprenne suffisamment de forces pour se libérer derechef. Fenrir avait pour le moment recollé assez de morceaux pour contenir à nouveau l’esprit affaibli du dieu de la malice, mais il devait se dépêcher. Il lui fallait se montrer digne de la longue lignée des Guerriers d’Epsilon issus de Vidar, dont la Robe attitrée représentait d’ailleurs le propre fils de Loki, comme si, par provocation, les descendants du tueur de loup arboraient encore la fourrure du terrible varg. Lui-même en portait de plus le nom, ses parents ayant poussé jusqu'au bout la bravade envers le divin mystificateur. Un nom rude, aux antipodes de l’enfant qu’il avait été mais plus adapté à l’adulte qu'il était devenu par la force des choses.
Le blizzard cueillit l’architecte en plein milieu de la journée, soufflant sur ses pensées comme on éteint une bougie. Celles-ci s’égrenèrent, laissant pleinement Fenrir conscient des vicissitudes météorologiques et en proie avec celles-ci. Le vent froid et violent était encore plus mordant que la veille. Le Guerrier mit de côté son œuvre pour rentrer le plus vite possible dans sa chaumine. Pourtant peu enclin à se plaindre des rudes conditions environnementales d’Asgard, et totalement adapté à celles-ci, il n’en désirait pas moins être à l’abri lorsqu’elles se déchaînaient.
Ce fut trempé et frigorifié qu’il rentra chez lui, talonné par son loup. Il réveilla immédiatement le feu, se défit de ses vêtements – il n’était rien de plus dangereux que de rester humide par un temps pareil – et les mit à sécher avant d’offrir son corps aux flammes avides de lécher sa peau. Un frisson de bien-être le parcourut. Quand il fut suffisamment sec et réchauffé, il passa de nouvelles chausses et une pelisse neuve… sous le regard gausseur de son loup.
Mais l'expression narquoise de Jīng laissa soudain place à un rictus menaçant. Le varg se redressa brusquement, les babines retroussées et le pelage hérissé. Un grondement guttural sourdait de sa gueule. Fenrir se leva, également alerté. Une aura d'une rare férocité enveloppait la forêt environnante. Il éleva instinctivement son cosmos, lequel entra en résonance avec sa Robe qui parut elle-même sur le point d’attaquer. Par l’esprit, le Guerrier Divin remonta jusqu’à la source de cette émanation redoutable. Il la localisa à la Grande Cascade Gelée et s’en alarma. Rien de bon ne pouvait ressortir d'une telle présence à l’endroit où Loki était enfermé, d’autant plus que la prison était encore fragile.
— On y va, Jīng !
À peine eût-il fait un premier pas vers la porte que son armure se dissocia et vint recouvrir son corps, prête au combat. Il ne l’avait pas portée depuis sa défaite et, malgré une certaine appréhension, il accueillit la sensation fusionnelle qui s'empara de lui. Il lui sembla qu’il retrouvait une part de lui-même. Comment avait-il pu oublier cette impression de faire corps avec elle et l’illusion d’invincibilité qui l’accompagnait ?
Bercé par ces retrouvailles, Fenrir se précipita au-dehors, où le blizzard le cueillit, à peine affaibli par les arbres alentour. Il l’ignora et se mit à progresser comme s’il n’existait pas. Galvanisé par sa cosmo-énergie, le vent glacé ne l’atteignait pas. Jīng, toute séquelle oubliée, suivait son maître tel une ombre. Ils suivirent le gradient d’agressivité jusqu'à la Larme d’Odin, au pied de laquelle se dressait la silhouette d’un colosse. Des vagues de sauvagerie irradiaient de l’homme en armure. Jamais Fenrir n’avait ressenti autant d'inhumanité chez un être, constatation des plus déconcertantes pour quelqu’un qui avait bien du mal à s'accepter lui-même comme humain. L’inconnu était dangereux, c'était une certitude.
Avisant le Guerrier Divin, le géant poussa un rugissement tonitruant qu’il accompagna d’un déchaînement de cosmos pourpre. L’aura d’un immense ours en armure étincela et, aussitôt, le blizzard fut soufflé. Le silence tomba, pesant. Fenrir entendit nettement les lèvres de l’inconnu s’élargir en une mimique railleuse.
— Tu en as mis du temps à venir, gardien de la Larme, déclara l'étranger. Je commençais à croire que j’allais devoir la détruire sans que tu assistes au spectacle.
Fenrir ne réagit pas à la provocation de son interlocuteur. Dans l'une des mains de ce dernier, le Sceau d’Odin, arraché, pendait lamentablement. Du coin de l'œil, le Guerrier Divin s’aperçut que les blocs de glace réassemblés les jours précédents gisaient de nouveau au pied de la cascade gelée. Jīng se ramassa sur lui-même, gémissant et grognant à la fois, autant prêt à fuir qu’à attaquer.
— Qui es-tu ? demanda Fenrir, sur ses gardes.
— Je suis Odd d’Arth, Fléau Divin du Striðbjörn.
Fenrir se figea. Un Fléau Divin. Cela faisait longtemps qu’il n’en avait pas entendu parlé. Il s’agissait d’un groupe de combattants au service de Loki, le penchant des Guerriers Divins d’Odin. Sa présence en ce lieu ne pouvait signifier qu'une chose : il était là pour finir volontairement le travail entamé malencontreusement par Shiryu. Il était là pour délivrer son maître et empêcher à jamais son scellement. S’il y parvenait, cela signerait la fin d’Asgard.
— Et maintenant, poursuivit Odd en lâchant négligemment le Sceau devenu inutile, je vais détruire la Grande Cascade Gelée que tu t’obstines à reconstruire !
— Je t’en empêcherai ! rugit le Guerrier.
Les cosmo-énergies des deux belligérants montèrent en flèche.
— Waring Bear Strike [Frappe de l'ours en guerre] ! clama le Fléau.
Fenrir se rua en avant et s'interposa sur la trajectoire de l'attaque ennemie, croisant les bras devant lui pour se garder du coup tout en le bloquant. L'impact fut terrible. Il n’avait pas cru cet agresseur faible, mais il ne l'avait pas imaginé si puissant. Son corps ne tint bon qu'un court instant – un trop court instant – avant d'être violemment projeté contre le mur de glace. Sous le choc, celui-ci se fendilla jusqu'à son sommet. Fenrir en eut le souffle coupé et il lui sembla que tous ses os connaissaient le même sort que le rideau gelé dans lequel il s'était incrusté. La gravité rattrapa le Guerrier Divin qui se détacha de la cascade et tomba à son pied.
Dès que Fenrir toucha le sol, Jīng vint le rejoindre pour se dresser entre son maître et le Fléau. Posant une main sur l’échine de l’animal pour s’aider, le Guerrier se releva en chancelant. La douleur réveillait en lui sa combativité et son cosmos flamba, l’aura d’un immense loup à double tête se dessinant dans son dos. Il s’avança vers son adversaire qui le lorgnait d'un air goguenard, visiblement peu impressionné. Derrière Odd, le halo totémique en forme d’ours en armure continuait de briller, preuve que le Fléau, malgré son calme, conservait l'élévation de sa cosmo-énergie, condescendant et sûr de lui. L'image renvoya Fenrir à de terribles souvenirs et il se mit à frissonner.
Alors qu'il n'avait que six ans, Fenrir, ses parents et certains de leurs amis étaient sortis pour une balade à cheval dans la forêt domaniale. Leur route avait croisé celle d'un ours énorme et, pris de panique, le cheval de Mère s’était cabré, désarçonnant sa cavalière qui s'était retrouvée à la merci de la bête. Père avait réagi au quart de tour. Il était descendu précipitamment de sa propre monture, avait cassé une grosse branche et s’était précipité à la rescousse de sa femme.
Mais il n’avait pas été assez rapide et Mère avait été déchiquetée sous les yeux effrayés de Fenrir. Sans réfléchir, affolé et irresponsable, l’enfant était descendu de cheval et avait rejoint sa mère. Il avait vainement tenté de la ranimer, incapable ou refusant de comprendre qu’il était déjà trop tard. Pendant ce temps, son père avait attaqué l’ours avec sa branche, frappant encore et encore pour protéger son fils et sa femme qu'il pensait encore en vie. Ses efforts s'étaient avérés inutiles.
D’une voix implorante, Fenrir avait exhorté les amis de ses parents d’intervenir, mais les lâches avaient pris la fuite, brisant à jamais sa confiance en l’humanité. Père, son arme improvisée brisée, avait également succombé sous les griffes du féroce animal. En larmes, l’enfant avait alors couru vers son père et s'était effondré sur le corps ensanglanté de celui-ci. L'ours s'était avancé vers lui, prêt à achever son œuvre mortelle.
Alors, une meute de loups était intervenue. L’agresseur s’était-il simplement retrouvé sur leur territoire ou était-ce une réelle opération de sauvetage ? Que ce fût l’un ou l’autre, les loups avaient sauvé Fenrir ce jour-là. Bien que nombre d’entre eux eussent été mis en pièces, ils n’avaient pas abandonné. Ils avaient continué leurs attaques, encore et encore, en dépit de leurs pertes. Fenrir avait fini par ramasser un fragment de la branche cassée et s'était apprêté à leur venir en aide. Soudain, un loup au pelage bleu glacier avait surgi et pris l'ours à la gorge. Ce dernier s’en était violemment débarrassé d’un terrible coup de patte à la tête, avant de s'enfuir de guerre lasse.
Fenrir s'était approché du loup bleuté et avait essuyé le sang de la blessure en forme de croissant de lune, dont l’animal salvateur avait écopé sur le front. L’enfant était parvenu à soigner son sauveur et les loups étaient devenus la nouvelle famille de Fenrir. Élevé comme l'un des leurs, l'enfant avait grandi, s'était développé, avait appris à chasser et à se battre comme eux.
Mais jamais le futur Guerrier Divin n'avait pu se départir d’une certaine peur glaçante des ours… non plus d’un puissant désir glacial de vengeance… qui allait aujourd'hui trouver un exutoire.
L’envie de fuir et la soif de revanche. La survie et le talion. L’instinct animal de préservation et l’inclination humaine de supériorité. Loin de confuser Fenrir, le paradoxe des sentiments le transporta et il attaqua Odd. Il invoqua toute sa haine, sa rancœur et son dégoût des ours dans le coup destiné à celui qui avait eu le malheur d’en faire son emblème :
— Wolf Cruelty Claw [Griffe de la cruauté du loup] !
Le Fléau Divin ne put cacher sa surprise lorsque les coups lacérateurs fusèrent vers lui. Il fut repoussé en arrière, son armure entaillée sur tout le poitrail. Son casque s’envola et une rigole de sang s'écoula le long de son front, s’égouttant sur le sol gelé et y formant des fleurs écarlates.
— Comment est-ce possible ? s’étonna-t-il d'une voix rageuse. D’où te vient cette puissance ? On te disait vaincu et relégué à ton simple rôle de réparateur !
— J’ai un compte à régler avec les ours, répondit Fenrir avec hargne. Wolf Cruelty Claw [Griffe de la cruauté du loup] !
Mais Odd était prêt, cette fois, et il ne se laissa pas surprendre, ni ne commit l’erreur de sous-estimer le Guerrier Divin. Avec une adresse et une vélocité que ne laissait pas présager sa corpulence, il esquiva le coup, se retrouvant dans le dos de Fenrir.
— Waring Bear Strike [Frappe de l'ours en guerre] !
L'attaque faucha Fenrir à bout portant. Dans le même temps, Jīng voulut le seconder et se jeta sur le bras du colosse. Les crocs n’entamèrent pas l'armure ennemie et Odd, d'un large mouvement, projeta le loup vers son maître. Humain et animal s’écrasèrent brutalement contre la Larme d’Odin déjà bien abîmée. Le choc accentua les fissures et la Grande Cascade Gelée perdit sa cohérence. Jīng et Fenrir chutèrent, accompagnés des séracs affûtés qui les ensevelirent en partie une fois au sol.
À travers la couverture de bris, de neige et de givre, les rires déments du Fléau se répercutaient jusqu'aux oreilles de Fenrir. Mais il s’intéressa davantage à son varg qu’il avait entendu gémir. L'une de ses pattes postérieures avait été sectionnée au niveau du jarret par un bloc de glace et l’une de ses antérieures était coincée sous un autre. Ignorant ses propres blessures, le Guerrier se démena pour se libérer et sauver son compagnon. Il improvisa un garrot autour du membre coupé et dégagea l’autre, brisé, auquel il accrocha tant bien que mal l’un de ses gantelets comme attelle de fortune. Vaillamment, Jīng se remit debout et gronda de défi. Fenrir se retourna pour faire face à son adversaire.
— Tu as osé t’en prendre à Jīng. Tu n’aurais pas dû… menaça-t-il.
Son cosmos bleu glacier flamboya, attisé par la haine. L’ire du loup entra en résonance avec la sienne et nourrit également l’énergie du Guerrier Divin. À nouveau, l’aura du varg à double tête s’éleva autour d’eux.
— Que penses-tu pouvoir faire dans ton état ? se moqua Odd. Tu es plus mort que vif. Ma prochaine attaque aura raison de toi.
La cosmo-énergie empourprée du Fléau Divin irradia et prit son apparence d’ours almandin en armure amarante.
Les deux totems cosmiques se firent face.
Les combattants se ruèrent l’un vers l’autre.
— Northern Gunrōken [Meute des loups du Nord] ! clama Fenrir d’Alioth.
— Striðbjörn Fury Rush [Charge furieuse de l’ours guerrier] ! rugit Odd d’Arth.
Sous le hurlement lugubre de Jīng, les deux arcanes entrèrent en collision. L’onde de choc qui en résultat souleva un nuage de poudreuse, de givre et de glace. Quand celui-ci se dissipa, le loup découvrit son maître, face contre terre, une auréole de sang rosissant la neige autour de lui. Jīng s’avança, clopin-clopant, vers le Guerrier Divin. Les doigts de ce dernier frémirent lorsque le museau inquiet vint s’y insérer délicatement. Fenrir était en vie.
Un bruit sourd claqua de l'autre côté du champ de bataille. Le corps d’Odd venait de s’effondrer… mort. La guerre personnelle du loup contre l’ours s’était conclue par la victoire du premier. Sa vengeance pourtant accomplie, Fenrir d’Alioth fut surpris de ne rien ressentir. Il haussa les épaules. Finalement, ce constat était plutôt rassurant. Seul un homme en aurait retiré satisfaction. Alors une telle absence signifiait qu’il avait réussi à se départir de ce défaut purement humain. Le Guerrier en était fier.
Jīng gémit et glissa son échine sous l'aisselle de son humain. Forçant autant que possible sur ses appuis estropiés, il exhorta Fenrir à se lever. Le Guerrier Divin enserra le loup et se mit sur le côté, incapable d’exaucer le vœu de son compagnon. Alors Jīng se lova contre lui pour lui tenir chaud le temps qu'il reprenne du poil de la bête.
Une motion dans son champ de vision alerta Fenrir. Il vit alors le cadavre du Fléau se remettre debout par des gestes saccadés et peu maîtrisés. Les yeux mordorés du Guerrier suivirent les cliquetis de glace et d'armure qui accompagnèrent le mouvement. Il trembla. Alors ce n'était pas fini ? Rassemblant ses ultimes forces, il se coupa de la souffrance et se remit également sur pied.
Odd se redressa et fixa intensément Fenrir. Son regard avait changé, constata le Guerrier Divin. Ses prunelles rougeoyaient d’un éclat de rubis sanglant et l'énergie qu'il dégageait n’avait plus rien d’humain. Un seul mot vint à l’esprit du gardien de la Larme : draugar. Le Fléau de Loki était devenu un mort vivant des légendes, l’un de ceux voués à la destruction et aux ravages. Se nimbant de son cosmos comme d'un exosquelette pour soutenir ses membres meurtris, Fenrir attaqua. Il était pourtant à l’agonie. Ses muscles, ses os, ses entrailles hurlaient leur supplice alors que le Guerrier s’élançait vers son adversaire. Il fit pleuvoir ses poings, ses coudes, ses pieds et ses genoux sur le Fléau ranimé mais celui-ci encaissa sans broncher, sans ciller, sans émettre le moindre son. Malgré son épuisement, Fenrir enchaîna :
— Wolf Cruelty Claw [Griffe de la cruauté du loup] ! Northern Gunrōken [Meute des loups du Nord] !
Le draugar ne bougea pas d’un iota, se contentant d’aviser son assaillant avec curiosité, comme s'il s'étonnait de sa présence. Quelque chose clochait. Ce type de revenant n'était pas censé être maladroit ou dénué d’intelligence. Là, on aurait dit qu’il découvrait son propre corps et son adversaire. Enfin, le mort vivant fit son premier geste, parfaitement exécuté : il tendit une main vers le Guerrier d’Epsilon et le balaya d’une simple émanation. Fenrir atterrit lourdement aux côtés de Jīng resté en arrière.
— Oui… murmura la bouche d’Odd. En attendant mieux, ce réceptacle fera l’affaire.
Mais ce n'était pas la voix du Fléau. Et ce n'était pas l’attitude supérieure dont le séide de Loki avait fait montre. Le draugar n’avait nul besoin de manières pour se donner de l’importance. Il était naturellement altier. Non… plutôt régalien. Non plus… il était… divin !
— Impossible, comprit Fenrir.
Jīng ne grondait plus. Bien au contraire, le loup semblait vouloir s’enfuir ou se cacher, tapis le plus à plat possible dans la couche de neige. Il gémissait et couinait d'une terreur sans nom.
Le Guerrier Divin jeta un œil en arrière, vers la Larme d’Odin. Il n’en restait plus un seul fragment en place. La Grande Cascade Gelée était entièrement détruite… et le dieu honni qu’elle scellait s'en était échappé. Il ne s'était pas assez remis pour ressusciter son propre corps, mais son esprit était largement assez puissant, fourbe et opportuniste pour investir le corps de son Fléau tombé au combat.
Fenrir reporta sa pleine attention vers le dieu félon pour le découvrir, avec stupeur, juste derrière lui, un sourire sadique étirant le visage hâve d’Odd.
— Tiens, tiens, susurra Loki, l'un de mes geôliers…
— Wolf Cruel… commença Fenrir à brûle-pourpoint.
La main du draugar se referma sur le poing du Guerrier Divin, dont le cosmos, incapable de se libérer, s’accumula. L'énergie se retourna contre son porteur et se répandit dans l’avant-bras… qui, surchauffé, se consuma. Fenrir hurla en se recroquevillant sur lui-même. Jīng était toujours paralysé par la frayeur, dans l’impossibilité de dépasser son instinct de survie. Loki les toisait de toute sa hauteur, dominateur. D’une simple projection de sa pensée, le dieu propulsa le Guerrier et son loup vers les débris de la cascade qu'ils étaient censés avoir protégée. Le varg inerte sur lui, Fenrir maudit son impuissance. Il avait échoué. Il était à bout, son combat contre le Fléau l’avait vidé et il se retrouvait face à un dieu démoniaque. Il se sentait aussi inoffensif que face à l’ours qui avait tué ses parents bien des années plus tôt et se dit qu’il allait finir sa vie d’homme-loup comme il l’avait commencée, à la merci de plus fort que lui.
De son membre calciné émanait encore une chaleur telle qu’elle fit fondre la glace du bloc sur lequel il était retombé.
Mais Fenrir ne s’en aperçut pas.
L’eau obtenue était d’un bleu glacier et d’une pureté sans égale. Elle s’infiltra dans les fissures de la Robe d’Epsilon.
Mais Fenrir ne s’en aperçut pas.
L'armure du Guerrier Divin et le gantelet qui ornait la patte blessée de Jīng se mirent à luire.
Mais Fenrir ne s’en aperçut pas.
Il ne s’aperçut de rien jusqu'à ce qu’une énergie sans précédent l'envahisse, le guérisse et l’assagisse. Une connaissance atavique s'éveilla en lui, une remembrance jusque-là confinée dans son souvenir le plus doux. La Grande Cascade Gelée, la Larme d'Odin, n'était pas constituée d’eau gelée… mais bel et bien de l’ichor du chef des Ases. Son armure venait de baigner dans le sang même d’Odin !
La Robe d’Epsilon évolua.
Fenrir et Jīng se retrouvèrent couverts d’une cuirasse divine, investis d’une puissance sans égale… une puissance capable de tenir tête à un dieu. Dans sa grande mansuétude, Odin était venu à leur aide. Leurs cosmo-énergies se synchronisèrent et s’amplifièrent l’une l’autre.
Loki s’en aperçut et sentit le danger. Dans son propre corps, il n’aurait pas été inquiet, mais dans ce réceptacle, il n'était pas aussi serein. Le dieu félon n’avait jamais brillé par son courage. Le combat frontal n'était pas pour lui. Sa récente déroute illustrait bien ce qu'il se passait lorsqu'il s'essayait à l'affrontement direct, comme ses glorieux pairs. Il préférait de loin tirer les ficelles, amener ses ennemis à s'épuiser contre ses troupes pour porter le coup fatal au moment le plus opportun. Dès qu’il en avait l’occasion, il attaquait par surprise. Si ses chances de succès n'étaient pas garanties, il prenait congé et modifiait sa stratégie.
Dans le cas présent, Loki conclut qu'il ne pouvait prendre le risque de laisser cet humain s’éveiller pleinement à une condition semi-divine. Il était grand temps de se débarrasser de ce descendant de Vidar et de son varg descendant des managarm.
Mais le divin mystificateur n’eût pas le temps de mettre son plan à exécution. Était-ce parce qu'il venait tout juste de se libérer ? Qu’il était encore diminué de sa défaite précédente ? Qu’il ne pouvait faire appel à ses aptitudes habituelles dans ce corps d’emprunt ? Impossible à déterminer. Toujours est-il qu’il fut trop lent dans sa prise de décision.
Jīng poussa un hurlement à même de tétaniser une divinité.
Fenrir attaqua sans long discours, à la façon des loups, rapide et efficace.
— Sköll Bite and Hati Slash [Morsure de Sköll et lacération d’Hati] !
Son poing droit, en forme de mâchoire enrobée d’un cosmos brûlant, et sa main gauche, en forme de lame enveloppée d’un cosmos glacial, s’abattirent vers le draugar. L’attaque atteignit autant l’esprit de Loki que le corps d’Odd. Les deux se dissocièrent. Alors, l’âme du dieu des mensonges, de la ruse et du parjure fut absorbée par un sérac que Fenrir lui présenta, un bris encore intact de la Larme d’Odin.
D’un nouveau hurlement, triomphal cette fois, Jīng fit s'élever tous les débris de la prison de glace jusqu’au sommet de la falaise abrupte de laquelle la Larme s'écoulait à l’origine.
De son poing toujours brûlant, le Guerrier fit fondre tous les blocs d'un coup. La gravité rattrapa la masse liquide qui commença à retomber.
De sa main encore glaciale, Fenrir d’Alioth gela le sang d’Odin alors que celui-ci se déversait vers le sol.
La Grande Cascade Gelée fut ainsi reformée.
Fenrir s’approcha alors avec le fragment qui emprisonnait l’esprit de Loki. Parcourant le rideau de glace, il trouva l'emplacement qui lui correspondait. Lorsqu'il inséra le scellé, la visière de sa Robe divinisée s’abaissa sur ses yeux dorés. La vision omnisciente d’Odin l'investit et des images miroitèrent dans son esprit :
Neuf Cieux se déversant dans l’espace intersidéral.
Un Vieux Maître devant une cataracte étincelante.
Neuf Sources cascadant dans les profondeurs de la Terre.
Des Jumeaux Noirs face à une chute de sang.
Neuf mondes confluant en une larme divine.
Un Homme-Loup en regard d’une grande cascade gelée.
…
Le miroir de glace, brisé et reconstitué, devint une fenêtre sur l’univers et les dimensions.
Oints par Odin, honnis de Loki, élevés à un statut qu’aucun Guerrier Divin n’avait atteint avant eux, Fenrir et Jīng s’en retournèrent humblement. Dans la Nature, peu importait la façon dont une victoire avait été acquise. Tous les moyens étaient bons lorsqu’il s’agissait de survivre, de défendre les siens ou de protéger son territoire. C’était aussi simple que cela. À présent, ils avaient des plaies à guérir, une chasse à célébrer et une vie à reprendre. Celle d’un homme recherchant l’humanité, auprès d’un loup plus humain que beaucoup d’hommes.