Isorropia
Dans les vallées d'Isorropia, où les Cieux et les Enfers se frôlent,
Adeptes de l’Ordre, bons ou mauvais, trouvent leur rôle.
Thémis, gardienne des Lois, y règne en équité,
Entre l'Olympe et l'Othrys, une terre de dualité.
En ce lieu, les âmes égarées, avant leur funeste sort,
Affrontent leur antithèse, leur ombre, leur propre tort.
Dans des combats merveilleux, ils cherchent l'harmonie,
Pour devenir garants de la vie, de la néguentropie.
Adoubés gardiens des saisons et des marées,
Veilleurs de la terre, des cieux et des forêts sacrées.
Les guerriers défunts s'élèvent, leurs doutes évaporés,
Défendant l’équité, la stabilité et la vérité.
Les vents murmurent leurs exploits, les étoiles les veillent,
Contrée entre deux mondes, où l'équilibre s'éveille.
Et lorsque les frontières s’effondrent, les guerriers renaissent enfin,
Dans l'éternité d'Isorropia, où les regrets prennent fin.
“Ode à Isorropia”, de Calliope.
Par-delà les frontières de la Mort et les regrets de la Vie, situé entre l’Othrys et l'Olympe, régi par Thémis, déesse des Lois Naturelles, titanide de la Justice Divine, se trouvait un entre-monde : Isorropia.
Dans cette réalité intermédiaire perduraient les cosmos de ceux qui, durant leur existence, avaient partagé un lien indéfectible avec l’un ou l'autre des attributs de la déité, que ce soit avec son côté sombre ou son côté lumineux. Mais ce lieu n’acceptait pas la demi-mesure. Les indécis, les modérés et les indifférents n’y avaient pas leur place. Seuls ceux qui avaient développé une relation extrême, résolue et passionnée avec l’équilibre de la Création pouvaient y résider.
Il advint que deux esprits moribonds furent piégés par la volonté de Thémis avant d'être capturés par les serres ténébreuses d’Hadès. L’un d'eux était enveloppé de la noirceur de ses remords tandis que l'autre baignait dans la lueur de ses regrets. Deux esprits opposés, mais héritiers des mêmes préceptes séculaires, épigones du même maître vénérable, disciples des cinq mêmes anciens monts. Ils vagabondèrent quelque temps, désorientés par leur décès, incapables de se rappeler leurs formes humaines d’avant leur fin tragique, égarés entre componction et résipiscence.
Okko, le deuxième disciple du Vieux Maître des Cinq Pics après Shiryu, et rival de celui-ci, avait vécu tel un tigre féroce éperdu de puissance, consumé par sa volonté d'être le plus fort, adepte de la loi du talion ainsi que de celle de la jungle. Cet élève s’était avéré indigne de devenir chevalier d’Athéna et Dohko l’avait répudié. Okko avait alors parcouru le monde en quête d’adversaires toujours plus forts, puis était revenu pour défier Shiryu. Au cours de cet affrontement qui lui avait été fatal, l’élève déchu avait toutefois fait preuve d’honneur, puis avait fini par accepter la supériorité de Shiryu. Il avait admis l’ascendant de la droiture et de l’altruisme sur l’arrogance et l’agressivité. Jusqu'à son dernier souffle, le disciple rejeté avait déploré s'être fourvoyé, regrets qu'il avait emporté au-delà du voile de la mort lorsque celle-ci l’avait emporté.
Genbu, le troisième disciple du Vieux Maître de Lushan et camarade de Shiryu, s'était comporté en tortue indolente, épris d’harmonie et de liberté, mais victime d’une nonchalance née d’un talent naturel certain. Cet aspirant n'avait guère mis de conviction dans son entraînement et avait même fini par l’abandonner. Il était néanmoins revenu aux préceptes enseignés par Dohko, puis avait un temps revêtu l'armure de la Balance alors que Shiryu était dans l'incapacité de la porter. Genbu était allé jusqu'à se sacrifier pour sauver une nouvelle génération de chevaliers. Mais, à ses yeux, l’exemplarité dont il s’était paré avant que la vie ne le quitte n'avait pas effacé la désinvolture de sa jeunesse.
Okko et Genbu, les deux âmes en peine happées par Isorropia, illuminèrent le ciel onirique de cette contrée mystérieuse, telles deux étoiles filantes déchirant la nuit de la Création. Leur course firmamentale fut arrêtée par une altière et titanesque entité, une divine femme aux yeux bandés d’un linge nivéen et revêtue d’un péplos immaculé couvert d’une épitoge ivoirine. Dans sa main droite, un glaive. Dans sa main gauche, une balance dont chacun des plateaux recueillit alors l'une des deux âmes affligées, rassemblant les esprits et les cosmos déliquescents qui menaçaient de s’effilocher dans l'oubli.
— Ne sombrez pas de suite dans les limbes de la mort, fiers guerriers. La Terre a encore besoin de vous, leur souffla la grande Thémis. Mais avant cela, il vous faudra dépasser votre attrition.
Détentrice de l’Oracle de Delphes, maîtresse des Pythies, ces prêtresses portes-paroles des dieux et de la Nature, Thémis avait vu le potentiel de Genbu et Okko. Son don prédictif l'incitait à les mettre tous les deux à l’épreuve. La titanide brandit sa lame.
— Chevaliers des siècles passés, psalmodia-t-elle alors, revenez pour un temps de l’au-delà !
De la pointe du glaive jaillirent deux fantômes, l'un aussi brillant qu’un soleil, l'autre aussi obscur qu'un trou noir. La déité leur désigna les âmes endormies de Genbu et Okko avant de poursuivre :
— Je vous adjure de vous poser en arbitres de ces aspirants. Testez-les. Sous les regards témoins des Pythies, qu'ils soient intronisés s'ils le méritent ou bien laissés à Hadès s'ils se montrent indignes.
Autour de chacun des revenants apparut une dizaine de feux follets argentés. Les deux ensembles tournoyèrent un instant autour de l’extrémité de l’épée pour montrer leur assentiment et fusèrent vers leur cible désignée, les emportant loin des plateaux salvateurs, pour un ultime défi.
**
< Okko >
Okko fut réveillé par une bourrasque qui cingla son visage, souleva son épaisse chevelure ressemblant à une longue crinière d’ébène puis s’engouffra sous sa tunique et ses chausses écrues. D’un coup, il ouvrit ses yeux verts de prédateur et se redressa sur son coude, irrité de s’être laissé surprendre par le sommeil. Puis, il se souvint qu'il était mort, des mains et dans les bras de son rival et condisciple honni. Il serra les poings, ses doigts se refermèrent comme des griffes sur le sol rocailleux. Il crispa sa mâchoire, ses dents emprisonnèrent un grondement guttural dans une cage de crocs. La défaite était encore amère. Finalement, se repentir de son mode de vie au moment de rendre son dernier souffle ne l'avait pas sauvé. Cela lui laissait surtout l’impression de s'être trahi lui-même, ce qui rendait son échec d’autant plus âpre. Il grogna de dépit : la force brute, la suprématie, la victoire à tout prix… Tout cela, il l’avait renié, en se laissant convaincre l’espace d’un instant par les mièvres paroles du vieux sénile et de son élève préféré. Dieux que c’était rageant ! Au crépuscule de sa vie, Okko n’avait pas été foutu de se respecter lui-même. Sa colère n’en bouillonnait que davantage.
La hargne au corps et au cœur, Okko se leva brusquement, puis regarda autour de lui, jambes fléchies, bras écartés et le dos légèrement voûté, cherchant avec espoir de quoi passer ses nerfs. Après tout, s'il était dans l'autre-monde, des Spectres lui chercheraient forcément des noises ! Il cracha avec dédain lorsqu’il s’aperçut que rien aux alentours ne représentait une menace. Il se trouvait sur un plateau rocheux entouré, d’aussi loin qu'il pouvait voir, d'une jungle épaisse et luxuriante. Il s’en exhalait une brume d’évapotranspiration cotonneuse dont les volutes semblaient danser au gré de langoureux courants aériens au-dessus de la canopée en contrebas. Inspirant profondément, l’ancien rival de Shiryu sut tout de suite que quelque chose n’allait pas. Cependant, il mit du temps à identifier ce que c'était. Ou plutôt, ce que ça n'était pas. Il manquait les relents de pollution humaine qui empuantissaient toujours, bien que plus ou moins flagramment, l’atmosphère, et ce, quelle que soit la région du monde. Ses oreilles ne frémirent qu’aux sons d’une nature primordiale, intacte, ne captant pas la moindre rumeur anthropique. Résonance minérale, bruissement végétal, chœur animal… toutes les composantes naturelles y étaient. Mais pas le moindre écho humain.
Okko comprit qu’il n'était pas sur Terre. Ou alors pas dans sa ligne spatio-temporelle, ni même dimensionnelle, d'origine. Néanmoins, il ne se sentait pas étranger à cette mystérieuse contrée. D’une certaine manière, c'était comme s'il rentrait chez lui. Il n’avait pas eu cette impression depuis très longtemps, s’il l’avait seulement eu un jour. Pourtant, il ne reconnaissait rien, comme si la familiarité qui se dégageait de ce lieu était intrinsèque, ancrée dans son être plutôt que dans son vécu.
— La Nature est la maison de tous, jeune Okko, c’est pour cela que tu as la sensation d'être chez toi.
L’interpelé fit volte-face… pour se retrouver en proie à une rafale dorée en forme de gueule de lion béante. Sans y réfléchir à deux fois, Okko éleva son cosmos et tint bon, les bras croisés devant lui, tout son corps crispé sous l'effort qu’il devait faire pour ne pas se laisser emporter. Quand le souffle puissant s’atténua, ce fut pour révéler un homme, dont la posture en tailleur ne diminuait ni la grande taille, ni la carrure imposante. Il avait le visage serein, des cheveux courts et blonds cendrés frémissant à peine malgré le vent, des yeux bleu-vert tirant sur le glacier et il portait une armure. Okko se mit à trembler malgré lui. S'il ne connaissait pas celui qui se tenait assis devant lui, il identifiait parfaitement sa protection : l'armure d’or du Lion. L’individu se leva tranquillement, puis toisa le deuxième disciple de Dohko. Autour de lui se matérialisa une dizaine de femmes enveloppées dans de fins chitons blancs et argent.
— Je suis Ilias, chevalier d’or du Lion du dix-huitième siècle, annonça l’inconnu. Thémis m’envoie pour te guider sur la voie de l’équilibre. Sous l’œil vigilant des Pythies, je m’acquitterai de cette tâche.
< Genbu >
Genbu reprit conscience en sentant contre sa joue la douce caresse d'une onde fraîche qui imbiba délicatement son débardeur et son pantalon anthracite. Ses yeux s’ouvrirent mais il ne se leva pas tout de suite, s’octroyant le luxe de se délecter un instant de ce que son doux regard lui dévoilait. Il était allongé sur la rive d’un ruisseau cristallin et tranquille. Un rayon de soleil lui inondait la peau de sa bienveillante chaleur et les alentours étincelaient. Les rais de lumière se réfractaient sur l’eau claire, ponctuant la végétation environnante de mille et un cercles brillants de différentes tailles. Il soupira d'aise et son souffle forma des ondes concentriques devant son visage. Il les suivit des yeux, les regardant s’estomper jusqu'à ce qu’elles deviennent floues.
Puis il se remit sur son séant, inspectant son corps, à la recherche de la blessure mortelle qui aurait dû s’y trouver. Il sentait encore la cuisante lame qui lui avait traversé la poitrine, l'épée sainte "Tenchihōmetsuzan”. C'était Aegir du Gantelet, Pallasite de second rang, qui avait porté le coup fatal après que son supérieur, le Pallasite de premier rang Hypérion, lui avait confié son arme légendaire. Cela s'était produit quand l'armée de la déesse Pallas avait attaqué la Palestre. Genbu avait défendu seul ce lieu de formation de la nouvelle génération de chevaliers. Il avait ainsi voulu leur prodiguer de précieux enseignements martiaux, en plus du fait qu'il était le plus puissant des Saints présents à ce moment-là. Il avait vaincu, mais au prix de sa vie. Avait-il réussi à inspirer les successeurs de la chevalerie d’Athéna ? Ou bien les avait-il simplement laissés seuls face à ce que l’ennemi pouvait encore leur préparer ? L'orgueil de vouloir le savoir emplit sa bouche d’un goût acide. Peut-être aussi regrettait-t-il de ne pas avoir mieux suivi l’entraînement du Vieux Maître ? Peut-être ainsi aurait-il survécu à cet affrontement létal ? L’aigreur de la culpabilité l’envahit et il grimaça.
Se mettant debout, il ouvrit ses sens pour mieux découvrir ce qui l'entourait et se changer les idées. Il fut assailli par une harmonie omniprésente. Ici, où que ce fût car il doutait d'être seulement dans le monde des morts, tout comme il était impossible que ce fût celui des mortels, rien ne venait troubler l’ordre naturel. Rien d’artificiel, rien de contre-nature, rien d’anthropique. Il fut surpris de cette dernière pensée. Les humains faisaient partie de la Nature, ainsi que leur capacité à modeler leur environnement, à en transformer les éléments de manière à produire objets et matériaux inédits, allant même jusqu'à manipuler les molécules et les atomes avec leur technologie. Si c’était là une capacité naturelle, pourquoi donc la considérer artificielle ? L'espèce humaine n'était qu’une espèce comme les autres, à ceci près que son écosystème ne se cantonnait pas à une forêt, une prairie, une montagne, un désert ou une étendue d'eau, et que son empreinte écologique s’étendait à l'écosphère toute entière. Alors pourquoi son absence dans cet environnement inconnu résonnait-elle comme un bienfait, une salvation ?
— Parce que les humains n’acceptent pas encore l’idée de ne pas pouvoir migrer au-delà de la Terre et continuent malgré tout d’en gaspiller les ressources.
Genbu se retourna au moment où un voile ténébreux obscurcit le ruisseau et ses environs. Apparut alors l'aura d'une balance noire, lugubre, respirant la vilenie. Le support des fléaux portant les plateaux était un immense crâne. La mâchoire squelettique s’ouvrit et un torrent d’ombre s’en déversa. Le troisième disciple de Dohko eut à peine le temps de s’en protéger d’une barrière de cosmos. Lorsque la vague sombre se fut dissipée, Genbu put distinguer un homme de haute stature, aux cheveux mi-longs et noir de jais et au regard d’un brun très foncé. Il arborait une expression d’une dureté sans égale. Sans compter son armure… En la voyant, Genbu eut peine à y croire et déglutit péniblement. L’inconnu portait l’armure d’or de la Balance. Derrière lui apparut une dizaine de jeunes femmes drapées dans des tenues liliales et platine.
— Je suis Itia, chevalier d’or de la Balance du treizième siècle et Grand Pope du quinzième, se présenta l’homme. Thémis m’envoie pour te guider sur la voie de l’équilibre. Avec les Pythies comme témoins, je mènerai ma mission à son terme.
< Ilias >
Ilias analysa l’homme qui se tenait devant lui et comprit pourquoi Thémis l'avait rappelé d’outre-tombe pour se charger d’Okko. De son vivant, l’ancien chevalier d’or avait toujours été en symbiose avec la Nature, s'éveillant au huitième sens et devenant le plus puissant et le plus éclairé Saint de sa génération. Il n’avait recherché la supériorité que pour le bien de l’humanité, pour la protéger et la préserver, sans jamais convoiter la gloire ou la reconnaissance, ni céder à la compétition qu’il jugeait malsaine. C'était d’ailleurs la raison pour laquelle il s'était éloigné du Sanctuaire à l'époque, excédé par la suffisance de certains chevaliers considérés comme des modèles et par la jalousie des aspirants ayant échoué. Cet exil volontaire et son apparente taciturnité n’avaient jamais rendu faciles les relations humaines avec ses semblables. Son humilité lui avait néanmoins attiré l’amour d’une Pythie, Alkès, avec laquelle il avait eu un fils, Régulus qui lui avait succédé comme Saint d’or du Lion après sa mort.
Il était aux antipodes du deuxième disciple de Dohko. L'élève rejeté n’avait toujours vécu que pour la compétition et n’avait poursuivi la position de meilleur artiste martial que pour son compte personnel. Il avait été esclave de ses passions et avait accordé trop d'importance au regard des autres. Pourtant, la loi du plus fort était l’une des plus importantes de la Nature. En cela, Okko faisait honneur aux principes établis par les dieux pour les créatures vivantes.
En Isorropia, de tels contraires étaient d’une importance capitale. L'équilibre ne s’atteignait qu’en confrontant les opposés et qui d’autre qu’Ilias, parangon de vertus, pouvait éclairer Okko dont les vices avaient causé la perte ? Leur principale différence résidait dans l’usage de leur férocité : là où Ilias mettait la sienne au service des autres, Okko ne l’utilisait qu’à son propre profit. La brutalité n’était pas forcément une mauvaise chose en soi, la Nature elle-même en regorgeait. Néanmoins, elle pouvait être canalisée à des fins bien moins égocentriques. Ilias craignait que l’aveuglement de l’apprenti forclos ne rende sa mission compliquée, mais il n'avait pas le choix. La Nature et ses Lois demandaient des protecteurs et Okko avait été sélectionné par la titanide elle-même.
L’ancien chevalier du Lion se mit alors en garde et, enveloppé du chant litanique des Pythies derrière lui, fit brûler son cosmos doré. Le test pouvait commencer.
< Itia >
Itia étudia Genbu, le détaillant de la tête aux pieds. Ainsi ce jeune homme aux cheveux roux était un héritier de la Balance. De sa Balance ! Décidément, la chevalerie devait être tombée bien bas. Il ne faisait aucun doute qu’ils étaient l’antithèse l'un de l’autre. Le troisième disciple de Dohko avait donné sa vie pour protéger des chevaliers de bronze, des aspirants et… des chevaliers d'acier ? Bien qu'il ne sache pas de quelle catégorie il retournait, Itia comprenait qu'il s’agissait d’hommes et de femmes qui n’avaient même pas réussi à éveiller la moindre étincelle de cosmos. Qu’un Saint d’or se sacrifie pour des inférieurs était déjà inacceptable, alors pour de la piétaille ! C'était insupportable !
L’ancien Grand Pope avait eu ces torts là, animé d'une grande foi en l’humanité et d’une grande bonté envers son prochain. Mais la vie et les atrocités que l’espèce humaine pouvait s’infliger à elle-même l'avaient persuadé qu’elle devait tomber sous le joug de l'élite sacrée pour son propre bien. Les chevaliers d’or devaient régner sur Terre tout en participant au retour de l’Âge d’Or mythologique, celui des dieux parmi les humains. Pour l’accomplissement de cette tâche, les chevaliers d’argent et de bronze, moins expérimentés, devaient se soumettre aveuglément à leurs supérieurs d’or.
C’est en cela qu'il se posait en parfait antonyme de Genbu. Et à Isorropia, les élus de Thémis devaient affronter leurs contraires afin d'atteindre l’harmonie qui ferait d'eux des gardiens des Lois Naturelles et de la Justice Divine… si cela ne les tuait pas définitivement. La titanide avait bien fait de réveiller l’ancien Grand Pope du sommeil éternel. Il devait faire accepter à ce disciple évaltonné que son rang ne le mettait pas au service des autres, que c’était aux chevaliers des castes inférieures de prendre tous les risques pour le préserver lui, un des douze derniers remparts entre Athéna et ses ennemis, sans en développer une quelconque culpabilité ou redevabilité. D’ailleurs, qu’avait démontré Genbu en combattant seul toute une armée, si ce n’était l’hégémonie des Saints d'or ? Il pouvait donc certainement être amené à admettre le point de vue d’Itia.
Dans le dos de ce dernier, les Pythies entonnèrent alors une mélopée sacrée. Le rituel pouvait commencer. Résolument, l’ancien chevalier de la Balance éleva son puissant cosmos qui le nimba d’une aura d’or.
< Okko >
Okko se prépara à l’assaut. Lui, qui avait pourtant osé défier le Vieux Maître lui-même, se surprit à être tétanisé face au cosmos écrasant d’Ilias. Il exsudait du chevalier d’or une aura écrasante face à laquelle sa propre cosmo-énergie lui semblait dérisoire. Il savait dans son for intérieur que l’affrontement était inévitable, qu'il allait devoir se confronter à ce mur léonin. On le disait tenir du tigre féroce, mais devant la silhouette régalienne qui émanait de l’ancien chevalier d’or, il se sentait comme un chaton inoffensif.
— Attaque-moi, ordonna Ilias. Montre-moi ta vraie nature.
Malgré lui, Okko eut un sourire carnassier. Jamais il n’avait pu résister à une provocation en duel. Jamais de sa vie il n’avait refusé un combat. Jamais ! Il n’allait pas commencer dans la mort ! Rassemblant ses forces, il s’exécuta, néanmoins lucide sur le peu de chance qu’il avait face à un Saint d'or accompli, là où lui-même n’avait même pas réussi à être sacré chevalier :
— Mōko Reppū Shiden Ken ! [Vent déchirant et arc électriques du tigre violent]
Une tornade horizontale parcourue d’arcs électriques infusés de cosmos se précipita vers l’arbitre choisi par Thémis… qui ne sourcilla même pas. Le regard impassible d’Ilias ne réussit pas à tromper Okko qui devina que le chevalier n'était pas convaincu.
— Est-ce tout ? Tout ce dont tu es capable ? Tout ce que vaut ta légendaire brutalité ? Laisse-moi te faire une démonstration… Lightning Bolt ! [Éclair foudroyant]
Okko fut surpris par l’agressivité de l’offensive de cet homme qui lui paraissait si serein. Il fut projeté violemment, dans l’incapacité d’esquiver, de réagir ou simplement de voir la boule de foudre qui l’avait percuté. Il retomba lourdement et releva la tête en grognant, la mâchoire crispée par la douleur que ce simple geste représentait. Quand il s’aperçut qu’Ilias n'avait que le doigt pointé vers lui, il comprit qu’il n’avait subi qu’une infime portion du pouvoir du chevalier d'or. C'était encore plus humiliant. Okko savait reconnaître un combat perdu d’avance et même l’animal le plus sauvage évitait d’ordinaire de telles confrontations.
— Dis-moi, jeune Okko, demanda Ilias. D’où tires-tu ce comportement violent qui te caractérise ? Qu’est-ce qui te convainc à ce point que la force brute est la solution à tout ?
Par ce simple interrogatoire, l’intéressé se sentit alors acculé, un tigreau face à un lion adulte. Les images affluèrent dans son esprit. Il revécut ce jour maudit où tout avait commencé.
Les brigands qui avaient forcé la maisonnette familiale.
Colère.
La rixe qui s’en était suivie.
Fureur.
Le hurlement de sa mère qui lui avait crié de se cacher et les arguments de son père qui tentait de raisonner les agresseurs.
Rage.
Les gémissements d’agonie de son frère et de sa sœur.
Furie.
La déchirure des peaux entaillées, le crissement des lames contre les os, le gargouillis du sang qui s’écoule, les rires des bandits, l'odeur de la mort.
Haine.
Sa survivance, sa lâcheté, son impuissance.
Ire.
— Je… commença-t-il en grondant sourdement.
Il se releva en tremblant autant de ressentiment que de souffrance.
— Je n’ai rien pu faire ce jour-là. J’ai laissé ma famille mourir sous mes yeux. Depuis, je me suis juré que je ne serais jamais inoffensif. Je me suis promis que ce qui est arrivé à mes parents, mon frère et ma sœur ne m'arriverait jamais. J’ai fait le serment de ne jamais être une victime comme eux. S'ils avaient été plus combatifs, ils n’auraient pas crevé comme des chiens en me laissant seul ! Si je me suis évertué toute ma vie à devenir le plus fort, c’est pour leur montrer ce qu'ils auraient dû faire, pour que mes victoires résonnent jusqu’aux Enfers où ils séjournent dans la honte de leur incompétence !
L’apprenti rejeté attaqua. Ses doigts en forme de griffes, il se mit à frapper son adversaire avec une fureur décuplée. Celui-ci ne cilla pas, son armure sacrée déviant tous les coups sans accuser la plus insignifiante éraflure. Le bout du doigt d’Ilias étincela de nouveau et Okko fut de nouveau assailli par un tir foudroyant.
— Je doute que ton bellicisme ne date que de ce terrible événement, jeune homme, lui confia le chevalier du Lion. Ce que je crois, c’est que tu es violent de nature, sinon ton entraînement de chevalier aurait pris le dessus sur ce traumatisme. La question se pose donc : t’es-tu délecté de la chute de tes proches et de ta propre survie car cela t’entérinait comme le plus apte de ton clan ? Parce que cela te prouvait que la violence permet de prendre le dessus sur les autres et cela te persuadait d’en faire ta voie ?
L'outrage fut de trop pour Okko. La vérité également. Du moins, la semi-vérité. Il repensa à son enfance passée à se bagarrer contre les voyous de son village et à la fierté avec laquelle il relatait ses victoires à sa famille, persuadé que ses proches seraient comblés d’avoir quelqu’un d’aussi fort parmi eux. Mais il revécut aussi les longues séances de morale douce qui s’ensuivaient et sa propre consternation face à l’incompréhension dont il faisait l’objet. Était-ce pour lui éviter d’être blessé à cause de son impulsivité que sa mère l’avait fait se dissimuler quand les assassins avaient débarqué ? Était-ce pour lui démontrer la supériorité supposée de la discussion que son père avait voulu négocier avec les intrus ? Était-ce pour se faire pardonner de ne pas avoir développé la même pugnacité que leur benjamin que son frère et sa sœur étaient venus le cacher davantage en s’écroulant contre le lit sous lequel il s’était réfugié ? Quoi qu’il en soit, même si cela confirmait que la violence eût pu tous les sauver ce jour-là, jamais Okko n’avait ressenti la moindre satisfaction à être le seul survivant.
— Je ne te permets pas, Ilias ! Mōko Reppū Shiden Ken ! [Vent déchirant et arc électriques du tigre violent]
Cette fois, sa cosmo-énergie fut nettement plus puissante. Jamais il n’en avait généré une telle quantité ! Ilias y réagit.
— Lightning Plasma ! [Plasma foudroyant]
L’arcane du chevalier du Lion balaya l’attaque d’Okko qui n'eut que le temps de voir s’entrecroiser des millions de rais de lumière tranchants et électrisants. Le corps couvert d’entailles crépitantes, Okko s’effondra.
— Ainsi tu aimais ta famille, observa Ilias, et tu les défends par-delà la mort. Peux-tu imaginer le niveau que ta force atteindrait si tu utilisais ton acrimonie et ton animosité pour les protéger ?
À ces mots, les parents, la sœur et le frère d’Okko sortirent du cercle des Pythies. C'était des illusions probablement invoquées par Ilias lui-même avec l’aide des prêtresses chanteuses, Okko en avait conscience, mais elles lui paraissaient terriblement réelles, tout comme l'élan affectueux et protecteur qui le parcourut soudainement. Silencieusement, sans un regard celui qui leur avait survécu, elles vinrent se placer en demi-cercle devant le chevalier du Lion, agenouillés comme des offrandes vivantes. Le cosmos de ce dernier s’envola et l’aura assassine d’un prédateur face à ses proies en émana. Le Saint d’or leva ses deux bras en arc de cercle, formant une couronne meurtrière s’apprêtant à s’abattre sur la famille d’Okko.
— Non ! hurla ce dernier.
Il se releva en ignorant les supplices de son corps. Un cosmos enflammé et électrique l’enveloppa. Encore une fois, il se revit enfant, dissimulé sous le sommier salvateur. Sauf que cette fois, il s’imagina sortir de sous le lit, faire front en s'interposant entre ses parents et les meurtriers, animé de toute la sauvagerie et la bestialité qu’il était capable d’invoquer par amour pour sa famille. Finalement, peut-être que les discours de Shiryu et de Rōshi sur la nécessité de trouver des êtres chers à protéger n’étaient pas que foutaises. Mais contrairement à eux, il n’était pas obligé de développer bonté et compassion pour défendre son prochain. Il pouvait très bien le faire par pure ambition personnelle. Dans le cas présent, s’il réussissait à sauver ses proches, il prouverait sa valeur par la même occasion.
— Mōko Raisō Hari Kēn ! [Ouragan de griffes foudroyantes du tigre féroce] rugit-il.
Ilias, surpris par la puissance brutalement déployée par Okko, recula. Le cosmos du disciple déchu puis réintégré prit la forme d’une nuée de tigres noirs rayés de blanc dans une tempête d’arcs électriques cisaillants. L'ancien Saint d’or se protégea de ses bras. Son adversaire attaqua encore et encore, faisant durer son arcane et consumant sa cosmo-énergie. Le déchaînement était tel qu’Ilias n’eut aucune ouverture, aveuglé et tailladé de toute part. L'armure du Lion se fendit. La peau du chevalier se mit à accuser de multiples plaies. Le déferlement cessa lorsque le poing acéré d’Okko termina sa course dans la poitrine de son arbitre… et la scène se figea.
< Genbu >
Genbu se tint prêt. Il savait reconnaître un adversaire redoutable et Itia s’annonçait déjà l’un des plus terribles qu’il aurait connu. Comment aurait-il pu en être autrement ? Il se retrouvait devant celui qui, au treizième siècle, avait décimé à lui seul la moitié de l’armée d’Hadès. Il l’avait lu dans la mémoire de l’armure de la Balance. Itia avait été un formidable et redoutable guerrier, peut-être le plus puissant chevalier d’or de la dixième Maison depuis les temps mythologiques, avant de sombrer dans un radicalisme extrême qui avait failli détruire le Sanctuaire au quinzième siècle. Il avait incarné le côté sombre de la justice chevaleresque, une justice intransigeante, tranchante, irréductible, une justice en défaveur du commun des mortels et des combattants de bas rang. Genbu ne pouvait pas cautionner un tel point de vue de la part d’un Saint d’or. Il en allait de son honneur de disciple de Lushan et de chevalier sacré.
— Tu es trop faible, jeune Genbu, déclara Itia. Tu n’as pas vécu assez longtemps, contrairement à moi. Il te faudrait encore des siècles avant de me vaincre.
— Je suis mort, rétorqua l’ancien disciple de Dohko. Les siècles, je les ai devant moi, maintenant !
— Oui, tu es mort. En donnant ta vie pour de simples inférieurs et des aspirants remplaçables. Là est mon jugement : tu es faible.
— Mourir pour protéger les autres n’est pas une preuve de faiblesse ! C’est l'honneur d’un chevalier !
— Tu te trompes. Son honneur est de mourir pour Athéna. Les chevaliers d’or forment le dernier rempart du Sanctuaire. S'ils se mettent à se sacrifier pour les plus faibles, qui pourra protéger la déesse si ses ennemis l’atteignent ? Ta faiblesse est de ne pas accepter que les Saints de bronze et d’argent soient là pour affaiblir l’assaillant pendant que les chevaliers d’or préservent leurs forces pour le combat final. Ils s’inscrivent dans un dessein plus grand, les autres ne sont que de la chair à canon. Indispensables, certes, mais renouvelables facilement.
— Je ne peux pas être d’accord avec ça, Itia, dénia Genbu. Les chevaliers d’or sont des guides, des modèles pour les moins expérimentés. Ils doivent être témoins de nos combats, bien davantage que nous devons l’être des leurs. Ils en ressortiront grandis, meilleurs que nous ! Chaque nouvelle génération doit supplanter la précédente et il est de notre devoir de les inspirer !
— Cela ne vaut que pour les survivants d’après-guerre, renchérit Itia. Lorsque le Sanctuaire doit se relever, là oui, il faut bien renouveler les effectifs, même si cela implique de devoir compter sur les Saints de bas rang. Mais en temps de guerre, eh bien… s'il ne doit rester que les chevaliers d’or, c’est dans l’ordre des choses. Nous devons accepter le sacrifice des plus faibles, les moins compétents, afin que les plus forts, les plus capables, mènent à bien la mission. C’est dans l'intérêt du plus grand nombre.
— Si je suis le seul à mourir, argua Genbu avec véhémence, si je protège de multiples vies par ma seule mort, alors là, oui, c’est pour le bien du plus grand nombre !
— Peut-être sur le champ de bataille, mais qu'en est-il de la guerre dans sa globalité ? Combien de centaines d’autres mourront parce que tu as refusé que quelques dizaines disparaissent ?
— Il s'agissait de nos successeurs ! s’indigna Genbu. Et l’un d’eux était le fils de mon condisciple Shiryu de la Balance, Ryuho du Dragon lui-même très probable futur héritier de cette armure !
Itia balaya l’argument d’un geste dédaigneux.
— Cette discussion ne mène nulle part, constata-t-il froidement. Rien ne vaut une bonne démonstration.
L’ancien Grand Pope leva le bras et son cosmos s’éleva vers les cieux. Genbu s’apprêta à subir son attaque, mais Itia se tourna vers les Pythies. Le troisième disciple de Rōshi comprit avec horreur l’intention de son adversaire.
— Brabeus Talanton. [Balance du Jugement] clama Itia
Une immense balance dorée apparut au-dessus des prêtresses en pleine litanie avant de descendre vers elles, s’apprêtant à les écraser d’un puissant cosmos gravitaire. Genbu se précipita pour contrer l’attaque d’Itia. À la vitesse de la lumière, il se positionna entre les jeunes femmes agenouillées et toutes à leur chant rituel. Il leva les bras en embrasant sa cosmo-énergie pour soutenir le poids phénoménal de l’arcane. Les prêtresses ouvrirent les yeux, prirent conscience de la situation et laissèrent échapper des exclamations horrifiées. Elles restèrent pétrifiées de terreur. Les pieds de Genbu s’enfoncèrent dans le sol. Il sentit certains des os de son corps se fêler sous la pression. Un goût de sang envahit sa bouche mais il tint bon.
— Vois-tu, jeune chevalier d’or ? En contrant ma technique, en protégeant ces femmes, tu te retrouves blessé et affaibli. Sans compter que tu es dorénavant à ma merci.
Il disait vrai. Genbu ne pouvait pas se permettre de contre-attaquer sans provoquer l'écrasement des Pythies. Mais il ne pouvait abandonner des êtres sans défense et il n'aurait jamais le temps de lâcher la charge cosmique et de lancer l'une de ses techniques pour tenter de la repousser. Dès qu'il la laisserait aller, elle s'abattrait à célérité luminique. Il était coincé.
— Chevalier Genbu, appela une voix frêle dans la tourmente.
L’une des Pythies le regardai intensément.
— Vous êtes perdu si vous continuez de nous protéger, continua-t-elle.
— Échappez-vous, répondit-il. Je tiendrai assez longtemps pour cela.
— Il nous ciblera l'une après l’autre si nous tentons la moindre fuite. Nous n’aurions pas la rapidité suffisante pour l’éviter. Je vous en supplie, ne vous sacrifiez pas pour nous.
— Il est de mon devoir de défendre ceux qui ne peuvent pas se protéger eux-mêmes. Je vous sauverai, dussé-je y perdre cette après-vie !
Itia éclata d’un rire sardonique à cette déclaration.
— Elles mourront de toute façon ! Tu finiras bien par lâcher et alors vous disparaîtrez tous sous le poids de mon verdict ! Mais je peux accélérer ta défaite : Telos Dikaiosyni ! [Justice finale]
Les armes de la Balance fusèrent telles des étoiles filantes sur Genbu. Sans armure, ce dernier banda tous ses muscles dans l’espoir de résister à cette terrible offensive. Après tout, il s'était suffisamment baigné dans les eaux de Lushan pour espérer profiter de ses bienfaits. Il éleva son propre cosmos doré à son paroxysme et parvint à ne pas s’effondrer quand l’arsenal d’or se ficha dans son corps. Chacun des impacts fut d’une violence incommensurable et la douleur qu’ils occasionnèrent indicible. Des organes éclatèrent sous les chocs. Il manqua de sombrer mais, grimaçant sous l’effort de volonté que cela lui demanda, il ne faillit pas.
— Admirable de détermination, complimenta Itia. Tu es bien un héritier de la Balance. Mais cela ne fera que prolonger ta souffrance sans empêcher ton échec.
— Il a raison, chevalier, fit une deuxième Pythie.
— Si vous vous évertuez à nous protéger, nous trépasserons ensemble, insista une troisième.
— Mais si vous acceptez que nous prenions le relai… poursuivit une quatrième.
— Vous aurez l’occasion de passer à l’offensive, compléta une cinquième.
— Certaines d’entre nous ne s’en sortiront pas, mais nous ne serons pas éradiquées, conclut une sixième.
Une à une, elle se levèrent, chacune d’elle n'émettant qu'un infime cosmos. Dès que leurs mains se posaient sur l’imposante balance cosmique qui les menaçait, le poids de l’arcane sur Genbu diminuait.
— Non, supplia-t-il déjà en proie au tiraillement de la décision qu'il devait prendre. Vous n’y résisterez pas !
Mais il n'eut pas plus d’emprise sur leur volonté qu’Itia n’en avait sur la sienne. Il perçut l'instant où la dernière Pythie prit appui sur le plateau de cosmos.
— Maintenant, chevalier ! hurlèrent les prêtresses à l’unisson.
Il céda. Il accepta de leur faire confiance. Il accepta leur participation. Il accepta ne pas se sentir responsable de la vie des plus faibles et qu’ils étaient les plus à même de décider de leur propre sort. Il accepta qu'il n’avait pas besoin de s’occuper de tout en attendant qu’ils soient prêts. Il accepta que la jeune génération veuille aussi avoir le droit de protéger ceux qui les inspiraient, qu’il s’agissait pour eux de la plus profonde marque de respect. Il accepta leur sacrifice… et il lâcha prise.
Immédiatement, les Pythies ployèrent sous la pression et hurlèrent de douleur. Mais elles ne se brisèrent pas. Pourtant, déjà, certaines d’entre elles étaient mortes. Debout, mais mortes. Il rassembla toutes les forces qu'il put invoquer.
— Rozan Shinbu Ken ! [Attaque de la véritable arme de Lushan]
La balance de cosmos fut réduite en éclats par l’impact. Aussitôt, les Pythies s'effondrèrent. Il ne prit néanmoins pas le temps de s’attarder sur elles, leur confiant leurs propres soins pour celles qui étaient encore capables d’en prodiguer. Par la seule force de son cosmos, il décrocha les armes de la Balance de son corps et les projeta vers Itia. À la vitesse de la lumière, Genbu se propulsa parmi elles.
— Rozan Shō Ten Ha ! [Ascension suprême de Lushan]
Itia n’eut pas le temps de réagir, trop stupéfait par le retournement de situation… dont il ne prit conscience que lorsque le poing justicier de Genbu se planta dans son torse. Le temps sembla alors s’arrêter.
**
La réalité tournoya sur elle-même. Ses pans se réarrangèrent. Les illusions se dissipèrent, ne laissant que les combattants et les prêtresses dans une clairière féerique. Ilias et Itia se retrouvèrent dos à dos, la poitrine de chacun d'eux encore transpercée par le poing de leur adversaire. Dans un bruissement subtil, les Pythies, au complet et indemnes, disparurent sous leurs formes animales d’une blancheur immaculée. Louves, colombes, biches, laies, hases et renardes s’égaillèrent dans les profondeurs sylvestres qui entouraient dorénavant les belligérants. Par dessus l'épaule de leur opposant, Genbu et Okko se découvrirent, puis se reconnurent, bien qu’ils n’aient jamais été élèves du Vieux Maître en même temps.
Depuis le poing d’Okko, des veines d’ébène se propagèrent dans l'armure d’or du Lion d’Ilias.
Depuis le poing de Genbu, des reflets d’ivoire se répandirent dans l'armure d’or de la Balance d’Itia.
Les silhouettes des deux anciens chevaliers s’estompèrent progressivement, une expression fière et radieuse destinée à ceux dont ils étaient venus arbitrer la compatibilité avec les plans de Thémis. Leur rôle accompli, les deux anciens chevaliers d’or retournaient à leur sommeil éternel. Leurs armures se reformèrent, mais pas selon leur apparence originelle. La protection d’Ilias prit la forme d’une armure or et ébène représentant un ligron, le plus puissant et le plus grand des félins issu de l’hybridation entre un lion et une tigresse. Celle d’Itia se rassembla en une balance or et ivoire consistant en une énorme épée dont la garde portait les deux plateaux symboliques et dont la poignée servait de râtelier aux armes emblématiques. Les cosmos d’Okko et Genbu entrèrent aussitôt en résonance avec ces totems qui se dissocièrent et vinrent recouvrir leurs corps complètement guéris.
— En combattant vos opposés et en combinant vos principes contraires, en dépassant vos regrets et en transcendant les frontières de vos différences, vous avez atteint un état d’équilibre. Confrontation, remise en question, harmonisation, évolution. C’est ce que vous propose Isorropia, mon domaine situé à l’intersection du royaume des titans, l’Othrys, et de celui des dieux, l’Olympe.
Accompagnant sa voix et parée de sa Soma, son armure, Thémis apparut devant Okko et Genbu. Spontanément, ils s’agenouillèrent comme tout humain le fait face à une déité. La titanide, protectrice des Lois Naturelles et de la Justice Divine, avait toujours entretenu de bons rapports avec les dieux, notamment Zeus et Athéna, eux-mêmes gardiens de l’harmonie et de la paix sur Terre. Elle tourna autour des deux condisciples, appréciatrice.
— Ces armures vous siéent à la perfection. Ce sont des Phusis et elles sont la personnification de votre vraie nature. Elles symbolisent votre appartenance aux guerriers d’Isorropia, ceux qui se battent dans l’ombre pour sauvegarder les justes lois de la Création. Et je ne parle pas de celles instaurées par les humains. Je parle de celles de la Nature, la meilleure incarnation de la justice que je défends depuis la nuit des temps. Celles que défendent également, à leur échelle mortelle, les Taonias de la Contrée Mystique où votre Vieux Maître est né.
Les deux condisciples se regardèrent. Ainsi la titanide acceptée parmi les dieux partageait les mêmes valeurs que Dohko ? Elle posa une main sur l'une de leurs épaules à chacun.
— En ces temps de conflits et de dissensions toujours plus fréquents, à l'heure où les humains bafouent toujours plus les règles de ce monde, j’ai besoin de plus de combattants. Athéna est trop occupée par les Guerres Saintes et l’équilibre de la Terre menace de se rompre. Ma question est simple. Vous qui avez été entraînés, l’un banni et repris, l'autre enfui et repenti, pour servir ma petite-fille, accepteriez-vous de changer d’allégeance sans la trahir ? Pour l’amour des valeurs qui vous ont été enseignées ?
Okko et Genbu ne purent cacher leur émotion de se voir offrir une telle chance d’agir en parallèle des Saints du Sanctuaire.
— Grande déité, nous acceptons cet insigne honneur, assurèrent-ils d'une même voix fervente.
Ainsi saisirent-ils l’opportunité de faire ce que tout chevalier espérait au plus profond de son cœur : continuer le combat… même après sa mort.