La voie de la draconide
Chapitre 1 : La voie de la draconide
5043 mots, Catégorie: G
Dernière mise à jour 12/05/2024 19:34
1970 - domaine céleste de Chine - fief de Yuhuang Dadi, Auguste Empereur de la Hauteur Suprême et Divin Vénérable Céleste de Jade - Hall des Douze Pagodes.
Yùzhū, gardienne de la Pagode du Dragon et soldate au service de Yuhuang Dadi, le régisseur des dieux chinois, se tenait dans son temple, un genou en terre, luttant pour ne pas s’effondrer. Son corps, habituellement athlétique, élancé et vigoureux, était meurtri, brisé et endolori. Les lambeaux de sa Pearl, son armure traditionnelle, sa protection sacrée jusque-là couvrante et intègre, s'effritaient en une pluie d’orichalque tintinnabulante. Ses cheveux, ordinairement soyeux et bleu-noir, étaient ternis et poussiéreux. Ils ne cascadaient plus élégamment jusqu'au creux de ses reins, mais pendaient lamentablement de part et d’autre de son visage. Les traits de ce dernier, originairement fins et harmonieux, disparaissaient derrière un teint hâve et cireux. Yùzhū n'avait même pas vingt ans mais sa jeunesse s'était envolée, emportée par la violence.
La Guerre Sainte pour l’Empire du Milieu était terminée. Le Hall des Douze Pagodes avait remporté la partie et était parvenu à repousser l’ennemi qui avait attenté à l'hégémonie de l’Empereur de Jade. La jeune combattante avait survécu… mais elle était la seule, l’unique rescapée des six guerrières Shīmǔ et des six guerriers Shīfu qui formaient la garde rapprochée de l’Auguste Céleste. Ses camarades, ses sœurs et frères d’armes, ses amis… tous avaient succombé sous les terribles assauts de leurs adversaires. Ils s’étaient sacrifiés pour elle. Ils avaient donné leur vie afin qu'elle puisse asséner le coup de grâce à leur opposant. Ils lui avaient offert leur mort, à elle, leur benjamine ! Cela rendait la victoire amère et insultante, la survivance imméritée et coupable.
Elle caressa les fragments tenaces de sa Pearl du Dragon avec une tendresse non feinte. Cette armure l’avait accompagnée dans tous ses combats, l'avait protégée de bien des coups et l’avait gardée du trépas plus souvent qu'à son tour. Pourtant, elle ne se sentait plus la légitimité suffisante pour la porter et s’en départit. L’évidence de sa décision confirma son bien-fondé, malgré les conséquences qu’elle savait inévitables : plus jamais elle n'userait de son cosmos et plus jamais elle ne combattrait.
Sondant alors une dernière fois les environs dévastés mais sauvés de l’oblivion, elle grava dans sa mémoire le panorama qui s'offrait à elle. Hors de toute perception humaine, le royaume mystique de Yuhuang Dadi s’étendait loin au-dessus de la Terre Jaune, dans une mer de nuages oniriques dont l’horizon était ponctué des douze Pagodes sacrées. Celles-ci, ancrées par une brume mystérieuse qui constituait le socle du domaine céleste, étaient reliées par une fortification à tourelles rappelant la muraille de Chine. L’ensemble formait un immense astérisme dont le tracé suivait les frontières du pays qu’il protégeait - que, elle, Yùzhū, avait protégé - et qu’elle devait maintenant abandonner. Elle en avait le cœur brisé.
Avant de quitter le Hall pour toujours, les ultimes paroles de ses pairs, les mots qu’ils avaient prononcés juste avant de mourir et dont la connotation mystérieusement prophétique avait poigné son âme, résonnèrent dans son esprit :
«Vis, Yùzhū. Vis, porteuse d’avenir.»
1975 - archipel terrestre du Japon - île de Shikoku - vallée d’Iya.
Les banians le disputaient aux camphriers et aux bambous dans une guerre pour la lumière. Cette lutte séculaire, voire millénaire, se déroulait au ralenti et il en émergeait un équilibre que ne réussissaient pas à rompre les nombreuses épiphytes montant à l'assaut de leurs géants supports. Ce combat végétal, épique et éternel, était acharné et silencieux. Il y avait dans ce bras de fer sans cesse changeant une sensation de permanence paradoxale, une impression rassurante de pérennité malgré la précarité des belligérants.
Cette entropie harmonieuse, Yùzhū ne se lassait pas de l’admirer. Elle était venue pour ça, pour contempler cette quiétude naturelle à laquelle elle aspirait. Elle avait épousé le taoïsme afin que se développe en son sein l’accomplissement de la non-action. Cela faisait cinq ans. Cinq belles années sereines qui lui avaient permis de faire la paix avec sa vie épargnée. Cinq révolutions durant lesquelles elle avait placé son cœur et son esprit dans la voie du Tao, celle de la Nature, imitant la passivité féconde de cette dernière, retournant à l’authenticité primordiale. Dans ce quiétisme naturaliste, elle se réalisait pleinement. Le taoïsme était un idéal d’insouciance, de spontanéité, de liberté individuelle, de communion extatique avec les forces cosmiques et de refus des rigueurs de la vie sociale. Dans la Nature, aucun être vivant ne tentait de s'investir d’une quelconque utilité. Il convenait donc d’être futile, vide, sans qualités, transparent. La superfluité sociale, l’absence de qualités effectives, la vacuité d’un cœur libéré de tout souci mondain avaient été les nouvelles aspirations de la jeune femme.
Elle avait été acceptée dans un monastère taoïste perdu au plus profond de la vallée la plus reculée du Japon. Chinoise par sa mère, Yùzhū était japonaise par son père. Elle n’avait plus ni l’une, ni l’autre depuis longtemps mais elle s’était toujours sentie intimement liée à ces deux pays. Pourtant, la conclusion douloureuse de la Guerre Sainte l’avait découragée de rester sur le continent maternel. Elle avait opté donc pour l'archipel paternel et y avait déniché l'un des derniers bastions du taoïsme, philosophie alors rejetée par la révolution culturelle chinoise. Les pas déterminés de la déserteuse l’avaient menée au cœur des montagnes de Shikoku, la plus petite des quatre îles principales du Japon, où se nichait la vallée la plus isolée de l'archipel : la vallée d’Iya. Suivant sa volonté de s’éloigner de l'omniprésence humaine, Yùzhū était parvenue jusqu'à la partie Est de la vallée, passant par gorges encaissées et canyons abrupts, empruntant les derniers kazurabashi, ces ponts de lianes tressés pluricentenaires, jusqu'à atteindre un modeste monastère taoïste, fondu si adroitement dans la Nature environnante qu’il aurait pu passer inaperçu si l’ancienne Shīmǔ n’avait pas été dotée de capacités hors du commun.
La progression avait été ardue, les prétendues capacités dont Yùzhū avait pu se targuer jusque-là périclitant rapidement. Elle ne s'en était pas étonnée. La jeune femme avait su, dès qu’elle avait pris la décision de ne plus utiliser son cosmos, qu’elle allait raccourcir drastiquement son espérance de vie. Les blessures qui lui avaient été infligées durant la Guerre Sainte étaient terribles et, si elles étaient refermées en apparence, leur profondeur allait bien plus loin que les simples stigmates extérieurs. Stimuler régulièrement l’énergie de leur univers intérieur était la source de la guérison aisée des utilisateurs du cosmos. Mais elle avait juré de ne plus s’en servir et ne pouvait revenir sur sa parole sans donner naissance à un démon de cœur qui aurait gangrené son existence d’être noétique.
« L'homme imite la terre, la terre imite le ciel, le ciel imite le Tao, le Tao imite la Nature ».
C’était par ces paroles qu’un moine l'avait accueillie lorsqu’elle avait frappé à la porte du temple et elles étaient immédiatement entrées au diapason avec les propres conclusions de Yùzhū. Elle avait décidé de vivre les années qui lui restaient en respectant le Tao, sans chercher à contrevenir aux lois naturelles ni à sa destinée écourtée.
Cela faisait maintenant une demie dizaine d’hivers et elle sentait qu’elle n’avait plus beaucoup de temps devant elle. Un an tout au plus. Mais cette perspective ne l'effrayait pas. Elle était porteuse de son propre avenir et honorait en cela les dernières volontés de ses sœurs et frères d’armes morts au combat. Le fait de parvenir une énième fois à cette même déduction rassura la jeune femme et signa la fin de sa méditation du jour. Autour d’elle, le champ de bataille végétal la couvrait de son ombre bienveillante, l’enveloppait de sa fragrance envoûtante et la nimbait de sa fraîcheur tranquillisante.
Un vent glacé et enjôleur souffla et s’immisça dans son daopao, la robe traditionnelle des taoïstes pratiquants, comme pour anesthésier par le froid les douleurs qu’elle abritait dorénavant en permanence et qu’elle supportait sans ciller, ses cellules se mourant à petit feu. Ces premiers frimas étaient les signes précurseurs de l’hiver imminent. La jungle émeraude allait bientôt se parer de son manteau immaculé et le monastère allait enfin être totalement isolé du reste du monde… si tant est qu’il puisse être considéré réellement accessible, même à la belle saison.
Elle adorait l’hiver et anticipait déjà les doux craquements de neige et les cliquetis de la glace qui résonneraient comme les tintements d’un carillon éolien en pleine bise. Mais surtout, elle appelait de ses vœux le silence étouffé qui accompagnerait immanquablement les accumulations successives de flocons cristallins, ces étoiles de dentelle gelée dont l'élégance n’avait d'égal que leur éphémérité. Enfin, Yùzhū appréciait d’avance la quasi solitude dans laquelle elle se retrouverait alors, aucun nouveau venu ne pouvant accéder au monastère et tous les prêtres regagnant des temples plus accueillants pour la mauvaise saison. Hormis elle-même, il ne restait en hiver que le seul daoshi ermite qui avait fondé le daoguan reclus.
Quelle ne fut donc pas sa surprise lorsqu’elle découvrit un pèlerin en revenant vers le monastère. Il s’agissait d’un homme d’une soixantaine d’années, bien fait de sa personne, à l'allure altière sans être condescendante, et dont la bouche sévère détonnait avec son regard empreint de bonté. Il portait un kimono à la coupe simple et pratique mais de haute facture. Il gratifia Yùzhū d’un o-jigi formel d'une longueur supérieure à la normale, ce qui exprimait un respect peu coutumier envers une inconnue bien plus jeune que lui. Il devait avoir beaucoup d’estime pour la gent féminine. Elle lui répondit de façon égale, versée dans l’art du salut japonais malgré une grande partie de sa vie passée en Chine. Mais plutôt que de poser ses mains sur ses cuisses, comme il eût été de coutume, elle préféra les joindre, le poing de l’une dans la paume de l'autre.
— Quel magnifique accueil ! apprécia l'homme d’une voix profondément douce. J’aime quand l’union de deux cultures sublime et transcende leurs beautés respectives. Vous glorifiez à la fois l’Empire du Milieu et celui du Soleil Levant. Vous êtes sino-japonaise, n’est-ce pas ?
Yùzhū fut troublée par ce compliment spontané, et quelque peu exagéré au demeurant, sur son salut hybride.
— Tout à fait, monsieur… ? répondit-elle en attendant qu'il se présente.
— Kido. Mitsumasa Kido, pour vous servir. Et moi ? À qui ai-je l’honneur ?
— Yùzhū Ryusanchō.
Il s'inclina une fois encore, ce à quoi Yùzhū répondit de nouveau poliment, et elle reprit le chemin vers son logement, feignant d’ignorer le regard appuyé de l’inconnu. Elle n’y percevait aucune menace. Bien au contraire, une agréable sensation d’élation, celle d'être appréciée sans contrepartie, l'envahit inexplicablement.
Dans les jours qui suivirent, il devint évident que l’homme qui ne manifestait aucune volonté de repartir allait rester pour l’hiver. Il y avait de moins en moins de daoshi dans le monastère mais Mitsumasa Kido persistait à ne pas plier bagage. Il passait le plus clair de son temps à méditer sur le perron de son logement ouvert sur l’extérieur, se promener en contemplant l’environnement paisible ou à réaliser de longues séances de Tai Chi. Il était apparemment un pratiquant accompli et féru d’arts martiaux.
De temps en temps, Yùzhū l'accompagnait dans ses balades contemplatives ou ses sessions de Tai Chi. Inexplicablement, elle appréciait cet homme qui aurait pu être son père, mais que ni son cœur ni son esprit ne considéraient comme tel. Elle ne tenta pas de lutter contre les sentiments étranges qui s'éveillaient irrationnellement en elle. L'un des principes du taoïsme est de laisser faire la Nature… et cette dernière n’avait cure de la différence d’âge. Elle n’avait pas à accepter ou refuser ce qu’elle ressentait lorsqu’elle était à ses côtés. Et puis, il ne lui restait plus beaucoup de temps à vivre, alors elle pouvait au moins s’accorder le bien-être platonique qui l'envahissait en sa présence.
Pourtant, la première fois qu’elle s'était surprise à avoir de tels émois, son inconscient d’ancienne guerrière sacrée l'avait mise en garde contre une éventuelle manipulation de l’esprit. Elle avait eu vent d’un dieu, Zeus, issu d’une mythologie lointaine, dont les femmes humaines tombaient éperdument amoureuses. Drôle de légende que celle d’un vénérable immortel qui s'attirait les passions des jeunes dames mortelles. Quoi qu’étrange, et bien que Yùzhū fût loin de l’exaltation, son inclination pour Mitsumasa Kido lui faisait invariablement penser à ce mythe. N’avait-il vraiment rien de divin pour susciter ainsi son intérêt ? Peu importait en réalité. Fidèle aux principes qu’elle avait juré de suivre, elle se laissa porter par la voie de la Nature.
Un jour qu'ils marchaient tous les deux dans l'épaisseur tapis de neige qui recouvrait les sentiers de la vallée d’Iya, le silence uniquement brisé par les craquelures que leurs yunlu traditionnels occasionnaient à la fine couche de glace pelliculant la poudreuse, Yùzhū s’effondra soudainement et sans signes avant-coureurs. Une faiblesse et une douleur intense la terrassèrent implacablement et, sans même avoir l’occasion de gémir, elle s’évanouit. Elle n’eut que le temps de penser que la mort était finalement chose bien rapide, comme si l’interrupteur de sa vie avait simplement été désenclenché.
Mais la faucheuse ne l’emporta pas et elle se réveilla au chaud, sur un futon confortable et recouverte d’un drap d’une douceur inégalée malgré son aspect rustique. Elle tourna lentement la tête et elle le vit. Mitsumasa Kido était à son chevet, à genoux, les mains sur les cuisses. Il semblait dormir ainsi, aussi zen que s’il méditait. Pourtant, il ouvrit les yeux dès que son regard à elle se posa sur son visage à lui. Une inquiétude sincère se lisait sur ses traits. Malgré l’incongruité de la situation - elle se retrouvait quand même dans la chambre d’un homme - elle ne tenta pas de se relever de suite. Après tout, son corps l’avait lâchée comme jamais auparavant, les affres de ses anciens combats l’ayant supplanté. Elle devait rester prudente pour ne pas aggraver son état.
— Je suis rassuré de vous voir de nouveau avec moi, Ryusanchō-san. J’ai pris la liberté, en toute probité bien sûr, de vous amener jusqu'à mon logement où je vous ai veillée. Savez-vous ce qu'il vous est arrivé ? Vous rappelez-vous de quelque chose ?
Yùzhū fixa le plafond un instant avant de répondre.
— Je suis mourante, Kido-sama, annonça-t-elle simplement.
Il sembla évaluer la déclaration soudaine.
— Vous avez pourtant un corps visiblement en excellente santé, fit-il remarquer avant de se taire en s’apercevant de ce que sa phrase venait de révéler.
Yùzhū ne rougit pas et ne lui en tint pas rigueur. À combien de médecins du Hall des Douze Pagodes avait-elle dévoilé son corps durant son apprentissage ? En bonne combattante, elle avait depuis longtemps perdu la notion de pudeur physique. Mitsumasa se racla la gorge, gêné.
— Je suis praticien de la méthode Zhong Fu, celle des pouls chinois, expliqua-t-il. Comme tout bon artiste martial se le devrait par ailleurs. Pouvez-vous me parler de votre affliction ? Car je n’en ai détecté aucune malgré tous mes efforts.
— Je ne le peux, lui dit-elle en laissant planer l’imprécision dans son affirmation.
Elle ne pouvait rien lui dire. Personne ne devait avoir connaissance de l’existence du domaine céleste de Yuhuang Dadi et de ses gardiens sacrés. Il ne fallait pas qu’il la découvre ancienne Shīmǔ porteuse de la Pearl du Dragon ! S’il n’avait pu diagnostiquer quoi que ce fût, c'était simplement car il n’avait pas conscience de l’existence du cosmos. Il était hors de question qu’elle laisse échapper la moindre information à ce sujet, mais elle ne voulait pas le froisser pour autant. Il s'était clairement fait du mauvais sang pour elle. Sans lui mentir, elle ne devait cependant pas le laisser comprendre qu’elle lui cachait quelque chose. Cela pourrait blesser la confiance qu'il avait en elle. Mais en ne disant pas toute la vérité, Yùzhū pouvait le laisser penser qu'elle-même n’en savait pas davantage sur son propre état.
— Je sens que la fin est proche, poursuivit-elle. Il est des choses que l’on sait d’instinct, Kido-sama. Il ne me reste plus que quelques mois, tout au plus.
Mitsumasa resta silencieux et respectueux. Il ne s’emporta pas, ne s’insurgea pas, ne cria pas à l’injustice en regard de son jeune âge. Il accepta l’information de façon tout à fait pragmatique, mais le regret affaissa ses épaules, accentuant artificiellement son âge.
— Avez-vous tout essayé ? Je suis versé dans d’autres pratiques alternatives et traditionnelles. Peut-être puis-je…
Yùzhū posa une main tendrement sur la sienne.
— Je serais idiote de ne pas vous laisser tenter le tout pour le tout, Kido-sama. Mais, s’il-vous-plaît, ne vous bercez pas d’illusions, je vous prie. J’ai accepté mon sort depuis longtemps et le Tao me permet d'être heureuse malgré tout.
Elle hésita avant de continuer :
— Surtout depuis que je vous connais.
Mitsumasa amena sa deuxième main sur celle que Yùzhū avait déjà déplacée. Les deux paumes de l'homme enserrèrent les doigts graciles de la jeune femme. Il finit par la lâcher avec une réticence évidente..
— Reposez-vous, Ryusanchō-san. Demain, je tenterai de vous aider au mieux de mes capacités.
Dans les jours qui suivirent, Mitsumasa Kido essaya tout ce qu'il savait faire en termes d’acupuncture, de moxibustion et de hijama. Rien n’y fit mais Yùzhū fit semblant d’aller mieux, prenant davantage sur elle qu'à l’accoutumée pour ignorer les douleurs qui la perclusaient. Elle ne put rester insensible aux innombrables efforts de Mitsumasa pour la soigner. Et lui ne put rester insensible plus longtemps à l'attrait qu'il avait pour Yùzhū.
Ainsi commença leur idylle que tous deux savaient provisoire. Seuls dans le temple taoïste perdu dans la jungle figée par l’hiver, le daoshi ermite s'étant enfermé dans une grotte de glace, ils se rapprochèrent dans l'adversité du trépas prochain de la jeune femme. Ils consommèrent leur attraction mutuelle et l’écart des ans n’eut plus aucune importance.
— Je ne connais même pas ton âge, souffla-t-il après leurs langoureux ébats.
Elle sourit dans le noir de la nuit froide. Une étrange quiétude se répandait dans son corps. Les douleurs… on aurait dit qu’elles s’amenuisaient !
— Je suis née la dernière année du dragon d’eau, s’entendit-elle répondre.
— L’année du dernier passage de la comète 12P/Pons-Brooks ? Celle que l’on nomme Mère des Dragons ! s’étonna-t-il.
Et voilà qu’elle le découvrait passionné d’astronomie ! Décidément, Mitsumasa était plein de surprises… Ces mots chantèrent dans sa tête et son cœur battit la chamade. Mère des Dragons. Les mains de Yùzhū se portèrent inconsciemment à son ventre. Se pourrait-il que… ? Non, impossible de savoir quoi que ce soit. Pas aussitôt après avoir… Et pourtant, tout son instinct lui hurlait à cor et à cri que la volonté de la Nature, sa seule véritable volonté s'il en fallait une, celle de la pérennisation des espèces, prenait vie en elle. La certitude lui fit oublier de répondre et son amant ne s’en offusqua pas, comme le lui prouva l'étreinte dans laquelle ils s’endormirent.
Les beaux jours revinrent, le printemps faisant fondre le blanc manteau de flocons. Ces derniers troquaient leurs formes d'étoiles dentelées virevoltantes pour celles de gouttes renflées que la gravité rattrapait et qui percutaient branches, pierres et terre dans une cacophonie cristalline, un tintamarre assourdissant après le calme absolu de l’hiver. La jungle reverdit petit à petit et les sons familiers de la belle saison se répercutèrent dans la cathédrale végétale qui enserrait le daoguan. Les prêtres taoïstes revinrent au fur et à mesure que les chemins se rouvraient et la vie monastique reprit son cours.
Aucun d’eux ne fit la moindre allusion à l’état de Yùzhū, pourtant de plus en plus visible. Un petit être grandissait en son sein et, miracle de la Nature s’il en est, la lente progression de la mort avait cessé chez la jeune femme. Plus aucune souffrance, plus aucune gêne, plus aucun étourdissement, plus aucun malaise. Elle n'était plus que félicité et bien-être. Elle ne ressentait pas le moindre symptôme négatif de grossesse. Pas de nausées, pas de pulsions, pas de fringales, pas de sauts d’humeur… Simplement le développement sans anicroche de la vie qui repousse la mort, comme si l'énergie grandissante du fœtus remplaçait son cosmos à elle… était son cosmos à elle. Mieux, comme si ce cosmos qu’elle avait réfuté devenait littéralement matière. Oui, c'était ça ! Ce bébé était la solidification, la concrétisation de la puissance de son univers intérieur. Et cela grâce à l'impulsion donnée par Mitsumasa Kido.
Cet homme, venu initialement en pèlerinage, n'était toujours pas reparti. Où que Yùzhū allât, il l’accompagnait, veillant farouchement sur elle. Il était attentif au moindre de ses besoins, les anticipant avec tant d’adresse qu’il donnait l'impression de connaître la musique. Avait-il d’autres enfants ? Yùzhū ne crut pas bon de le lui demander. Il était avec elle pour le moment. Il l’aimait et ne vivait que pour elle. Que pour eux. Et rien d’autre n’importait. Elle savait de toute façon qu'il finirait par s'en retourner là d’où il venait, où que ce fût. Il gardait encore tant de mystères par devers lui ! Mais, une fois de plus en accord avec le Tao, elle décida de ne vivre que dans l’instant présent sans se préoccuper de ce que demain réservait. Il serait toujours bien assez tôt pour s’en soucier.
Ils poursuivirent tous les deux les séances de méditation et les sessions de Tai Chi. Ces dernières, ainsi que les longues balades estivales dans les sentiers entremêlés et les immersions relaxantes dans les onsen de la vallée, permettaient à Yùzhū de s’approprier son nouveau schéma corporel et d’adapter gestes et postures à son nouveau centre de gravité. Mitsumasa continuait de lui faire profiter des bienfaits de ses connaissances en médecines traditionnelles, ce qui galvanisait les énergies de la future mère tout au long de sa grossesse. Jamais durant ces cinq dernières années, Yùzhū ne s'était sentie autant en accord avec ce qu’elle était vraiment, sa nature profonde. Elle n'était plus la Shīmǔ du Dragon - l’avait-elle jamais été ? - mais la mère d’un enfant à naître qu’elle se représentait déjà comme son petit dragon à elle. Ou plutôt, sa petite carpe à dragonifier si elle voulait respecter les croyances chinoises. Encore fallait-il pour cela que la Nature lui en laisse l’occasion.
4 octobre 1976 - temple taoïste caché d’Oku-Iya.
Le travail avait commencé. Yùzhū était étrangement sereine. Elle se sentait prête, respectant l'épreuve que la Nature lui préparait. Elle avait confiance en son corps, son cœur et son esprit. Jusqu'au bout, elle observerait le lâcher-prise vis à vis des lois naturelles qui gouvernaient le monde, leur acceptation sans contrepartie, comme le prônait la voie du Tao. Mitsumasa était à ses côtés et rien d’autre ne comptait pour elle que la présence du père de son enfant. Sa présence rassurante. Il ne semblait pas inquiet le moins du monde et elle eut alors confirmation que ce n'était pas le premier accouchement auquel il assistait. Aucun doute n’exsudait de son attitude tranquille. Il semblait sûr de lui, sûr d’elle, sûr du bébé… sûr d’eux.
Se mettant en harmonie avec ses sensations intérieures, Yùzhū synchronisa d’instinct la cadence de sa respiration au rythme de ses contractions et cala l’intensité de la première sur l’ampleur des secondes. Elle avait choisi d'accoucher à la belle étoile, rassérénée par l’omniprésence de la Nature. Le souffle du vent d’automne sur sa peau transpirante, le bruissement des feuilles dans la canopée, le doux clapotis d’un ruisseau proche, l’odeur entêtante de l’humus frais… tout cela, elle le faisait sien. Dans le ciel, par intermittence, des étoiles filantes zébraient la voûte céleste au niveau de la constellation du Dragon.
— Les Kappa-Draconides… reconnut Mitsumasa. Elles sont en avance, mais ce sont elles ! Une pluie d'étoiles filantes dont le corps parent n’est autre que la comète Mère des Dragons dont je t’ai déjà parlé. Quelle coïncidence !
L’émerveillement de son compagnon coïncida à la venue au monde de l’enfant, dont l'émergence récompensa l’endurance maternelle. Naquit alors un garçon aux yeux pers et dont le crâne était déjà surmonté d’une mèche de cheveux soyeux couleur de la nuit. Son vagissement se confondit un instant avec le chuintement d’une cascatelle voisine. Le cri était vigoureux, l’envie de vivre déjà forte dans ce petit être. Yùzhū recueillit l’enfançon contre elle et l'emmaillota dans une douce étoffe que Mitsumasa avait prévue à cet effet.
À ce moment-là, les douleurs dont elle avait été préservée durant sa grossesse la rattrapèrent. Elle gémit et grimaça, mais se reprit courageusement pour ne pas communiquer le moindre stress au nouveau-né. Elle sut que c'était la fin, que la vie allait s'écouler hors d’elle, que la fuite de son énergie vitale trop longtemps endiguée allait se déverser en une crue fatale. Le Tao encore une fois. Elle ne pouvait échapper à son destin. Tout en souffrant le martyre, elle parvint néanmoins à sourire tandis que les larmes perlaient à ses yeux. Elle acceptait son sort, mais elle ne pouvait retenir plus longtemps la frustration qu’elle ressentait. Son fils. Jamais elle ne l'élèverait, jamais elle ne le connaîtrait, jamais elle ne jouerait avec lui, jamais elle ne le consolerait, jamais elle ne l'accompagnerait, jamais elle…
— Yùzhū ? s’enquit alors Mitsumasa en s’apercevant que quelque chose clochait. Comment… ?
Elle tourna péniblement sa tête vers lui et vit son visage décomposé par l’émotion. Il avait compris.
— Non… sanglota-t-il. Pas ça … Pas encore… Yùzhū… Pas toi… Pas cette fois !
Elle ne releva pas. Elle n'avait pas le temps d’apaiser sa détresse, ni de comprendre la malédiction dont il semblait se plaindre comme si ce n'était pas la première fois. Elle embrassa son fils en y mettant tout son amour, un amour qui serait valable une vie entière sans elle. Puis elle le tendit vaillamment à Mitsumasa.
— Shiryu… chuchota-t-elle. “Dragon lavande”... Né l’année du dragon de feu d'une mère née sous le signe du dragon de l'eau. Le rouge de l’ardent mêlé au bleu de l’océan… Shiryu…
Ce furent ses derniers mots.
Mitsumasa Kido pleura silencieusement la mort de son aimée. Combien d’autres y en aurait-il ? Combien de femmes mourraient-elles encore du fruit de ses amours avec lui ? Quelle malédiction le forçait donc à s’éprendre pleinement de femmes formidables à travers le monde pour qu’elles lui soient enlevées sitôt la descendance obtenue ? Quel dieu pouvait donc être à ce point cruel ? Et pour quel obscur dessein ?
L’homme damné serra le petit Shiryu contre lui. Il promit de veiller sur lui comme il veillait déjà sur beaucoup d'autres, du moins dès que ses voyages le ramenait à la Fondation Graad, la société qu'il dirigeait.
L’avenir ferait de lui un parjure.