Une Dernière Bataille

Chapitre 10 : Les Terres du Nord - Première Partie

8524 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour 01/04/2024 08:04

3 janvier 1995

Grèce, Sanctuaire

 

Il était entouré de superbes créatures. Ces dernières murmuraient langoureusement des louanges à son nom tout en s’affairant en caresses voluptueuses sur l’ensemble de son corps musclé. Un sourire béat ourlait les lèvres de leur destinataire. Puis, sans que rien ne vienne l’annoncer, elles s’arrêtèrent et s’écartèrent de lui. Une femme à la chevelure noire apparut alors dans son champ de vision. Il lui semblait la connaître, mais son visage était un puits de ténèbres. Plantée devant lui, la pseudo-inconnue se mit à hurler un seul mot qui fut repris en chœur par toutes les autres jusqu’à en devenir assourdissant :

- Debout ! Debout !!

Les yeux de Raul s’ouvrirent instantanément et il se redressa sur son séant comme un ressort. Il secoua la tête pour s’éclaircir les idées et chasser les dernières bribes de son "cauchemar". Malheureusement pour lui, ce simple mouvement donna naissance à une atroce migraine et il apposa ses mains sur ses tempes avec le vain espoir que cela suffirait à la faire cesser.

Faut vraiment que j’arrête de boire autant, fut la seule pensée qui arriva à s’extraire du maelström confus qu’était son esprit.

Un bruit semblable à un roulement de tonnerre lui parvint depuis l’épaisse porte marquant l’entrée de sa chambre. Quelqu’un tambourinait violemment dessus et les vibrations répétées lui vrillaient le crâne. Enfilant à la va-vite un pantalon, le Mexicain se dirigea vers le panneau de bois en esquivant habilement une des bouteilles renversée.

- Quoi !? beugla-t-il en l’ouvrant brusquement.

La femme de son rêve était face à lui. Même s’il ne pouvait pas voir l’expression de ses traits, dissimulés derrière un masque, il la connaissait suffisamment pour deviner que celle-ci était particulièrement remontée.

- Ah, c’est toi, Shaina, dit-il en reconnaissant le Chevalier d’Argent qui avait été son professeur. Qu’est-ce qui te prend de taper sur ma porte comme ça ?

- Ce qui me prend ? Dix bonnes minutes que j’essaie de te sortir de là ! Et au moins une heure que tu devrais être prêt ! Je te ferais d’ailleurs remarquer que même si tu aies été sacré, je demeure ton maître, et à ce titre, j’apprécierais un minimum de respect et de ponctualité de ta part. Même si ça n’a jamais été ton fort.

- Prêt pour quoi ? demanda le jeune homme sans prêter attention aux reproches habituels.

L’énervement de la femme fut remplacé par de la consternation – transition que Raul perçut immédiatement à force d’expérience.

- Non, mais sérieusement. J’ai le cerveau un peu embrumé là.

- Devrais-je préciser que je n’en suis pas étonnée ? ironisa-t-elle. (Le commentaire ne déclenchant aucune réaction spécifique chez son ancien élève, elle enchaîna :) Je faisais allusion au rassemblement prévu par Athéna à onze heures.

- Et il est ? s’enquit-il sans se démonter.

- Un peu plus de dix heures.

Raul cligna simplement des yeux.

- Eh bien, je vais me dépêcher.

Son interlocutrice était sur le point d’émettre une remarque lorsqu’il la coupa dans son élan en levant une main qui se voulait apaisante.

- Je ne te ferais pas l’affront d’arriver en retard, lui assura-t-il.

- J’y compte bien. Sinon, je reviens et je t’y traîne par la peau des fesses s’il le faut.

Le Mexicain s’abstint de rire, car s’il avait retenu une chose à propos de cette femme, c’était que ses menaces n’étaient jamais faites à la légère. Il referma la porte, tandis que sa visiteuse quittait ses quartiers.

Raul se rapprocha de la commode où il avait pris son pantalon et récupéra une tunique propre. Il s’empara d’un broc d’eau fraîche et vida son contenu sur sa tête. Suite à ça, il s’ébroua et essuya ses cheveux noirs dégoulinants à l’aide d’une serviette qui traînait par là. Puis le jeune homme enfila une solide paire de sandales et boucla l’attache de son manteau. Il était fin prêt à partir quand la forme allongée dans son lit se rappela à son bon souvenir. Le Mexicain envoya une petite bourse de cuir s’écraser avec un tintement métallique sur la table de chevet.

- Pour tes services de cette nuit, expliqua-t-il à la tête blonde qui émergeait de sous les draps.

- Ce serait presque à moi de te payer, Raul, fit une voix ensommeillée. Celles qui parlaient de tes prouesses étaient largement en dessous de la vérité.

Il sourit. Pour être franc, son visage n’était pas le reflet d’une beauté transcendantale à l’instar du Chevalier d’Andromède. Cependant, il n’était pas laid non plus et possédait assurément un charme naturel et animal, une sorte d’aura électrique, qui ne laissait pas indifférent.

- On remet ça ce soir ? hasarda-t-elle.

- Pour le moment, je dois assister à une réunion importante. Tu peux finir de dormir ici si tu veux et partir ensuite. Ou tu peux attendre que je rentre pour te réveiller, acheva-t-il, tentateur.

- Hum, ce sera avec plaisir, admit-elle.

Il lui déposa un baiser sur les lèvres et s’en fut.

 

A peine avait-il franchi le seuil de la modeste maison qu’il occupait, que la soudaine luminosité raviva son mal de tête. Il mit sa main en visière pour protéger ses yeux.

- La journée commence bien, grogna-t-il.

Son domicile étant situé à l’écart des baraquements des gardes, il dut traverser ceux-ci pour rejoindre la voie principale. Au passage, il salua les hommes qu’ils croisaient, d’un geste amical ou de quelques mots ; tout en s’empêchant de céder aux tentations qu’ils lui proposaient, bien que la plupart aient déjà leurs propres occupations.

Ses souvenirs, rendus temporairement vagues et troubles par l’alcool, lui rappelèrent que l’assemblée devait se tenir dans le théâtre antique du Sanctuaire. Aussi, une fois sur l’axe majeur de circulation, le Mexicain prit la direction de l’ouest. Une première intersection se présenta à lui, mais il ne la suivit pas, car elle l’aurait mené aux environs de la bibliothèque ; un lieu qu’il ne fréquentait guère. Raul emprunta la seconde qui constituait un large chemin serpentant le long d’une butte. Le sommet atteint, le jeune homme vit en contrebas les escaliers taillés dans la roche qui lui permettrait d’accéder aux gradins.

Creusée dans le flanc de la colline qu’il venait de gravir, la structure avait la forme d’un demi-cercle composé de plusieurs cônes accolés les uns aux autres. Le bâtiment avait été pensé pour être suffisamment grand afin d’accueillir plusieurs centaines de spectateurs. Toutefois, ce jour-là, seule une vingtaine d’individus l’occupait. Ses pieds effleurant la pierre grise, Raul descendit plusieurs volées de marches pour se rapprocher des premiers rangs. Au fur et à mesure de sa progression, il observa les personnes présentes. Il reconnut Oreste, la nouvelle recrue la plus ancienne après lui.

Un type sympathique avec une caboche bien remplie, pensa-t-il. Par contre, pour le côté facétieux, on repassera.

A la droite de celui-ci se trouvaient Shun et June – quant à savoir si ces deux-là formaient un couple tant ils se montraient rarement ensemble, c’était une autre histoire – ainsi qu’une jeune fille, une Asiatique, qu’il ne connaissait pas. Cette dernière n’affichait pas le masque réservé aux femmes Chevaliers – Athéna ayant levé le caractère obligatoire de son port. La motion avait été mise en pratique par la majorité des apprenties, tandis que la précédente génération les arborait encore, plus par habitude que par réel besoin. Comme si elle avait senti qu’il la fixait, elle tourna la tête dans sa direction et Raul vit son visage marqué par de fines cicatrices, presque invisibles à la lumière du soleil matinal. Sans qu’il comprenne pourquoi, un frisson parcourut son échine quand elle soutint son regard. Le Mexicain reporta alors son attention sur le reste des "invités". Il vit Shiryû et Hyôga, vétérans de la Guerre Sainte qu’il avait croisés au Sanctuaire par le passé, accompagnés de leurs élèves respectifs.

Inconnus au bataillon ceux-là, songea Raul.

Au-dessus d’eux, étaient assis les autres survivants de la bataille contre Hadès : Geki, Ban, Ichi, Nachi et Jabu. Ces deux derniers avaient également amené leurs disciples. Le jeune Gearóid, un rouquin plutôt amusant et agile de ses doigts, comme avait pu le constater Raul au moment où l’Irlandais avait tenté de lui subtiliser sa bourse à leur première rencontre. S’en était suivie une petite altercation qui s’était soldée par la naissance d’une camaraderie. Quant à l’autre, il s’agissait de Fares. Un adolescent d’origine arabe, mélancolique, à qui il n’avait eu que peu d’occasions d’adresser la parole. Même le célèbre Ikki était présent, chose peu habituelle, car à ce qu’il avait entendu dire, ce dernier avait voyagé de par le monde, avant de se fixer en Argentine pour ne plus guère en bouger. Et comme le prétendait sa légende, il était auréolé d’une puissance brute revêche. Apercevant finalement Marin et Shaina en compagnie de Nereus, le capitaine de la garde du Domaine Sacré, Raul les rejoignit. Il venait de prendre place lorsqu’une paire de silhouettes arriva pour occuper le devant de la scène proprement dite.

L’apparition de la déesse Athéna provoqua la montée d’un sifflement admiratif depuis les tribunes. Tendant le cou, le Mexicain estima que l’auteur devait être l’apprenti du Chevalier du Cygne. Un bruit étouffé, synonyme de réprimande physique, lui confirma qu’il avait vu juste.

En même temps, il n’a pas tort, pensa-t-il. Cette femme est d’une beauté sans pareille.

A environ trois pas de distance derrière elle se trouvait un individu à la chevelure auburn et aux yeux bleu violet, dont la caractéristique la plus étrange se trouvait être les deux points lui tenant lieu et place de sourcils. Il sembla à Raul que sa présence engendra de nombreux murmures parmi les "vieux" Chevaliers.

- Drôle de personnage, dit-il à voix basse. Qui est-ce ?

- Un vieil ami, lui expliqua Shaina.


A ce moment-là, la jeune femme à la stature gracieuse décida de s’adresser à son auditoire :

- Tout d’abord, je tiens à vous remercier pour avoir répondu à mon appel. Ensuite, je vais m’empresser de donner une réponse à la question que vous vous posez sans doute tous. A savoir, qu’est-ce qui a motivé le caractère urgent de cette réunion ? Pour faire simple, il s’agit de l’apparition de nouveaux éléments dans les évènements survenus il y a huit ans. Les Chevaliers ayant été sacrés depuis cette période ignorent certainement de quoi il retourne, aussi commencerai-je par leur exposer la situation telle que nous la connaissions jusque là.

Elle entreprit donc de leur narrer l’incident qui avait eu lieu peu avant son retour victorieux des Enfers et les interrogations qui en avaient découlé ; de même que son entrevue avec Poséidon et les renseignements récoltés. Puis, elle s’interrompit.

- Parvenue à ce point du récit, reprit-elle, je crains de devoir me faire pardonner auprès de mes fidèles compagnons, car je leur ai dissimulé certaines choses.

A ces mots, un mélange de désappointement et de tension envahit les membres concernés de l’assemblée.

- En effet, il vous faut savoir qu’un second objet a été récupéré par notre mystérieux voleur, il y a six ans et demi. Cette information m’a été relayée par …

Elle réfléchit quelques instants et préféra s’en tenir à la version "connue" de l’histoire. Pour le moment.

- … la déesse Coré quand elle est venue à moi, poussée par la conviction que j’étais responsable de cette exaction.

Les seules personnes qui ne furent pas troublées par l’annonce qu’une divinité avait pénétré sans encombre le Sanctuaire furent Oreste et Nereus puisqu’ils avaient eu connaissance de cette donnée. Mais à la demande d’Athéna, ils n’avaient pas ébruité l’affaire.

- Pour quelle raison ? s’enquit Shiryû.

- Parce que l’artefact appartenait à Hadès, son époux, répondit Athéna, et que sa défense a coûté la vie à l’une de ses servantes. Or, si l’Empereur du Monde Souterrain n’avait pas été vaincu, son épée n’aurait pas pu être dérobée. En outre, Coré m’a appris qu’une autre personne était sur les traces du responsable. Malheureusement, elle n’a pas pu me renseigner davantage.

- Serait-ce Poséidon ? avança Shun.

- C’est une éventualité, admit la déesse de la Sagesse. Etant donné qu’il ne me considère pas à la hauteur de cette tâche, je l’imagine tout à fait oeuvrer de son côté. Toutefois, il est possible qu’il s’agisse de quelqu’un d’autre. Auquel cas il revient de s’interroger sur son statut ; allié ou complice.

Un acquiescement silencieux parcourut les membres de la réunion.

- Pourquoi ne nous avez-vous rien dit de tout cela ? demanda Hyôga. Estimiez-vous encore devoir nous protéger ?

- Non. Et même si c’était le cas, je sais pertinemment que vous n’en auriez fait qu’à votre tête.

Plusieurs des Chevaliers de Bronze ne purent s’empêcher de glousser face à la répartie de la jeune femme.

 - Plus sérieusement, mon silence était dû à l’absence de nouvel élément vraiment significatif. Ce que j’avais appris ne me permettait pas d’établir un plan d’action concret. Aussi, à rester dans le flou, je n’ai pas estimé utile de vous communiquer des informations superflues.

- Tout de même, intervint Shaina, vous auriez pu …

- Je sais, la coupa Saori, c’était une énième bêtise de ma part. Une imbécillité du même niveau que celle que j’ai commise en me rendant seule au Sanctuaire de Poséidon par le passé. Maintenant, peut-on reprendre ?

Le Chevalier d’Ophiuchus hocha la tête, quelque peu contrite.

- Comme je l’ai annoncé au début, ceci est un résumé de la situation telle que nous en avions connaissance. Aujourd’hui, elle a évolué. En effet, Dvarog, un érudit originaire de Blue Graad est finalement parvenu à déchiffrer d’antiques textes retrouvés dans la bibliothèque du Domaine Sacré. Grâce à eux, nous avons pu déterminer le rôle que tiennent les artefacts dans cette affaire. Il s’agit de clés nécessaires à la libération d’un être très ancien dont nous ignorons l’identité.

- Et je suppose qu’il en est de même concernant les motivations de l’individu qui veut ouvrir la porte de sa cellule, présuma Marin.

- Exactement, confirma Athéna.

- Sait-on au moins à combien se porte leur nombre ? questionna Jabu.

- Non, aucune indication chiffrée n’était donnée. Deux est un minimum, mais rien ne nous prouve que le commanditaire de notre voleur, appelons-le à défaut le « Collectionneur », ne possédait pas déjà d’autres artefacts, avant de dérober ceux-là. Cependant, comme aucun évènement majeur ne semble s’être produit au cours des années écoulées, il faut en déduire que leur rassemblement n’est pas terminé.

- A défaut d’avoir une idée de leur nombre, demanda l’élève de Shiryû dont Raul entendait la voix pour la première fois, avons-nous au moins une idée concernant leurs emplacements ?

- C’est précisément à partir de ce moment-là que j’entre en scène, intervint l’étrange adolescent qui accompagnait Athéna.

- Pour ceux qui le connaissaient, indiqua cette dernière, il fut Kiki, le disciple de Mû. Désormais se tient devant vous Arion, le nouveau porteur de la charge du Chevalier d’Or du Bélier.

- Kiki, pouffa Raul, tu m’étonnes qu’il est changé de …

Une force invisible le contraignit malgré lui à fermer la bouche, manquant de lui faire se mordre la langue et l’empêchant de terminer. Le caractère soudain de l’attaque le déstabilisa totalement et il ne sut pas où en chercher l’auteur. Son regard croisa alors celui d’Arion qui dégageait un certain amusement. Néanmoins, il crut y percevoir quelque chose de plus profond, presque agressif.

C’était donc lui ? s’interrogea le Mexicain, surpris.

- Eh, lança le corpulent Geki, où est-ce que tu étais passé tout ce temps ? On était inquiets.

- Désolé pour tous ces tracas, mais j’étais auprès des miens, répondit l’adolescent. Les autres représentants du peuple de Mû. J’ai voulu découvrir mes racines et j’en ai profité pour m’entraîner et étudier avec eux. J’ai par la même occasion appris que je détenais des dons de précognition. Ça en jette, pas vrai ? ajouta-t-il tandis qu’un sourire ourlait ses lèvres.

- Au moins, dit Ban, il n’a pas perdu son humeur facétieuse.

- Durant l’un de mes rêves, j’ai ainsi pu avoir une vision de ce que je pense être le lieu où se trouve la prochaine cible du « Collectionneur ».

- Vraiment !? s’émerveilla Gearóid.

- Je crois qu’il vaudrait mieux que tu leur racontes, lui conseilla Saori.

- Hum, c’est vrai. (Il se racla la gorge.) Pour commencer, il vous faut savoir que ces dernières ne sont jamais précises. Considérez-les comme une toile vierge sur laquelle un artiste projetterait des touches de couleur avec son pinceau. Chaque jet représentait une idée, une image, mais sans pour autant que cela donne un sens au tableau lorsqu’il est fini. Le tout reste abstrait. En revanche, d’autres sont parfois plus nettes. Et je distingue alors une gigantesque porte ornée d’un ouroboros et comportant plusieurs serrures. Malheureusement, des ombres franchement hostiles la gardent et il m’est impossible de m’en approcher. Toutefois, je suis persuadé qu’il s’agit de celle qui doit marquer l’entrée de la prison de l’être inconnu.

- Attends, tu te fais attaquer dans tes rêves ? s’étonna Raul.

- Oui, je reconnais que c’est assez étrange. Durant ceux-ci, je ne contrôle que mes mouvements, pas l’environnement qui peut tout à fait me blesser. D’ailleurs, cela se répercute sur mon corps physique à mon réveil. En théorie, je peux donc mourir dans mon sommeil.

- En résumé, tu en as deux types, suggéra Nachi. Une, très vague, mais à chaque fois différente. Et une autre qui est tout le temps la même et au cours de laquelle il t’est possible d’interagir. Voire de périr.

- En fait, plus qu’une vision, j’ai le pressentiment qu’il s’agit d’une plausible sorte de connexion psychique avec cet être. Mais passons pour le moment, car je voulais justement revenir sur la première catégorie citée et ainsi vous révéler pourquoi je suis le point d’origine de cette réunion. En effet, à peu près à l’époque du second vol, avant que ne s’achève un énième songe sur cette porte, j’ai pu "voir" des flocons de neige tomber en masse autour de moi ; un véritable blizzard, puis plus rien. Pas vraiment parlant, il faut l’admettre.

Quand il lui en avait fait part, Saori s’était servi des ressources de la fondation Graad pour effectuer des recherches sur d’hypothétiques faits singuliers intervenus dans le monde. Rien n’était parvenu jusqu'à elle. Evidemment, elle ne pouvait pas se douter que la réponse se trouverait "ailleurs".

En y repensant, songea-t-elle, cela aurait aussi pu annoncer la mission de Hyôga à Blue Graad. Hum, je ne le saurais probablement jamais. Et ce n’est plus ce qui importe maintenant.

- Sauf qu’il y a environ deux semaines, cette scène m’est réapparue avec des détails supplémentaires, poursuivit Arion. Outre l’aspect climatique déjà évoqué, j’ai pu observer l’enchaînement d’évènements qui se déroulaient devant mes yeux oniriques.

« Sur un petit rocher recouvert de matière poudreuse se tient un couple de corbeaux. Taches d’ébène au milieu d’un univers blanc et froid. Dans leur dos, une forme serpentine s’approche silencieusement. Les oiseaux, leurs sens aux aguets, s’aperçoivent de sa présence et prennent leur envol pour lui échapper. Le reptile se change en un loup bicéphale au pelage marbré et les poursuit pendant qu’ils sont encore proches du sol. Il bondit et en emprisonne un dans ses mâchoires. L’animal croasse en vain alors que le prédateur l’égorge. Fixant du regard sa prochaine proie, il se transforme à nouveau. Cette fois, c’est un faucon. Il vole vite et prend de l’altitude. Puis s’abat telle une pierre sur le dernier corbeau et le tue. La suite invoque des images de torrents carmin, d’incendies violents. Autant de présages de mort et de carnage. Enfin, la lune et le soleil apparaissent dans le ciel. Un gigantesque loup à la fourrure argentée chargée de glace se manifeste. Une peur irrationnelle serre mon cœur dans un étau. Il ouvre sa gueule démesurée et engloutit les deux astres, allant jusqu’à déchirer la trame même de la réalité. A la suite de quoi, il ne reste que le néant. »

Le silence régnait dans l’antique théâtre tandis que le public écoutait avec attention les dernières paroles de l’orateur. Tel le caillou qui transperce la surface tranquille de l’eau, la voix de Raul s’éleva :

- Et qu’est-ce que tout ce charabia signifie ?

- En un mot : Asgard, lâcha le Chevalier du Bélier.

L’incompréhension qui se peignit sur les traits des spectateurs fut plus éloquente qu’un torrent de questions.

- J’ai l’impression que je ne suis pas le seul à ne pas avoir tout saisi, renchérit le Mexicain.

- Asgard est un royaume scandinave situé en Norvège, leur expliqua Athéna. Arion m’ayant déjà préalablement fait part de ces informations, nous avons pu rechercher des concordances avec le savoir que recèle la bibliothèque du Sanctuaire. Il en est ressorti que le monstrueux loup faisait référence au Ragnarök ; une bataille à l’échelle divine qui verra s’entretuer les belligérants et, à terme, provoquera la destruction du monde.

- Mais si ses songes sont aussi imprécis qu’il le dit, cet animal n’est peut-être qu’une métaphore pour désigner un autre phénomène déclencheur, avança Shun.

- Nous y avons pensé. Cependant, trop de choses convergent vers la même direction. De ce point de vue-là, notre hypothèse fut d’ailleurs confortée par le couple de corbeaux. Ceux-ci symbolisent Odin, le dieu tutélaire d’Asgard et du panthéon nordique. En partant de ce principe et du déroulement des scènes évoquées, il apparaît que de prochains évènements déclencheront des catastrophes en cascade, conduisant au point d’orgue figuré par le cataclysme.

- Pourtant, à ce qu’il m’a semblé, tes visions étaient centrées sur les objets que le « Collectionneur » visaient, souleva Oreste en s’adressant à l’adolescent aux cheveux auburn. Or, il n’en est rien dans ce que tu viens de nous présenter.

- Peut-être est-ce une conséquence que ces vols vont provoquer, tenta Tristan. Et puis, les corbeaux peuvent tout aussi bien désigner un artefact apparenté à Odin, que le changeur de forme – un voleur – dérobe. A moins qu’ils ne fassent référence à une personne liée au dieu qui sait où se trouve l’artefact. Plusieurs interprétations sont d’autant plus possibles qu’Arion nous a spécifié que ses rêves étaient abstraits.

- En un mot comme en cent, conclut Gearóid, il faut nous rendre là-bas, afin de tirer cette histoire au clair.

- Je doute que l’on puisse se présenter comme ça et poser toutes les questions que l’on veut, argumenta Fares qui s’était tu jusque là.

- Bien sûr que si. Avec Athéna à la tête d’une délégation, ils ne pourront rien nous refuser.

- Impossible, répondit la déesse de la Sagesse. Je ne peux pas me rendre sur place.

- Pour quelle raison ? souhaita s’informer June.

- Les dernières années écoulées m’ont permis de réfléchir à la mise en garde prononcée par Poséidon à propos de l’intolérance des déités vis-à-vis de mes agissements. Le fait d’avoir tué Hadès n’a certainement pas arrangé les choses. Mes actes ont fait que je ne suis plus vraiment dans les petits papiers de l’Olympe ou même des autres panthéons, je n’en doute pas. Ma naïveté m’a poussé à croire que je pourrais me mettre à dos tout ce que la création compte d’êtres divins sans songer aux conséquences à long terme. Conséquences qui se révèlent très souvent mortelles pour les habitants de la Terre ainsi que pour vous, mes protecteurs. C’est pourquoi, je préfère éviter "d’envahir" un territoire étranger en brandissant ce que l’on pourrait qualifier de simples spéculations comme motivations et ainsi déclencher un conflit.

- Alors que fait-on ? demanda Raul. On abandonne ? Avec tous les éléments que l’on a réunis ?

- Non, bien sûr que non. Mais j’ai bien peur d’être pieds et poings liés dans cette affaire et je ne pourrais pas accompagner ceux qui vont s’y rendre.

- Cela n’aurait donc rien d’officiel, admit Shiryû.

- Effectivement, cette mission exigera de la discrétion. Au moins dans un premier temps, il faudra se contenter d’enquêter et d’observer. L’intervention sera de mise si un élément impliquant le « Collectionneur » apparaît.

- Combien d’entre nous participerons ? interrogea Jabu.

- Un petit groupe. Je crois que ce serait une erreur d’envoyer une troupe plus importante, car nous ne sommes pas à l’abri d’une nouvelle action alors que nous serons coincés à Asgard. (Elle se tut quelques instants.) Je suis certaine que vous êtes tous prêts à vous porter volontaires, cependant, j’ai déjà réfléchi à la constitution de l’équipe. Sachez que ceux que j’appelle sont en mesure de refuser.

Un assentiment muet parcourut l’assemblée.

- Gearóid, Chevalier d’Argent d’Orion ; Mei Ling, Chevalier d’Argent de la Grue ; Fares, Chevalier d’Argent du Centaure ; Tristan, Chevalier d’Or du Capricorne ; Raul, Chevalier d’Or du Taureau. Et pour les mener, Oreste, Chevalier d’Or des Poissons.

Chacun approuva la décision d’un mouvement de la tête ou d’un mot. Néanmoins, celle-ci ne paraissait pas convenir à tout le monde. Athéna semblant avoir anticipé les réactions qui n’allaient pas tarder à jaillir suite à ses choix, elle s’empressa de leur couper l’herbe sous le pied.

- « Pourquoi envoyer un novice plutôt qu’une personne aguerrie pour les commander ? Pourquoi se séparer de Chevaliers d’Or ? » D’une part, parce que je fais aussi bien confiance à leurs compétences martiales qu’à leur jugement pour leur permettre d’agir selon les circonstances ; de plus, certains parmi vous ont des élèves qui attendent votre retour. Et d’autre part, parce qu’il ne vaut mieux pas prendre la menace que nous allons être amenés à rencontrer à la légère. En ce sens, leur action est une garantie que nous ne mésestimons pas le problème. De notre côté, nous pourrons donner un avis extérieur et intervenir en fonction des évènements.

- Et moi ? s’insurgea soudainement le disciple de Hyôga. Pourquoi n’ai-je pas été désigné ? J’ai été sacré Chevalier également. Et je suis de sang royal de surcroît !

- Ça suffit ! tonna son maître en le regardant durement.

- Andrei, dit Saori d’un ton conciliant, il n’y a qu’une seule raison pour laquelle je ne t’envoie pas avec eux ; sans Armure, tu cours un trop grand risque si cela dégénère, même avec le statut qui est le tien.

L’adolescent de Blue Graad ouvrit la bouche, puis la referma. Son professeur l’avait prévenu au cours de sa formation ; la protection qu’il était destiné à endosser avait été réduite à un tas de métal brisé durant la Guerre Sainte contre le Sombre Monarque. La colère et l’indignation de s’être fait abusé de cette façon l’avaient rendu amer pendant un temps, minant son apprentissage. Il en avait beaucoup voulu à Hyôga de lui avoir caché cette information et leurs rapports, qui tendaient à s’améliorer, s’étaient brusquement dégradés. Malgré tout, il avait fini par revenir à de meilleurs sentiments au bout d’un moment. Mais la plaie restait vive dans son esprit et son côté distingué avait traduit le rappel de sa situation comme une humiliation publique.

- Ne te fais pas de bile, l’avertit Arion. Avec moi, elle sera flambant neuve en un rien de temps. (Il lui fit un clin d’œil complice et le simple fait d’apprendre cela parut suffire à apaiser Andrei.) D’ailleurs, je vais passer en revue toutes les Armures avant votre départ, ajouta-t-il en englobant les désignés du regard.

- Cette question étant réglée, il ne me reste plus qu’un dernier point à évoquer avec vous ; la nomination d’un nouveau Grand Pope. Après toutes ces années de reconstruction, je crois qu’il est temps de redonner un dirigeant au Sanctuaire et bien que nombre d’entre vous soient aptes à remplir cette fonction, j’espère que mon choix sera aussi le vôtre. (Son regard pers se riva dans celui, ivoirin, du Chevalier de l’Aigle.) Marin, peux-tu me rejoindre ?


L’appelée se leva d’un mouvement souple et descendit les marches qui la séparaient de la scène, d’un pas presque solennel. La déesse lui adressa un bref signe de la tête et sourit. Le Chevalier d’Argent se retourna pour faire face à l’assemblée. Arion tendit à Saori une grande pièce de tissu qui se révéla être un manteau aux reflets grenats lorsque les rayons du soleil l’accrochait. La jeune femme l’aida à enfiler l’habit et ferma le col avec l’agrafe dorée ornée d’un rubis. Touche finale de cet "adoubement", un casque de métal blanc finement ouvragé, surmonté de la sculpture d’un rapace nocturne aux yeux noir de jais – l’emblème d’Athéna – fut apposé sur la tête de Marin. Les plus brillants artisans du Domaine Sacré avaient travaillé d’arrache-pied pour fournir ces pièces de qualité. Et on ne pouvait que les féliciter pour avoir rempli leurs fonctions avec dignité.

Le simple fait de porter cet ensemble symbolique octroyait une aura de prestance et de charisme indubitables ; de celle qui sied au dirigeant de toute la Chevalerie. Aux temps mythologiques, la charge incarnait également un rôle mystique, peu de gens ayant l’honneur de rencontrer le personnage. Il était le lien entre Athéna et les mortels, avant que celle-ci ne se rapproche davantage des humains. Néanmoins, même sans cette enveloppe de semi divinité, le Grand Pope demeurait le chef de son ordre et était le seul à avoir connaissance de certains secrets sur l’histoire du Sanctuaire. Elle s’agenouilla face à la déesse et reprit un antique serment, s’engageant à être un modèle en termes de qualités guerrières et humaines et d’être un juge impartial qui réglera les conflits de manière équitable quels qu’ils soient.

- Marin, je te nomme dès à présent, Grand Pope du Sanctuaire ! clama la jeune femme. Je suis convaincue que tu sauras te montrer à la hauteur de tes prédécesseurs.

Nuls vivats ni saluts bruyants ne vinrent honorer l’apparition du successeur de Shion. Malgré tout, une atmosphère de respect et d’approbation flottait parmi les spectateurs – au moins chez les anciens, les nouvelles recrues étant plutôt désarçonnés par la tournure des évènements.

- A présent, continua Saori, nous pouvons mettre fin à cette réunion. Je ne peux que conseiller à Oreste et son équipe de se préparer en conséquence, d’établir une stratégie et d’amasser des renseignements sur leur destination.

A cette fin, j’ai compilé plusieurs documents que vous pourrez consulter à la bibliothèque, il suffira de demander au personnel. Un avion de la fondation Graad décollera dans deux jours pour vous emmener au plus près de la frontière entre la Norvège et Asgard. Et n’oubliez pas de déposer vos Armures dans le Temple du Bélier. (Le sourire naissant sur ses lèvres se fit plus grand.) Quant aux autres, j’espère que je pourrais profiter de votre présence pendant encore quelques temps, avant que vous ne repartiez.

Dans le pâle ciel, le globe solaire avait continué son ascension sur la ligne qui lui était propre depuis l’aube du monde. Néanmoins, la chaleur qu’il diffusait ne s’était pas pour autant accrue et l’air restait frais. L’heure du repas était passée, et nombre de ventres grondaient leur mécontentement d’être ainsi oubliés. La majorité des participants s’en furent donc pour se restaurer, chacun à leur rythme, certains se réunissant par petits groupes ou se donnant rendez-vous un peu plus tard à un endroit convenu.

Raul salua Shaina et Nereus, ses plus proches voisins et partit. Au sein de son esprit, deux pensées se disputaient la prédominance. L’une orientée vers le voyage qu’il devrait bientôt entreprendre, avec son lot de questions sur ses potentiels adversaires, car il n’avait jamais mesuré sa force en situation de danger immédiat. Mais également sur la "faune" locale qui, il l’espérait, se révélerait aussi attrayante que celle du Domaine Sacré.

D’un autre côté, plus terre à terre, le Mexicain réfléchissait au programme alléchant qui l’attendait au moment où il franchirait le seuil de sa chambre. Son estomac criait sa faim et il aurait tout le loisir de faire descendre ce qu’il se mettrait sous la dent à l’aide des fonds de bouteilles. Il commença à imaginer les diverses façons qui lui permettraient d’accomplir conjointement tout cela.

 

Un peu en retrait, tandis que Shun, Hyôga, Shiryû et Tristan formaient un petit groupe de discussion, June et Mei Ling entamait un bref conciliabule.

- Quelles sont tes impressions ? demanda la jeune femme blonde à son élève.

Celle-ci avait écouté attentivement chaque parole échangée durant ces dernières heures sans dire un mot, ou émettre un seul son plus audible que sa respiration. Dans sa situation, cernée d’hommes, il s’était agi d’une véritable épreuve où le silence représentait une défense nécessaire. Dès le début, une peur viscérale avait refermé ses rets sur elle, la faisant osciller entre les désirs contradictoires de fuite et de combat, afin d’en annihiler la source. Ses muscles en avaient été si tendus, durcis comme de la pierre, qu’elle accusait maintenant des courbatures sans avoir bougé. Pourtant, une forme de sérénité l’avait progressivement envahie, tel un baume apaisant une plaie cuisante, à mesure que le temps passait. Et, sans vraiment pouvoir se l’expliquer, elle était persuadée qu’elle trouvait son origine dans la déesse qui s’était tenue au centre de la scène du théâtre encore quelques minutes plus tôt.

- Athéna n’est pas tout à fait comme je me l’imaginais. Quoiqu’elle soit aussi belle que tu l’avais décrite. En tout cas, je reconnais que c’est une personne avisée, à tout le moins plus que par le passé, à entendre certains dires. Elle parvient à s’imposer et considère chaque demande avec la même attention ; c’est une chose louable. Et puis, elle dégage quelque chose. Je ne saurais pas le définir, mais c’est bien là, acheva-t-elle en posant une main sur sa poitrine.

June acquiesça subrepticement.

- Es-tu effrayée par rapport à ta mission ?

- Non. S’il faut me battre, je le ferais. J’ai été formée pour ça, après tout.

- Je parlais surtout du fait d’être en compagnie d’hommes.

La jeune Chinoise se crispa légèrement à cette idée.

- Je ne peux imaginer combien ce doit toujours être douloureux pour toi, reconnut le Chevalier du Caméléon. Néanmoins, tu dois comprendre que ces gens sont tes camarades et qu’ils ne te feront jamais le moindre mal. Tu peux leur faire confiance.

- Effectivement, lâcha froidement Mei Ling, tu ne sais rien de ce que cela signifie pour moi.

Leur dialogue prit fin dans la seconde qui suivit. Elle se leva prestement et quitta sa place pour sortir du théâtre. Restée seule, June ferma les yeux derrière son masque et soupira. Dans un sens, elle comprenait sa réaction – sans pour autant s’imaginer tout savoir de son élève. A l’époque, c’était une petite fille de dix ans et demi, traumatisée et ayant perdu la faculté de vivre en société. L’enseignement de June l’avait beaucoup aidée à mesure qu’elle grandissait, mais cela n’avait jamais suffi à panser toutes les blessures de l’adolescente. Et quand elle essayait de changer son point de vue, sa disciple agissait similairement, se refermant aussi solidement qu’une huître. Elle espérait de tout cœur que ce voyage modifierait la donne, car elle s’inquiétait à la fois pour Mei Ling et pour ceux qui seraient avec elle ; à présent, le sort en était jeté. Rejetant pour quelques temps ses préoccupations, elle rejoignit le groupe de Shun qui discutait non loin de là.

 

Tristan l’observa se placer à la hauteur du Chevalier d’Andromède, leurs épaules se frôlant. Le maître d’Oreste, tout en poursuivant la conversation, lui lança un bref coup d’œil. Celui-ci fut toutefois suffisant pour traverser la surface opaque qui couvrait le visage de June et y trouver ses iris bleu ciel ; il sourit. En observant ces deux-là, le Français songea à Shiryû et Shunrei et, intérieurement, il se réjouit de voir de tels couples s’épanouir dans le bonheur. Lui-même étant plutôt de nature introvertie, il passait de manière générale pour quelqu’un de froid et désintéressé, alors qu’il avait seulement du mal à exprimer ses émotions. Et avoir connaissance de cet état de fait ne rendait pas les choses plus aisées pour lui, puisqu’il pensait qu’il n’aurait jamais l’occasion de connaître ce genre de relation. Les nouveaux compagnons qu’il venait de se découvrir lui avaient paru être des gens intéressants et il s’établit comme un défi personnel d’essayer de s’ouvrir à eux. Sans vraiment savoir pourquoi, il percevait que Mei Ling serait la plus difficile à approcher. Il ne l’avait pas revue depuis plus de quatre ans et la jeune fille était devenue une belle adolescente dont les cicatrices, non loin de l’enlaidir, ajoutaient à son charme – même si ce n’était que son point de vue. Seulement, cette évolution physique lui semblait s’être également accompagnée d’un credo mental qui l’avait rendue dure, voire dangereuse. Peut-être était-il issu de son enfance. Déjà, lors de leur première rencontre, il avait remarqué qu’elle n’avait pas un comportement que l’on aurait pu qualifier de "normal". Malgré tout, il espérait pouvoir en apprendre plus sur elle – sur eux tous d’ailleurs.

- … et tu ne regrettes pas de ne pas les avoir accompagnés ? entendit-il Hyôga demander à Shiryû, lorsqu’il recentra finalement son attention sur la conversation.

Le Chevalier à la chevelure couleur de nuit répondit sans avoir besoin d’y réfléchir.

- En toute honnêteté, non. Je ne suis plus aussi enclin à partir à l’aventure que par le passé. Quand nous sommes revenus des Enfers, j’ai soudainement réalisé que j’avais beaucoup à perdre ; en particulier Shunrei. Et actuellement, alors qu’elle est enceinte, je …

- Arrête-moi si je me trompe, le coupa June, mais tu viens bien de dire que toi et Shunrei, vous alliez avoir un enfant ?

Shiryû, un peu confus, remarqua que tous ses interlocuteurs – en dehors de Tristan dont les yeux marron foncé, presque noirs, brillaient de la connaissance du secret – le fixaient intensément du regard, le transperçant littéralement.

- Eh bien, oui, finit-il par répondre, alors qu’Ikki lui assénait une grande claque entre les omoplates.

 

Bien qu’en train de redescendre le versant opposé, Mei Ling parvint à capter les cris de congratulation qui explosèrent depuis l’endroit dont elle venait de s’éloigner. Elle en ignorait la cause et à dire vrai, elle s’en fichait totalement. Elle s’était renfermée sur elle-même, se réfugiant dans la sécurité de son monde intérieur. Elle repensa aux dires de son mentor sur le fait d’accorder sa confiance aux autres – des hommes de surcroît – et les balaya d’un revers mental.

Impossible, pensa-t-elle. Ils sont régis par des pulsions qu’ils ne contrôlent pas. Leur octroyer un crédit serait un trop grand privilège et le meilleur moyen d’être trahie.

Elle les avait observés un par un durant l’assemblée, usant de la capacité qu’elle avait développée dans son enfance, afin d’analyser les comportements et réactions des individus. Oreste et Tristan – qu’elle n’avait rencontrés qu’une fois –, lui renvoyaient l’image de personnes réfléchies et intuitives ; mais n’était-ce pas ce genre-là, prompt à dissimuler ses pensées et froidement calculateur, qui restait le plus difficile à cerner ? Gearóid et Raul devaient être plus simples dans leurs fonctionnements ; plus physiques que cérébraux, au moins pour le dernier. De plus, le gardien du Deuxième Temple paraissait être naturellement paré d’une aura qui le rendait irrésistible pour les êtres plus faibles de volonté. Quant à l’élève du Chevalier du Cygne, il était le type même imbu de sa personne qui croyait que tout lui était dû ; quelqu’un de détestable au possible. Etait-il devenu comme ça par la faute de son maître – chose peu probable au vue de ce que celui-ci reflétait – ou l’était-il de naissance ? La seconde possibilité était certainement la bonne, mais la première indiquait une part de responsabilité non négligeable dans cet état de fait. Fares ne dégageait rien de particulier et avait seulement l’air pitoyable. Pour finir, Arion était un mystère à lui tout seul, bien qu’il eût été le plus le loquace. Elle était persuadée que sa bonne humeur n’était qu’une façade et qu’il cachait un fond plus sombre.

Les possibilités de nouer des relations étaient obsolètes pour elle. Elle ne faisait que tolérer leur présence. Moins elle serait en contact avec eux et mieux elle se porterait. En outre, cela abondait également dans leur sens, car si l’un d’eux venait à avoir un comportement intrusif, il le paierait de sa vie, Chevalier d’Or ou pas.

Et s’ils se liguaient à plusieurs contre moi ? songea-t-elle, perdue au milieu de ses multiples réflexions. Elle frissonna inconsciemment et en réaction se mordit la lèvre inférieure jusqu’au sang pour évacuer cette peur soudaine.

 

De son côté, Oreste avait rallié ses appartements qui se situaient du côté de la bibliothèque. Etriqués, ceux-ci étaient cependant suffisants pour un seul individu. La pièce comprenait un solide lit, une commode et un bureau positionné à côté d’une fenêtre sur lequel reposait une pile de livres. Près de la porte d’entrée, une étagère croulait sous le poids de parchemins, de bocaux de plantes séchées et de traités d’apothicaire. Ces objets provenaient en majorité de la petite boutique où travaillait Seika, une jeune femme extérieure au Sanctuaire, mais qui avait choisi d’y demeurer. Sur le mur gauche, un duo de schémas tracés par une main experte représentait le squelette humain et le système circulatoire ainsi que les muscles et les organes.

Le détenteur de l’Armure d’Or des Poissons était assis sur le matelas et relisait pour la seconde fois la lettre qui lui était parvenue la veille. A l’intérieur, une écriture fine et déliée issue d’une plume italienne lui apprenait le décès de son père adoptif, l’abbé Vittorio. Ce dernier avait, semblait-il, contracté une mauvaise fièvre en automne et était mort durant son sommeil, de manière paisible. Le reste du message comprenait une litanie de condoléances suivie d’une interdiction plus ou moins claire, dissimulée derrière quelques formules littéraires polies, de ne pas remettre les pieds à l’abbaye toscane. Ce n’était pas comme s’il ne l’avait jamais envisagé, mais se le voir confirmer de cette façon demeurait un coup dur à encaisser. Son éloignement n’avait fait que renforcer le désir de ses anciens frères de l’exiler hors de leur monde.

Des larmes perlèrent à ses paupières, non pas en raison de son rejet, car qu’il ne nourrissait plus d’espoir à ce sujet depuis longtemps, mais parce que des souvenirs où le vieil homme était présent refluaient depuis sa mémoire. Oreste les essuya rapidement. Il prit l’enveloppe et la retourna. Il regarda l’objet tombé au creux de sa paume. Il s’agissait d’une petite croix en bois de chêne pourvue d’une cordelette tressée en guise d’attache ; c’était celle de Vittorio. L’Italien la fit rouler entre son pouce et son index, semblant sentir ceux de l’abbé sous les siens. C’était un geste que ce dernier faisait toujours lorsqu’un problème lui demandant davantage de réflexion qu’à l’accoutumée se présentait à lui.

Oreste interrompit son mouvement et passa le pendentif autour de son cou, avant de le placer sous sa chemise. Ce n’était pas un objet de dévotion envers le Dieu unique qu’il avait prié étant enfant, non, c’était plutôt un souvenir. Mais surtout un symbole de l’idéologie prônée par son père adoptif et qui consistait à aider son prochain de quelque façon que ce soit ; il reprenait ainsi en quelque sorte le flambeau. Il se leva et s’approcha du bureau. Il en tira l’un des tiroirs et sortit un paquet de feuillets maintenus ensemble par un ruban. Il replia la lettre qu’il tenait à la main, la rangea avec les autres et replaça le tout, là où il l’avait prit. Il regarda une dernière fois la petite pile de papiers et repoussa le compartiment de bois. C’était une porte de son passé qui se fermait et une nouvelle qui s’apprêtait à s’ouvrir. A présent, il devait se consacrer à la préparation de sa réelle première mission en tant que Chevalier d’Or. De plus, il aurait la responsabilité de plusieurs compagnons à assumer, et peu de temps pour en apprendre sur une bonne partie d’entre eux. Dès le lendemain, il lui faudrait les réunir afin de s’informer sur les capacités de chacun et ainsi évaluer les différentes possibilités qu’elles lui offraient.

 


Ragnarök :

Thème important dans la mythologie nordique, il s’agit d’une prophétique fin du monde comprenant une série d'événements, dont trois hivers sans soleil (Fimbulvetr) qui se succèderont, suivis d'une grande bataille. La majorité des divinités, mais aussi les Géants et la quasi-totalité des hommes périront. La Terre sera ensuite détruite par les flammes et submergée par les flots. Une renaissance suivra, où les dieux restants, rencontreront le seul couple humain survivant. Celui-ci repeuplera alors le monde.

Laisser un commentaire ?