De l'eau aux étoiles
Chapitre 1 : De l'eau aux étoiles
4639 mots, Catégorie: G
Dernière mise à jour 14/01/2024 06:52
Dans les eaux tumultueuses, une carpe audacieuse,
À la Porte du Dragon, elle rêve, silencieuse.
Dans la cascade gracieuse, la carpe danse,
La Porte du Dragon, son défi commence.
Cascade rugissante, au flux impétueux,
Son périple commence, son destin précieux.
Escaladant les flots avec détermination,
Elle rêve de métamorphose, d'élévation.
Écailles luisantes, éclatante détermination,
Contre les courants, elle forge sa mission.
Chaque éclaboussure, un pas vers l'ascension,
La carpe avance, guidée par sa vision.
L'eau rugissante, un défi incessant,
La carpe persiste, son destin naissant.
Chaque éclat d'écume, une étape gravie,
Vers la transformation, la vie s'épanouit.
La Porte du Dragon, mystique et sévère,
Là où la carpe brave la fureur de la mère.
Au sommet de la cascade, le dragon émerge,
Les étoiles applaudissent, la nature converge.
De la carpe humble à la majesté céleste,
La Porte du Dragon révèle le destin qui reste.
Dans le ciel nocturne, l'épopée s'inscrit,
Le dragon s'élève, étoiles en récit.
Shiryu contrôla son emportement et reposa le plus délicatement possible cette antique prose chinoise, calligraphiée sur des lamelles de bambou reliées entre elles par du fil de chanvre. Il n'avait pas envie de les abîmer, elles n’y étaient pour rien dans son énervement. L’ensemble, pailleté des embruns de la cascade qui perlaient sur la laque protectrice, cliqueta sur le sol rocheux du petit promontoire sur lequel le Vieux Maître avait accepté qu'il se tienne pour étudier.
— Cela ne veut rien dire ! s'insurgea le petit garçon de huit ans.
Le Vieux Maître des Cinq Pics sortit de sa méditation et regarda son nouvel apprenti arrivé quelques mois auparavant.
— Qu’est-ce qui ne veut rien dire, selon toi, petite carpe ?
Shiryu grogna. Il ne supportait pas le surnom dont l’avait affublé ce petit vieux décrépit et parcheminé qui ressemblait davantage à un pruneau séché orné d’un lì, ce traditionnel chapeau conique en paille. Ce vieillard, qui lui servait de mentor, n'était pas sans lui rappeler celui du héros d’un film américain qu'il avait vu juste avant de quitter l’orphelinat de la Fondation Graad. À ceci près que le maître de ce chevalier de l’espace était tout vert.
— Alors, petite carpe ? Tu comptes me répondre un jour ?
Le jeune garçon aux cheveux noirs se reprit prestement… et honteusement. Le Vieux Maître avait-il entendu ses pensées ? Son œil inquisiteur et l’esquisse de sourire moqueur qui déformait son visage ridé lui faisait craindre que c'était le cas.
— Depuis que je suis arrivé, vous ne me faites que lire et analyser des vieux poèmes à la noix ! lâcha-t-il boudeur.
— Et ?
— Je suis ici pour devenir chevalier ! Pour apprendre à devenir plus fort !
— Je t’ai déjà dit que si c'était juste pour ça, tu ne m’intéressais pas, répliqua sèchement Dohko. Ceux qui ne recherchent que la puissance m’ennuient et n’ont rien à faire à Lushan. Si tu n’es pas content, pars et laisse ta place à plus digne que toi de recevoir l'armure qui gît dans les remous de la cascade sacrée.
Shiryu se renfrogna.
— Veuillez me pardonner, Vieux Maître. Je n’abandonnerai pas votre entraînement. C’est juste que… en quoi de la vieille poésie m’aidera-t-elle à devenir un chevalier d’Athéna ?
Dohko se radoucit. Son disciple était décidément trop terre à terre. Le vieil homme avait d’ailleurs craint devoir le refuser pour cette raison. Il ne s'était pas reconnu dans cet aspirant qu'on lui avait envoyé. Pourtant, quelque chose l’avait retenu de l’éconduire et il s’adonnait maintenant à sa tâche avec patience et passion.
— Les Saints ne sont pas des guerriers sans cervelle, jeune Shiryu. Pour maîtriser le cosmos, leur univers intérieur, ils doivent connaître leur univers extérieur, le monde dans lequel ils vivent, son fonctionnement, sa culture, ses origines, son évolution. Un esprit sain dans un corps sain. Voilà ce qu’est un vrai chevalier. Comprends-tu, petite carpe ?
Cette fois, Shiryu ne put retenir son soupir d’exaspération et laissa libre court à son agacement.
— Vieux Maître ! Je déteste ce surnom ! Pourquoi vous acharnez-vous à m'appeler ainsi ?
Dohko eut ce rire que les personnes âgées adressent à la jeunesse inexpérimentée, un rire non pas moqueur ni condescendant, mais amusé et… professoral. Shiryu savait que cela précédait l’une de ses homélies.
— Comme tu me poses enfin la question, au lieu de simplement râler, c’est que tu es prêt à en recevoir la réponse. Cela me vient d’un vieux dicton chinois : “La carpe gravissant une chute d’eau finit par franchir la Porte du Dragon”. Ce proverbe est l’un des multiples héritages d'une ancienne légende, un mythe presque oublié : celui de Zǐlóng.
Comprenant que Dohko n’allait pas en rester là, aimant par-dessus tout faire passer ses enseignements par des fables et des contes qu’il relatait avec brio et force détails, Shiryu s’assit en tailleur et se concentra. Le Vieux Maître se mit à parler.
**
La légende de Zǐlóng commence bien avant la naissance de ce dernier, dans une Chine mythologique et merveilleuse.
En ce temps, le Céleste Empire du Milieu était gouverné par les quatre dragons suzerains : la dragonne bleue de l'Est, le dragon rouge du Sud, la dragonne blanche de l’Ouest et le dragon noir du Nord. Chacun d’eux était souverain de son domaine et ils se rencontraient rarement. Mais un jour, un flot d’étoiles provenant des Neuf Cieux s’abattit à la frontière des territoires Sud et Est, en un lieu bordé par cinq anciens monts.
Inquiets, la reine bleue, Ao Guang, et le roi rouge, Ao Qin, vinrent enquêter sur le phénomène. Les deux dragons découvrirent que de la rivière stellaire était née une immense cascade scintillante. L'énergie céleste qui s’en dégageait était sans précédent et ils se laissèrent envahir par celle-ci, sans pouvoir résister à son attraction, ni aux envies qu’elle suscitait.
L’impératrice orientale et l’empereur méridional s’unirent en une étreinte langoureuse et exaltée. La passion du rouge et la raison du bleu s’entremêlèrent et fusionnèrent. Envolée lyrique vers l’ardent et l’azur. Plongée épique dans la flamme et la lame. Les souffles des deux dragons se conjuguèrent et s’indurèrent en un œuf nacré et opalescent. Les suzerains cardinaux prirent alors la décision de laisser le fruit de leurs amours en couvaison dans le bassin qui s'était formé au pied de l'extraordinaire cataracte.
Mille ans durant, l’œuf baigna dans les eaux tumultueuses au pied de la cascade des Wu Lao Feng. Les embruns étoilés le nimbèrent et le nourrirent, l'imprégnant de l’énergie des Neuf Cieux. Ses dix siècles d’incubation terminés, l’œuf de dragon s’ouvrit et un serpent aquatique en sortit. Zǐlóng était né. Ses écailles soudées, pers aux rayures corail, frémirent au contact de l’onde turbulente de la chute d’eau et des myriades d’informations lui parvinrent. Il s’ouvrit entièrement à son environnement natal et s'emplit littéralement de tous ses bienfaits. Cela lui prit cinq cents ans. Un demi millénaire de cultivation dans le bassin constellé de poussière astrale.
Cette longue phase de développement intérieur s’ensuivit de sa première métamorphose. Étape capitale dans la vie d’un tel être, le serpent aquatique se mua en une carpe anguiforme recouverte d'écailles libres. Sa tête, dorénavant plus ichtyoïde que serpentine, s’orna de longues moustaches sensorielles qui lui firent découvrir son écosystème de façon bien plus fine… et intime. Animé soudainement d’une curiosité irrépressible, Zǐlóng se mit en mouvement et commença à explorer la rivière chatoyante, fille de la cascade de Lushan. S’envolant littéralement dans l’onde turbulente et pure, Zǐlóng commença son périple riparien. Il visita chaque méandre, chaque cuvette et chaque lône, se liant avec chacun de ses habitants et chacun de ses visiteurs.
Les expériences et les connaissances affluèrent au fur et à mesure de son expédition. Zǐlóng obtint une vision du monde qui l'entourait d’une infinie profondeur. Et avec elle, la sagacité et, éventuellement, un semblant de sagesse. Malheureusement, celle-ci était limitée à son cours d’eau natal et cet étriquement finit par l’étouffer de façon insupportable. Incapable de souffrir plus longtemps une telle étroitesse d’esprit, Zǐlóng prit sa décision. Il lui avait fallu cinq cents nouvelles années, mais il accepta l'épreuve de la Porte du Dragon.
Les Portes du Dragon… ces quelques cascades très particulières qui permettent aux carpes, si elles parviennent à en remonter intégralement le cours, du fondement au firmament, de se métamorphoser en dragon. Zǐlóng était convaincu que la chute d’eau sous laquelle il avait éclos en était une… et pas n’importe laquelle, ne provenant pas d’un seul ciel, mais de neuf ! Il refit donc en sens inverse toute la distance qu'il avait parcourue au fil de ses pérégrinations riveraines et retrouva enfin son bassin natal. Comme si elles avaient perçu sa résolution, neuf créatures l’y attendaient. Neuf animaux-rois de neuf tribus différentes. L'un d’entre eux, une carpe, patientait dans le bassin de réception de la cataracte, tandis que les huit autres, un tigre, un cerf, un chameau, un taureau, un lièvre, un aigle, un crabe et un serpent, en occupaient les rives évasées. Zǐlóng les salua respectueusement. Il les avait déjà tous rencontrés lors de ses voyages et les considéraient comme des amis précieux et fidèles. Ils prirent la parole à tour de rôle, cérémonieusement, révérencieusement.
— Je te donne mon cou, déclara le roi-serpent.
— Je te donne mes écailles, annonça la reine-carpe.
— Je te donne ma tête, proclama le roi-chameau.
— Je te donne mes oreilles, indiqua le roi-taureau.
— Je te donne mon ventre, énonça le roi-crabe.
— Je te donne mes pattes, exposa le roi-tigre.
— Je te donne mes yeux, assura le roi-lièvre.
— Je te donne mes bois, dévoila le roi-cerf.
— Je te donne mes griffes, révéla le roi-aigle.
Ils s'inclinèrent au fur et à mesure de leurs prises de parole symboliques avant de poursuivre tous ensemble.
— Nous te confions ces neuf attributs et nous nous inscrivons en témoins de ton épreuve, Zǐlóng. Va. Franchis la Porte du Dragon et deviens ce que tu es destiné à être.
Zǐlóng n'hésita pas une seconde. Fort du soutien de ses amis si chers, il s’élança vers la cascade dont l’ascension ferait de lui un dragon… s'il survivait à ce rite. Immédiatement, il subit une pression implacable, tant spirituelle que charnelle. Il dut résister à des trombes d’eau en chute libre. La puissance, pourtant incommensurable, ne le découragea pas. Déterminé, il parvint à progresser, sinuant d’une turbulence à une autre. Chaque lame de fond le cisaillait, chaque vague le contusionnait, chaque remou le désorientait. Petit à petit, il évolua, franchissant les unes après les autres les différentes étapes de sa métamorphose et intégrant un à un les attributs des animaux-rois. Peu à peu, il se développait, se renforçait, se transmuait. Enfin, il émergea du sommet de la cascade, jaillissant dans un nuage d'éclaboussures rutilantes, une nuée d’embruns scintillants… victorieux, désormais gigantesque et majestueux dragon. Existence fantastique, composite et sacrée.
Fier, Zǐlóng fit onduler son nouveau corps immense, ciselé de pers et rayé de corail. Ses longues moustaches, sa barbe et sa queue claquèrent. Ses bois, ses crocs et ses serres miroitèrent. Il écarta fièrement ses puissantes pattes, comme s'il prenait appui sur l’air, et ouvrit grand sa gueule, poussant un rugissement triomphant. Loin sous lui, le rideau d’eau qu'il venait de remonter se hérissa, telle une crinière hirsute de particules stellaires saluant la réussite du jeune dragon nouvellement consacré. Zǐlóng pouvait commencer une nouvelle vie, affranchi du cours d’eau dans lequel il avait passé deux mille ans depuis la formation de son œuf.
Mais il ne fallait pas se précipiter pour autant. Il devait consolider ses nouvelles fondations et, pour cela, il n’y avait qu’un seul moyen. Il s’immergea de nouveau sous la chute d’eau, étirant son corps de façon à ce qu'il en occupe toute la hauteur. Pendant cinq cent ans, il y médita, jusqu'à ce qu’enfin, une masse d’eau céleste prenne la forme d’une sphère étincelante, celle d’une perle opaline au halo violacé. Sa Perle du Dragon, la source de sa véritable puissance, symbole de son érudition et de sa clairvoyance. Il la mit à l’abri dans un repli de sa gorge et sortit de la cascade de Lushan, prêt à découvrir le vaste monde.
Mais les dragons suzerains étaient jaloux de leurs territoires et la Chine s’avéra une chasse gardée redoutable. Jusque-là cantonné à un cours d’eau limitrophe des domaines de ses parents, Zǐlóng avait toujours été en terrain conquis sans en avoir conscience. Ni Ao Qin, ni Ao Guang n'avait de raison de lui nuire. Il était leur descendance après tout. Mais quand il s’introduisit dans la province de la reine blanche, Ao Ji de l’Ouest, celle-ci ne le supporta pas. Ne lui reconnaissant pas le droit de visiter ses terres, elle lança ses filles et ses fils à ses trousses, puis finit par le pourchasser elle-même sans lui laisser le moindre répit tant qu'il n’avait pas franchi ses frontières.
Zǐlóng s’enfuit, amer et triste. Il ne comprenait pas : c’était la première fois qu’il était rejeté. Il pensa pouvoir trouver refuge dans la région gouvernée par Ao Chen, le roi-dragon noir du Nord. Mais celui-ci ne lui réserva pas un meilleur accueil et repoussa sauvagement le jeune intru dont l'ascendance régalienne faisait de lui un rival. Le souverain ne souffrirait pas une telle concurrence en son royaume. Ses nombreuses troupes harcelèrent Zǐlóng qui n'échappa que de peu à la mort.
Blessé dans son corps et dans son âme, mortifié par tant de brutalité, le dragon pers aux rayures corail revint à Lushan pour panser ses plaies. De ces déboires, il en retira néanmoins de nombreux enseignements. Durant ses fuites éperdues, il avait pu percevoir les lois naturelles qui régissaient le monde au-delà de la cascade. Les questions qu'il en avait retirées avaient nourri ses réflexions philosophiques et approfondi ses connaissances. Il réfléchit également à la cause de son ostracisme et en déduisit qu'il devait rencontrer ses parents.
Une fois soigné, il partit vers le Sud. Au début méfiant, il fut rassuré d'évoluer dans un pays accueillant. Il put parfaire ses études sur le fonctionnement du monde, et fut stupéfait de constater que les lois naturelles y étaient les mêmes. Il avait simplement plus de temps pour les analyser à loisir, n'étant pas interrompu par des menaces royales. Il s’en ouvrit à son père, Ao Qin, lorsque ce dernier vint enfin le trouver.
— La profondeur de tes réflexions te fait honneur, mon fils. Nous sommes effectivement tous soumis aux mêmes règles naturelles. Inerte ou vivant, microscopique ou macroscopique, végétal ou champignon, animal ou bactérie, prédateur ou proie, hôte ou parasite, aérien ou aquatique, supraterrestre ou infraterrestre, nocturne ou diurne, social ou solitaire, pur ou composite… tous les êtres ont les mêmes chances. Rien n’est plus juste que la Nature. Il n’y a que l’intelligence acquise par certains individus qui déséquilibre cette justice innée.
— L’intelligence serait-elle donc néfaste ? s’interrogea Zǐlóng.
— Elle n’est ici qu’un terme communément usité pour désigner l’aptitude des espèces douées de conscience de soi. Celles capables d’aller au-delà et à l’encontre de leurs instincts primaires. Mais cela serait erroné de restreindre ce mot à cette seule signification. Discernement, ingéniosité, jugement, lucidité, perspicacité, adaptabilité, imagination, connaissance, ouverture d’esprit… l’intelligence s’avère polysémique. Personnellement, j’aime à penser que la véritable intelligence consiste à dépasser son état primal tout en restant en harmonie avec la Nature. Malheureusement, ceux qui se disent intelligents se permettent trop souvent de dominer leur environnement sans le respecter.
Ao Qin l'ayant laissé à ses réflexions à la fin de son discours, Zǐlóng eut matière à contempler. Il erra de-ci de-là, sans but, tout à sa méditation et entra par inadvertance sur le territoire de sa mère, Ao Guang, la reine bleue de l'Est. Elle l’attendait. Dès qu'il eût franchi la frontière entre les deux royaumes, une flopée de courtisans impériaux l’accueillit pour le mener jusqu'à leur suzeraine. Lorsqu'il fut devant elle, sa présence majestueuse l'enveloppa.
— Tu peux être fier de ce que tu es devenu, mon enfant. Je peux sentir ta sagesse et ta puissance exsuder de toi. Tu as le potentiel d’un roi-dragon, c’est certain.
Elle sembla réfléchir un instant, appréciatrice.
— C’est probablement cela qui a déplu à Ao Ji et Ao Chen, reprit-elle. Quoi de plus étonnant ? Tu es le fruit d’une union interdite. Les dragons suzerains ne doivent pas s’accoupler en principe.
— Je ne suis donc pas désiré ? s’étonna Zǐlóng.
— Oh que oui ! le rassura-t-elle. Mais ce désir profond et irrésistible nous a été inspiré par l'étrange avalanche céleste qui a donné naissance à ta cascade incubatrice. C'était comme si une impulsion fondatrice nous avait convaincus, Ao Qin et moi, de procéder à l’impensable. Ta conception est unique, Zǐlóng, et ton existence exceptionnelle. Le Céleste Empire du Milieu est trop petit pour toi. Tu ne peux t’assujettir à aucun d’entre nous, mais tu ne saurais te satisfaire de nos quatre domaines réunis si nous nous soumettions à toi.
La déclaration de sa mère ne surprit pas le dragon de Lushan. Il était parvenu à la même conclusion. Cela faisait presque cinq siècles qu’il avait quitté ses Wu Lao Feng natals et l’impossible sensation d'étroitesse l’avait peu à peu repris.
— Il existe un monde au-delà de ce monde, lui avoua Ao Guang. Tu peux l’atteindre par l’Ouest ou par l’Est. Bien sûr, tu ne pourras plus traverser la province régie par Ao Ji. Elle te tuerait à la moindre occasion. Mais la mer de l’Est t’est ouverte. Dépasse les frontières des quatre empires draconiques, Zǐlóng. Tu as un univers bien plus vaste que le nôtre à découvrir. Va, vis et deviens, mon fils. Tu as toute une destinée à accomplir.
Cette révélation apporta à Zǐlóng l’illumination qui lui manquait pour déclencher sa dernière métamorphose. Un millénaire après son ascension de la cascade des Neuf Cieux, il acquit la paire d’ailes qui le consacrait en dragon accompli. Zǐlóng, galvanisé par son ultime évolution et les mots de sa mère, prit alors congé de la Chine, s’envolant vers l'Est, vers une destination qu’aucun dragon avant lui n’avait envisagée.
Les flots aériens le menèrent au-dessus d’une vaste étendue d’eau. Plus qu’une mer, comme un ciel sous le ciel : l’océan. Alors qu'il croyait devoir planer pour l’éternité au-dessus de cette immensité aqueuse, il parvint à un énorme continent. Il le parcourut avidement, les peuplades autochtones le nommant alors “Oiseau Piasa” au Nord, ou encore “Serpent à Plumes” dans le Sud. Puis il survola un deuxième océan, moins vaste, qu'il quitta au-dessus d’un détroit séparant deux nouveaux continents, pour atteindre une grande mer qui allait marquer la fin de son voyage : la mer Méditerranée.
Cette mer était le berceau d’une guerre qui allait sceller le sort de la Terre. Une guerre entre deux clans de déités, deux panthéons opposés : les Dieux du mont Olympe et les Titans du mont Othrys. Les deux factions s’affrontaient férocement pour la gouvernance de la Terre et de ses habitants et recrutaient héros et créatures en tout genre. Zǐlóng avait beau être infiniment sage et puissant, il n’en restait pas moins un étranger dans cette région du monde. Profitant de son ingénuité, les Titans plaidèrent leur victimité et le rallièrent à leur cause. Ainsi, le dragon s’engagea dans la bataille, se retrouvant à combattre les Olympiens et leurs troupes.
Cette guerre, la Titanomachie, dura dix siècles. Un millénaire durant lequel Zǐlóng, grâce à ses pouvoirs, s’avéra une calamité pour le camp des Olympiens. Sa plus grande adversaire fut l'une d’entre eux. La déesse des Combats, de la Sagesse et des Arts, porteuse de l’égide et de la lance : Athéna. Faisant preuve d’une bravoure, d'une ténacité et d’une abnégation sans égales, l’Olympienne lui tint tête, à lui, fils des dragons suzerains de la Raison et de la Passion.
Des suites d’un duel qui dura à lui seul des dizaines d’années, Zǐlóng fut défait. Le prix à payer pour son manque de discernement, la justice naturelle rattrapant la faiblesse de sa lucidité. La vérité lui apparut alors : la tyrannie des Titans, leur désir de contrecarrer une malédiction qu'ils avaient eux-mêmes déclenchée en se débarrassant de leur ascendance, leur volonté d’éliminer leur propre descendance. Il reconnut qu'il avait soutenu un panthéon réfutant son passé et refusant son futur. Il n'y avait rien de moins naturel. Le dragon admit alors qu'il s'était fourvoyé, ayant failli à son éthique, et accepta son trépas. Athéna perçut sa repentance et, alors que Zǐlóng allait rendre son dernier souffle, elle l’accompagna délicatement au sol. Elle s’agenouilla à côté de l’immense tête du dragon, une main tendrement apposée sur sa joue, et écouta attentivement ses dernières paroles.
— Grande déesse, dit-il, reçois humblement mes plus sincères excuses.
Se redressant péniblement, il décrocha difficilement sa plus solide écaille, une squame circulaire qui recouvrait la Perle dans sa gorge, avec sa griffe la plus robuste, qui se détacha également.
— C’est avec la plus grande humilité que je t’offre ces parties de moi. Tu connais leur valeur. Même toi, tu n’as pas pu les fendre ou les fêler. Puissent-elles te protéger en temps voulu.
— Zǐlóng, déclara Athéna en prenant respectueusement les deux offrandes. Il serait injuste de ne pas te pardonner. Toi qui es venu d’une contrée lointaine pour mourir d’une honteuse trahison, sache que tu meurs actuellement parmi nous, et non pas contre nous. C’est avec un grand honneur que j'accepte tes présents.
La magnanimité de la déesse adoucit la souffrance morale que le dragon ressentait et, en paix, il accueillit la mort. Sa Perle, que plus aucune plaque ne retenait, s’éleva, spirala tout autour du corps inanimé de son porteur et partit comme une étoile filante vers la cascade de Lushan, où elle s’enchassa dans un jeune arbre dressé vers les Neuf Cieux.
Par respect envers Zǐlóng, Athéna porta aux nues son gigantesque corps draconique, le figeant autour du pôle céleste ou sa forme resta imprimée, nouvelle constellation dans le firmament étoilé.
Ainsi s’achève le mythe de Zǐlóng, la carpe de Lushan qui allait inspirer le Dragon du Sanctuaire.
**
— À la lueur de cette histoire, comprends-tu le lien entre ce sobriquet et ta destinée ? demanda le Vieux Maître à Shiryu. Je ne t’entraîne pas pour n’importe quelle armure, mon garçon. Mais justement pour celle du Dragon.
Le petit garçon réfléchit gravement, trop mûrement pour un enfant de huit ans. Il avisa les lamelles de bambou calligraphiées dont le poème l’avait agacé et avait déclenché le sermon.
— À vos yeux... Je ne suis vraiment qu’une carpe, n’est-ce pas ?
Dohko ferma lentement les yeux en guise d’assentiment.
— Et je dois devenir un dragon ?
Shiryu regarda autour de lui et arrêta son attention sur la grande cascade de Lushan.
— C’est la cascade du mythe de Zǐlóng ?
Le Vieux Maître rouvrit ses yeux emplis de satisfaction.
— Oui, mon garçon. Celle-là même dont la carpe qu'il a été a remonté le flux venu des Neuf Cieux avant de se muer en dragon. L’armure qui t’est destinée s’inspire de sa légende. Et si tu veux en être digne, tu vas devoir élever ton cosmos et lui faire remonter le courant de la cataracte. En inversant le flot de la chute d’eau, tu gagneras le droit de revêtir cette Cloth si spéciale.
— Mais, s’inquiéta le jeune élève, si ce n’est pas moi ?
— Que signifie “Shiryu” ? répliqua mystérieusement le Vieux Maître.
— “Dragon lavande”, mais je…
— De quelle couleur est la lavande ?
— Violette, mais…
— De quelles couleurs étaient les parents de Zǐlóng ?
— Rouge et bl…
Le petit garçon s’interrompit. Un sourire malicieux illumina le visage de Dohko.
— Oui, petite carpe. Quand j'ai appris ton prénom, tu m’es tout de suite apparu comme une incarnation potentielle de Zǐlóng, à même de te parer de l’armure du Dragon. Tu es prédestiné à symboliser l'équilibre entre la passion et la raison, Shiryu, j’en suis intimement convaincu. Et pour cela, tu seras peut-être même celui qui héritera plus tard de ma propre armure, celle de la Balance.
Les yeux du jeune disciple de huit ans brillèrent de révélation et de motivation. De ce jour, sous le regard attentif et bienveillant de Dohko, le jeune enfant n’eut de cesse de s’entraîner pour mériter l’armure qu'il était venu chercher : celle à laquelle Athéna avait intégré l’écaille circulaire de Zǐlóng comme bouclier, et sa griffe acérée comme poing. Entre les mains du vieil homme, une antique canne à l’extrémité renflée ne le quittait pas. Autrefois sculpté à partir d’un arbre se dressant au pied de la cascade des Cinq Pics, par Erichthonios, fils et premier Saint d’Athéna, aîné des disciples de Lushan, le bâton luisait parfois d’une douce lumière opaline… émise par la perle qui y était enfermée.