Le Portail
Il fait sombre dehors. Où que le regard porte, l’obscurité vous enveloppe dans l’espace. Les cartes et hologrammes exposés dans les écoles et les musées ne rendent pas compte des distances faramineuses rencontrées entre les planètes, les lunes et les étoiles. Personne ne parle du noir absolu qui vous entoure. Il n’y a pas d’horizon dans l’espace ; seule l’abîme vous contemple.
* * * * *
C’était peut-être encore plus vrai ici, dans un coin si reculé du système qu’on n’y voyait que rarement signe de vie. L’équipage de la Dague espérait que les choses restent ainsi pour au moins encore quelques heures. En atmosphère haute autour d’une planète sans nom, les contrebandiers patientaient. Leur contact ne devait plus tarder à arriver.
Au cœur du vaisseau pirate, Sombre faisait les cent pas. Cela faisait déjà plusieurs heures que leur client aurait dû les contacter. Elle n’aimait pas ça. Pas plus qu’elle n’aimait être à bord de la Dague. Elle aurait voulu être partout, sauf ici. Elle fit une pause et pris le temps, pour la première fois peut-être, d’observer son environnement. Elle s’était engagée sur ce rafiot en désespoir de cause, après un énième échec. Elle avait tenté par de nombreux moyens, légaux comme illégaux, d’amasser la petite fortune nécessaire à l’achat de son propre vaisseau, symbole ultime de liberté dans un système où tout s’achetait et se vendait, mais dont les leviers n’appartenaient qu’à quelques privilégiés.
La salle de repos, dans laquelle elle se trouvait, était un des endroits les plus déprimant qu’il lui ait été donné de voir. Chaque génération de hors-la-loi en devenir y était allée de son graffiti, de son poster infâme avec pour sujet l’espèce humaine dans son plus simple apparat, sans parler du désordre ambiant inhérent à l’équipage actuel. Elle renifla un tas de cigarettes à moitié consumées posées sur une pile de vaisselle sale qui lui rappela à quel point la nourriture sur le navire était aussi éloignée de la notion de goût que le vaisseau l’était de toute civilisation. Écoeurée, Sombre décida qu’il était temps pour elle de quitter la pièce avant que l’envie de la passer au lance-flamme lui prenne.
Elle avait accepté ce job parce qu’il lui semblait tellement ennuyeux qu’elle ne voyait pas comment il pouvait mal tourner. Mark Bolt, le Capitaine de la Dague, avait “récupéré” sur Vénus une cargaison de boissons énergisantes NR-G. Sombre sourit. Impossible pour quiconque d’avoir raté l’affaire : une soirée avait mal tourné sur Majora Minora quelques semaines auparavant. Et par mal tourné, il fallait comprendre que l’ensemble des convives avaient été retrouvés étendus sur le sol dans une mare de divers fluides que personne n’avait cherché à identifier. En revanche, les analyses toxicologiques des victimes avaient révélé des traces de méthadone, de phencyclidine, de tétrahydrocannabinol, une grande variété d’opiacés, de benzodiazépines, de barbiturates, d’amphétamines ... et la liste ne s’arrêtait pas là.
La société Radical Drinks avait nié en bloc toute accusation d’avoir volontairement dilué des drogues dans leurs boissons. Mais les autorités de Vénus n’avaient rien voulu savoir, et l’ensemble du stock avait été condamné à la destruction par le Centre de Santé et des Services Publics de la planète. Saisissant l’occasion, Mark Bolt avait usé de divers contacts pour en récupérer une partie, sachant qu’il pourrait en tirer bon prix auprès du bon client. Et quand il s’agissait de drogues, il y avait toujours un bon client.
Les caisses rescapées étaient entassées dans la soute, qu’il fallait réfrigérer à des températures telles que la quasi-totalité de l’énergie du vaisseau y était consacrée. Un pari risqué s’ils venaient à avoir besoin de déguerpir en vitesse, mais nécessaire tant la cargaison était instable. Il suffirait au liquide de dépasser une certaine température, et les drogues qu’il contenait devriendraient inactives.
Sombre avait fini par rejoindre le pont principal après avoir arpenté les couloirs mal éclairés du vaisseau. La pièce étroite ne pouvait pas accueillir plus de quelques personnes à la fois, tant elle était encombrée du sol au plafond d’écrans et de divers boutons. Du matériel de récupération pour la plupart, raccordé grâce au génie d’un mécano probablement aussi fou qu’ingénieux, et certainement aussi à une forme de volonté divine. Elle aperçut du coin de l'œil un point rouge sur un radar, avant que ce dernier ne disparaisse. La fiabilité de l’équipement restait à prouver.
Le Capitaine, désinvolte comme à son habitude, chantait et jouait du ukulélé depuis le fauteuil de commandement, soit la seule assise à peu près confortable de la cabine. Dans son uniforme gris délavé volé des années auparavant à un officier de la Flotte, une jambe dénudée passée par-dessus l’accoudoir du siège, le vieux Capitaine semblait n’avoir de soucis que de savoir quelle balade gratter ensuite. On disait qu’il se rapprochait de son dernier coup, d’une retraite dans un coin reculé du système où il pourrait pincer de ses doigts d’ébène les cordes de son instrument à longueur de journée. Sombre se rendit compte qu’elle n’avait vraiment pas encore pris le temps de discuter avec lui. Elle n’était pas très bavarde, mais il fallait bien tuer l’ennui.
“Ça parle de quoi votre chanson ?” lui demanda-t-elle.
“Un gars dans l’espace qui veut rencontrer ceux qui vivent au sol, mais qui a peur de leur faire perdre la tête.” répondit-il d’un air laconique. “Tu t’intéresses à la musique toi maintenant ?”
“Désolée, je voulais juste discuter un peu. J’en peux plus de cette attente !” Son agacement était palpable. Le vieil homme se redressa pour lui répondre.
“Faut pas t’en faire, ils vont arriver. On est au milieu de nulle part, la planète en dessous de nous n’a même pas de nom ! Il faut juste patienter.”
“Vous avez des plans pour la suite ? J’aurais encore besoin de cash après cette opération.” Son approche manquait certainement de tact, mais Sombre n’était pas connue pour faire des ronds de jambe.
“Ah ! Au moins toi tu es directe. J’aime ça.” Lui répliqua-t-il en souriant. "Écoute, tu sais ce qu’on dit : ça porte malheur de dire que c’est le dernier coup, alors je ne le dirais pas.” Le Capitaine s’arrêta là, à la surprise de Sombre.
“Et donc …” essaya-t-elle.
Avant que Bolt ait pu répondre, ils furent interrompus par un bruit sourd, suivi presque instantanément de l’extinction complète de l’éclairage du pont. Une alarme retentit, criant son message d’alerte : “Surtension dans l’alimentation principale. Extinction préventive du moteur principal. Allocation des ressources restantes aux systèmes de survie.”
“Bordel mais qu'est-ce qu’il se passe ?!” Le Capitaine se leva d’un geste et courut vers le corridor, talonné par Sombre.
Ils avaient à peine parcouru quelques mètres qu’ils entendirent, d’abord faiblement puis de plus en plus distinctement, un battement sourd en direction de la salle de repos. À mesure qu’ils s’en approchaient, ils parvinrent à identifier l’origine du son au milieu du vacarme des sirènes de la Dague.
“Ne me dites pas que …” Bolt n’eut pas le temps de finir sa phrase, rendu muet par la scène qui s’offrit à eux alors qu’ils entraient dans la pièce. Au centre du capharnaüm, en équilibre sur une table, dansait un membre de l’équipage dont Sombre n’avait pas pris la peine de retenir le nom.
“Hé salut vous ! Vous savez quoi ? Je viens juste d’avoir une idée géniale : j’vais transformer cet endroit de “à chier” à “de la balle” !” L’homme transpirait à grosses gouttes. Il était clairement bourré de drogues jusqu’au cou, et certainement au-delà, ce qu’il confirma immédiatement sans aucune retenue.
“Hé d’habitude j’suis pas un grand fan de dope... mais bon sang, quand elle est à portée de main comme ça c’est dur de résister. Salud !” Il tenait dans chaque main une canette de NR-G, et Sombre vit qu’il en avait encore d’autres dans la poche avant de sa combinaison de mécanicien. Quant à savoir si les taches autour étaient du cambouis ou quelque chose de plus déplaisant, Sombre préférait ne pas savoir.
Bravant l’odeur âcre de transpiration du jeune homme, Sombre et Bolt essayèrent de le faire descendre quand ils remarquèrent une grande quantité d’appareils branchés derrière le junkie. Tous semblaient liés à la même fiche, dont le câble courait à l’extérieur de la pièce.
“Sur quoi tu t’es branché abruti ?” lui demanda le Capitaine en éteignant un à un les appareils, l’énervement et l’inquiétude se mêlant sur son visage, sentant que la réponse n’allait pas lui plaire.
“Hé Capitaine vous voulez pas faire la fête plutôt ? On s’emmerde là ! Remettez la musique et tout !”
“Vous voulez que je lui en colle une Capitaine ?” demanda Sombre, avec l’espoir qu’il réponde par l’affirmative.
“Malheureusement je crois qu’on va avoir plus urgent à gérer.” Désormais il n’y avait plus trace de colère dans sa voix. Seule l’inquiétude demeurait. “Si cet imbécile s’est branché sur le dispositif frigorifique, dans le meilleur des cas on a juste perdu la cargaison.”
“Et dans le pire des cas ?”
Ce fut l’ordinateur de bord qui répondit. Comme Bolt le craignait, la surcharge avait laissé leurs réserves énergétiques en sale état. Il leur restait tout juste assez de carburant pour maintenir les systèmes de survie en fonction. Avec un peu de chance, leur client pourrait les escorter jusqu’à une station pour qu’ils fassent le plein de carburant. Mais dans l’intervalle, ils auraient perdu leur cargaison, et leur acheteur leur ferait payer ce service. Sombre soupira. Encore un boulot qui tomberait à l’eau, et avec les crédits qu’elle n'obtiendrait pas s’éloignait son espoir de liberté.
Le Capitaine et elle retournèrent sur le pont principal après avoir enfermé leur apprenti junkie dans ses quartiers. Il avait évidemment protesté, mais un regard glacé de Sombre l’avait dissuadé de toute action qu’il pourrait regretter. Elle n’avait peut-être pas pris la peine de retenir son nom, mais lui se souvenait comme tous ceux qui avaient rencontré la jeune femme de sa première impression d’elle : malgré sa taille moyenne, ses yeux bleus perçant encadrés de deux mèches brunes ne laissaient aucun doute quant à sa détermination. Et même si sa combinaison noire bordée de pourpre était trop grande pour laisser deviner ses formes, elle avait la démarche de ceux qui maîtrisent leur corps et savent s’en servir comme d’une arme. Grandir dans la misère oblige à une sélection naturelle impitoyable, et elle en était sortie vivante.
Il ne semblait y avoir aucun panneau, aucun écran sur lequel une alarme ne clignotait quand il n’y avait pas tout simplement le message “Danger” écrit en gros et en rouge, comme si l’ensemble des autres signaux du vaisseau et l’odeur de brûlé qui commençait à envahir la pièce ne suffisait pas à prendre la mesure de la catastrophe à venir. Bolt afficha sur l’écran central le radar, et la réalité de leur infortune devint autrement plus prégnante.
La première chose que Sombre comprit, c’est que le vaisseau avait quitté sa course et se rapprochait de la planète, désormais prisonnier de son attraction. Ils allaient devoir atterrir en urgence sur un sol inconnu. Mais voyant le regard hébété du Capitaine, elle prêta une attention nouvelle aux informations affichées. À quelques centaines de kilomètres, une masse était apparue sur leurs radars. Sombre se souvint subitement du point rouge vu plus tôt sur un écran. Le matériel était finalement plus fiable que ce qu’elle ne l’avait pensé.
L’objet était assez petit, une dizaine de centimètres d’envergure tout au plus. D’après le peu d’information que pouvait donner l’ordinateur de bord, il était inerte. Un petit astéroïde. Un bout de roche perdu dans l’immensité de l’espace, poursuivant une course entamée peut-être dans un autre système, qui sait, peut-être dans une autre galaxie ? La seule certitude qu’avaient Bolt et Sombre, c’était où il allait finir sa course : dans la Dague. Et dans le vide intersidéral, un objet de cette taille avançant à cette vitesse équivalait à une torpille qui s'apprêtait à interrompre le vaisseau en pleine course.
Sombre bondit dans un siège et tenta d’accéder aux systèmes de l’appareil, mais plus rien ne répondait. L’ordinateur de bord débitait des messages d’alertes en continu, et le Capitaine, effondré dans son fauteuil de commandement, avait le regard perdu dans le vide.
“Capitaine il faut faire quelque chose !” Il ne répondit pas immédiatement.
“Sombre, va dans mes quartiers. Il y a une trappe sous le lit qui mène à une capsule de sauvetage.”
“Venez avec moi Capitaine, il doit bien y avoir la place pour deux là dedans !”
“Pas sur ce genre de vaisseau ma chère. C’est chacun pour sa peau. La mienne est déjà vieille et ridée, alors va sauver la tienne s’il te plaît.” lui intima-t-il.
“Capitaine … Mark …” commença-t-elle, mais il ne la laissa pas poursuivre sa phrase.
“Ça a été un sacré voyage. Je ne pensais pas voir la fin de cette épave volante, mais la voilà. Et tu sais quoi ? Je pense que je suis plus triste pour elle que pour moi. Ce rafiot méritait mieux que ça. Mieux que moi.”
Sombre ne su quoi répondre, et elle comprit que la conversation était terminée. Le Capitaine Mark Bolt s’était penché par-dessus l’accoudoir de son fauteuil et avait récupéré son ukulélé. Il entama une balade.
“Take your protein pills and put your helmet on …” Sombre savait qu’elle devait partir. Elle n’avait plus rien à sauver sur le pont, à part sa peau.
Elle couru vers les quartiers de l’équipage, bien décidée à récupérer une de ses seules possessions : son arc laser. Ce genre d'armes pouvait sembler archaïque à une époque où les pistolets à énergie et autres boucliers personnels étaient monnaie courante, mais elle en aimait la simplicité et l’élégance. Et c’était aussi une arme silencieuse. Discrète. Sombre accéda à son casier personnel grâce à une carte magnétique qu’elle gardait fixée à la ceinture, et récupéra d’un geste l’arc et le carquois qui y étaient rangés, prêts à servir en cas de danger. Elle repartit aussi vite qu’elle était arrivée. Rien ne la retenait dans cet espace qu’elle n’avait habité que quelques jours, et dont elle était restée la plus éloignée possible la majorité du temps.
Pour accéder à la cabine du Capitaine, elle devait traverser à nouveau la salle de repos. Elle jeta un dernier coup d'œil aux graffitis sur les murs. Une pensée lui effleura l’esprit : peut-être qu’un jour l’épave de la Dague serait retrouvée, et qu’une équipe d'archéologues chercherait à comprendre la signification de ces glyphes cryptiques. Mais elle n’avait pas le temps de s’attarder ici. Elle continua de courir dans les couloirs, réalisant au passage que excepté les alarmes que l’ordinateur de bord crachait en continu au travers des hauts parleurs, le vaisseau était d’un calme inquiétant. Sa course était stable, aucun incendie majeur ne s’était déclaré, aucun membre d’équipage ne courait …
Sombre réalisa soudainement que dans la précipitation du moment, elle avait complètement oublié le mécanicien drogué qu’ils avaient enfermé un peu plus tôt. Elle s’arrêta brusquement, et essaya de réfléchir à ce qu’elle devait faire. Le Capitaine avait pris la décision de rester à bord et de couler avec son navire, mais l’autre devait être encore abruti par les substances toxiques. Elle décida qu’elle n’avait pas le temps de faire demi-tour. De toute façon il n’y avait qu’une place dans la capsule, et s’ils en étaient là, c’était à cause de lui. Elle se rendit compte que malgré elle, son cerveau cherchait à rationaliser et justifier sa décision. Mais au fond d’elle la vérité était présente, et ne la quitterait pas : elle abandonnait le pauvre homme à son sort, ainsi que les autres membres d’équipage.
Elle arriva en trombe dans la chambre du capitaine. C’était la première fois qu’elle venait ici. La pièce était petite mais semblait confortable. Elle parcouru l’ensemble d’un regard : un fauteuil en cuir profond, une petite table à son côté sur laquelle siégeait une bouteille de whiskey déjà bien entamé à côté d’une de ces fameuse plantes de l’espace,qui n’était en réalité qu’une petite plante grasse sans grand intérêt. De l’autre côté de la pièce, un lit défait était disposé contre le mur. Sur un rafiot comme celui-ci, c’était le maximum de confort que quiconque pouvait espérer obtenir.
Elle souleva le lit qui n’avait pas dû voir de draps propre depuis un certain temps, et révéla immédiatement une trappe métallique surmontée d’une poignée épaisse. Elle l’ouvrit précipitamment et passa une première jambe, puis se ravisa. D’un bond, elle se releva et attrapa la bouteille d’alcool. Le contact du verre de la bouteille dans la paume de sa main la revigora. Si elle s’en sortait vivante, il lui faudrait bien avoir de quoi boire un verre à la santé du Capitaine Bolt. Après tout, si elle survivait, ce serait grâce à lui.
Sombre se glissa dans la capsule sans difficulté, et verrouilla l’accès après être passée. Elle avait à peine la place de pianoter sur l’écran couvert de poussière installé à quelques centimètres de son visage, enfermé dans ce tube qui, elle l’espérait, allait lui sauver la vie. La jeune femme entra la commande de largage, et après quelques secondes, entendit les attaches pneumatiques se relâcher, et soudain se sentit chuter. Un masque tomba devant son visage, qu’elle enfila prestement. L’habitacle se remplit de mousse absorbante et l’air autour d’elle se figea. Désormais, son sort était entre les mains de l’ordinateur de bord. Avec un peu de chance, il la ferait atterrir proche d’une ville à la surface de la planète. Mais elle essaya de ne pas y penser. “Demain sera bien” se dit-elle pour se rassurer.