Nuit dansante et lune éclatante
Chapitre 1 : Nuit dansante et lune éclatante
4010 mots, Catégorie: G
Dernière mise à jour 20/12/2022 23:25
Je me demandais comment il allait. Ce soir-là, il y avait six mois jour pour jour que Bonar avait quitté la ville. Elle se reconstruisait progressivement, pierre par pierre… Et je ne pouvais pas rester insensible devant les efforts de chacun. Avec l’accord de la mairie, j’avais donc décidé d’organiser un concert caritatif dont les fonds iraient directement à Paris. Fini de se laisser porter par les évènements, je devais agir.
– Madame, vous sentez-vous prête ?...
– C’est le minimum, Alfred. Je le dois à la population.
– Hm, mais êtes-vous prête ?...
– Je… Je crois, bégayai-je par mégarde.
– Ayez confiance en vous. Votre musique reflète votre âme et ce sont vos spectateurs qui la ressentent. Vous savez jouer à la perfection, n’ayez pas peur de vous montrer telle que vous êtes.
– Je… Je te remercie, Alfred. Je vais suivre vos — tes conseils.
– Bien, je pars inspecter les mesures de sécurité.
Je me faisais encore difficilement à sa présence. Le majordome n’avait pas l’habitude d’être si bavard, mais il était plein de bonté, en dépit des apparences. Quant à moi, maintenant qu’il était parti, je devais trouver la force nécessaire pour la représentation. Le public se rassemblait dans le théâtre obscur. Mes mains glissaient sur le bois du violon, à l’arrière-scène. Courage, Marie !... Seule une question me taraudait encore : où se trouvait-il ?...
Je me demandais comment elle allait. Ce soir-là, il y avait six mois jour pour jour que Bonar avait quitté la ville. Nous devions absolument fêter ça ! Mais avec sa représentation, ça allait être compliqué. Hm… J’avais besoin de quelque chose de mémorable.
– Fondue, tu n’aurais pas une idée, toi ?... confiai-je à mon partenaire canin de toujours.
– Woof woof !
– Woh !... Tu as raison !
Je l’avais vraiment esquivé de justesse ! Les gardes ne me laissaient pas le temps de réfléchir à la soirée : ils se jetaient sur moi les uns après les autres dans une succession de mouvements malhabiles, tentant de bloquer complètement mes voies d’échappatoires. Manque de bol, n’est pas Fantôme R qui veut ! Je glissais sous un coup de poing pour me faufiler entre les jambes de l’attaquant, me retrouvant immédiatement devant un flash lumineux. Je jetai mon pied sur la lampe du parfait anonyme, qui lui valsa au visage, l’envoyant au tapis et me libérant la voie. Le premier homme se retourna pour me mettre un crochet, mais je l’anticipai : vissant mon chapeau sur ma tête, je me rabaissai pour l’éviter, puis me propulsai sur mes deux jambes.
La sécurité se rassembla pour me prendre en chasse… Je n’avais malheureusement pas le temps de les accompagner pour un ballet nocturne, ma partenaire m’attendait. Je sautai sur le côté, brisant la fenêtre du couloir, pour atterrir d’un salto sur le sol du musée du Louvre. Sans les voir, je savais qu’à l’est et à l’ouest m’attendaient deux brigades solidement armées, je décidai donc de m’enfuir vers le nord, direction l’opéra Garnier !
La pleine lune qui m’escortait cette nuit-là me rappelait l’éclat des yeux de Marie, sans compter nos aventures antérieures. Ah, quelle belle soirée ! Une soirée parfaite pour subtiliser un diamant rose de toute beauté, l’Hortensia, d’après l’étiquette sur son ancienne vitrine. Fondue acquiesça d’ailleurs d’un aboiement finement positionné, sans que je ne me sente pour autant pleinement satisfait... Je me projetai en l’air pour atteindre la barre d’un lampadaire, qui me mena à son sommet, dont lui-même me permit d’atteindre le toit des maisons grâce à un balancement maîtrisé. Nous y voilà ! Fantôme R ne pouvait décemment pas se promener sur le trottoir. La voiture de police qui passa soudain en contrebas me donna raison… Mais ce n’était pas cela qui m’inquiétait alors. J’espérais sincèrement que l’Hortensia saurait ravir ma violoniste préférée…
Je ne le voyais toujours pas dans le public. Ne me dites pas qu’il allait réellement manquer la représentation, la soirée de charité de la ville, lui qui avait sauvé Paris ?... Raphaël, tête brûlée ! Qui allions-nous donc féliciter, tous autant que nous sommes, si tu ne te présentais pas ce soir ? Mes doigts tremblants me rappelèrent à un problème plus urgent. Je devais me calmer, réarranger ma chevelure blonde, réajuster ma robe bleu de France et inspirer profondément. Les rideaux allaient s’ouvrir d’une minute à l’autre. Le palais Garnier n’avait pas usurpé sa réputation, le grand nombre de personnes qu’il pouvait accueillir ne me facilitant pas la tâche. Par ailleurs, chacun des sièges arborait un revêtement de velours vermeil, qui se mariait à la perfection avec les dorures des murs, légèrement courbés du plus haut des balcons jusqu’à la scène devant moi. Jouer dans un monument si renommé ne me permettrait jamais ni le moindre pas ni la moindre note de travers.
A peine eussé-je le temps de me rappeler au lieu que le majordome revint de sa ronde rapide, un cocktail à la main.
– Madame, buvez ceci, votre gorge en sera éclaircie.
– Mer… Merci Alfred, je n’en espérais pas tant.
– C’est tout naturel, madame.
J’attrapai le verre puis en bus deux gorgées avant de le remettre à mon majordome, que je ne pourrais jamais assez remercier pour son dévouement. Mes mains s’agitaient moins en le sachant à mes côtés. Il déplaça son bras vers la scène, dépliant sa paume pour m’inviter à rejoindre le parquet encore camouflé par les immenses rideaux latéraux. Prenant une dernière grande inspiration, je soulevai avec minutie les talons de mes chaussures, me dirigeant lentement face au public. De mon ouïe fine, je pouvais entendre les gens chuchoter, impatients. Le violon que je tenais fermement se trouvait désormais relié au système sonore du palais. Les grands et épais tissus qui me séparaient de la foule se mirent alors à s’entrouvrir…
J’allais vraiment louper la représentation, la bourde ! Je filais entre les brises nocturnes comme un fantôme, glissant d’un toit à l’autre en apportant à mes gestes la minutie et l’habileté nécessaires pour stabiliser mon chapeau. Je priais seulement pour arriver présentable et, surtout, à l’heure ! Derrière quelques mètres de zinc se dessinaient deux rangées de cheminées en argile. Je les esquivais d’un bond, me retrouvant dans le vide. Prolongeant mon saut grâce à un salto, je rattrapai de justesse le rebord d’en face. Une sortie tout en finesse, comme je les appréciais… Mais je n’avais guère l’habitude des petits bijoux. Le diamant se balança dans ma poche au même rythme que mes pieds sur le bord, atteint in extremis. Il finit par s’en évader avant que je n’aie pu reprendre mon équilibre. Et le voilà qui se jeta dans le vide ! Je plongeai ma main à sa rescousse avant de me redresser sur le zinc avec la précieuse pierre en ma possession.
– Fiou…
– Woof !
J’enclenchai à peine un nouveau pas que je sentis un courant d’air me frôler distinctement les oreilles. Je me baissai alors d’instinct pour éviter l’objet que je venais de deviner dans mon dos. Mais je n’avais pas prévu de croiser un deltaplane dans Paris ce soir ! Voyant mon réflexe, son pilote se décala sur mon flanc, son aile longeant maintenant le toit. Il décrocha sa main gauche de l’appareil pour venir piquer dans la poche de ma veste, à une telle vitesse que je ne pus rien tenter. Il atterrit à peine plus loin en freinant grâce à ses pieds.
– Charlie !
– Encore un coup de retard, Fantôme R ?
– Ce n’est pas possible, tu ne pouvais pas prévoir cet emprunt !
– Ce n’est pourtant pas compliqué de « prévoir » tes larcins !
– Laisse-moi passer, je dois rejoindre Marie…
– Oh, tu peux passer, après tout, c’est une soirée importante… Mais sans l’Hortensia, indiqua-t-il en faisant tournoyer l’objet de mes convoitises sur son index.
– Allez, Charlie… le fixai-je d’un rictus. Ou plutôt, devrais-je dire Charlotte ?
– Ne… Ne parle pas de ça.
– Pourquoi ne pas mettre la robe rose dans laquelle je t’ai croisée la dernière fois pour le gala ?...
Elle rougit.
– Je… Je la tiens de mon père, je l’aime beaucoup, d’abord !
Réalisant son commentaire incontrôlé, la jeune détective reprit ses esprits d’une traite.
– Hmpf ! Tu ne m’auras pas comme ça, j’irai rendre le bijou au Louvre de gré ou de force !
Nous nous regardâmes, comprenant soudain la situation dans laquelle nous nous trouvions l’un l’autre. Pour aller reposer le bien au musée, Charlie devrait me passer sur le corps… Quant à moi, je devais récupérer le bijou et me hâter dans la direction de l’Opéra, à savoir où elle se tenait. A l’idée des prochaines secondes, je retrouvais mon sourire… Même si je n’avais vraiment pas le temps de m’amuser ce soir !
Progressivement, les deux pièces de velours noir s’écartèrent du centre de la scène, se repliant sur les côtés. J’étais debout face à plus de mille personnes venues soutenir la reconstruction de la ville ; elles avaient bravé la froide nuit d’hiver régnant seule à l’extérieur de l’Opéra pour me voir jouer. Je n’avais de mon côté plus que faire du climat, car leurs yeux s’étaient soudain hissés au rang de maîtres, despotes par centaines que je devais affronter seule. Je tapotais faiblement sur le micro hissé devant moi.
– Un, deux, un, deux…
Tout semblait fonctionner. Malheureusement ?... Alfred n’était pas loin, je pouvais donc souffler… Alfred ? Et Raphaël alors ? Où était-il, cet idiot ?... Oh, s’il ne venait pas ce soir, même pas le moindre minuscule centième, je… J’allais lui montrer, à ce voleur de pacotille ! Je saisis le pied du micro, mon écharpe pendant gracieusement le long de mon bras. Sans que je ne prononce un mot, la salle se figea dans un silence somptueux.
– Bonjour, marquai-je d’une pause. Nous sommes réunis dans ce prestigieux monument pour une cause qui m’est chère : la reconstruction de Paris. Si vous êtes rassemblés ici, c’est que vous avez à la fois l’envie et la capacité de participer au rétablissement matériel et, surtout, humain de la capitale. Chers mécènes, je ferai tout ce qui est mon pouvoir pour redorer le blason de la cité des lumières ; j’espère que vous en ferez de même, soit via le fond de reconstruction de la ville, soit à la force de vos mains.
Je repris mon souffle en éloignant mes lèvres du micro alors que les applaudissements de circonstance résonnaient dans le plafond gravé. En dispersant ma vue aux quatre coins de la salle, j’aperçus Alfred qui me surveillait depuis un balcon surélevé. Et toujours aucune trace de Raphaël… J’attrapai le violon caché derrière moi, puis s’ensuivit mon précieux archet que je gardais sous ma coupe au pied du micro. Les regards plantés sur l’instrument ne me déstabilisèrent pas plus que certains autres non-évènements que j’aurais espérés différents… Je balançai l’archet sur les cordes d’un geste vif afin d’emporter le public dans un rythme effréné, pareil à mon cœur serré qui ne semblait pas vouloir ralentir son battement, ni atténuer mes pensées pour lui, ni freiner la puissance de ma musique. L’espace d’un instant, je serai le chef d’orchestre de ces gens figés, obnubilés par leurs ouïes monomaniaques. Vibrez messieurs dames ! Si cet idiot ne venait pas, c’était sur vous que j’allais abattre mon courroux, dussé-je être votre mastermind !... Hm… Calme-toi Marie, tu arrives déjà à la fin du morceau. La dernière note posée, le temps arrêta sa course sans fin un instant. Je transpirais… Je ne l’avais pas remarqué, quel manque de tenue. Je n’avais pas non plus remarqué Alfred qui était apparu derrière moi avec un mouchoir. A peine eussé-je attrapé le morceau de tissu que les mécènes s’emportèrent dans un applaudissement collectif, tandis que je m’essuyais délicatement. Je fis une courbette par politesse avant d’empoigner le micro.
– J’espère que ce morceau vous a plu, déclamai-je par inconscience de fausse modestie. A présent, je vais vous interpréter un morceau qui me tient à cœur…
Charlie ou moi-même ? Qui donc allait l’emporter ? La question ne se posait même pas ! Je l’invitais à s’avancer par souci de galanterie. La détective orgueilleuse ne se fit pas prier et me fonça dessus en amorçant un balayage visant mes genoux. Je sautai par simple réflexe et cherchai à récupérer l’objet de nos convoitises, mais elle tenait fermement le diamant dans la main fourrée dans son manteau. Ça n’allait pas être simple… Je retombai sur son flanc et fis une pirouette vers son dos, agrippant le bras fixé sur le joyau. Je le tirai alors hors de sa poche… mais pas assez vite ! La gente détective jeta son coude en arrière, se servant de ma propre force pour le propulser vers mon visage. Je fus obligé de lâcher et de reculer, nos positions étant désormais inversées. Quelle fougue !
– Adieu, Fantôme R !
Adieu ? Oh non, nos positions étaient inversées ! Le chenapan en avait profité pour filer vers le Louvre… avec l’Hortensia ! Dans un moment de fébrilité, j’en avais oublié la situation. Je devais absolument le récupérer : je partis donc à sa poursuite sans une once d’hésitation. Après quelques secondes de course, je réalisai que Charlie avait déployé son deltaplane pour prendre de l’avance. J’aurais pu envoyer Fondue, seulement cela n’avait rien de très chevaleresque et lui rien de très aventureux. Et j’étais déjà en retard…
– Il va falloir improviser…
Mes pas firent volteface, me portant de nouveau vers l’Opéra Garnier. Je devais me dépêcher de rejoindre Marie avant qu’elle ne me transforme en violon. Il me fallait également un cadeau de remplacement… J’allais bien avoir une idée en route. Après plusieurs cheminées frôlées, j’entrapercevais l’une des dorures du toit qui trônait fièrement sur l’avant du bâtiment, surveillant l’entrée de son point de vue surélevé. Encore quelques minutes avant d’arriver…
Je pouvais maintenant sublimer la sérénité qui s’écoulait en mon for intérieur lorsque je faisais frotter mon archet sur les cordes tendues. Une fois le vent et la tempête calmés, seuls subsistaient les flocons de neige gagnant graduellement le sol de leur rythme lent mais ininterrompu, se mouvant gracieusement sans anticiper ni retarder leur inexorable disparition dans l’immense amas blanc. Ainsi immobile, l’imposant croissant de Lune veillait sur le bon déroulement de ce cycle hivernal, baigné dans la lumière de l’Astre, le grand, le flamboyant, le redoutable Soleil, qui ne laissait plus d’imposant au petit croissant que le reflet qu’il eut bien souhaité lui prêter jadis et toutes les nuits depuis lors.
Me voilà désormais sur la place de l’opéra ! Ouf, je n’en pouvais plus de prendre de la neige sur le bout du museau et Fondue non plus ! Et… Et maintenant ? « Coucou Marie, désolé pour le retard de trente minutes, je pensais te prendre un cadeau, mais en fait je n’en ai pas, ah ah… ». Je me présentai à la réception avant de me rendre directement dans la salle principale, portant déjà mon meilleur costume. Je mesurais alors le plus infime de mes mouvements pour qu’ils ne viennent pas perturber le spectacle. En vérité, je souhaitais surtout ne pas attirer l’attention… A pas de velours sur la moquette, je pénétrai dans l’enceinte via l’entrée centrale qui débouchait sur un long couloir scindant la tribune du public en deux parts égales. Je me calai dans l’ombre, au coin de la porte. Elle était là. Loin, mais juste en face de moi.
La princesse de la Lune, dans sa robe de neige, seulement éclairée par son roi, ne démordait pas de son devoir ni de sa prestance. Et bientôt alors, comme le temps qui passe, le petit croissant devint souverain, ses sujets lui accordant la moitié du jour, clamant diligemment : « qu’elle brille la Lune, qu’elle est belle la Lune ! », relayant naturellement le flambeau du roi à la princesse. Pareilles à l’histoire qui filait sur les cordes, mes mains ralentirent, relâchant la pression qu’exerçait l’archet élancé sur les fils d’acier. Les yeux clos et la respiration saccadée, j’entendais à peine les gens claquer leurs mains à l’unisson.
La princesse de la Lune… Quelle mélodie. Marie dans sa robe flamboyante ne manquait en rien de la prestance pour la jouer. J’aurais pu me faire instantanément son sujet !... Et moi qui avais hésité. Je profitais de ses yeux clos pour m’avancer discrètement et rejoindre les soubassements du théâtre via une trappe cachée : c’était le seul moyen d’accéder à la scène. Sous le plancher se croisaient des enchevêtrements de cordes hasardeux, mais, fort heureusement, la lumière perçait au travers des planches, malgré la moquette. Je me faufilais aisément entre les obstacles, faisant jouer à mes membres une musique délicate. Soudain surgit devant mes yeux un perturbateur inattendu.
– Monsieur.
– Al… Alfred !
– Ne criez pas ainsi, nous ne sommes pas loin de madame, je serais dans un immense chagrin de l’interrompre.
– Merci, merci beaucoup, pouvions-nous entendre d’au-dessus.
– Comment as-tu su que !... chuchotai-je désormais.
– Sauf votre respect, rien ne m’échappe, monsieur.
– Tant que vous êtes là…
Mais bien sûr !
– Pourriez-vous suggérer une musique à Marie ?...
– Hm ?
– Je vais vous expliquer…
Le majordome accepta volontiers l’idée, et je ne pouvais lui en être plus reconnaissant.
*
Je me remettais doucement de mon précédent morceau lorsque Alfred vint me chuchoter une étrange requête, surtout venant de lui. Mais il aurait été inconcevable que je lui refuse une demande après tout ce qu’il avait fait uniquement pour mon bien-être. J’en avais même oublié le stress qui m’avait pris précédemment… Je sortis la partition qu’il m’avait tendue, la calant minutieusement sur le pupitre. Mon esprit tentait de saisir le pouls de la musique à jouer lorsque je crus reconnaître le rythme que les notes créaient… La connaissais-je ? Ou n’était-ce qu’une illusion ?...
– Contre toute attente, je vais à présent vous jouer quelque chose d’un peu plus énergique.
Ma main engagea un mouvement hésitant, puis le deuxième, avant de se laisser porter par la cadence immodérée de la partition. L’archet vaguait d’une corde à l’autre sans discontinuer, emporté par les flots qui semblaient m’emporter, d’abord lentement, puis de plus en plus vite. Sans m’en rendre compte, je jouais désormais les notes comme si je les avais toujours eues en tête.
– It’s show time !
Une voix se fit brusquement entendre dans mon dos. Surprise, je m’arrêtais le temps que mon corps comprenne à qui elle appartenait. Il s’était mis à danser alors même que je n’avais pas encore repris mon jeu, suivant la mélodie silencieuse comme si son corps vivait naturellement à ce rythme. Portée par les pas dansants, je ne pus que voler le rythme instinctif de Raphaël.
La salle jusqu’alors subjuguée mais immobile mouvait désormais ses jambes et ses bras de façon incontrôlée, muée par l’allure entraînante que nous leur insufflions, moi dansant, moi jouant, le son pénétrant les oreilles et la danse captivant les yeux. Isolés du reste du monde, notre harmonie versatile manipulait les gens qui souriaient irrépressiblement du plaisir qu’elle leur apportait, la symphonie lancée ne souhaitant pas désemplir ni s’arrêter, comme un rêve qui dure éternellement pour cacher en son sein le plus inavouable des secrets. Ah, ce n’était pas un secret qui allait nous arrêter ! Nous nous regardâmes envoutés. Je regardais son visage assuré et ses pas habiles, véloces ! Je regardais ses petites mains voyageant sur le violon, ses cheveux blonds, sa posture libérée ! Bientôt, nos regards se croisèrent, se rapprochant inévitablement dans le rythme effréné que nous avions créé. Oubliant le reste, nous cherchâmes l’approbation de nos âmes. Puis-je voler ton cœur ? Vas-y ! Puis-je voler ton cœur ? Fais donc !
La musique cessant, nous nous embrassâmes un instant, volant nos cœurs sur le rythme du voleur.