Un lever de printemps
Chapitre 13 : Des braises dormantes
8495 mots, Catégorie: M
Dernière mise à jour 23/10/2021 20:56
Des braises dormantes
À Ananké, capitale du territoire d’Hysmine, plongé dans un horizon sombre où la nyctalopie constituait un avantage certain pour la survie, au dernier étage de la tour de Moros, Juàn faisait face à une très grande salle, l’une des plus imposantes de la ville en réalité, dotée d’une série de fenêtres ovales disposées à la verticale. Une voûte de céramique colorée, représentant des chevaux cabrés face à l’ennemi, écume aux lèvres, s’étendait bien au-dessus de sa tête, à l’exception d’un large cercle, totalement jaunâtre et dépourvue de représentation. L’endroit où, autrefois, se dressait la silhouette victorieuse et invincible de l’Infanticide menant ses troupes aux combats. S’il n’avait aucunement l’intention de déplacer le centre des décisions stratégiques et des réunions du Conseil, Juàn ne comptait certainement pas vivre dans l’ombre de son géniteur. Que cela soit de manière concrète, ou sous la forme d’une mosaïque de minuscules carrées inanimés.
Une semaine entière s’était écoulée depuis son retour, escorté de ses quatre compagnons épuisés. Dont un Humain, se força-t-il à se répéter mentalement, se préparant à essuyer une nouvelle salve de critiques comme ses congénères semblaient être friands, durant les sept jours s’étant écoulés. Le fait que deux des leurs aient périt, laissant la vie sauve à un parfait étranger, avait grandement fragilisé sa position dans l’esprit de certains. Des murmures résonnaient dans ses traces de pas, et d’après ses espions, le nom de Sylvia, en plus de quelques intrigants rêvant du trône depuis qu’ils étaient en âge de comprendre la portée d’un tel pouvoir, revenait bien trop régulièrement à son goût. Lina, l’ancienne femme d’Izan, figurait parmi ses opposants les plus farouches désormais, présentant à qui voulait bien l’entendre ses jumeaux en bas âge dans les rues de la capitale, vêtus de leurs vêpres les plus misérables bien que dépourvues d’usure, assurant que le roi avait fait de ses enfants des orphelins. Au moins, tant qu’elle s’assurerait de l’attention de ses congénères, la jeune femme traiterait les petits de la meilleure façon possible, tentait de se convaincre Juàn.
En temps normal, le brun n’aurait sûrement pas prêté plus d’attention à ces vociférations qu’en fonction de sa propre culpabilité. Malheureusement, ce n’était pas la première fois que des hommes ou des femmes mouraient sous son commandement, l’empêchant parfois de trouver le sommeil, tant il éprouvait les regards accusateurs, malheureux ou d’incompréhension pesant sur sa conscience. Izan, comme tous les autres, avait rejoint cette rondes infinie d’esprits vengeurs, bien que son nom s’inscrive en lettres amères tout en haut de la liste mentale de Juàn. Aussi, en dépit de sa sincère compassion légèrement méfiante envers Lina, repoussait-il ses démons au soir, s’efforçant de ne pas se laisser atteindre par les imprécations des veuves ou des veufs, des fils ou des filles atterrés de la mort de leur proche.
Sauf que Lina, contrairement à ses prédécesseurs, remportait un suffrage inquiétant au sein de ses compatriotes, ou parmi les opposants, plus ou moins ouvertement, à son règne. D’autant qu’elle avait fermement refusé que ses enfants se voient accorder le titre de protégés du royaume, assurant qu’elle n’accordait aucune confiance à un souverain qui ne savait prendre soin de ses soldats. Remportant bien évidemment l’adhésion d’une trop grande partie de la population. Combien de temps encore avant que ses plus farouches opposants ne décident de faire de la veuve leur pantin idéal ?!
Soupirant lourdement tout en tentant d’être le plus discret possible, Juàn glissa une main dans ses cheveux ondulés, sans la laisser s’y attarder. Peut-être que Saraya avait raison, son refus de porter une couronne physique incitait-il les habitants à ne pas le considérer comme un véritable souverain. Sauf qu’il n’éprouvait toujours pas l’envie de se retrouver avec pareil couvre-chef sur le front !
Contenant tant bien que mal son agacement croissant, n’écoutant que d’une oreille discrète les autres membres du Conseil – le temps qu’ils cessent de s’insurger contre l’assassinat des soldats du Barran Yaär en espérant esquiver le sujet principal de leur convocation, il lui restait encore cinq bonnes minutes de latence –, il continua son exploration de la salle. Dans un coin, disposée d’une façon telle que Juàn n’avait qu’à tourner un peu la tête pour les observer, une ribambelle de jouets traînaient en désordre sur le sol de marbre gris, leurs multiples couleurs, allant du bleu le plus clair au rouge le plus vif, tranchant drastiquement avec la sombre austérité de la pièce. S’il avait toujours aimé la simplicité rassurante des couleurs opaques au sein desquelles il avait grandi, Juàn appréciait plus encore ces manifestations discrètes de la présence de son fils.
Quant il ne jouait pas avec Ainhoa, Blàs avait pris l’habitude de se promener un peu partout dans la tour pourvu que son escorte l’accompagne, en particulier là où se trouvait son père. Plus d’une fois, le garçonnet s’était retrouvé à trottiner tout autour de la large table rectangulaire, se hissant sur la pointe des pieds afin de tenter de lire les papiers jonchant le bois de chêne poncé en oubliant qu’il ne parvenait qu’à distinguer quelques mots. Ne pouvant pas chasser le petit, ni se résoudre à le gronder pour ses volubilités, Juàn avait décidé d’installer des coins de jeux généreusement fournis là où Blàs le rejoingnait le plus souvent. La salle du Conseil figurait en tête de sa liste personnelle. Après quelques ajustements, par exemple ne laisser aucun instrument de musique, dusse-t-il être pour enfant, à proximité, en dépit du plaisir que prenait le petit à jouer du tambour. En contrepartie, Blàs avait compris que s’il pouvait rester, et même écouter s’il le désirait les discussions parfois animées de la salle du Conseil (après tout, cela ne pouvait que l’aider dans sa tâche future), il devait produire le moins de vacarme possible, s’adressant au garde du jour l’accompagnant pour toute affaire urgente, telle que courir récupérer un jouet disposé par erreur à l’opposé de la tour. Quand il ne se levait pas brusquement pour accomplir cette grande mission seul, forçant presque toujours son escorte à courir pour le rattraper. Et revenant presque toujours avec Ainhoa sous le bras.
Ça aussi, cela constituait un autre sujet de désaccord avec une bonne moitié des nobles, furieux de voir la sévérité habituellement de mise, afin de forger des âmes dures dans des corps impitoyables, reléguée au placard sans complexe. Voyons, pour un peu on se serait cru chez les Koyals ! Encore un peu, et le souverain allait autoriser son fils à grimper sur ses genoux en pleine réunion, comme il se murmurait que c’était la coutume chez les rois de ces terres brûlées ! Pourtant, contrairement à ces allégations, Juàn ne considérait pas que les Koyals, et surtout leurs rejetons, ressortait de ce traitement particulièrement doux et hésitants à trancher leurs adversaires de haut en bas…
– Ces Koyals sont des sauvages ! entendit-il éructer violemment. C’est évident qu’ils sont à l’origine de cette attaque fourbe. Des vermines et des lâches, hurlant dès qu’une épée est placée entre leurs mains, mais qui se tortillent d’angoisse à l’idée de s’attaquer loyalement à des combattants dignes de ce nom !
Miguel, le Capitaine des Navires, maître de l’importante flotte de la Famille des Mac Aznar, la plus grande de toutes. Un homme de taille moyenne, les cheveux presque blancs déjà à quarante ans, et les yeux, fendus à la verticale, d’un marron mêlé de noir. Celui-là, Juàn était presque sûr de sa loyauté depuis qu’il l’avait fait accéder à un titre qu’il convoitait depuis des années, sans que l’Infanticide ne daigne le remarquer. De fait, l’homme était parfaitement compétent, et muni d’une expérience qui ne pouvait être qu’un atout. Cependant, son caractère emporté l’amenait à jurer avant d’envisager tous les tenants et aboutissants. Cette fois, Juàn dut se mordre l’intérieur des joues pour ne pas se lever et le secouer jusqu’à ce qu’il réfléchisse avant de parler.
– Pas un Koyal, un Hildenerven, rectifia sèchement Saraya, ayant revêtu exceptionnellement le manteau de Première Conseillère, les manches depuis longtemps découpées aux épaules pour laisser ses bras nus. Vous savez parfaitement que ceux qui quittent leur Famille ou leur peuple pour s’engager dans leurs rangs voient leurs serments antérieurs rompus pour qu’ils n’appartiennent qu’à cette engeance. Et cela vaut également pour les liens indéfectibles censés lier un Koyal à sa famille, et plus encore, à sa terre natale. De plus, il n’était pas seul. Outre cette femme vêtue de rouge, un troisième homme les accompagnaient.
Enfermée par ses propres soins dans son rôle officiel, la peine que Saraya éprouvait depuis la perte de sa plus jeune fille n’était visible qu’au travers des cernes s’étalant sous ses yeux, et la rougeur fatiguée de ceux-ci. Pour autant, elle ne perdit rien de sa prestance, et son caractère, déjà peu prompt à accepter les critiques, manquait de peu de devenir parfaitement explosif si jamais quiconque osait la titiller un peu trop.
Se redressant dans son trône à haut dossier, mains posées bien à plat sur les accoudoirs, Juàn cessa immédiatement toute rêverie. Depuis leur retour, Saraya et lui n’avaient eu que peu d’occasions de discuter véritablement avec le Conseil, occupés à organiser le réseau de leurs espions afin d’en apprendre plus, panser leurs blessures… Sans compter les sujets les plus importants déjà compliqués à expliquer calmement sans y passer des heures entières. L’alliance, fragile mais pourtant tout ce qu’il y avait de plus officielle, qui avait été établie au sein des Terres de Clint figurait parmi les plus difficiles à accepter. Tant que chacun se persuadait que le résultat d’une telle expédition ne pouvait qu’être placé sous le signe de l’échec, nul ne s’élevait véritablement contre pareil projet. Par contre, apprendre que non seulement cela n’avait pas été un fiasco total, provoquant la mort d’un soldat et d’une enfant et l’arrivée d’un Humain à Hysmine, mais avait de grandes chances d’aboutir à quelque chose de bien plus durable, les dents grinçaient et les voix s’élevaient massivement.
Parfois, commanditer des assassinats ne devaient pas être une mauvaise idée, songea Juàn, avant de se morigéner immédiatement. Promulguer la loi l’interdisant sous peine d’exécution, et ce autant pour les nobles que la populace, avait été suffisamment ardu pour qu’il ne commence pas à penser à l’exact contraire.
Il échangea un regard lourd de sens à sa mentor, laquelle acquiesça silencieusement. Confronter le peuple d’Hysmine à ses propres erreurs n’allait pas être si simple.
– Et ce troisième homme n’est autre que Ravenor, l’ancien compagnon d’armes de notre défunt prince Téléis, déclara Saraya, un peu trop rapidement pour que son calme apparent puisse être totalement crédible.
Durant une fraction de seconde, un lourd silence s’abattit sur la salle du Conseil, les regards de cinq de ses membres s’arrêtant sur le visage de leur souverain, allant de l’inquiétude nerveuse à l’intérêt presque malsain. Évoquer le frère de Juàn avait fini par devenir tabou, seul sujet capable d’échauffer suffisamment le brun pour faire passer le plus enragé des Handroktasiaykins pour un doux agneau guère sevré. Avoir perdu patience en ordonnant de fouetter publiquement un imbécile ayant osé traiter son frère d’incapable et de catin y était sûrement pour beaucoup. Tout cela parce que Téléis n’appartenait pas à cette caste anciennement unanimement vénérée de crétins décérébrés massacrant joyeusement les prisonniers durant les Grands Jeux ! Juàn avait beau savoir que ce jour-là, où son frère avait jeté les armes et aidé son adversaire à se relever, reviendrait tôt ou tard sur le tapis, le jour venu, il n’avait pu le supporter. D’autant que l’adversaire en question, une adolescente de toute juste seize ans, n’avait pas hésité une seconde avant de planter sa lame jusqu’à la garde.
La colère sourde du souverain dut se lire dans son regard, car la presque totalité du Conseil s’empressa de se détourner, certains griffonnant d’incompréhensibles symboles sur leur bloc-notes, d’autres réajustant leurs gants épais autour de leur poignet ou vérifiant la noblesse de leur posture.
– Aux dernières nouvelles, détruit par le meurtre du prince, Ravenor est parti s’exiler dans les contreforts des Monts Naufragés, finit par s’élever une voix calme, féminine, presque nonchalante.
Secouant la tête comme si cela n’avait aucun sens, Zoraida, cheffe de l’Armée à l’exception des filles de Saraya, croisa lentement les mains devant elle. Plus grande que la plupart des hommes, cette femme d’une trentaine d’année ne se départissait presque jamais de son chapeau à larges bords, recouvrant une épaisse chevelure sombre coupée à hauteur de la nuque, sous laquelle ses yeux presque clairs, mi-clos, ne perdaient pas une miette du débat. Elle pouvait passer pour une personne placide, au caractère doux et avenant, mais personne ne se fiait à cette apparence. Saraya elle-même la tenait pour une excellente combattante, et une stratège presque trop douée à ses yeux.
Heureusement, la générale se montrait d’une fidélité inébranlable envers le souverain, presque autant que l’escorte. Mais sa loyauté allait à la Couronne, et non pas à celui qui la portait, et elle n’en avait pas grand-chose à faire de Juàn. En ce sens, le père de Juàn avait perdu toute crédibilité à ses yeux.
– Je suppose donc qu’il s’agit d’un énième mensonge de l’Infanticide, ayant produit un tout aussi énième parangon de vengeance et de violence à notre égard.
– Aucun Hysien n’a jamais renié son peuple, et aucun membre des Mac Aznar n’a jamais tourné le dos à sa Famille ! s’écria Salindra, Représentante des Serviteurs de Keres, les prêtres chargés des diverses affaires religieuses. Certes, les traîtres au pays existent depuis des siècles, et il en sera ainsi afin d’éprouver la loyauté des derniers membres. Mais jamais en reniant toutes les attaches de son propre peuple !
De taille moyenne, presque petite, la prêtresse darda un regard rouge sombre empli de défi sur ses compatriotes, sa natte châtain, tombant juste au-dessous de ses reins, fouettant furieusement l’air telle la queue d’un chat prêt à l’attaque. De fines écailles aux reflets violets et corbeau recouvrait sa peau couleur de bronze le long de ses mâchoires et sur les côtés de son cou fin, avant de se perdre dans le col montant de sa longue robe sombre, parée de broderies argent sur ses manches amples, s’arrêtant aux coudes, ainsi que sur les côtes et sa jupe. De larges bracelets flavescent ornait ses poignets, montant jusqu’au milieu de ses avant-bras, de même couleur que sa ceinture.
Celle-là, Juàn la savait parfaitement opposé à son règne, sans parvenir à comprendre la raison de son animosité. Car il ne pouvait qualifier autrement le regard en coin, rageur, qu’elle lui adressa peu discrètement. Et sans chercher à l’être, à raison : ayant hérité du don de prophétie, capacité aussi rare que difficilement prévisible, ses visions se révélaient chaque fois justes, bien que fort sporadiques. Personne d’autres dans tous le pays, et même dans les colonies, ne possédant cette particularité, associée à une capacité à détecter le kaïru faible, mais néanmoins existante, sa position restait assurée probablement jusqu’à sa mort. Ne pas la prendre au sein du Conseil aurait provoqué la révolte des autres Serviteurs de Keres, et sans aucun doute de presque tous leurs fidèles, et lors de son accession au trône, Juàn n’avait pas les moyens de se permettre une guerre civile.
Pour autant, l’idée d’assassinat revint susurrer sournoisement à son oreille.
– C’est arrivé dans toutes les Familles, alors pourquoi pas à Hysmine ? (sans attendre que Salindra réplique, Zoraida se renfonça plus confortablement dans son fauteuil, les plaques de son armure légère, qu’elle mettait toujours quand elle se rendait à une convocation comportant plus de deux membres du Conseil, cliquetant contre le dossier) Au moins, cela élimine les mauvaises graines. Seuls les plus forts d’entre nous seront capables de mener toutes les batailles de front.
Excepté de légers grognements agacés, personne ne contesta les paroles sibyllines de la générale. Intrigué, Juàn interrogea muettement Saraya. Lui avait-elle révélé les véritables raisons de leur empressement à établir une alliance entre toutes les Familles ?
Devant sa réponse négative, le brun se retint de hausser les épaules, maîtrisant à grand-peine son agacement à ne pas comprendre ce qui se cachait sous la chevelure ébène. L’instinct militaire qui parlait, sûrement…
– Nous devrions peut-être découvrir ce que mijotent les Hildenerven, au lieu de nous enfermer dans des négociations fumeuses qui ne rapporteront guère au pays, intervint Andrèn, Représentant des Commerces et Trésorier au Conseil. N’est-il pas possible d’envoyer quelques espions à ces fins ?
D’une grimace, l’homme, robuste bien que doté d’un léger embonpoint, tapotant son crâne lisse comme s’il s’apprêtait à formuler une demande particulièrement extravagante. Finalement, il se tut, ramenant les pans de son long manteau gris, constitué d’une foultitude de volants dissimulant son corps aux regards indiscrets, autour de son corps comme pour le protéger de la fraîcheur du début de matinée. Croisant distraitement ses pieds joliment bottés sous la table, en véritable cuir amoureusement entretenu, il pencha la tête en direction de la femme lui faisant face, ses petits yeux bleus, mouchetés de noir, soupçonneux.
– Ne serait-ce pas le travail de la Maîtresse des Espions que de se charger de cela ?
L’intéressée, Déynor, ne lui dédia qu’un vague regard glacial, planté sur un visage impassible, comme à son habitude. Androgyne, au point que les nouveaux venus peinaient à se décider s’il s’agissait d’un homme ou d’une femme, elle se contenta, après de longue seconde de réflexion, de lui dédier un large sourire moqueur, presque trop grand pour son visage allongé, où deux yeux amande d’une nuance d’ambre peu commune en ces contrées le toisèrent avec un mépris à peine contenu.
– Je ne réserve ces informations qu’à notre Seigneur et à sa Première Conseillère, rétorqua-t-elle.
Et uniquement si ceux-ci le lui demandaient, songea ironiquement Juàn, une pensée similaire traversant certainement l’esprit de Saraya, de plus en plus agacée de devoir attendre avant de parler.
Prenant en pitié sa mentor, il se redressa lentement, coupant net les animosités verbales avant qu’elles n’empirent. Si cette révélation causait tant de remous, il ne regrettait pas la décision prise avec sa mentor, la veille : garder secret qu’après examen, l’énergie kaïru sous-tendant Ilasidrel ressemblait dangereusement à celle qui avait sauvé, au dernier moment, Cape Rouge. Sans certitude quant à l’identité de la personne manipulant ce pouvoir, ils ne pouvaient que formuler des hypothèses ; néanmoins, aucunes de lui plaisaient.
– Personne ne sait comment les Hildenerven recrutent leurs membres, et beaucoup préfèrent périr plutôt que de parler. Sans compter que les seuls que nous avons pu capturer sans qu’ils n’avalent de poison sont morts instantanément dès qu’ils ont commencé à laisser échapper des informations concernant la structure de cette Famille. Je ne compte pas perdre mon temps à essayer de les détruire inutilement.
Cela, Juàn n’y croyait pas plus qu’à un monde de paix, dépourvu du moindre conflit. Néanmoins, les récents évènements remettaient terriblement en question son désir de rallier toutes les Familles, Hildenerven compris en dépit de leur absence dans les Terres de Clint. Sans parler de faire accepter pareille idée. Il ne restait plus qu’à espérer que ce ne soit qu’une branche pourrie de cette Famille, en miroir des rares membres des Handroktasiaykins à ne pas vouer une admiration et une loyauté sans bornes à leurs propres dirigeants.
Et tenter de maîtriser la haine qui l’envahissait dès qu’il repensait à ce que ces misérables avait osé faire subir à la troupe l’accompagnant, Blàs en tête. Depuis leur retour, le garçonnet n’avait pas passé une seule nuit dans son propre lit, comprenant sans en saisir exactement les raisons, que quelque chose de grave s’était passé, et qu’Izan ne reviendrait jamais de leur voyage. En plus de ses cauchemars, bien trop fréquents, durant lesquels des créatures de la Horde le déchiquetaient vivant, tout comme Alma.
– Qu’en est-il de la fermeture de la totalité des Barran Yaär jusqu’à nouvel ordre ?
Une précaution qui lui paraissait absolument nécessaire. Désormais, leur seul moyen de rejoindre le monde des Humains était de faire appel aux combattants et manipulateurs de tanabris les plus puissants, capables d’user de la téléportation. En somme, une demi-douzaine d’Hysien.
– Ils ont tous été scellés hermétiquement, y compris ceux situés en pleine mer, assura Miguel, tirant sur sa cape pour la défroisser. Personne ne peut passer sans votre autorisation exceptionnelle.
– Et la situation là-bas ? continua Juàn, observant les dizaines de cartes étalées sous ses yeux, remplissant la majeure partie de la table sur laquelle il s’appuyait.
– De ce que l’on sait, fit Déynor, se penchant afin de saisir une des cartes, la Horde, comme elle est appelée, est allée jusqu’aux frontières des montagnes avoisinantes, éradiquant toute forme de vie se trouvant sur son chemin, et modifiant le paysage de telle manière que les glaciers sont désormais fendus en de multiples parcelles flottant sur un océan qui, jusque-là, était resté souterrain. Excepté au pied des montagnes, bien entendu. Cependant, après avoir conquis tout le territoire en quelques jours, les créatures se sont arrêtés comme si elles avaient établi leurs frontières, et ne quittent plus les contreforts. J’ai cru entendre qu’une femme, dotée d’une cape rouge, a été aperçue à plusieurs reprises, mais pas de traces de ses compagnons. Il se murmure également que la rumeur d’une conquête par des créatures venues d’ailleurs se répand à la vitesse de l’éclair dans le Monde des Humains, et que ceux-ci commencent à la surnommer la Catastrophe des Trois Jours.
Le temps qu’il avait fallut pour que la conquête des terres s’achèvent… Si les Hildenerven cherchaient à établir, eh bien, une nation, un peuple, quelque chose de ce genre, au sein du monde des Humains, qu’est-ce que cela pouvait bien signifier ? Si jusque-là, ils ne possédaient pas de pays propre, le problème avait été réglé… Quant à savoir pourquoi ici et maintenant…
– Nos frères et nos sœurs seront vengés comme il se doit, et leurs meurtriers exécutés en place publique, comme il est de rigueur dans pareille situation. Zoraida, prenez toutes les mesures nécessaires pour localiser précisément la Cape Rouge. Si vous ou l’une de vos équipes la croisent, essayez de la capturer vivante. Si votre vie est trop en danger pour cela, vous avez l’autorisation de l’abattre, mais uniquement si aucun autre choix ne s’offre à vous. À présent, d’autres sujets méritant toute notre attention nous attendent. Quoi que préparent les Hildenerven, ce n’est pas la seule menace qui pèse sur nous, et nous avons besoin d’autres peuples que le nôtre seul pour y faire face.
Cette fois, les murmures retentirent presque immédiatement, Saraya, seule à conserver le silence, carra les épaules comme si elle s’apprêtait à dégainer la masse pendant à sa ceinture.
– Par pitié, vous n’allez pas recommencer avec vos histoires de ville sous la glace, qui aurait comme par hasard disparue sans laisser la moindre trace, et sans que la seule preuve de son existence ne soit ramenée ?! déclara Salindra, levant les bras au ciel comme pour le prendre à témoin.
– Cette ville, Ilasidrel, existe bel et bien, siffla Saraya. Je l’ai vu de mes propres yeux, et suis prête à le jurer devant l’Autel et sur l’ensemble de nos divinités !
Les récentes révélations de Saraya, concernant cette ville construite main dans la main avec d’autres membres des Familles Originelles, restait terriblement coincée dans l’esprit des nobles d’Hysmine. Quant au peuple, du moins les quelques membres ayant eu l’indiscrétion la plus fine pour entendre ces déclarations, il se contentait de soupirer, en l’attente d’un communiqué officiel, avant de retourner à leurs occupations. Ou d’écouter les déblatérations incessantes de Lina, préférant de loin de grandes histoires épiques d’un soldat seul face à une Horde enragée, dernier à continuer la lutte car ses compagnons s’étaient enfuis. Enfin, du moins, c’était la version d’aujourd’hui si elle n’avait pas été retouchée.
– Garde ton calme, Saraya. Personne n’oserait mettre en doute la parole d’une des plus anciennes et des plus fiables membres de mon armée. D’autant plus quand je te soutiens personnellement.
Contrairement à d’autres dans cette pièce. Personne n’eut l’insolence de prononcer ces mots, pourtant, le sous-entendu était assez clair pour que nul ne daigne protester de nouveau.
Ne faisant pas mine de se rasseoir, Juàn se décala lentement de son trône, s’avançant jusqu’à se retrouver devant une carte bien plus récente que nombre de ses congénères, représentant une petite portion du territoire des Humains. Tracé à l’encre noire sur les reliefs bruns, un cercle, au beau milieu de ce qui avait été les glaciers, marquait l’endroit où, d’après Saraya, se trouvait la merveilleuse ville enterrée.
– Mais vous n’avez pas vu cet endroit vous-même ? questionna Andrèn, d’un ton conciliant.
Une interrogation qui n’en avait que le ton, et encore. S’il les laissait répandre leurs soupçons un peu partout en ville, aucune chance de convaincre le peuple de la véracité de cette histoire. Par chance, Juàn, en tant qu’homme ayant mis fin à des exactions sanglantes et à des temps de guerre intestines incessantes, conservait toujours une large part des suffrages des habitants des terres sous son contrôle. Quant à Saraya, sa réputation plus que méliorative détenait assez de crédibilité pour inquiéter les factions les plus opposées. D’autant plus depuis qu’elle avait libérées nombre de filles des entrailles dissimulées de la Tour en les rendant à leurs parents, se chargeant d’élever elle-même les orphelines… ou les inconnues.
– Ilasidrel n’est qu’une preuve de plus que les Familles sont capables de s’unir pour suivre un but commun, répondit Juàn, aussi calmement que possible. Ce qui a réellement de l’importance, c’est que nous sommes sur le point d’obtenir une véritable paix avec les peuples extérieurs. Plusieurs factions de chaque Famille sont prêtes à nous rejoindre.
– Y compris les Hildenerven ? railla Déynor, une mince lueur d’intérêt brillant cependant dans son regard.
Juàn ne prit pas la peine de répondre directement à sa question, mais s’adressa à l’ensemble du Conseil. De toute manière, elle connaissait très probablement déjà la réponse.
– Pas encore, mais j’ai bon espoir de parvenir à les convaincre un jour ou l’autre, assura-t-il, ces mots laissant malgré lui un goût de cendres au fond de sa gorge.
Un concert de protestations s’éleva franchement, Salindra et Miguel se levant de leurs sièges, tandis qu’Andrèn conservait une façade de calme suffisante pour tenter de raisonner d’un ton condescendant son souverain. Lâchant un grognement de colère, Saraya se leva à son tour, frappant violemment la table de sa masse, les écritoires et autres crayons se soulevant sous le choc.
– Silence ! Votre souverain n’a pas terminé de s’exprimer !
– Merci, fit Juàn. Je ne vous ai pas donné l’autorisation de vous lever, par ailleurs.
Le Capitaine des Navires et la Représentante des Serviteurs lui jetèrent un regard surpris. Le sang de Juàn bouillonna dangereusement dans ses veines, et il se força à respirer profondément pour ne pas les jeter dehors sur-le-champ. Il était donc si surprenant que le seigneur du pays tout entier contrarie ses Conseillers ? Voilà une nuance dont il ignorait jusqu’à l’existence !
Néanmoins, tous les deux daignèrent se diriger de nouveau vers leur siège, affectant d’avoir pris cette décision seul, mais personne dans la salle ne sembla songer à s’excuser pour le tapage occasionné. Pourvu que Blàs ne soit pas déjà en train de dormir, quelques pièces plus loin ! Peu probable, se corrigea-t-il rapidement : depuis la perte de sa compagne de jeu, Blàs ne supportait que très difficilement d’être enfermé avant que la nuit ne tombe. Il était probablement parti faire un petit tour à l’extérieur.
– Inutile de vous rasseoir, puisque vous êtes déjà debout. Vous attendrez que j’ai fini de parler.
Si Miguel conserva un vague assentiment envers la décision de Juàn, s’inclinant très légèrement, Salindra parut effarée d’un tel manque de considération envers sa position.
– Je disais donc, reprit Juàn sans leur prêter davantage d’attention, que notre expédition n’a, en dépit des apparences, pas été vaine. Zoraida, prépare des messagers, qu’ils soient envoyés à travers tout le pays. Qu’il transmette au peuple ce message : je ferai une annonce dans un mois, jour pour jour à partir de maintenant (pourquoi fallait-il que cela prenne autant de temps ?! Au moins en gagnait-il un peu pour se préparer), quant aux décisions que je prendrai suite à cette réunion, au sein des Terres de Clint. Que chaque représentant de chaque région se prépare à se rendre aux falaises de Dysis, et soit présent au rendez-vous, sous peine de se voir accusé de haute trahison. Les Hildenerven ne sont pas notre seule raison de s’inquiéter.
Et ce même si, malgré les dénégations qu’il avait opposé à Saraya, le pouvoir ayant permis l’échappée de Cape Rouge lui évoquait dangereusement celui de sa sœur. Sylvia n’avait jamais estimé devoir se dissimuler de qui que ce soit… S’il s’agissait bien d’elle. Néanmoins, étant donné la méfiance des Conseillers, de simples soupçons ne suffiraient pas à les convaincre de se montrer prudent. Il était déjà assez difficile comme ça de leur faire admettre les priorités…
– Si je puis me permettre, il faudra au minimum deux mois pour que les habitants des contrées les plus reculées parviennent aux Falaises. Pour la capitale, il nous faudra déjà une bonne semaine de voyage.
– Tant que cela ?! Soit, ils auront cinquante jours, pas un de plus. Et que les Servants et Servantes de Keres s’assurent que chacun puisse écouter ce que j’aurai à leur annoncer.
– Tel sera fait selon votre désir, assura la générale, inclinant légèrement la tête.
Du coin de l’œil, Juàn aperçut deux femmes se tenant sous l’encadrement, de style gothique, de la porte menant à la haute salle, ne se formalisant pas que le Conseil n’ait pas encore achevé sa séance. Reconnaissant la silhouette fatiguée de Nerea, il lui adressa un petit signe de la main, lui faisant signe d’attendre encore un peu. Il lui avait ordonné de courir l’avertir dès qu’elle aurait des nouvelles, bonnes ou mauvaises, concernant la mission qu’il lui avait confiée. Par contre, il ne connaissait que de vue l’autre femme l’accompagnant. De carnation naturelle très pâle, plus petite que sa compagne, ses grands yeux noirs disposés sous un bandeau de laine épaisse retenant en arrière ses lourds cheveux d’un blond sombre, elle portait, contrairement à la majorité de ses sœurs, une robe blanche veinée de bandes gris d’une teinte similaire tombant jusqu’à ses chevilles. Cependant, elle arborait une cotte de fer sombre joliment ouvragée, adoptant la forme de sa poitrine comme une seconde peau, gravée de motifs de sarments de vigne. Une autre des filles de Saraya, sans aucun doute. Odalys, si sa mémoire était bonne.
– Et l’Humain ? questionna brusquement Miguel, dents serrées. Qu’allons-nous en faire ?
– Il ne constitue pas une menace, assura Saraya, attendant exceptionnellement que Juàn lui fasse signe de prendre la parole (il dut mordre l’intérieur de ses joues pour ne pas sourire bêtement. En dépit de son sale caractère, sa mentor sentait que prendre des libertés à ce moment précis n’aurait pu que fragiliser encore son autorité. Pour un peu, il l’aurait embrassé). D’autant plus qu’il est sous la garde de mes filles jusqu’à ce que nous ayons statué sur son sort, termina-t-elle, comme si cela réglait une fois pour toutes la question.
Ce qui était le cas, Miguel se renfrognant de ne pouvoir renchérir. Personne n’aurait eu la stupidité de mettre en doute leur efficacité. Avec ses quarante-deux (enfin, quarante pour le moment) gardiennes, Alan ne pourrait pas s’avancer jusqu’à l’entrée du jardin sans finir enchaîné au fin fond d’une cale.
– Vous savez donc ce qu’il vous reste à faire, déclara Juàn, s’éloignant de la table, imité des six autres Conseillers. Garder un œil sur les Barran Yaär et la Horde, et organiser à votre niveau mon allocution.
Après une petite pause, durant laquelle chacun rassembla ses affaires éparpillées, Juàn ajouta :
– Préparez-vous au pire. Nous ne savons pas ce que nous préparent nos ennemis, ni qui ils sont exactement.
– Le pire a déjà très bien commencé, se contenta de répondre Zoraida, sans daigner s’expliquer davantage.
Les Conseillers sortirent de la salle après un dernier salut respectueux, à l’exception de Saraya qui s’empressa d’aller embrasser ses filles en claudiquant de son mollet blessé, trop têtue pour accepter des béquilles, engageant une brève conversation animée, en attendant que Juàn vienne les rejoindre, ôtant sa cape de ses épaules pour la jeter sur le siège le plus proche.
– Dites-moi que vous m’apportez de bonnes nouvelles, soupira-t-il lourdement, craquant ses épaules encore courbaturées par son vol plané.
– On peut dire que oui, répondit Nerea, un pauvre sourire étirant ses lèvres pâles tandis qu’elle grattait nerveusement ses doigts. Vous ai-je déjà présenté l’une de mes sœurs aînées, Odalys ?
– Je suis ravie de pouvoir enfin vous rencontrer en personne, déclara l’intéressée, s’inclinant respectueusement, paraissant sincère.
– Moi de même, fit Juàn. (Ainsi, c’était bien son nom, songea-t-il, un peu fier malgré tout) Au risque de paraître grossier, vous les avez retrouvés ? Sains et saufs ?
– Ce ne fut pas une partie de plaisir, mais oui, reprit Nerea, donnant une bourrade amicale sur le bras de sa sœur. Verln a écopé de quelques blessures sur le flanc et sur le torse, et Tinli est plus mauvaise que jamais, mais en dépit d’une petite hypothermie, ils vont bien tous les deux.
– Ça fait franchement plaisir à entendre, soupira Juàn. Allons voir si nos deux braves bêtes sont correctement traitées, vous voulez bien ?
Toutes acquiescèrent, en particulier Saraya, avide de se délasser les jambes après avoir passé autant de temps vissée sur une chaise, à se retenir d’invectiver aussi prestement qu’elle le souhaitait les autres Conseillers dès que, d’après elle, ils s’engageaient sur la voie de la bêtise caractérisée.
Dès qu’il eut franchi le seuil de la lourde porte, les trois gardes, une femme et deux hommes en armure complète, épées à la ceinture, qui constituaient son escorte du jour, attendant dans le large couloirs déserté, cessèrent de somnoler, s’empressant d’encadrer leur souverain. Comme la plupart de leurs congénères, ils avaient les yeux marrons, bleu sombre ou ébènes, et les cheveux châtains, bruns ou d’un blond tirant sur le noir, coupés courts. Alors que la femme détenait une chevelure légèrement ondulée, les deux hommes l’avaient courte, raide. Leurs écailles, en grande partie recouvertes par leurs tenues presque intégrales à l’exception du visage, remontaient parfois sur la nuque.
D’un bref signe de tête, Juàn les salua, avant de se mettre en route, agacé de n’avoir pu obtenir que Saraya, malgré ses blessures, ne soit la seule figure protectrice l’accompagnant. Sa mentor avait beau lui avoir assuré qu’ils étaient dignes de confiance, il ne parvenait pas à se sentir totalement en sécurité quand il ne connaissait pas parfaitement les individus l’entourant – quoique parfois, il se savait en danger justement parce qu’il les connaissait trop bien.
Il ne leur fallut guère plus qu’une poignée de secondes, rythmée par les ampoules transparentes brillant en permanence dans la Tour, avant d’atteindre une petite plateforme, ressemblant à un bac, toute de bois construite. Un levier était planté sur le côté de la surface rectangulaire, suffisante pour contenir une dizaine de personnes à la fois, plusieurs crans, correspondant aux divers étages, permettant de choisir sa destination. Une fois certaine que personne ne restait sur le palier, Saraya l’enclencha, sélectionnant le rez-de-chaussée. Aussitôt, les parois du bac se redressèrent, entourant ses passagers jusqu’à les enfermer dans un parallélépipède parfait, parfaitement opaque, avant d’entamer sa lente descente.
Durant les quelques minutes que durèrent le trajet, Odalys scruta avec inquiétude son reflet dans la paroi, Saraya s’empressant de saisir sa main dès qu’elle s’en aperçut, la pressant avec affection. Vaguement rassuré, la jeune femme s’autorisa un petit sourire qu’elle voulut assuré. Pourtant, elle fut la première à franchir le seuil, une fois le bac immobilisé et les murs sombres de nouveau plaqués contre ses montants.
En quittant l’atmosphère confinée de la Tour, Juàn inspira profondément, promenant son regard le long des allées parcourant la surface de son domaine. La lumière, presque irréelle tant elle était claire, diffusée à travers des boules de verre transparentes, suspendues à plusieurs portées de flèches du sol au sommet de colonnes de marbre fin, restaient parfaitement immobile, aucun rafale soudaine ne venant les agiter. Le vent, de toute manière, était inexistant sur le territoire d’Hysmine, excepté durant les violentes tempêtes qui, parfois, se levaient sans crier gare. Tout comme les cieux conservaient une apparence nuageuse perpétuelle, d’un gris sombre veiné de quelques nuances plus claires, rehaussées de vert par endroits. Quelques éclairs illuminaient à intervalles réguliers la lourde chape que Juàn connaissait depuis son enfance, apportant un sursaut de luminosité que les enfants avaient appris dès leur plus jeune âge à apprécier, ignorant les grondements inquiétants les accompagnant. Suffisant pour voir devant soi, sauf quand la nuit tombait, plus sombre encore, mais la commodité exigeait que l’on allumât en permanence les colonnes.
S’il y avait une chose qu’il regretterait éventuellement, par rapport aux autres territoires qu’il avait pu visiter au cours de sa vie, ce serait la clarté du ciel et les brises caressant les visages offerts à leur douceur.
Traversant la cour, Juàn déboucha, ses compagnons à sa suite, sur un immense jardin soigneusement entouré de barricades. Sur sa gauche, il aperçut rapidement Blàs, vêtu d’une courte tunique et d’un short, dépourvu de chaussures. Par réflexe, il vérifia que son garde personnel était bien à proximité, ne se détendant que lorsqu’il vit celui-ci courir après son prince, suant à grosses gouttes sous son armure. Alors qu’il semblait parti pour courir des kilomètres entiers, Blàs ralentit soudainement, avant de s’arrêter tout aussi brusquement. Son regard clair se promena sur les adultes, vaquant chacun à leurs occupations, certains s’arrêtant pour le saluer brièvement. Le garçonnet baissa la tête, frottant vigoureusement ses yeux de ses petites mains, restant immobile un long moment, avant de repartir à grandes enjambées, une colère d’autant plus vive qu’il ne parvenait qu’imparfaitement à la comprendre, marquant ses traits alors qu’il grimpait sur le muret entourant le jardin d’eau, là où il avait l’habitude de se reposer avec Ainhoa.
Apercevant Alan, assis à quelques pas de là sous bonne garde, le petit galopa à toutes jambes en sa direction. D’un geste, la femme qui semblait diriger le groupe le surveillant arrêta son prince d’un geste, refusant de le laisser rejoindre l’Humain en dépit de ses protestations. Jetant un regard désolé à l’aubergiste, Blàs hésita, avant d’agiter doucement la main. L’apercevant, l’Humain se redressa, lui rendant vigoureusement son salut. Ravi de cette attention, appréciant l’homme plus que Juàn ne l’aurait d’abord voulu, Blàs repartit, errant sans trop savoir où se diriger dans le jardin.
Juàn le suivit un instant des yeux, le temps d’atteindre les écuries, situées à l’autre bout de la cour. Il avait tenté, en dépit de son manque d’assurance, de lui expliquer aussi clairement que possible pourquoi Izan ne revenait pas, et pourquoi Ainhoa ne jouerait plus jamais avec lui. Mais le petit garçon, après avoir posé une série de questions, refusait toujours d’accepter d’avoir pu perdre à la fois sa camarade de vie, et un soldat qui, au terme des semaines passées en sa compagnie, était devenu un membre à part entière de son univers personnel. La tristesse tendait à marquer péniblement ses journées, les yeux remplis de larmes qu’il ne laissait souvent couler qu’avec son père ou Saraya chaque fois qu’un élément lui rappelait son amie disparue. Avant de plonger dans une colère sourde, puissante, qui grondait impitoyablement dans sa poitrine, alors qu’il maudissait les Hildenerven, les monstres, parfois le kaïru même qui lui avait volé ses compagnons. Parfois encore, la rage le submergeait, sans qu’il ne sache contre qui elle se dirigeait, accompagnée d’une frustration intense le faisant pleurer plus violemment encore. Jusqu’à ce que la culpabilité, que ni son père ni ses connaissances ne parvenaient à apaiser, ne le ronge, le poussant à s’enfuir de longues heures afin de s’isoler, provoquant le retournement général de la Tour par son père, terriblement inquiet de ne plus voir son enfant.
Enfin, ils arrivèrent aux écuries, Odalys protestant que sa mère ferait mieux de se reposer, ou au mieux d’emprunter des béquilles, pour ne pas fatiguer inutilement sa jambe. En vain, l’escorte éclatant d’un rire sonnant faux, comme s’il se fut agi d’une excellente plaisanterie.
Peu désireux d’être entouré d’une ribambelle de soldats, Juàn congédia ses trois escortes, leur ordonnant de rester à l’entrée des écuries, avant de s’engager entre les stalles.
Alors qu’elle s’apprêtait à s’engager à la suite de sa mère, Odalys riva son regard sombre dans celui de sa sœur, une interrogation muette se peignant sur ses lèvres. Discrètement, Nerea hocha la tête, la blonde se retirant à son tour, une expression d’encouragement sur le visage.
Surpris, Juàn se tut cependant, continuant sa progression tout en offrant son bras à Saraya. Le taquinant sur sa lenteur à se montrer galant, sa mentor s’en saisit, s’y appuyant avec soulagement.
Pourtant, elle le lâcha rapidement, clopinant aussi rapidement qu’elle le put dès qu’elle distingua les premières nuances de la robe corbeau de sa jument. Ôtant avec empressement la pièce de bois maintenant la stalle fermée, elle se jeta presque sur Tinli, enfonçant son visage dans les poils épais de son encolure, le reste du corps de l’équidé disparaissant sous une couverture de laine épaisse.
– Alors ma vieille carne, tu es comme ta cavalière, increvable, hein, chuchota-t-elle, l’émotion affaiblissant sa voix.
S’adossant au bois, Juàn ne dit rien, laissant sa mentor profiter de ses retrouvailles avec son animal. Il savait que Saraya, adorant ses équidés, avait dû censurer avec brutalité à la fois sa peine d’avoir perdu sa fidèle compagne, mais également son espoir fou quand Juàn, peiné de voir la tristesse contenue de l’escorte, lui avoua avoir, sur la demande de Nerea, donné l’ordre de chercher les équidés, usant des précieux portails contre l’avis des principaux intéressés.
Imitant sa mère, Nerea sourit avec ravissement, chatouillant les lèvres de Verln. Le cheval sursauta, comme surpris de la retrouver, avant de la renifler en ronflant doucement. Elle serra avec force son animal, se donnant du courage, avant de s’éloigner lentement.
– Et celui-là, qui est-ce ? demanda Juàn, désignant un troisième équidé, blotti peureusement dans un coin de la stalle.
– Je crois que c’est le cheval d’Alan, répondit Nerea. Il était avec les deux autres quand on les a retrouvés, au fin fond d’une caverne, et ils n’ont pas voulu se séparer.
– Lui qui se plaint tout le temps qu’on lui a fait perdre sa plus belle bête, ricana Saraya, il va m’entendre !
Se tournant vers sa fille, l’escorte perdit son sourire, observant sa mine pensive avec inquiétude, imitée de Juàn. Inquiet, il hésita à intervenir. Trop lent, cependant : ce fut Saraya qui prit la parole.
– Que se passe-t-il, ma fille ? On dirait que tu as avalé un anchois nature, et avec les arêtes.
Sursautant, la jeune femme détourna le regard, scrutant les montants de bois massif comme s’ils détenaient la vérité universelle. Enfin, elle souffla brusquement, avant de planter ses iris pailletés d’or dans ceux de Juàn. Le suppliant muettement de l’approuver, quoi que cela puisse être.
– J’ai une faveur à vous demander, commença-t-elle, la voix tremblante. Permettez-moi de partir en garnison pour les contreforts des Monts Naufragés.
– Pardon ?! Mais pourquoi voudrais-tu faire une chose pareille ? Il n’y a rien là-bas, une vie rude et éloignée de tout, protesta immédiatement Saraya, clouée sur place.
– J’ai juste besoin de m’éloigner de la capitale. De solitude, quelques mois, le temps de réfléchir, murmura-t-elle. S’il-te-plaît, maman, laissez-moi y aller.
– Mais pourquoi ? répéta Saraya, ahurie. J’ai déjà perdu une fille sur cette maudite terre, je refuse d’en perdre une juste après, et dans mon propre pays !
– Je reviendrai, maman, mais par pitié, je dois m’en aller !
– Laisse-la, Saraya, intervint doucement Juàn, une main posée sur l’épaule de sa mentor. Tu as ma permission, reprit-il à l’intention de Nerea, d’une année, en tant que période de césure. Ensuite, tu décideras toi-même de ce que tu auras l’intention de faire, et de dire.
Reconnaissante, la lancière s’inclina doucement, baissant le visage pour que l’on ne puisse pas voir ses yeux rougis, remplis de larmes qui ne parvenaient pas à couler.
Interdite, mais comprenant que quelque chose qui lui échappait était en train de se produire devant elle, Saraya ne put articuler un mot. Cédant finalement, elle se contenta de prendre sa fille dans ses bras, lui murmurant à regrets son assentiment. La bouche remplie de plus de questions, qu’elle ne pouvait apporter de réponses.
– Jure-moi que tu reviendras pour les chasses du printemps, souffla-t-elle douloureusement à l’oreille de sa fille.
– Je te le promets. Je serai là dès le lever du jour.