Un lever de printemps

Chapitre 10 : Morituri te salutant

7542 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 23/09/2021 20:53

Morituri te salutant


Sur le plateau escamoté, dérivant lentement au gré de l’ondine, Saraya ne laissa pas son soulagement paralyser ses membres. Échapper à Selmir, Ravenor et leurs troupes de suppôts des Enfers n’était qu’une étape, et il restait encore du chemin avant d’atteindre le Barran Yaär. Une fois son rythme cardiaque revenu à la normale, elle se redressa, la joie ressentie en retrouvant la lueur d’un ciel au-dessus de sa tête s’évanouissant peu à peu. Assise sur son séant, la douleur de son mollet blessé remonta par vagues successives jusqu’à sa poitrine, ne présageant rien de bon quant à sa capacité de marcher dans la poudreuse. Retenant un juron, l’escorte serra les mâchoires, déchirant le tissu autour de sa plaie jusqu’à son genou afin de se confectionner un pansement de fortune. Elle tordit vigoureusement le tissu, évacuant autant que possible l’eau l’imbibant généreusement, puis le noua autour de sa jambe, fâchée que sa faiblesse momentanée soit exposée à la vue de tout un chacun.

Tout en s’affairant aux seuls soins qu’elle pouvait se prodiguer, l’escorte tourna lentement sur elle-même, scrutant les environs à la recherche d’un détail, un indice, même très bref, qui puisse donner une indication sur leur position exacte. Hélas, depuis leur plongée dans les profondeurs des glaces, le paysage, qui commençait déjà à se modifier quelques heures plus tôt, changeait à une vitesse certes guère impossible à suivre, mais suffisamment rapidement pour perturber à la fois les deux femmes, censées avoir repéré le terrain avant de s’engager entre les collines de poudreuse, et l’Humain, pourtant natif de l’endroit. En quelques heures, la toundra avait subi plus de modifications qu’en plusieurs siècles d’existence.

Là où il n’existait qu’une masse unique, solidaire, la glace se trouvait fendue en de multiples moraines mouvantes identiques à celle sur laquelle elle se tenait, aux contours irréguliers, parfois lisses, ou au contraire parfaitement déchiquetés, l’océan sous ses pieds reprenant enfin tous ses droits après des millénaires d’esclavage. À moins que l’immense étendue d’eau, remuant avec véhémence au gré de la tempête, n’ait jamais existé, et ne vienne d’apparaître sous l’impulsion de la Cape Rouge et de ses alliés ?

Peu importait. Le plus urgent était de regagner ce qui apparaissait désormais comme la structure principale, avant de ne plus pouvoir regagner le rivage, leur îlot prenant progressivement le large. Étrangement, cette vision lui évoqua l’une des conséquences de la Honteuse Mort, l’une des maladies infectieuses les plus facilement transmissible au sein de son peuple. Pour ne pas évoquer le véritable moyen de transmission de la bactérie, les habitants pouvant parfois se montrer particulièrement rétifs à évoquer certains aspects naturels de la vie. Des centaines de lambeaux de chair se détachaient du corps des malades, jusqu’à former des cercles écarlates atrocement douloureux, éclatant les uns après les autres comme des fruits trop mûrs. Le plus ironique étant sûrement que la Honte Mort n’était pas mortelle, juste très douloureuse. Comme l’hypothermie qui risquait de les condamner avant Selmir, ou même Ravenor.

– Debout ! s’exclama-t-elle, se hissant sur sa jambe intacte. Nous devons rejoindre la berge avant de nous retrouver entraînés en pleine mer ! Allons, debout, bande de paresseux, ce n’est pas le moment de faire la sieste !

Grimaçant, le corps perclus de courbatures, Nerea obéit néanmoins rapidement, détachant la cordée la reliant à Alan, Saraya effectuant la même opération de son côté. Ses mouvements devenus hésitants, irréguliers, l’aubergiste tremblait de froid, les bras serrés autour de son corps encore humide de son récent séjour parmi les profondeurs aquatiques. Du coin de l’œil, Saraya observa les jambes courtes, à travers les diverses couches de tissu les recouvrant. L’épaisseur des vêtements ne suffisait pas à dissimuler l’arc anormal formé par ses cuisses roides, tordues de telle manière qu’elles en paraissaient exagérément arquées. Pour la première fois, Saraya envisagea la possibilité que les demandes de pauses répétées de l’humain, lors de leur bref échappée commune, ne soient pas que le témoignage d’une paresse amoureusement entretenue depuis des lustres.

– Je ne sais pas si j’aurais préféré crever dans cette drôle de ville chauffée, ou au milieu de la toundra à frissonner comme un nouveau-né, marmonna l’aubergiste, reniflant bruyamment.

– Arrêtez de vous plaindre, vous êtes vivant, c’est déjà ça de pris. Et puis, croyez-moi, finir déchiqueté par les crocs de ces créatures, ce n’est pas un sort très enviable. Maintenant, sautez, ou c’est moins qui vous envoie par le fond ! répondit l’escorte, indiquant du doigt la direction à emprunter.

À présent qu’elle ne lui était plus d’aucune utilité, Nerea détacha sa cape de voyage de ses épaules, la laissant lourdement retomber dans un bruit spongieux, de petits filets d’eau jaillissant du tissu sous l’impact. Projetant sa lance sur la plateforme se situant juste devant elle, la jeune femme rejoignit sa mère, glissant une épaule sous son aisselle. Pour autant, elle eut la délicatesse de ne pas émettre le moindre commentaire sur la blessure de l’escorte, se contentant de la soutenir tandis qu’elles franchissaient le fossé les séparant du morceau de glacier suivant. Sans perdre de temps, Nerea récupéra son arme, puis la jeta de nouveau vers l’avant, répétant inlassablement le processus, le simple fait d’accomplir une action aussi répétitive que celle-ci réchauffant leurs muscles rendus gourds par la température ambiante. Alan s’empressa de les suivre, maladroitement, ahanant copieusement sous l’effort fourni, une fine pellicule de givre se formant peu à peu sur sa chevelure désormais dépourvue de bonnet, perdu durant leur échappée d’Ilasidrel.

Soudainement, le sol sous les bottes de Saraya cessa de tanguer malicieusement, cédant la place à un silence irréel, brisé à intervalles réguliers par le clapotis de l’océan, et les craquements secouant la glace sous leurs bottes. Peu rassuré des plaintes répétitives, emprisonnées par la brume s’accrochant voracement aux habits, gelant sous l’effet des rafales pétrifiantes, ils continuèrent leur route, Saraya soutenue par ses deux compagnons, ne s’arrêtant qu’au pied des premières collines encore debout après l’orage. Peut-être bien le seul point positif, tiens, que les éclairs cessèrent de se déchaîner dans les cieux.

Imitant les immenses cétacés peuplant les océans de sa terre natale, Saraya se jeta fort peu gracieusement contre le flanc déchiré, grognant de frustration à peine contenue, tout en foudroyant du regard sa patte branlante.

– Et maintenant, qu’est-ce qu’on fait ? souffla Alan, sans remarquer l’état d’humeur de ses camarades ?

Il sautilla sur place dans l’espoir de se réchauffer, massant le creux de ses reins de ses phalanges. Au bout de longues secondes passées sous les regards dépités des deux femmes, il ralentit sensiblement, scrutant à son tour les bras nus de Saraya avec méfiance, comme s’il détenait une arme surpuissante capable de l’achever en un seul coup.

– Nous envoyons un signal à nos compagnons pour qu’ils sachent où nous sommes, fit l’escorte, ravie de sa résistance au froid accrue lui épargnant de se donner en spectacle ridicule. Avec Juàn et son sens de l’orientation, nous pourrons nous diriger aisément dans la toundra, rejoindre le Barran Yaär, et rentrer chez nous.

– Le quoi ?!

– Barran Yaär. Considérez ça comme un poste-frontière dissimulé aux regards indiscrets, qui est également une porte vers notre pays, Alan.

– Parce que je viens avec vous, finalement ? s’étonna l’intéressé, cessant tout mouvement sous le coup de l’étonnement.

– Vous en avez trop vu, et trop entendu. Tant que notre seigneur n’aura pas statué sur votre sort, il est de mon devoir de vous empêcher de parler de vos récentes découvertes à qui que ce soit. Estimez-vous heureux que je renonce à mon projet de vous faire taire définitivement, et réfléchissez bien à ce que vous direz une fois devant lui. Votre vie est entre ses mains, au sens littéral.

– Ah… Je suppose que c’est logique, marmonna l’humain, son regard sous-entendant l’exact contraire. Juste, à tout hasard, il est du genre gentil, votre seigneur, ou vite contrarié ?

– Du genre aussi juste que possible, tant que vous ne constituez pas une menace, répondit l’escorte, un fin sourire carnassier sur les lèvres.

– Vraiment ?! Bon bah, tout va bien alors, il n’y a rien de moins dangereux que moi ! s’exclama joyeusement l’aubergiste, recommençant à sauter sur place.

Incertaine de comprendre en quoi cela pouvait bien le soulager, Saraya l’observa avec l’attention d’un scientifique, se demandant si la nouvelle espèce qu’il venait de découvrir était supérieurement intelligente, ou complètement dégénérée. Elle ne s’y attarda pourtant guère, tapotant la jambe de Nerea afin de la tirer de sa sombre rêverie, main devant elle.

– Nous allons avoir besoin de toi, ma fille.

Plissant un instant le front, la jeune femme ne répondit pas tout de suite, resserrant les pans de sa cape alourdie par l’humidité autour de son torse, en une tentative vaine de bloquer partiellement les frimas l’emprisonnant dans un cocon de morsures sournoises. Appuyée contre sa lance, fermement plantée dans le sol depuis qu’elle y avait déposé sa mère, elle semblait au bord de l’épuisement, la pâleur de son visage n’enviant rien à celle des congères avoisinantes.

Inquiète, Saraya craignit d’abord un nouveau haut-le-cœur, surveillant la lancière comme du lait sur le feu la longue minute qu’il lui fallut pour reprendre contenance. Allons, de toute manière, ils devaient tous paraître en piteux état, guère de raison de s’inquiéter. La trop grande dépense d’énergie en une fois, combinée à l’inquiétude, rien de bien surprenant.

– Comment te sens-tu, plutôt ?

– Ça va aussi bien que possible, maman, assura Nerea. Je crois que j’ai juste un tout petit peu froid, mais ça passera. Mon seul regret est de n’avoir pas pu percer le crâne de Selmir avec une lance foudroyante. Rien qui ne m’empêche d’utiliser mes pouvoirs, en tout cas.

– C’est tout ce que j’espère… souffla l’escorte, se forçant à se concentrer sur le plus urgent. Utilise un éclat de feu, et envoie-le aussi loin que possible dans le ciel. Juàn et les autres devraient l’apercevoir avant que tu n’aies plus d’énergie.

– Attendez un peu… commença Alan.

Mais avant qu’il n’ait eu le temps de terminer sa phrase, Nerea pointa la main vers le ciel, une vive lueur carmin en jaillissant en une pluie de flammes compactes, filant en flèches vers les nuages, alors qu’elle invoquait son attaque.

– Vous êtes complètement folles ! s’étrangla l’homme, agrippant les pans de son bonnet en tirant de toutes ses forces. Ces monstres répugnants vont voir votre signal plus sûrement encore que vos amis !

– Vous croyez que je l’ignore ?! tonna Saraya, peu appréciatrice du ton employé par l’aubergiste.

– De toute manière, nous ne pourrons jamais rejoindre le Barran Yaär à pied, continua Nerea, plus mesurée que sa mère. Si Juàn ne voit pas le signal, nous sommes perdus. Si les créatures de la Horde survienne avant lui, nous sommes perdus. Et si nous ne faisons rien, nous sommes perdus. C’est notre seule chance de nous en sortir, et très certainement notre dernière. Il faut que ça fonctionne, ou nous n’aurons plus à nous en soucier d’aucune manière.

– Mhm, marmonna piteusement l’humain, cessant ses gesticulations pour se laisser retomber lourdement contre la neige. Je ne l’avais pas vu comme ça. Pour résumer, nous allons tous mourir.

– Vous qui préfériez périr sous les griffes des créatures, vous devriez vous réjouir, marmonna Saraya.

– Maman ! protesta Nerea, remarquant le tremblement nerveux qui s’était emparé de l’aubergiste.

Haussant les épaules, pas repentante pour un sou, l’escorte décida pourtant de ne pas insister, levant les mains en guise de vague repentance. Attiser le désespoir n’était guère la meilleure manière de contenir l’esprit apeuré d’Alan, elle devait bien le reconnaître. Même s’il avait mérité une petite frayeur, avec sa manie de se plaindre sans arrêt.

– D’accord, c’était déplacé. Pardonnez-moi, sur ma terre natale, l’humour diffère légèrement du vôtre.

Redressant le cou si rapidement que Saraya craignit qu’il ne se détache de ses épaules, l’aubergiste tendit l’oreille, la curiosité revenue dans ses pupilles. L’escorte sur instantanément qu’il aurait mieux valut qu’elle se taise, débarrassant ses épaules de la couche de neige s’y accumulant.

Au moins, la chaleur dégagée par l’attaque de Nerea tiédissait assez l’atmosphère pour leur offrir un bref répit.

– Et c’est où, votre terre natale ? s’empressa de demander l’humain, s’engouffrant dans la brèche.

Gagné, grogna-t-elle intérieurement, faisant d’abord mine de ne pas avoir entendu. Avant de se morigéner, s’abstenant à grand-peine de rire de son entêtement.

Dans cette situation, s’obstiner au secret paraissait des plus superflu. Certes, elle ne comptait certainement pas lui dévoiler en profondeur les rouages les plus complexes et dissimulés de son peuple (si encore ceux n’étant pas nés sur ses terres parvenaient à les comprendre), néanmoins, rien de ce qu’il demandait ne lui servirait à leur nuire, d’autant plus maintenant qu’elle avait résolu de lui laisser la vie sauve, confiant à Juàn la décision finale de son sort. Son cher protégé allait être ravi de la retrouver en compagnie d’un humain !

À dire vrai, mieux valait lui donner quelques graines superficielles à moudre, et le détourner du plus important.

– Connaissez-vous Ananké ? finit-elle par répondre.

– Pas du tout. Ça sonne très dieu grec ça, non ?

– Dieu quoi ? fit Nerea, se penchant en avant pour mieux les écouter.

– Un autre pays des Humains, répondit brièvement Saraya, secouant sa chevelure d’argent en signe de dénégation. (Elle s’adressa de nouveau à l’aubergiste.) Je n’en sais rien, je ne connais pas particulièrement vos religions. Les Humains et mon peuple se sont mélangés à quelques reprises durant l’Histoire, mais toujours de façon sporadique, alors je ne pourrais pas être plus précise. Toujours est-il que c’est la capitale de ma terre de naissance, Eucléia. Votre Terre en quelque sorte. Mais peu importe. Voici votre réponse, et si vous êtes malin, vous oublierez jusqu’à notre existence une fois cette histoire terminée.

– Alors, vous venez d’une autre planète, déduisit fièrement l’aubergiste, ignorant son avertissement sans que l’escorte ne puisse déduire si c’était volontaire ou non. Et dire que je n’ai jamais cru à ces fadaises d’enlèvements extraterrestres… J’aurais mieux fait de me renseigner, au lieu de me moquer. Mais du coup, est-ce que les chapeaux en aluminium empêchent réellement les aliens de lire dans les pensées ?

– Non mais ça ne va pas bien ?! Venir d’autres planètes, qu’est-ce qu’il ne faut pas entendre… C’est un peu plus subtil que cela. Je ne suis pas certaine que vous puissiez le comprendre.

– C’est pourtant simple, s’entêta l’aubergiste. Vous ne venez pas de la Terre, n’est-ce pas ?

– Nous avons des points de rattachements au monde des Humains, mais nous ne vivons pas sur le même plan d’existence, c’est vrai. Seulement, nous avons une origine semblable à la vôtre, grommela Saraya.

Les mains et le visage glacés, elle farfouilla dans sa mémoire, cherchant le meilleur moyen d’expliquer simplement une notion qui, pour elle, n’avait nul besoin d’être formulée tant elle lui paraissait naturelle.

Un petit silence s’installa, durant lequel Alan, comprenant parvenir, pour la première fois, à engager une conversation pouvant lui apporter des réponses, s’efforçait de produire le minimum de son possible. Comme si sa propre respiration pouvait briser ce moment inespéré, et faire s’évanouir ses chances de comprendre un peu mieux ses compagnes de voyage à jamais. Commencer par quelque chose d’un minimum officiel pourrait sûrement éclaircir un peu les choses ?

– Très peu d’ouvrages traitent à la fois de l’évolution des Humains, et celle des autres peuples vivant parallèlement à vous, commença-t-elle lentement, ne pouvant se départir de l’impression de trahir un secret qu’il lui appartenait pourtant de protéger. Le volume le plus important, et surtout, le plus sérieux, est celui d’une certaine Choline der Garline der Julin, Histoire Originelle et Histoires des Peuples.

– Mazette, paye ton nom de famille, siffla l’aubergiste, les yeux ronds.

– Les Dangarwill nomment toujours les deux générations de femmes les précédant en plus de leur prénom, ricana Nerea, frottant son nez de son index. Enfin, les modernes en tout cas.

S’allongeant précautionneusement sur la glace, à la recherche d’une position qui n’appuierait pas sur sa blessure tout en étant aussi confortable que possible, Saraya ne put qu’acquiescer.

– Selon cette ethnologue reconnue, il existe une histoire très différente, au-delà de ce qu’elle appelle l’Histoire Originelle. Celle de la création de tout ce qui est vivant par le kaïru, une énergie primordiale. Cette énergie détient sept formes différentes, parfois incompatibles entre elles : le kaïru dit « pur », le tanabris, le prismatique, le stern, le quantique, la ctalhi et le raken. Au lieu de se détruire les unes les autres à cause d’incompatibilité, chaque forme s’est propagé dans le Vide, finissant par former différents plans d’existence, à la fois très proches et en même temps quasiment intouchables. Ce qui a dû empêcher de nombreuses guerres, ajouta-t-elle pour elle-même. Bref. Chaque forme prise par le kaïru détient des caractéristiques qui lui sont propres, et par conséquent, la faune et la flore lui sont tout autant spécifiques. Le tanabris, par exemple, est l’énergie qui est à l’origine de l’existence de mon peuple, et l’obscurité nuageuse qui envahit notre ciel fait que les plantes sont rares, et nous détenons les animaux avec les poisons les plus violents.

– Charmant endroit.

– Le meilleur que je puisse rêver. En plus de la Terre, trois autres mondes ont été crées, ayant longtemps vécus côte à côte sans connaître leur existence mutuelle. Au sein de ceux-ci, à mesure de l’évolution, sont d’abord apparus les premiers êtres humanoïdes, possédant en eux davantage de kaïru que le reste des espèces animales qui régissaient alors ces terres, leur permettant de développer des aptitudes, puis de véritables dons à mesure qu’ils apprenaient à s’en servir, plus ou moins puissants. C’est là que sont nées les Familles Originelles, les trois premières Familles qui ont été capables de survivre, et qui détiennent toujours aujourd’hui la plus grande part de manipulateurs de cette énergie dans leurs rangs. À ce jour, il s’agit des Mac Aznar, la Famille de mon peuple, les Dangarwill, et les Handroktasiaykins. Alors qu’ils commençaient à s’établir, et à libérer quelques portions de leur monde des prédateurs, d’autres espèces ont lentement émergés, soit se mettant sous la coupe de la Famille, comme pour notre peuple, soit s’établissant au-delà des limites de leur territoire en en conquérant de nouveau. Et je ne vous parle pas des Handroktasiaykins, qui se divisent en d’autres branches encore… Tout en gardant à l’esprit que la vitesse d’évolution n’a pas été la même pour chacun. Les Mac Aznar existent depuis la nuit des temps, tandis qu’à l’échelle du monde les Handroktasiaykins forment une famille jeune.

– Ça commence à devenir un peu compliqué, soupira l’aubergiste. Ce n’était pas possible de choisir un nom plus simple pour ceux-là ?

– Les Handroktasiaykins ? Il faudra leur demander. À tout hasard, pour votre instruction personnelle, concernant la Terre, ce n’est pas une Famille qui régit le kaïru et se charge de former des disciples, mais un organisme appelé le Redakaï. Toujours est-il que, par un moyen qui a été perdu dans l’histoire, certains représentants des Familles Originelles se sont rendus compte de l’existence d’autres plans que le leur, et ont réussi à établir un passage entre ceux-ci. Là, les versions diffèrent : les Dangarwill accusent les Mac Aznar, les Handroktasiaykins rendent coupables les Dangarwill, et les Mac Aznar pointent du doigt les Handroktasiaykins. Quant aux Humains, le peuple le plus récent de tous ceux connus à ce jour, qui ont pour origine l’énergie vitale du kaïru, ils ont eut le chance de n’avoir pas été suffisamment développés pour titiller les intérêts personnels que bien après le début des hostilités. Pour simplifier, tout le monde se déteste, et plutôt qu’une entente cordiale, c’est une guerre incessante qui s’est déclenchée, et qui perdure encore aujourd’hui. Quant à la cause… Il se murmure que les premiers Mac Aznar ont d’abord tenté de soumettre les Handroktasiaykins, pensant la victoire aisée de par leur jeunesse d’existence, ce qui, en plus de provoquer la fureur des intéressés, a fait essuyer une violente défaite aux premiers – enfin, les livres d’histoire parle de perte de la victoire à cause de la fourberie et de la sauvagerie des Koyals, mais nous savons tous ce que cela sous-entend en vérité. Quant aux Dangarwill, elles ont voulut imposer leur vision du monde, et leur orgueil ne s’est jamais remis du refus qui leur a été opposé.

– Je crois que je comprends à peu près, marmonna Alan. Mais je ne comprends toujours pas pourquoi je n’ai pas entendu parler de cette énergie avant.

– Pour finir, j’ajouterai que nos mondes sont assez proches pour que des passages puissent être crées entre eux, mais qu’il ne suffit pas de prendre un cheval pour les rejoindre. Le kaïru est à la fois ce qui les réunit et les sépare, et rares sont les personnes capables de passer d’un plan d’existence à un autre sans aide extérieure. Mais cela suffit pour le moment.

Alan laissa échapper un petit sifflement admiratif, non sans continuer de scruter avec inquiétude le déluge de flammes stagnant au-dessus de sa tête.

– Et les zozos qui nous ont attaqués dans la ville sous-marine, vous les appelez comment ?

– Des Hildenerven, grinça l’escorte, quelque chose de très spécifique.

– Je n’aurais jamais cru que… Enfin bref, est-ce que tout le monde, chez vous, maîtrise ce… kaïru ?

– Non. Certains ont le don, d’autres pas, et les X-Readers (elle leva le petit appareil à hauteur de l’Humain, afin qu’il comprenne de quoi il s’agit) aident à canaliser cette force. Bien que les plus puissants, particulièrement rares, il faut l’avouer, peuvent avoir la capacité de se passer de cet appui. Cependant, ajouta-t-elle après un petit silence, plus le temps passe, plus les kaïrus appartenant spécifiquement à nos peuples tendent à s’uniformiser, ne formant plus qu’une seule et unique énergie appelée le « kaïru pur ». Les formes les plus anciennes de l’énergie disparaissent sans que personne ne sache pourquoi, des aptitudes ancestrales ont disparues et continuent de s’évanouir dans le temps à mesure que la puissances des nôtres diminue, et que le Redakaï gagne en puissance.

– Au risque de paraître une fois de plus ignare, comment est-ce que des énergies aussi différentes les unes des autres peuvent s’amalgamer pour former un seul… kaïru ?

– En fait, soupira Nerea, le front luisant sous l’effort, c’est comme si ces pouvoirs perdaient de leur spécificité pour revenir à leur état primordial. Jusqu’à disparaître.

– Quant au « comment » que vous réclamez, ajouta Saraya, il s’agit d’une réponse que je rêverai d’obtenir…

Un dernier éclat nitescent recouvrit un instant le ciel brumeux d’un halo rougeoyant. Puis, le silence, relatif, retomba sur les glaces, mornement étouffé par l’humidité absorbant les dernières traces de chaleur.

– Ça y est, annonça Nerea, son bras retombant le long de son flanc. Je n’ai plus d’énergie.

Saraya acquiesça silencieusement. Il ne restait plus qu’à attendre, et espérer que Juàn aperçoive le signal avant les créatures de la Horde.


µµµ


Les derniers éclats du maigre feu, allumé la veille par ses soins, s’éteignirent quelques instants avant que Juàn n’ouvre les yeux. Le froid, formant une gangue étroite s’infiltrant par la moindre parcelle de peau découverte en dépit de son épaisse cape sombre, ne tarda pas à le tirer de son sommeil, lui arrachant un grognement agacé. Adossée contre l’une des parois de la petite grotte, l’épée, qu’il avait tiré hors de son fourreau lors de son tour de garde, pendait mollement de sa main entrouverte jusqu’au sol.

Remuant ses muscles ankylosés par son inconfortable position, les souvenirs de son récent vol plané se rappelant à sa mémoire sous forme d’éclats douloureux, le brun se traîna vers le feu, étouffant ses bâillements dans le dos de sa main gantée. S’emparant d’une branche à demi calcinée, il remua vigoureusement les braises, encore fumantes pour certaines, jusqu’à ce que quelques maigres flammes s’élèvent à nouveau, crépitant doucement dans l’atmosphère ouatée de la grotte. Combien de temps aurait-il fallut avant que le froid ne les endormisse alors qu’ils se reposaient tous, sans s’apercevoir du piège se refermant sur leurs corps alanguis ? songea-t-il, portant son regard sur les ombres où reposaient les enfants.

Inconscients pour quelques minutes encore des dangers les menaçants, les deux petits s’étaient machinalement blottis l’un contre l’autre, Blàs ayant imité le retournement de sa compagne afin de pouvoir fourrer son nez dans son rideau de chevelure. Au moins, les couvertures restaient étroitement serrées autour de leurs corps, leur offrant une petite protection contre les températures extrêmes.

De son côté, Izan disparaissait sous l’amas de tissu destiné à l’empêcher de geler sur-place, ne se réveillant pas quand Juàn, sur la pointe des pieds, récupéra son arme, se dirigeant vers l’entrée de la grotte.

Appréhendant le contraste entre l’extérieur, soumis incessamment aux frimas de la tempête, et l’intérieur de l’abri, relativement épargné, il s’engagea dans l’étroit couloir menant à sa sortie. Une bourrasque glacée s’empressa de l’accueillir à mi-chemin, pénétrant jusqu’à la moelle de ses os. Aussitôt, ses fonctions régulatrices se mirent en marche, l’homme s’arrêtant quelques secondes, le temps qu’il ne ressente plus qu’un vague désagrément, qu’il élimina partiellement en se remettant en mouvement. Les hivers rigoureux de ses terres lui offraient au moins ce maigre avantage contre la nature, à lui et à ses compagnons de voyage. Il fallait que cela suffise pour permettre à Saraya et Nerea de survivre à la nuit !

Une large plaque de neige recouvrant l’extrémité du boyau menant à la toundra, Juàn dut creuser son passage le plus doucement possible, afin de ne pas réveiller les dormir, ôtant ses gants de laine doublée. Quelques minutes suffirent à lui créer une ouverture suffisante pour qu’il puisse se faufiler hors des parois silencieuses, l’homme couvrant de nouveau ses mains teintées de rouge. Aussitôt, la chaleur retrouvée du tissu inonda sa peau, repoussant pour quelques minutes, grâce à une illusion bienfaisante, de supporter mieux la température frigorifiante. Une large trace brumeuse se formant devant ses lèvres alors qu’il expirait bruyamment, à présent qu’il ne craignait plus de réveiller intempestivement ses compagnons, il balaya les alentours du regard, s’accrochant aux quelques détails observés la veille, destinés à lui permettre de retrouver leur chemin. Durant les quelques heures de répit consacrées au repos, les grondements du tonnerre avaient cessé, et les rafales, bien que toujours suffisantes pour envoyer les plus jeunes à terre s’ils ne prenaient pas garde, diminuait doucement en intensité. Les cieux, cependant, n’offraient qu’un spectacle à peine différent de celui de la veille, ou même de la nuit : partout régnait une couleur blanche uniforme, n’était par endroits la délimitation d’une autre couche vaporeuse surplombant ses congénères. Seule la luminosité permit au brun de déterminer que la nuit s’en était allée, laissant la place à une nouvelle journée brumeuse.

Par chance, contrairement à ce qu’il craignit à plusieurs reprises, tendant l’oreille dès qu’un craquement plus violent que les autres résonnait dans le silence du repos, les fissures constatées alors que le petit groupe fuyait leurs assaillants (la fuite… Ce souvenir amena un goût amer sur la langue de Juàn, qu’il ne parvint à chasser en dépit de nombreuses déglutitions) n’avaient pas atteint leur abri, ni créé un chausse-trappes en les enfermant au sein d’un maigre territoire entouré par les gouffres. Plusieurs éboulis semblaient s’être produits pourtant, à en juger par les nombreux blocs jonchant la poudreuse, éclatée de tout côté là où elle avait reçu l’impact. Si quelques-uns s’approchaient assez de l’abri pour exiger une vigilance accrue, cela ne constituait pas une menace majeure. À moins qu’ils n’aient encore fragilisés les environs, menaçant de briser la glace sous les sabots des chevaux.

Néanmoins, les rubans immatériels de la brume envahissaient son champ de vision, l’empêchant de s’assurer davantage du terrain. Il finit par se détourner, une large ride barrant son front.

Les enfants devraient rester près de lui, s’il ne voulait pas les perdre dans un accident malheureux. Peut-être Izan aurait-il repris assez de forces pour monter seul Uli, en dépit du caractère exécrable de sa jument, et lui pourrait chevaucher en compagnie de Blàs ? Si, comme il le pensait, Saraya rejoignait le Barran Yaär, leurs retrouvailles n’attendraient que quelques heures de randonnée fatigante, et Ainhoa serait enfin rassurée quant au sort de sa famille.

À l’intérieur de la grotte, le silence régnait en maître, seulement troublé par les gémissements frileux des enfants, se collant l’un à l’autre à la recherche de chaleur. Une vague de culpabilité grattant ironiquement sa poitrine, Juàn s’attela à brosser sommairement les chevaux, évitant les dents de Pendragon, peu ravi de repartir en excursion, avant de poser la selle de chacun sur les dos encore humides. Seul Blàs s’agita dans son sommeil, comme sur le point de se réveiller, se calmant quand son père décrocha sa cape de ses épaules, la disposant sur les corps des deux enfants tout en déposant un baiser sur le front de son fils.

Constatant qu’Uli frissonnait malgré l’épaisseur de son poil, Juàn se maudit intérieurement, frottant vigoureusement les pattes des équidés dans l’espoir de ranimer un peu leurs membres. Si seulement il ne s’était pas bêtement endormi, le feu ne se serait pas éteint. Comment avait-il pu commettre une erreur aussi grossière, alors qu’il transportait un blessé et deux enfants ?!

Et dire qu’avec pareil bagage, il se devait de s’assurer de la protection de tout un peuple !

Retenant un ricanement sinistre, l’homme glissa un doigt entre le cuir des chevaux et la bande de tissu barrant leur peau, vérifiant le sanglage de chacun. Satisfaisant, conclut-il, excepté pour Jimen qu’il faudrait sans aucun doute le resserrer, le hongre ayant la fâcheuse manie de gonfler le ventre. De toute manière, en dépit de l’incertitude de leur position, il ne laisserait pas les petits partir sans une dernière vérification de leur harnachement, dusse-t-il subir les tentatives d’intimidation de Pendragon. Blàs avait beau adorer son cheval et s’occuper de lui autant que possible, ses bras restaient encore trop court pour atteindre les hauteurs des contre-sanglons. À moins de disposer d’un tabouret, bien entendu.

Jugeant qu’ils avaient malheureusement pris suffisamment de repos, il se dirigea vers le fond de la grotte, s’approchant de la forme encore étendue d’Izan, dos tourné à lui. Conscient que ce n’était guère juste, Juàn préférait malgré tout secouer d’abord le blessé et le mettre en selle, octroyant aux plus jeunes quelques minutes supplémentaires d’un repos qui leur était, selon lui, des plus nécessaire.

Lorsque sa main se posa sur l’épaule du soldat, faiblement éclairé par les flammes dansantes commençant à crépiter dans leur foyer, il se figea.

En plusieurs dizaines d’années de batailles menées, Juàn avait appris à dépasser l’hébétude que provoquait l’ivresse du combat, frappant, courant et se relevant au hasard, tout en priant pour ne pas finir piétiné dans la tourbe sanglante que des milliers de pieds foulaient en chœur, afin de parvenir à analyser aussi précisément que possible la situation, occultant les dizaines de corps sans vie étalés à ses pieds, fixant sur lui leurs regards voilés de blanc, dépourvus de vie mais emplis de reproches. En tant de temps, il avait trouvé le moyen de repousser l’horreur des morts combattants sans pour autant se voiler la face, en les considérant comme un paramètre à prendre en compte, laissant la part consciente de soi en arrière, là où les lignes restaient intactes, pour se concentrer sur les actions à mener pour remporter la victoire, ou, en cas de déroute, mettre les survivants à l’abri aussi efficacement de possible. Oui, il pouvait se targuer de savoir contrôler relativement correctement ses émotions afin de garder le minimum de sang-froid nécessaire pour continuer à avancer avec les vivants.

Aussi, lorsqu’il découvrit lentement Izan, glissant les couvertures au sol, allongé sans qu’il n’eut la moindre réaction, le visage tuméfié et strié de veines verdâtres gonflées au point de tendre sa chair telle une toile prête à rompre, il n’eut aucun mal, à son grand regret, à comprendre ce que cela impliquait. Pourtant, une fraction de seconde, ces sentiments contraires d’hébétude et de révolte, l’impression que cela ne pouvait être réel, enserra son cœur habitué au carnage, remontèrent dans sa poitrine, heurtèrent la barrière de ses lèvres en un hurlement de colère et de tristesse qu’il ne retint qu’en mordant violemment sa langue.

Le goût du sang, à l’arrière de son palais, fut tout juste suffisant pour le tirer de sa transe, les yeux fixés sur le corps sans vie de son soldat. Il releva difficilement le lourd linceul de tissu sombre sur Izan, vérifiant sans y penser que les enfants, à la périphérie de son champ de vision, continuent de dormir.

Lentement, avec maintes précautions, il acheva de recouvrir le visage de l’homme en s’efforçant de ne pas le regarder plus que nécessaire. Difficile de croire que la mort ressemblait tant au sommeil, quant il posait ses iris d’ébène sur les traits tirés par la souffrance. Au moins gardait-il ses paupières closes : peut-être était-il parti sans s’en rendre compte, durant son sommeil, tenta-t-il de se persuader.

S’il avait réveillé le soldat pour son tour de garde, au lieu de l’abandonner dans son coin en croyant l’aider, en aurait-il été autrement ? Aurait-il pu le sauver s’il n’avait pas succombé au sommeil ?

Incapable de répondre à ces questions, Juàn souleva avec mille précautions le corps d’Izan, marchant sur la pointe des pieds tandis qu’il l’emmenait pour la dernière fois à l’extérieur. Les blocs de glace tombés la veille suffiraient probablement à lui construire une demeure éternelle.

Lorsqu’il secoua doucement l’épaule de Blàs, un temps qu’il ne parvint pas à définir plus tard, le petit garçon grogna de mécontentement, papillonnant des paupières encore lourdes de sommeil. Au plus profond de lui, Juàn ne put retenir la vague de soulagement déraisonnable qui l’envahit. Se blottissant contre son père pour son étreinte matinale rituelle, il prit de longues secondes sans bouger, tandis que le brun se gorgeait de sa chaleur tout juste tirée des couvertures, de sa petite poitrine se soulevant régulièrement contre la sienne, de son odeur d’enfant aux cheveux encore tout emmêlés.

Tendant la main vers Ainhoa, une consolation similaire surgit de nouveau, en une brève pulsation, quand la fillette se redressa, s’étonnant muettement que son compagnon de jeu se soit retrouvé la tête à l’envers sur sa couche de fortune. Plus prompte au réveil, elle s’étira longuement en bâillant abondamment, déposant un bisou sur le joue de Blàs en déclarant que c’était vraiment pour qu’il ne fasse pas le bébé, l’intéressé se contentant de lui rendre la pareille en marmonnant quelque chose à propos des canards.

Alors que les deux enfants avalaient leur petit-déjeuner, composé de fruits secs et de fromage froid, Ainhoa parcourut l’abri du regard, front plissé, avant de darder son regard sur Juàn, occupé à faire marcher les chevaux en vue de leur longue marche.

– Où est Izan ? demanda-t-elle de sa voix musicale, la bouche pleine de baies.

– Je lui ai demandé de partir en avant, pour vérifier le terrain, mentit Juàn, fixant les sourcils de la fillette afin de ne pas avoir à la regarder dans les yeux.

– Mais il va avoir froid, fit Blàs, désignant la cape du soldat, que son père avait récupéré, roulé et fixé à l’arrière d’Uli, en guise de maigre souvenir pour la famille.

– Ne t’inquiète pas mon trésor, il ne voulait pas abîmer sa cape, alors il a pris les couvertures à la place.

– Je ne comprends pas, s’entêta le garçonnet, peu convaincu.

Il rangea, sur demande de sa compagne, la nourriture dans la sacoche.

– C’est normal chéri, je t’expliquerai plus tard. Allez, montez en selle, une longue journée nous attend. Et si vous êtes sages, nous serons de retour chez nous avant ce soir.

– Mais maman ? Et Nerea ? s’inquiéta immédiatement Ainhoa, grimpant souplement sur le dos de son hongre.

– Elles nous attendront au Barran Yaär.

– Et si elles n’y sont pas ?

– Eh bien, je vous renverrai à la maison, et je prendrai avec moi toute une escouade de soldats pour les récupérer. Tu es d’accord, Ainhoa ?

Plongeant dans une profonde réflexion, durant laquelle Juàn aida son fils à grimper sur son propre équidé, la fillette mordilla sa lèvre inférieure.

– D’accord, mais seulement si mes sœurs viennent aussi, finit-elle par déclarer.

– Comme tu voudras, jeune fille. En route !

Obéissant à son ordre, les deux enfants talonnèrent leurs montures, Jimen soufflant exagérément par les naseaux en se mettant lentement en mouvement. Au contraire, Pendragon, pressé de repartir à présent qu’il était correctement harnaché, tenta immédiatement de prendre la tête de la colonne, accélérant pour se positionner juste derrière Uli, son petit cavalier forcé de tirer sur les rênes pour le ralentir, avant de relâcher doucement quand sa monture finissait par obéir.

La bise les accueillit telle une claque monumentale, alors qu’ils franchissaient le seuil du boyau, dégagé auparavant par Juàn. Après quelques minutes d’un pas soutenu, l’homme vérifiant que leur abri nocturne s’éloignait sans que les enfants, il pressa les mollets, passant au petit trot. Si seulement le climat leur permettait de se lancer au galop, il aurait commandé immédiatement la course, quitte à ce que Pendragon se retrouve à hauteur de sa propre jument.

Perdu dans ses pensées, scrutant attentivement le chemin tout en recommandant aux petits de ne pas s’éloigner, Juàn manqua sursauter quand les deux plus jeunes poussèrent de concert un cri ravi, Ainhoa allant jusqu’à glisser son bras dans les rênes pour battre joyeusement des mains.

– Moins de bruit, vous allez attirer les monstres, chuchota-t-il, se tournant sur sa selle.

Instantanément refroidis, ils cessèrent leurs exclamations spontanées, s’échangeant un regard inquiet, Ainhoa tendant la main pour saisir celle de son camarade. Avant de la lâcher promptement, assurant que ce n’était qu’un moyen de le rassurer.

– Mais papa, répondit piteusement Blàs, se recroquevillant à l’évocation des croques-mitaines de la veille, c’est qu’il est beau le feu d’artifice…

– Mon cœur, il n’y a pas de feu d’artifice dans les steppes, soupira Juàn, suivant, pour lui faire plaisir, la direction qu’indiquait son fils du doigt.

Ses réprimandes moururent dans sa gorge, alors que le trio s’arrêtait, fasciné.

Surplombant la brume tenace, une poignée d’épieux, gorgés d’un halo rougeoyant parfaitement visible dans le ciel uniformément blanc, crevait la surface, avant de s’étendre en une petite pluie d’éclats incandescents, se dissipant de nouveau dans la tempête. Bientôt, une nouvelle salve suivit, tout aussi éclatante que la précédente, bien que retombant beaucoup plus rapidement.

– Tu crois que ce sont les monstres qui brûlent des gens ? demanda timidement Blàs, triturant nerveusement ses doigts.

– Non trésor. C’est le message de Saraya pour nous dire qu’elle est en vie, répondit Juàn, un pauvre sourire étirant ses lèvres.

Une fois, sa mentor avait projeté pléthore de pointes malveillantes dans le ciel afin de le faire revenir, arguant devant l’ensemble de son contingent que c’était bien beau de partir en campagne, mais qu’il ne fallait pas en oublier ses caleçons. Après cette mésaventure, Juàn n’avait jamais oublié de vérifier par deux fois ses sacoches de selle.

– Venez, nous allons la chercher ! commanda-t-il, trop heureux de constater que peut-être, cette journée ne comporterai pas davantage de morts.

D’un claquement de langue, il lança de nouveau sa jument au trot, imités des autres chevaux, sans cesser de fixer le signal afin de déterminer où se tenait à peu près l’escorte. En dépit des quelques difficultés des équidés, à cause de la neige continuant de s’accrocher à leurs poils, ils leur suffirait d’une demi-heure environ, une heure au plus tard, pour rejoindre Saraya et Nerea, à condition de continuer à ce rythme.

Le rire joyeux d’Ainhoa, poussant Jimen plus vigoureusement qu’elle ne l’avait fait depuis le début de leur expédition, le hanta longtemps après qu’elle se fut tut.


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