Le murmure du vent

Chapitre 1 : Le murmure du vent

6225 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 01/12/2020 11:45

Cette fanfiction participe aux Défis d’écriture du forum Fanfictions . fr : Le jardin maléfique (octobre novembre 2020).


Le murmure du vent


Il avait traversé tant de fois ces étroites collines, au flanc incliné comme si quelconque géant mal réveillé penchait son verre dans l’espoir de recueillir les moindres gouttes dispersées le long des parois par la condensation, qu’il ne comptait plus les incessantes parties de cache-cache passées en compagnie de ses deux amis. Parfois, leurs parents, inquiets, des déplaçaient en personne pour récupérer leurs damnés fils qui ne daignaient ni grandir véritablement, ni comprendre qu’à la nuit tombée tous les adolescents, et même certains adultes, se devaient de rentrer chez soi. Une règle que le trio un brin bourrin oubliait presque chaque fois, ou plutôt, ne se rendaient-ils compte que trop tard de la chape d’un mauve obscur s’abattant brutalement sur les chapeaux ronds formant le sommet des vallées environnantes. Et à partir de ce point, puisqu’une remontrance se trouvait désormais inévitable, pourquoi ne pas profiter encore un peu de l’herbe rase fouettant les mollets dans une dernière bagarre rangée – et parfois fort peu fair-play ?

En bref, entre les cachettes innombrables plus ou moins efficaces, les combats déclenchés pour une peccadille et les entraînements sportifs, quand la Ligue de space-ball ne les avait pas encore recrutés, Zylus, Rynoh et Bash avaient largement eu le temps de connaître les lieux aussi nettement que leurs propres paumes. Quoi de plus normal, quand on était né et que l’on avait grandi dans un trou aussi perdu qu’Asyum, où la seule occupation valable était de s’échapper dans les collines ? Si le téléphone passait, heureusement, suffisamment correctement pour communiquer entre les différentes habitations jonchant le sol raviné, l’irrégularité sans cesse aggravée par les pluies diluviennes frappant la région par intermittence ne permettait que rarement le passage des véhicules motorisés. Aussi les habitants se retrouvaient-ils éparpillés un peu partout, se regroupant soit par groupes de deux ou trois, rarement plus de dix maisons, soit les habitants se voyaient plus ou moins contraints d’habiter à l’écart, les bâtisses, pour la plupart anciennes de quelques décennies, servant de bornes aux rares passants.

Et encore, Zylus se considérait chanceux. Le travail de secrétaire pour son père, et guide pour touristes terriens de sa mère le rapprochaient bien plus de la ville que ses deux amis. Quoique, Rynoh ne se trouvait qu’à trois petits quarts d’heure de sa maison. Suffisamment proche pour se retrouver régulièrement, et assez loin pour prétexter l’heure tardive et grappiller une ou deux nuit de son ami chez lui.

Contrairement aux leurs, les parents de Bash occupaient l’ancestral métier d’éleveurs de chevaux ; aussi le petit, mais costaud garçon, vivait-il au milieu de champs, de vergers et de jardins au creux d’un ancien vallon, aujourd’hui asséché depuis bien longtemps. Bon, le prétexte de la distance fonctionnait aussi pour garder Bash à la maison, mais Zylus soufflait toujours exagérément par les narines, roulant ses yeux dans ses orbites, dès qu’il était question de faire tout le trajet jusque là-bas.

Déglutissant péniblement, le jeune garçon échangea un regard inquiet avec Rynoh. Particulièrement grand, bien que frôlant la maigreur, ce dernier tourna ses yeux uniformément orangés vers son ami, mordillant sa lèvre inférieure pour ne pas laisser sa bouche s’ouvrir sur des questions dont ni l’un, ni l’autre, ne souhaitait connaître les réponses. Du haut de ses tout juste douze ans, il en paraissait au moins quinze, si bien que Zylus finissait par paraître minuscule à côté de lui.

Affectant une nonchalance bien trop raide pour être naturelle, Zylus décida, après plusieurs longues minutes de silence, de prendre les choses en main, ôtant de celles de Rynoh les rênes des trois juments suivant les deux garçons pour les empoigner solidement. Bombant le torse au passage, histoire d’améliorer un peu son effet. Une responsabilité que son compagnon ne fut pas fâché de lui laisser.

– On va laisser les vélos là, énonça clairement Zylus.

Sa voix, d’abord assurée, avait fini par s’étioler, s’écrasant sur le dernier mot, quand il s’aperçut qu’il criait presque. De toute façon, simplement parler paraissait déjà une mauvaise idée.

Heureusement, Rynoh ne releva pas, se contentant de hocher vigoureusement la tête.

– En plus, avec ces maudits canassons, impossible de tenir le guidon droit, marmonna-t-il, sa moue angoissée semblant indiquer qu’il regrettait de devoir desserrer les lèvres… tout en se sentant obligé d’ajouter quelque chose.

Comme répondant à sa déclaration, Youline, la plus jeune des bêtes, une superbe jument à la robe pie où l’argenté se mêlait en larges auréoles au noir le plus sombre, renâcla soudainement, manquant envoyer son jeune gardien le nez dans la terre amollie par les précipitations. Et encore, quelques semaines auparavant, était-elle pourvue d’une robe éclatante bien loin du terne qu’elle arborait aujourd’hui.

Pestant contre ce qui, décidément, devait être la pire création du chaos dans l’Univers tout entier (appréciation qu’il partageait avec ses parents… et seulement avec eux), Zylus planta ses pieds dans le sol, juste à temps pour empêcher Nilline, jument de quatre ans à la robe grise habituellement placide, de prendre la fuite de ses six pattes, probablement sans jamais se retourner.

Finalement, confier l’une des bêtes à Rynoh ne serait pas une si mauvaise idée…

Comme s’il lisait dans ses pensées, ce dernier s’empara de la longe accrochée au filet de Raya, âgée de presque seize ans – un record dans ces régions. Sa maigreur, fréquente chez les bêtes de cet âge, s’était encore accentuée, ses poils auparavant d’un ocre profond se teintant à présent de gris, proche de celui de Nilline, s’échappant en fines particules de poussières si jamais l’un des garçons venait à flatter son encolure. Calant la roue de son vélo contre une butée saillante, Rynoh descendit précautionneusement de l’engin, observant d’un œil méfiant l’animal, comme si elle allait soudainement se jeter sur lui pour le dévorer tout entier. Affectant d’abord de ricaner contre la bêtise de son ami (était-ce bien lui qui, depuis ses six ans, parcourait le pays sur son tricycle à l’époque, traînant derrière lui un canasson dépité de servir d’amusement à un gosse ?), Zylus cessa rapidement, se rendant compte qu’il effectuait exactement la même vérification.

S’assurant à son tour que son vélo ne viendrait pas s’écraser au fond de la cuvette naturelle, il prit une longe dans chaque main, entamant la descente qui les conduirait assurément à la ferme des parents de Bash, en contrebas. D’ailleurs, il pouvait l’apercevoir d’ici, même s’il ne se penchait pas comme il le faisait afin d’équilibrer sa descente et ne pas se retrouver les quatre fers en l’air au bas de la piste. À coup sûr, les juments fileraient dans le sens opposé, et s’égareraient avant qu’aucun des deux garçons ne puissent crier le moindre ordre de rappel. Qui ne serait certainement pas écouté. Les trois bêtes étaient les dernières de tout un troupeau de près de cinquante têtes, alors ce n’était pas le moment de les perdre.

Surtout s’il fallait les retrouver pour les abattre, comme les autres.

– Pourquoi c’est nous qu’on doit ramener ces machins aux parents de Bash ? geignit Rynoh, déjà essoufflé par l’effort à fournir, Zylus l’entendant lutter à la fois contre l’herbe partant en poussière et Raya s’arc-boutant contre sa poigne pour conserver son équilibre.

– T’as entendu les nôtres, de parents. Il faut absolument que ses parents aient encore de quoi vendre au printemps pour manger. Ce n’est pas parce qu’ils ont envoyé Bash chez moi qu’il faut penser qu’il va toujours rester. Tant mieux, parce que qu’est-ce qu’il ronfle !

Ravi de cette distraction bienvenue, Rynoh ricana allègrement une poignée de secondes. Le temps qu’il lui fallut pour que le son cristallin ne se retrouve absorbé par les épaisses masses de terre alentour, accentuant encore davantage le malaise des deux garçons. Raclant bruyamment sa gorge (au point que Zylus éprouva le vif désir de lui clouer les lèvres à l’aide d’un marteau), il finit par reprendre, beaucoup plus bas.

– Oui, mais pourquoi nous et pas eux ?

– T’as entendu les vieux, il faut quelqu’un pour rassurer Bash. Ça a dû lui ficher une sacrée frousse de voir les juments débouler dans la cour ! Il a couru dans les jupes de maman !

– Oui, mais pourquoi nous ?

– Parce qu’on est trop petits pour savoir consoler un enfant de notre âge, et que c’est une tâche d’adulte, récita soigneusement Zylus, se remémorant l’attitude ferme de sa mère quand il lui avait posé la question.

Cela faisait bien vingt fois que Rynoh lui servait la même question, à toutes les sauces. Et vingt fois que Zylus répétait inlassablement les paroles de sa mère, sans qu’il ne comprenne exactement en quoi cela expliquait leur présence ici. Ni qu’il ne parvienne à oublier l’expression tout simplement terrifiée qu’il avait entrevue derrière la mine sévère de la femme entre-deux âges. Ni encore sa colère quand son père, pris d’un subit doute, avait proposé de demander malgré tout l’avis des parents de Rynoh à ce sujet.

Ils n’avaient pas le temps de se perdre en palabres inutiles. Quoi que cela veuille dire, d’ailleurs. Mais comme d’habitude, Rynoh avait suivi la majorité, et Zylus n’avait pas osé plus protester.

Mais qu’est-ce qu’il ne donnerait pas pour retourner à toutes jambes sous sa couette !

Le reste du trajet se fit dans le silence le plus complet, alors que les deux garçons parvenaient cahin-caha devant le portail en fer forgé délimitant l’accès au jardin, coquet assemblage de parcelles de potager auxquelles se mêlaient quelques massifs décoratifs. Tous les ans, l’éclosion des fleurs, autant décoratives que venant des plantes potagères, se révélaient un plaisir pour les yeux sacré, que les enfants n’avaient guère la patience d’admirer plus de quelques minutes. Sauf quand ils tentaient de se faire croire que le rouge vif était le résultat d’un vampire venu transformer en fleur ses victimes, ou que les formes bizarrement tordus des cucurbitacées cachaient les boyau d’un immense cyclope dormant sous terre, prêt à se réveiller dès que la récolte débuterait. Un spectacle qui ne devait guère se reproduire avant trois mois, au moins, songea Zylus, tapant contre le muret, aisé à enjamber, pour débarrasser ses bottes de l’épaisse couche de neige les recouvrant. Un hiver particulièrement rude, affirmait son père à qui voulait l’entendre.

Réunissant tout le courage disponible à ce moment précis, Zylus osa enfin ouvrir la bouche.

– Monsieur et Madame Bash ? tenta-t-il (de toute manière, il ne se souvenait jamais du nom de famille de son ami, pas plus que du sien). Oh hé ? On vient ramener vos juments.

Pas un écho ne vint lui répondre. Tendant l’oreille, mimant une écoute attentive pour dissimuler à Rynoh le début de panique tordant ses entrailles, le garçon attendit quelques minutes, sa propre respiration sonnant étrangement. Si seulement il avait pu y avoir juste un crissement de grillon, au lieu de ce silence angoissant, peut-être aurait-il moins surveillé, avec plus d’attention que durant l’entièreté de sa vie, la descente de la boule de feu à l’horizon. Ou si les juments hennissaient, tiens, même ça il l’accepterait ! Et pourquoi ici la jour paraissait si sombre ?

Se rendant à l’évidence, Zylus posa les mains sur le métal du portail, anormalement tiède pour la saison. Rien de bien étonnant, quand on constatait l’absence totale de neige dans le jardin familial. Par curiosité, le jeune garçon jeta un regard vers le petit tas blanchâtre déposé un peu plus tôt à l’entrée, au moment où il avait nettoyé ses bottes. Clignant plusieurs fois des paupières, incertain, il remonta lentement visuellement le long du muret assombri, comme sali par des années d’inactivité en dépit de ses propriétaires.

Pas un seul flocon ne subsistait de sa tentative inavouée de former une boule de neige à lancer sur Rynoh. Seule, une poignée de cendres terne, dépourvue de la moindre coloration en dehors d’une espèce de gris difficilement définissable, gisait là, s’éparpillant sans que le moindre souffle de vent ne vienne ébouriffer les tignasses emmêlées des deux garçons.

Suivant son geste, Rynoh dût en arriver à la même conclusion que lui, puisqu’il se redressa brutalement, à demi emporté par une Raya tentant de profiter de sa brève inattention pour s’échapper.

– Le portail doit être fermé, souffla-t-il, les yeux écarquillés. On ne peut pas entrer…

Le grincement qui résonna douloureusement dans le silence presque total des environs leur arracha un sursaut brutal. À peu de choses près, Zylus aurait juré avoir entendu un ricanement sinistre accompagnant son geste. Son imagination débordante, bien que ses parents ne s’amusent à le déclarer sans réflexion, sûrement. À peine acheva-t-il d’ouvrir en grand le portail, que les juments plantèrent leurs sabots fermement dans le sol, de petits sons semblables à des gémissements s’échappant de leurs naseaux frémissants. Les deux garçons eurent beau s’arc-bouter, impossible de les faire avancer ne serait-ce que d’un seul pas dans l’enceinte généreusement fournie en arbres aux troncs formés de circonvolutions que Zylus se refusa d’observer plus longtemps.

Ahanant sous l’effort, maudissant tous les canassons de l’Univers, il lâcha un grognement de frustration.

– On n’arrivera pas à leur faire passer le portail, murmura Rynoh, aussi peu avancé que lui. On dirait un mur tellement elles ne veulent pas entrer !

– Bah tant pis, laissons-les là, et puis les parents de Bash viendront se débrouiller pour les ramener aux étables, maugréa Zylus, fouillant les alentours du regard à la recherche d’un endroit où les laisser.

Jetant son dévolu sur un bosquet d’arbustes étonnamment robustes pour leur allure frêle, il noua la longe autour de leur tronc gris, imité par un Rynoh courbant sa grande taille dans l’espoir de paraître invisible.

Dans d’autres circonstances, Zylus aurait éclaté de rire tant cette idée paraissait incongrue.

Une minute, deux peut-être, leur suffirent pour mener à bien leur tâche. Ne restait plus qu’un détail.

Avalant douloureusement sa salive, au moins pour la cinquième fois depuis qu’ils avaient posé le pied sur la propriété, le jeune garçon se tourna vers le jardin. Devinant son intention, Rynoh tenta, une nouvelle fois, de le dissuader, attrapant son bras à la volée.

– On peut peut-être rester ici, et leur crier qu’on est là ? proposa-t-il, une lueur d’espoir dans les yeux.

– T’as bien vu ce que ça a donné tout à l’heure. Nan, on y va, on leur dit en face qu’on a ramené leurs bestioles, et on se tire vite fait. Et on leur passe le bonjour des parents.

Craignant de changer d’avis, Zylus n’attendit guère la réponse de son ami. Passant une main nerveuse dans ses cheveux, il franchit le seuil du portail, se retrouvant, en une respiration, dans la propriété.

À quelques mètres de là, la maison familiale se dressait, ombre grise plongée dans une uniformité grise ombragée d’un ciel bas et lourd grisâtre. Entendant Rynoh s’engager à son tour dans le jardin, Zylus se poussa machinalement, résistant à l’envie de lui saisir le poignet. L’observant à la dérobée, il se trouva soulagé de constater que si la peau de son ami, d’un gris pâle depuis l’enfance, paraissait plus terne qu’à l’accoutumée, ses vêtements, dans les tons bleus et rouges, conservaient leurs teintes habituelles. N’était l’obscurité pesante pour un milieu d’après-midi. Faisant mine de se gratter la cuisse, il en profita pour vérifier que sa propre chair conservait cet aspect rosé, caucasien, qui était le sien depuis son enfance. Soupirant doucement de soulagement, vaguement rasséréné, il força ses jambes à se lever, commençant à progresser lentement au sein de cet environnement empli de poussière, bien moins volatile que celle retombée à l’extérieur puisqu’à part fouiller le sol des doigts, rien ne l’ébranlait. Partout où ses yeux s’égaraient, ce n’était que variante d’une même teinte de gris encore inconnu à sa mémoire, émiettant un à un l’ensemble des végétaux constituant la propriété des parents de Bash. Le potager, tout au fond, vers la gauche, se trouvait dépourvu de la moindre plante comestible, tout s’effondrant au cours de la floraison, comme si la plante devenait soudainement trop lourde pour son propre poids. Excepté les immenses arbres postés un peu partout tout le long du jardin, oscillant doucement par intermittence, rien ne semblait survivre, les rares végétations encore vivantes se tordant dans des formes proches de leurs camarades boisés, sans que Zylus ne parvienne à les identifier.

Mais partout ce n’était que du gris, encore et encore, parfois un peu plus foncé, parfois au point d’en paraître noir. Qu’il s’agisse des poutres bâtissant la maison familiale, des bourgeons étrangement précoces sur les arbustes, ou même de la pierre du puits, sur la droite du duo, tout autre couleur avait disparu. Les massifs ornementaux devenaient de sinistres palettes chromatiques inidentifiables, la balançoire près du puits manifestait une teinte bizarre et perverse. Là où les chevaux, au-delà de la clôture, paissaient en temps normal, ne s’étalait qu’un amas indistinct d’un croquis servant de base fondamentale à l’horreur touchant à son paroxysme dans le large rectangle silencieux dans lequel progressaient les garçons. Et dire que l’année dernière encore, Zylus s’effrayait du puits depuis que ses parents, pour le dissuader de s’approcher, lui avaient raconté qu’un loup avait autrefois été enfermé en son sein, et qu’il viendrait le prendre s’il ne se montrait pas sage… La dernière fois qu’il était venu ici, poussé par un Rynoh curieux de voir ce que leur ami devenait, l’herbe conservait encore un semblant de verdure. Rien que cela avait épouvanté les deux garçons, les ayant forcés à déployer des trésors d’imagination pour convaincre les parents de Bash, comme privés de toute inquiétude, de les autoriser à ramener leur fils avec eux pour passer un peu de temps entre amis.

En constatant la progression de la dégénérescence de la nature, Zylus ne regrettait guère le sermon essuyé à son retour à la maison ce jour-là, son ami traîné derrière Rynoh et lui.

Trébuchant maladroitement, le garçon manqua finir le nez dans l’inquiétante poussière grise. Couinant de peur, son corps se tordit d’une manière étrange comme seuls peuvent le faire les individus reniant une certaine forme de dignité dans l’espoir de ne pas choir. Culbutant en avant, rattrapé de justesse par le col par Rynoh, alerté par son glapissement, il s’empressa de prendre appui sur le contrepoids que lui offrait son ami, s’essuyant frénétiquement les mains sur son pantalon, angoissé à l’idée que quelque chose venu de cette terre dépourvue de vie ne vienne s’accrocher à lui.

– Bah alors, t’as peur de devenir tout gris, toi aussi ? plaisanta maladroitement Rynoh, non sans surveiller attentivement les paumes de Zylus. Bash vivait là, et il est comme nous quand même.

– Peut-être, rétorqua l’intéressé. Mais ça fait presque trois semaines que personne n’a de nouvelles de ses parents.

Satisfait de voir Rynoh cesser de le taquiner, Zylus céda cependant rapidement à l’angoisse lui tordant les entrailles, restant un instant figé, sans rien entendre d’autre que les plaintes des juments, toujours attachées à leurs arbustes. Péniblement, les deux garçons réunirent assez de courage pour s’avancer jusqu’au perron de la maison familiale. Se hissant sur leurs jambes minces, ou plutôt, Zylus tentant de dissimuler à la grande tige à ses côtés qu’il n’y voyait pas grand-chose, ils scrutèrent attentivement, guettant le moindre signe d’un des monstres se cachant parfois dans leurs placards, l’opacité muette régnant sur les lieux à travers les vitres salies. Pourtant, quand Zylus passa la main sur le verre afin d’éclaircir sa vision, aucune trace de saleté ne vint tâcher sa chair. À l’exception d’une large empreinte sur le rebord de la fenêtre, déjà à demi effacée, aucun signe ne laissait supposer que quiconque ait pu habiter ici. Et encore moins seulement trois semaines auparavant. Constatant que la trace animale mesurait près de quatre de ses mains mises bout à bout, en partie dissimulée par un amas de seaux laissés à l’abandon devant l’entrée, il renonça à tenter d’identifier la créature à l’origine de ce qu’il constatait pourtant en personne.

– Jamais je n’entre là-dedans, déclara fermement Rynoh, croisant ses mains dans son dos afin de dissimuler le tremblement qui les agitait de plus en plus. On n’y voit rien.

Avant que Zylus ne puisse tenter de réfléchir à la manière dont il allait s’y prendre pour envoyer son ami dans les méandres dominant sans partage les quelques contours à peine discernables des meubles de la maison, les juments, toujours en arrière, se mirent à hennir plus fort encore, piaffant frénétiquement tandis que le raclement de la corne sur la terre s’accompagnait d’un craquement inquiétant.

– Elles vont casser les arbustes, ces vieilles carnes, grommela Zylus, ravi de ce prétexte propre à les éloigner de la masure.

S’élançant le premier vers les juments, oubliant l’espace d’un instant de vérifier que son ami le suivait effectivement (une erreur qu’il corrigea dès qu’il imagina se retrouver seul en ces lieux), Zylus s’empressa de retourner au portail, se penchant par-dessus le muret pour saisir les longes tendant dangereusement le bois sec. Peinant à seulement ne pas se retrouver piétiné par les sabots furieux, une exclamation dégoûté de son compagnon détourna son attention, alors qu’il se demandait comment changer les bêtes de place sans qu’elles ne s’échappent en ruant.

– Pouah ! Tu sens cette odeur ? grogna Rynoh, pinçant fortement l’arête de son nez.

– Quelle odeur ?

Plaquant la main sur sa bouche, puisque pincer son nez n’était pas d’un effet suffisant, le garçon engloba d’un large geste la partie est du jardin desséché. Malgré tout ce que pouvait bien désigner cette vague indication, le regard de Zylus se reporta immédiatement sur le puits, objet de nombre de ses peurs enfantines. Son souffle s’accélérant sensiblement, il s’approcha doucement de son ami, ignorant à présent les piaffements des juments bel et bien paniquées, fronçant les sourcils tandis qu’il humait à son tour l’air.

Rien ne vint d’abord le heurter. Aussi, désireux d’éliminer une fois pour toutes toute possibilité propre à augmenter inutilement la peur affleurant déjà sur ses nerfs sensibilisés, avança-t-il d’un pas, se retrouvant à la hauteur de Rynoh. Aussitôt, il plaqua à son tour une main sur ses lèvres. Une odeur douceâtre s’échappait du trou sombre et gris, recouvert d’une sorte de plante grimpante ressemblant fortement à du lierre, si ce n’était qu’elle ne s’accrochait à strictement rien pour se hisser dans les airs, dédaignant la margelle voisine. La curiosité délaissant momentanément sa peur, son mince compagnon se hissait sur ses grandes jambes, tordant le cou afin d’apercevoir ce qui pouvait bien provoquer pareille odeur immonde, sans pour autant oser s’approcher davantage. La puanteur était tellement forte, putride, que Zylus s’en détourna, hésitant à traiter de fou Rynoh qui respirait cette infamie depuis plus longtemps encore que lui.

Jusqu’à ce que ses iris violets ne s’arrêtent sur une masse compacte, réunie en tas auprès de ce qui devait être un compost récemment fabriqué, puisque Zylus ne l’avait pas vu lors de sa dernière visite.

Un haut-le-cœur vint secouer son corps, attirant enfin l’attention de Rynoh sur autre chose que son satané puits. Maintenant, il savait où se trouvaient les chevaux qui n’avaient pas été abattus pour cause de démence, et pourtant déclarés disparus par les parents de Bash, du temps où ils conservaient encore contact avec les voisins. Même les bêtes, réputées pour leur robustesse, se trouvaient parées de cet aspect gris ignoble. Leurs peaux, autrefois support de brillantes toisons, arboraient un aspect desséché, comme privées de la moindre trace d’humidité. Des lambeaux de chair traînaient le long du petit sentier menant au macabre compost, semés tels des cailloux permettant de retrouver son chemin ; les carcasses même, pourtant difficilement séparables les unes des autres à cette distance, semblaient distordues, malades, inimaginables de par la forme qu’elles prenaient, la peau pendouillant lamentablement sur des doublons, voir plus, de côtes pointues. Les pattes s’étaient recroquevillées sous les corps décomposés, comme si le poids des animaux était trop lourd pour elles. À présent, le silence absolu s’expliquait plus aisément, songea ironiquement Zylus.

Un bruissement s’échappa de l’intérieur de l’amas de branches et de végétation cassante, une sorte de tipi, comprit enfin le garçon. Le premier son qu’ils entendaient depuis leur arrivée, autre que provoqué par eux-mêmes ou les juments. Un long frisson glacé remonta le long de leurs échines, tandis que Rynoh s’accrochait désespérément à son ami, ne tentant plus de masquer les tremblements trahissant sa peur.

– Allons-nous-en, je t’en supplie ! gémit-il, secouant sans ménagement le plus petit. Tant pis pour les juments !

Subitement muet, sa gorge incapable d’articuler la moindre parole, Zylus ne parvint pas à seulement opiner du chef, figé sur place. Rynoh aussi, en dépit de ses supplications, ne parvenait pas à remuer seulement une jambe pour entraîner son ami à sa suite, étouffant péniblement ses gémissements de peur en mordant ses lèvres.

Non, réalisa soudainement Zylus. Ce n’était pas ses gémissements. Enfin, pas que. Il lui semblait reconnaître cette voix un peu grave pour une femme, aux intonations si flexueuses qu’elles en devenaient parfois incompréhensibles.

Attribuant les secousses dans sa voix au froid subit semblant s’être installé dans l’air, le garçon se racla un instant la gorge, provoquant un violent sursaut du côté de Rynoh.

– Madame maman de Bash ? C’est fou ? demanda-t-il, plus fort qu’il ne l’aurait voulu.

Les faibles secousses agitant l’espèce de tipi se stoppèrent. Déglutissant douloureusement, les deux garçons fixèrent l’entrée de la fragile construction, les yeux exorbités et le souffle coupé, alors que se dessinait une forme autrefois massive, mais désormais extrêmement amaigrie.

Reconnaissant la mère de Bash, Zylus s’autorisa un soupir de soulagement presque inaudible, s’avançant d’un pas, bientôt arrêté par un Rynoh qui ne l’avait pas lâché. Dégageant son bras avec humeur, il foudroya la grande perche du regard. Pourquoi voulait-il encore les ralentir, alors qu’ils étaient sur le point d’en finir avec cette histoire, et surtout ce jardin qui lui fichait vraiment la trouille ?!

Inquiet de se retrouver seul, Rynoh lui emboîta sur-le-champ le pas, progressant aussi lentement que son ami, luttant pour ne pas saisir de nouveau son bras. De moins en moins rassuré, Zylus remarqua que la propriété paraissait plus effrayante encore de ce côté-ci du jardin. En plus de l’aspect sordide de la végétation, un épais tapis, dans lequel s’enfonçaient leurs pieds, recouvrait le sol, la poussière émanant des fragiles herbes paraissant vouloir s’accrocher à leurs vêtements pour ne plus les lâcher. Le verger autrefois luxuriant se paraît de fruits pourris et rabougris exhalant une odeur nauséabonde, accentuée encore par les nombreuses dépouilles que les deux garçons refusaient de regarder. Le délabrement de la maison familiale se faisant plus prégnant encore, le bois auparavant clair disparaissant sous des plantes grimpantes inconnues, cassantes mais toujours de plus en plus nombreuses. Les arbres s’agitaient follement dans le ciel, leurs branches les plus élevées griffant férocement un ciel devenant exponentiellement sombre. Décidément, rentrer à la maison devenait un rêve de plus en plus impératif…

Son cœur manqua brutalement un battement. Serrant les mâchoires à s’en briser les dents, Zylus se retourna lentement vers les arbres bordant la propriété. Comme à l’arrivée du duo, aucun souffle de vent, aucune brise ne venait ramener à eux les relents du puits, ni ceux des carcasses.

Pourtant, les oscillations des larges troncs se faisaient de plus en plus violentes à mesure que le temps passait, sans un seul son, puisque leurs branches se trouvaient depuis des lustres dénudées de feuilles.

Il faisait définitivement sombre dans le jardin. Trop, sûrement. Néanmoins, constatant la transe folles des arbres sous son nez, Zylus ne pouvait nier l’évidence. La puanteur grimpait plus encore tandis que le duo se rapprochait du tipi. Réalisant avoir continué sa marche machinalement, il s’arrêta, entraînant Rynoh dans son sillage. Le fixant sans comprendre pourquoi, alors qu’il demandait de partir depuis belle lurette, son ami décidait maintenant de se stopper, le garçon l’interrogea muettement. Emplissant ses poumons d’air à peu près respirable en tournant la tête sur le côté, Zylus lui indiqua silencieusement le ciel et les bras dénudés le griffant, la bouche de nouveau paralysée.

Haussant les épaules, croyant sûrement à une énième blague ou refusant d’admettre qu’autre chose pouvait être plus effrayant encore que ce qu’ils avaient vécu jusque là, Rynoh reporta son attention sur la forme émergeant du tipi, revenant à son empressement de quitter les lieux au plus vite.

Le hurlement de terreur du grand garçon, libération de toute la peur accumulée pendant leur excursion dans ce jardin maudit, manqua déchirer les tympans de Zylus. Pourtant, quand il chercha ce qui pouvait bien effrayer son ami au point qu’il ne parvienne plus à se contrôler, son cri d’horreur se mélangea au sien.

Tapie dans un recoin obscur, rampant pour s’abriter sous une carcasse pourrissante, le jeune garçon se demanda, étrangement, comment il avait bien pu confondre cette forme ignoble avec la mère de Bash. La robe à fleurs ternie, si appréciée de la femme joviale qu’elle avait été, peut-être.

L’affreux bruit de reptation de la forme ajouta encore à sa peur, la voir se traîner vers eux sous le couvert des corps équins en décomposition l’empêcha de détourner les yeux, de peur qu’elle ne vienne le saisir par le col. Épouvantés, les deux garçons observèrent sans pouvoir rien faire d’autre que crier l’ignoble parodie de ce qui fut une vie humaine sous leurs yeux. À chaque glissement opéré sur la couche d’humus maudit, des morceaux de sa chair grisâtre, en partie décomposée, gisaient derrière elle, désintégration irréversible et impossible à expliquer. Tout en elle, à l’exception de quelques nuances survivantes de la robe recouvrant les dernières traces d’un spectacle que le duo devinait innommable, s’était à son tour paré de ces nuances grises honnies.

Soudain, retentit le fracas frénétique d’une ruade violente, suivie du craquement d’agonie de ce qui se trouva momentanément estampillé support pour maintenir les juments. Un éclaboussement brutal retentit, couvert par la cavalcade effrénée d’un galop mené tambour battant. Quelques secondes suffirent pour que le bruit de la fuite animale ne disparaisse aux oreilles des deux garçons, refusant d’imaginer, ou imaginant trop, ce qui avait bien pu provoquer cette fuite. Pourvu qu’aucune bête ne soit tombée dans le puits ! Hélas, Zylus ne voyait pas comment expliquer le bruit d’éclaboussure ayant suivi ; de toute façon, il verrait sans doute l’horrible trou puant détruit par la force de l’impact.

– Là, là ! gémit plaintivement Rynoh, épouvanté, les yeux brillants.

Tournant la tête vers sa droite, la gorge trop à vif pour hurler encore, Zylus tenta à la fois de regarder ce que lui désignait son ami, et à la fois de surveiller la forme poursuivant sa reptation. Une tâche impossible.

Le crépuscule latent se fondit en une obscurité impénétrable, l’empêchant de discerner autre chose que les traits crispés de son ami ; juste une seconde. Quelque chose le frôla, si vite, qu’il se serait sûrement retrouvé étendu au sol – ou pire – si Rynoh ne tenait pas si fermement son poignet. Comme paralysé, il resta interdit un instant, perturbé, ne sachant plus s’il devait avoir peur, s’il était perdu, si…

Un affreux bruit le frappa, un bruit qu’il n’aurait jamais cru pouvoir exister. Un choc brutal, un cri impossible à décrire. Une succion ignoble, répugnante, qui lui retourna l’estomac. Quelque chose qu’il distingua enfin au travers des ténèbres ayant envahi sa vision.

Rynoh et lui, probablement encore trop susceptibles de fuir, n’étaient pas la cible immédiate de l’espèce de brume assassine qui couvrit sa vision d’un voile nécessaire pour qu’il ne devint pas fou immédiatement. La créature qui fut humaine poussa encore un gémissement douloureux, beaucoup trop humain, alors que le rouge voila entièrement le regard du garçon, alors qu’un bruit de mastication gluante hurlait à ses tympans.

L’instant d’après, les arbres longeant le muret se tordaient frénétiquement, figures diaboliques d’un gris uniforme, ou plein de nuances, il ne savait plus, tandis qu’il se sentit traîné derrière un Rynoh haletant, les bruits immondes continuant de résonner derrière eux. Reprenant ses esprits, Zylus retrouva enfin l’usage de ses jambes, bondissant pour se retrouver à la hauteur de son ami, dépassant le puits à la margelle intacte. Dans un ensemble qui n’aurait pu être plus parfait s’il avait été chronométré, les deux garçons franchirent le portail, soulagés de constater que si quelque chose l’avait refermé, il ne se trouvait guère verrouillé.

Haletants, puisant dans toutes les réserves disponibles de leurs corps, ils ne s’arrêtèrent qu’une fraction de seconde, le temps de dégager leurs vélos, s’assurant mutuellement de la présence de l’autre, rassurés de constater ne pas être seul. Mais incapables de douter de ce qu’ils avaient vu en observant le visage empli de terreur leur faisant face, reflet de celui qu’ils arboraient à ce moment précis.

Donnant un grand coup de pied pour s’élancer, les deux garçons pédalèrent furieusement en direction de la route, se jurant de ne raconter à personne, du moins pas en détails, ce qu’ils avaient vu dans ce jardin de l’horreur.

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