Aesragen
La forteresse
– Quand est-ce qu’on vole, dis, Tekris ? Quand ?
– Pour la énième fois depuis cinq minutes : bientôt.
Réduit une fraction de seconde au silence par un regard noir de Zane, Marc compta aussi lentement qu’il le put jusqu’à… Non, en fait, il n’avait aucune idée du nombre devant être atteint. Et puis, il n’arrivait pas non plus à se concentrer sur autre chose que sa future escapade.
Car, enfin, Tekris lui avait promis de voler ! Et si le collégien ne pensait pas particulièrement faire partie des obsédés de ce rêve vieux comme Icare (à dire vrai, jamais il n’eut réellement songé à une telle possibilité), la perspective de l’expérimenter le rendait presque fou d’excitation. Une sensation n’ayant pas été éprouvée depuis longtemps, car la déception l’attendait chaque fois au bout du chemin s’il attendait quelque chose avec une réelle impatience. Mais étrangement, contrairement à son habitude, la bonde placée sur ses émotions laissait échapper un filet de ce qui ressemblait à de la joie.
Et puis, accroché au bras de Tekris, rien de mauvais ne pouvait lui arriver. Enfin, il croyait. Autant en profiter au maximum, avant d’être séparé de ses nouveaux compagnons de route.
Comme si elle n’attendait que la pensée magique, sa morosité doucha brutalement son enthousiasme. Avec sa capture, l’angoisse de se faire enlever au nez et à la barbe de tous, ainsi que la bataille menée pour les récupérer, Zair et lui, il omit complètement que ce n’était qu’un intermède, une pause dans sa vie minable, avant le retour à la réalité.
Le pire, étant qu’il savait pertinemment sa détestable propension à l’oublier, en dépit des fréquents rappels de Zane. Et lui, rien n’allait pouvoir le convaincre de rester, maintenant.
– Bon, tu te magnes, oui ? pesta justement l’extraterrestre.
L’objet de sa réflexion, si délicatement formulée, manqua en réponse faire tomber un des sac à dos de l’équipe sur le haut du crâne. Épargné grâce à un pas de côté salvateur, Zane laissa échapper un grognement peu amène, dévoilant sans fard ce qu’il pensait de cette soudaine action protestataire.
– Ernknex !
Même sans comprendre un mot de cette étrange langue, si affectionnée par le trio Radikors, Marc avait une petite idée du sens profond de cette exclamation… Si besoin en était, les sourcils haussés de Tekris, ainsi que le ton véhément de l’extraterrestre, confirmait son hypothèse.
– Zane, ton langage ! fit la voix de l’adolescente, un peu plus haut dans les cimes. Au fait, désolée ! Il m’a échappé des mains.
Personne ne fut dupe de cette excuse bien peu convaincante.
– La prochaine fois, j’irai les chercher moi-même, comme ça nous ne risquerons pas de passer la nuit à attendre que tu te décides ! Tu te rappelles que Koz est à nos trousses au moins ?
– Voilà le deuxième sac alors, rétorqua Zair.
Cette fois, son vis-à-vis le rattrapa au vol, foudroyant du regard la filiforme silhouette sautant de branches en branches afin de rejoindre le trio resté au sol.
– Celle-là, elle va m’entendre, grommela-t-il, tendant son bien au colosse.
– Bah, elle n’a pas mis tant de temps que ça, la défendit Tekris.
– Ah oui ? Eh bien imagines si nous n’avions pas déjà récupéré son sac, et celui du gosse, en route ?
– Sauf si ta cachette était si bien trouvée que…
– Laisse tomber, le coupa Zane entre ses dents, je ne suis pas d’humeur pour les flatteries.
Cette fois, ce fut au tour de Marc de hausser ses sourcils châtains. Le vert garçon ne lui paraissait pourtant pas être le type d’homme à refuser une petite exaltation de sa personne deux ou trois fois par jour. Sinon, pourquoi répétait-il sans arrêt à quel point il était généreux d’avoir accepté Marc à leurs côtés, ou qu’un jour il dominerait cette stupide planète trop humide pour son propre bien ?
Cependant, la curiosité du collégien n’allait pas jusqu’à demander au principal intéressé les raisons de ce soudain revirement. Tekris lui-même admirant avec une obstination admirable les circonvolutions artistiques des nœuds d’un palétuvier voisin, il décida de l’imiter, tentant d’imaginer ce que pouvaient bien représenter les lignes entremêlées du végétal. Ainsi, il évitait de croiser les prunelles onyx irritées, celles-ci étant à la recherche d’une cible pour déverser son impatience montante. Il savait pertinemment que s’il en captait seulement l’éclat sombre, il ne pourrait plus en détourner les yeux, inconsciemment paralysé.
Distinguant, du coin de l’oeil, Zair descendre de son perchoir en scrutant la frondaison, balancée lentement de droite à gauche par un fin filet de brise trop sec pour être rafraîchissant, comme si elle détenait le secret de la vie éternelle, toute culpabilité s’évapora miraculeusement.
La jeune femme baissant le nez sur son sac à dos, faisant mine de vérifier le bon ordre de son contenu, Zane dut se rendre à l’évidence. Lâchant à voix basse, mais suffisamment fort pour que tout le monde l’entende, une autre amabilité dans sa langue natale (déçu de constater que même cette petite provocation n’incitait guère Zair à relever la tête), il soupira d’agacement, passant les sangles de son sac sur ses épaules.
– Bien, maintenant que les Stax, aidés de Koz, ont pu largement réduire le périmètre de leurs recherches, il nous faut décider d’un endroit où aller, et dans lequel nous pourrons nous reposer, ainsi qu’établir une stratégie pour récupérer ce que nous avons perdu ? fit-il finalement, bras croisés sur la poitrine. Sans compter que toute nos réserves de nourriture sont parties en fumée – sans mauvais jeu de mots. Si j’ai gardé un peu d’argent dans mes affaires, ça ne sera pas suffisant pour racheter des tentes
– Voyons le côté positif des choses, déclara Zair, il était de toute façon grand temps d’en changer. Et tant que l’on ne retourne pas dans ce four à chaleur tournante végétale, tout me va !
Assise en tailleur sur un tapis d’adventives oscillant entre le brun desséché et l’émeraude poisseux, elle essuya promptement ses mains couvertes de mousse et de moisissures sur un carré de tissu ocre, tiré de son sac. La perspective de quitter enfin la jungle équatoriale ramenait de la couleur sur ses joues, et de la vigueur dans sa voix. Tekris tapotant discrètement son bras, il l’observa faire demi-tour, continuant toutefois prudemment d’éviter de fixer directement Zane dans les yeux. Après une hésitation, Marc fit de même, pour remarquer qu’au contraire de son camarade, ce dernier ramenait régulièrement son attention sur le colosse. Tout en faisant presque immédiatement mine de s’intéresser à autre chose. Quoi, le collégien aurait bien été en peine de le dire.
– Ca tombe bien, je pensais à une petite promenade au sein de terres glacées et inhospitalières, rétorqua-t-il en dévoilant un lumineux sourire plein de dents.
– Tant mieux, s’enthousiasma Zair, j’hésitais franchement à vous laisser patauger dans la boue ! Petite question, ce serait possible de prendre une vraie douche ? Même l’eau, ici, à l’air franchement sale.
– Bien sûr. Enfin, il faudra probablement être prudent, mais ça devrait aller.
– Donc, si je comprends bien, tu as déjà tout prévu, soupira Tekris, désabusé.
Ceci n’étant nullement une question, Zane ne prit donc pas la peine de répondre, toujours souriant.
– Mais je ne comprends pas, intervint timidement Marc. Si ce sont des terres inhospitalières, pourquoi vous y allez ? Ce n’est pas logique…
Un petit silence accueillit sa déclaration, affreusement gênant pour le collégien, pris pour cible par trois paires d’yeux respectivement amusée, surprise et agacée. Son royaume pour pouvoir s’enterrer six pieds sous terre, ou non, pour rapetisser et se glisser dans le sac à dos de Tekris !
– Laissez tomber, se hâta-t-il d’ajouter.
Si seulement sa voix voulait bien sortir un peu plus assurée, il lui en serait reconnaissant.
– Mais, et moi ?
– Quoi, et toi ? grogna Zane, tapant nerveusement du pied.
Surveillant l’entrelacs de liane et d’agaviers bouchant la vue autant qu’il les protégeait des regards indiscrets, l’adolescent enleva machinalement une tique de son mollet, sans daigner se tourner vers son jeune compagnon de route. Quelquefois, entre deux trouées perçant les arbres aux troncs noueux veinés de gris, noir et safran, la fumée d’un feu apparaissait, immobile tout en s’élevant vers les cieux. Un inquiétant signe que le campement de Koz n’était encore qu’à quelques kilomètres de leur position.
Et si Marc ne se trompait pas, le vaisseau des Stax n’avait toujours pas décollé, refusant d’emmener ses passagers loin de l’enfer vert. Des Radikors aussi, en passant, ce serait bien.
Vraiment, il comprenait l’impatience de Zane à filer au plus vite. Mais ils n’avaient pas réglé un dernier petit détail, totalement occulté des dernières résolutions énoncées.
– Comment je vais faire pour retourner à Phnom Penh ? Parce que tu as dit que vous partirez dès que vos affaires seront récupérées, et comme c’est la cas…
– Oh, parce que tu crois que je vais te relâcher dans la nature comme une fleur, après tout ce que tu as vu?rétorqua Zane. Tu en sais beaucoup trop, gamin. Et si tu te fais encore une fois capturer, la peur t’amèneras sans aucun doute à courir cracher ce que tu sais auprès des Stax, de Koz, ou quiconque d’autre. Ces maudits monastèriens s’amusent peut-être à parler du kaïru à tort et à travers (accompagnant ses paroles de grands gestes saccadés, Marc devina sans peine son avis profond quand à cette attitude), mais toi, tu vas rester dans mon champ de vision, que ça te plaise ou non ! Est-ce que c’est clair ?!
Pas tout à fait ; noyé par la logorrhée enflammée de l’adolescent, le garçon n’en avait saisit que l’essentiel : il restait avec les Radikors, et ce en obtenant l’aval de Zane. Bon, la réalité était un tout petit peu plus complexe, d’accord. Mais l’adolescent tout vert ne viendrais pas essayer de le semer sans arrêt !
– Ne te réjouis pas trop vite, intervint de nouveau l’intéressé, devinant ses pensées. La vie ne sera pas une partie de plaisir. Je ne te ferais pas de traitement de faveur, sous prétexte que tu n’arrives pas à nous suivre. A ce propos, je te conseille de bien ouvrir l’oeil, car si jamais tu nous perds de vue, nous ne le verrons pas forcément, donc tu devras te débrouiller pour retrouver ton chemin. Et tu auras des règles à respecter !
– Ne jamais te contrarier, s’exclama Marc, tout heureux. Et obéir aux ordres sans discuter, prendre ses tours de corvée, ne pas se plaindre, et les autres je les suivrais aussi !
Plissant le front au fur et à mesure de l’explication du petit, Zane glissa lentement sa seule pupille visible vers Tekris d’abord, avant de les diriger vers Zair, tournant à peine le buste. Presque accusateur.
– Je vois que tu as bien été renseigné. Mais qu’est-ce que tu entends par « ne pas me contrarier » ? Je ne crois pas avoir jamais dit quelque chose de ce genre.
Ah… Alors c’était pour ça que Zair lui faisait signe de se taire, un doigt sur les lèvres ? Décontenancé, Marc leva soudainement le regard, cherchant la réponse à cette grande énigme de la vie parmi les rares cirrus du ciel, leur forme cotonneuse s’effilochant en fuseaux avant de retourner à l’immensité azurée.
Hélas, l’astre solaire ne l’aida en rien, pas plus que les roches orangées surplombant par endroits la marée des arbres, extrêmement visibles par leurs couleurs éclatantes.
Comme par hasard, quand il s’agissait d’obtenir la réponse à ses questions, Zane se montrait étrangement arrangeant, seul le battement de son pied s’accélérant.
– Ma patience a des limites !
Ou peut-être pas en fait. Craignant que l’éraillement furieux, si caractéristique, n’attire leurs ennemis potentiel, Marc ouvrit la bouche, creusant désespérément l’intérieur de son crâne pour trouver une excuse potable, qui ne découvrirait pas le rôle de Tekris dans cette vexation soudaine.
Bizarrement, il commençait à s’habituer au vide intersidéral envahissant son cerveau, dès qu’une réponse rapide était exigée.
– Bon, ça va, capitula Zane en soupirant. Disons que je passe l’éponge pour cette fois, parce que je me suis bien amusé à regarder les visages de bêtes traquées de Zair et Tekris. Sérieusement, continua-t-il en s’adressant aux deux derniers, vous pensiez que je ne connaissais pas vos petites règles secrètes ?
– Disons que justement, si elles sont censées être secrètes, ce n’est pas pour que tout le monde les entendent, répondit Zair en haussant les épaules.
– Mais je ne suis pas n’importe qui, moi, se vanta Zane, plaçant une main fière contre sa poitrine. En attendant, il y a un terrain un peu plus dégagé à quelques pas d’ici, d’où nous pourrons partir. Zair, tu peux voler, j’espère ?
– Pour ficher le camp d’ici, plutôt deux fois qu’une ! Ce n’est pas une petite attaque kaïru prise de face qui va me retenir dans cette dégoûtante jungle étouffante ! Tant que tu ne me demande pas de porter le gamin, bien sûr.
– Ce n’était pas dans mes intentions, marmonna Zane.
Pourtant, le regret teintant son expression clamait le contraire.
– Donc c’est moi qui vais le récupérer, conclut Tekris en envoyant une petite bourrade sur le bras de l’intéressé (geste qui manque l’envoyer au tapis). Mince, je ne savais pas que je te ferais tomber !
– Tu croyais quoi ? soupira Zair. Il s’est pris une attaque kaïru en pleine figure, et on dirait un mort-vivant à deux doigts de retomber dans les pommes. Si ça se trouve, il va s’évanouir à peine à quelques mètres du sol.
– Pas de danger, je le tiendrai, affirma le colosse.
Par précaution, il saisit les épaules du collégien, tantôt si fermement qu’un tremblement de terre ne l’aurait pas remué d’un pouce, puis d’une pression si légère que ses mains effleuraient à peine la chair. Comme s’il craignait soudainement être trop brutal pour lui, oubliant qu’il n’avait pas affaire au même acabit que ses camarades, avant de se dire qu’il était incapable de tenir seul sur ses pieds.
Marc n’aurait d’ailleurs pas parié sur le contraire. Il souffrait, vraiment, et encore ne se concentrait-il pas sur la douleur grâce à la perspective de faire un tour à dos de Tekris. Serrant les dents pour ne pas paraître plus faible encore, il avait surtout mal au dos et au torse, pris quelques dizaines d’heures auparavant entre l’attaque de Koz et le sol jonché de gravillons trop pointus pour être honnêtes.
– Je me sens bien, tenta-t-il cependant d’affirmer en redressant le menton.
– Oui, et en réalité je suis une fille, rit Tekris.
– Vraiment ? susurra Zane, une étincelle joueuse dans le regard. Enchanté de vous rencontrer, mademoiselle. Savez-vous que vous avez de jolis yeux ?
– Mais t’es bête, toi alors, soupira le colosse, grattant sa tempe à l’endroit où reposaient ses lunettes.
A l’instant même, le craquements sourd de semelles piétinant sauvagement les fougères environnantes coupa court à toute réplique. Les Radikors eux aussi avaient entendus, Zair se relevant prestement. Tous plantaient leurs regards en direction de ce son annonciateur de problèmes, résonnant dans le silence plombé bien après avoir cessé. Malgré l’absence presque totale de vent, ils devinaient que son origine se trouvait bien trop proche pour leur permettre de pavoiser plus longtemps.
– Un animal sauvage, proposa Tekris à mi-voix. Illian et les Stax sont sûrement restés au campement, afin de décider d’une nouvelle stratégie de capture.
– Probable. Mais si notre cher capitaine a décidé de suivre notre piste…
Claquant des doigts pour ramener sur lui l’attention, Zane s’enfonçait déjà dans l’amas de feuilles, son pas rapidement emboîté par les trois autres. Marc grimaçait de dégoût chaque fois qu’une sangsue se collait à ses vêtements, ou qu’une colonne de fourmis tentait l’ascension de sa jambe sans en demander la permission ; aussi finit-il par garder les bras le plus près possible du corps pour éviter au maximum leur agglutination. Les sens en alerte, prenant soin de ne pas marcher sur toute brindille qui aurait signalé la présence des fuyards, ils avancèrent sans un mot, Zane et Zair ouvrant la marche épaule contre épaule, quelques pas en avant de Tekris et Marc, qui fermaient la marche. Collé à l’adolescent, ce dernier s’efforçait de réduire sa respiration, bien trop bruyante à ses oreilles, au strict minimum vital. Une tâche difficile, quand chaque inspiration lui donnait l’impression d’avoir travaillé excessivement le moindre petit muscle de son corps. Le point positif étant qu’il prenait en même temps un cours d’anatomie accéléré, découvrant des parties de sa chair jusque là inconnues à sa connaissance, songea-t-il avec ironie.
Les feuilles jaunies de la forêt s’éclaircissant soudainement, sans signe avant-coureur, Marc en déduisit qu’ils s’approchaient d’une clairière. En face du petit groupe, le soleil frappant les minuscules nervures des cimes environnantes se reflétait comme dans autant de petits miroirs, donnant l’illusion d’avoir en face de soi un cours d’eau flottant au-dessus du sol. Écartant quelques branches gênant sa vue, il constata que les deux premiers Radikors avaient disparu de son champ de vision, sans qu’il ne parvienne à repérer la silhouette mouvant de Zane, ou la chevelure flamboyante de la seule fille du groupe.
Tendant le cou, dans le but d’apaiser la panique montant en lui à cette constatation, une main se posa sur son épaule, stoppant net sa progression.
– Reste près de moi, murmura Tekris, s’étant accroupi derrière une rangée de buissons presque aussi hauts que le collégien. Pendant que les autres vérifient que rien ne viendra nous lancer un filet d’énergie dès le petit orteil posé sur le gazon.
Marc hocha la tête, faisant signe qu’il avait compris. Soulagé de constater que le colosse ne se formalisait pas de la soudaine disparition de leurs camarades, il entreprit d’épouiller le tissu collé à sa peau par la sueur gluante. Une petite moue peignit ses traits quand il constata, comme il le craignait, que l’odeur rance avait imprégné ses vêtements, accompagnée du mélange de terre, de boue, de mousse et autres copeaux parsemés d’humus rendant presque invisible la couleur d’origine de son short. Il n’osait imaginer l’état de sa propre chair, s’il n’avait pu, au cours de quelques haltes, faire un brin de toilette. Et dire que lors de son premier bain, il ne put poser plus que la plante des pieds dans le petit lac serpentant entre les racines tordues des palétuviers, craignant d’attraper quelconque maladie à cause de sa couleur vert sombre… Bon, encore aujourd’hui, il refuserait d’en avaler ne serait-ce qu’un verre, mais il donnerait cher pour un vrai bain, quitte à piquer une tête dans les marécages !
– Tu as mal aux côtes ? demanda soudainement Tekris, le tirant de ses pensées.
Suivant, surpris, son regard, Marc vit qu’il posait machinalement la main sur son sternum, tâtant prudemment l’os qu’il sentait sous ses doigts fripés. Dépité de constater que peu importait la situation, Cette peste de Victoire ne cessait de se rappeler à son bon souvenir, il haussa les épaules, arborant un air d’indifférence calculée. Normalement, cette technique marchait à tous les coups, quand sa mère lui demandait pourquoi il perdait sans arrêt ses affaires. Si elle se satisfaisait d’entendre rabâcher sans conviction la maladresse de son fils, l’adolescent croirait sûrement la première excuse plausible à ses yeux. D’autant plus, il était sans doute persuadé de son incapacité à mentir.
– Un peu. Koz a frappé fort, du coup, je les sens beaucoup.
– Ah ça, sourit l’autre, je me souviens, la première fois que je me suis pris une attaque rouge, j’ai bien cru que la vieille Retsa m’était tombée dessus !
– Qui ça ?
– Une mégère, énorme, que j’ai connu petit, répondit évasivement l’adolescent. Mais je la détestais, elle et sa fichue baguette en bois.
Un bruissement sur la droite ; Zane et Zair revenaient vers eux, venant se tenir à leurs côtés.
– La voix est libre, murmura le premier. Alors on va au centre de la clairière, Tekris, tu charges le gosse sur ton dos, et on décampe vite fait !
Hochements approbateurs, tous se mirent en route, suivant la direction précédemment indiquée. Déplier ses jambes raidies par la station accroupie fit remonter toute une fourmilière dans les membres de Marc, au sens métaphorique cette fois. Manquant tomber le nez contre le sol aux premiers pas, il marcha prudemment, à petits pas, le temps que la désagréable sensation d’avoir du coton à la place des jambes se dissipe.
Le duo fraternel, toujours en avant, accéléra en longues foulées souples. Quelques mètres avant d’atteindre l’autre rive de la forêt, ils prirent une impulsion, comme pour sauter dans les airs.
Sauf qu’ils ne retombèrent jamais dans les herbes folles, râpant les mollets des jours durant. Bouche bée, Marc ne put que les observer prendre de la hauteur, dépassant rapidement les palmes des plus hauts gommiers, émettant seulement un léger son évoquant celui des pistolets à air comprimé.
Le coeur pétri d’angoisse, il les observa un instant s’élever de plus en plus haut, ne ressemblant déjà plus qu’à de minuscules points sombres.
– Allez, grimpe, fit Tekris, pliant les genoux pour se mettre à sa hauteur.
Réprimant à grand-peine sa prochaine question (au fond, il n’était pas certain de vouloir savoir si leurs « éclaireurs » se trouvaient trop loin pour être rattrapés), il saisit les puissantes omoplates de l’adolescent, collant ses jambes contre ses flancs. Hésitant entre garder ses mains là où elles étaient, ou passer ses bras autour du cou de son nouveau transport privé, il commença enfin à réaliser que, si Tekris se mettait à la même hauteur que ses camarades, la moindre chute lui serait fatale.
Connaissant sa chance habituelle, qui lui disait arriver en un seul morceau à leur mystérieuse destination ?
– Euh, je crois que j’ai le mal de l’air, murmura-t-il piteusement, serrant convulsivement le T-shirt kaki.
– En étant à terre ? Mais non, c’est juste la trouille, déclara l’autre, pragmatique. Sinon, tu ne tremblerais pas comme un esquimau perdu dans le congélo.
– D’accord, tu as raison, je suis mort de peur. Je ne veux pas y aller, c’est beaucoup trop haut !
– Mais qu’est-ce qui t’arrive ? Il y a à peine une heure, tu n’arrêtais pas de me tanner pour décoller, et maintenant, tu te défiles ?
– C’est trop haut ! gémit le collégien, enfouissant son visage entre les puissantes omoplates. Bête comme je suis, je vais tomber !
– Mais non, tu vas voir, je te tiens. Et puis, pas le temps de bavasser, ou Zane va nous semer. Et crois-moi, ce n’est pas le genre à attendre les retardataires.
Une remarque que le jeune garçon avait pu expérimenter plus d’une fois personnellement. Sauf que cette fois, il ne s’en sentit pas blessé, ou attristé. Seule subsistait l’angoisse, viscérale, tordant si bien ses entrailles qu’il se savait sur le point de rendre tripes et boyaux. Vu qu’il n’avait rien avalé depuis presque deux jours, le résultat ne serait franchement pas beau à voir… Seul le désir de ne pas salir Tekris l’incita à serrer les lèvres, refluant la bile brûlant l’arrière de sa gorge comme de l’acide.
D’ailleurs, si pour le moment la seule pensée de nourriture manquait lui faire tourner la tête (et pas de la bonne façon), il priait intérieurement pour que leur futur fief soit pourvu de mets suffisant à caler son estomac récalcitrant. Encore heureux qu’il ne mangeait pas le matin ; il n’osait imaginer l’étendue de sa faim s’il s’était habitué à faire trois repas par jour.
Son cri s’étrangla dans sa gorge, se muant en une sorte de glapissement pathétique.
Prenant son soudain silence pour un assentiment (vraiment, Marc devrait se forcer à ne pas se perdre sans arrêt dans ses pensées ; ce n’était pas la première fois que cela lui jouait des tours…), Tekris venait de s’élancer à son tour. Nouant ses jambes contre son ventre, et ses bras sous ceux de l’adolescent (il craignait bien trop de l’étrangler sans faire attention, incapable de se détendre), le collégien fut secoué par le décollage, ressemblant vraiment de plus en plus au tir d’un fusil à air comprimé. Et pour s’être déjà pris une « balle » plus jeune, il avait matière à comparer !
Par réflexe, il serra avec force ses paupières, tandis que son guide gagnait de la vitesse, dans le but de rejoindre les deux autres. Oh, bon sang, il se retrouvait à il ne savait pas combien de kilomètres du sol, perché sur le dos d’un adolescent extraterrestre guerrier, après s’être fait capturé et délivré par d’autres humanoïdes de l’espace, qui se battaient à coup d’énergie inconnue ! Plus que jamais, l’ironie de sa situation le frappa de plein fouet.
Pourvu que la résidence prévue par Zane ne soit pas trop loin…
– Vous en avez mis du temps !
Médusé d’entendre cette voix grinçante, pile quand il pensait à lui, Marc en oublia de garder ses paupières closes. L’extraterrestre possédait un radar à pensées chercheuse ou quoi ?
– Moi, je ne trouve pas, rétorqua joyeusement Tekris, écartant cette idée d’un large revers de la main.
Déséquilibré, Marc eut l’horrible sensation de tomber en arrière, se raccrochant comme il le put à tout morceau de tissu à portée de main. Commettant, fatalement, l’erreur de regarder vers le bas.
– Je veux descendre, gémit-il, détournant immédiatement le regard vers les Radikors arrêtés dans le ciel.
Une mauvaise idée ; leurs silhouettes, légèrement ballottées par les courants d’air et par la suspension sans point d’appui, lui donna l’impression que tout tournait autour de lui.
– Hum, sans vouloir être rabat-joie, ce serait une très mauvaise idée dans la situation actuelle, ricana Zane, désignant d’un doigt la terre ferme, sur laquelle seules les plus hautes cimes parvenaient encore à ne pas se fondre dans un amas indifférencié de couleurs.
– Au lieu de t’amuser à l’effrayer, soupira Zair, pourrais-tu au moins nous dire où nous allons ?
Elle dut forcer sur sa voix pour se faire entendre, le vent, plus violent dans les hautes sphères, menaçant d’emporter ses paroles avant qu’elles n’atteignent les oreilles du quatuor.
– Simple. Nous allons à la forteresse de Lokar.
Si Marc ne connaissait guère l’individu en question, les moues dubitatives des Radikors l’incita à se demander s’il s’agissait d’une si bonne idée.
– Attends, tu veux nous renvoyer en terrain hostile ?! Le monastère a fouillé les lieux de fond en comble, pire, ç’a été l’un des premiers lieux fouillé ! objecta Zair.
– Justement ! Le Redakaï n’a pas assez de combattants sur Terre pour en dépêcher à la surveillance permanente de la forteresse. Ca fait plus de six mois que Lokar a disparu, et que les lieux ont été examiné sous toutes leurs coutures, sans résultats ! Il n’y remettra sûrement pas les pieds, en particulier pour des cacahuètes. Surtout que leurs efforts sont concentrés à nous retrouver, et…
Reprenant conscience de la présence du petit juste à côté de lui, Zane le foudroya d’un regard mauvais, comme pour lui reprocher d’écouter une conversation à trois pas de lui. Pour un peu, une pancarte « discussion privée » aurait pu être accrochée autour de son cou… Maugréant dans sa barbe inexistante, il ordonna d’un geste à Zair de se tenir un peu plus à l’écart. Aussitôt, les murmures reprirent, encore dans cette langue extraterrestre, si bien que Marc ne pouvait se fier qu’aux mouvements contestataires de Zair, associé au port hautain de son interlocuteur. Écoutant malgré lui – ou pas tant que cela, en fin de compte – tout ce qu’il pouvait sans bouger le petit doigt, minimisant les risques de dérapage, il tenta de repérer quelques mots déjà entendus au fur et à mesure des jours précédents. « Aklalli » revenait très souvent, accompagné d’un poing frappant une paume, tout comme « Yhtraqui », prononcé comme si ce mot ramonait la gorge, le « h » étant presque aspiré. Pour le reste, ce n’était qu’un ensemble de sons durs, râpeux, dont il ne parvenait à saisir le début ou la fin. Excepté quand « Stax », « Lokar » et un « crétins congénitaux » échappé par erreur ponctuait le discours.
Par chance, Tekris ne remarqua pas son manège, conservant la même place sans trop tanguer. Se contentant de les observer avec un mélange de frustration, et d’une pointe d’énervement.
– Attends, pourquoi tu ne participes pas, toi aussi ? s’interrogea soudainement Marc, voyant que personne ne daignait venir lui faire un compte-rendu.
– La plupart du temps, c’est Zane qui décide seul de ce qui doit être fait. Zair est la seule, enfin, sauf cas exceptionnel, à oser contester certains de ses ordres. Du coup, la discussion s’engage entre eux.
– Je ne comprends pas bien…
– Cherche pas, si je m’amusais à fourrer mon nez dans chacune de leurs disputes, je finirais pendu par les pieds en haut d’un lampadaire. Ou porté disparu au détour d’une ruelle sombre. Ne t’inquiètes pas, ça me va très bien comme ça, et puis, c’est logique quand on y réfléchit.
Pourtant, l’envie se lisait sur les traits de l’adolescent, tandis que Zane mettait fin aux protestations, en lançant fort peu gracieusement la main en arrière, comme s’il jetait quelque chose aux orties.
– Peut-être, mais je ne trouves pas ça juste, objecta tout de même Marc.
– Le monde n’est pas juste, rit le colosse (s’apprêtant à tendre une main pour ébouriffer la tignasse érable, il se ravisa juste à temps). Et la vie l’est encore moins.
– Ouais, c’est une vraie salope, confirma sombrement le collégien. Parfois, on se demande quel est l’intérêt d’être né, si c’est pour souffrir autant.
– Une vision bien pessimiste, intervint Zair, désormais à portée de voix. Surtout pour un gosse de ton âge.
– Vraiment ? Pourtant, j’ai le souvenir d’une fillette en colère contre tout, et tout le monde, railla Zane. Tu as essayé d’envoyer le secrétaire du Centre des Finances par-dessus le bord de notre planète, je te rappelle.
– C’est vrai, confirma-t-elle sans une once de regret dans la voix. Et tu m’as félicité.
Ne prenant pas le peine de répondre, le chef du trio grogna d’irritation, ouvrant la voie.
– Laisse-moi deviner, nous allons à la forteresse ?
– A ton avis, Tekris ? Heureusement, il fait bien moins chaud là-bas.
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Moins chaud, en conclut Marc, une bonne poignée d’heures plus tard, restait un doux euphémisme quand il s’agissait de décrire l’ambiance polaire enserrant sa chair à chaque frottement de l’air.
Le vol avait été long – bien trop à son goût. Remontant plein sud, le quatuor n’avait pris la peine de ne faire qu’une seule pause de deux heures, sur les terres arides de l’Australie Occidentale. Ravi de retrouver, même pour un court moment, un sol ferme sous ses pieds, Marc les passa à s’amuser à courir dans les immenses plaines de broussailles chauffées par un soleil de plomb, entourant les sous-bois au sein desquels les Radikors choisirent de prendre un peu de repos. Puis, une vingtaine de minutes avant leur départ prévu, il repartit à l’ombre des bosquets de mulgas, songeant qu’avec leurs cinq ou six mètres pour les plus hauts, leur taille restait bien moins impressionnantes que celle des palétuviers cambodgiens. Déçu, en dépit de ses tentatives d’observation, allongé à plat ventre sous les buissons égratignant ses genoux et ses coudes à cause du sable se désagrégeant sous son corps, de ne pas avoir aperçu le moindre kangourou, ses yeux se régalèrent néanmoins en examinant par les lunettes de ses jumelles les couleurs dégradées des Amytis gris, ou le vol majestueux d’un aigle nain en quête de son prochain repas.
Sifflé par Tekris, il ne comprit pas immédiatement pourquoi, pendant ses explorations, les Radikors sortirent de leurs sacs plusieurs de leurs plus petits vêtements, qui, s’ils n’étaient pas des plus chauds, restaient néanmoins bien trop étouffants en considération de la chaleur caniculaire.
– Nous ne ferons plus de pause avant d’avoir atteint notre destination, expliqua Zair, or nous allons tout près du Pôle Sud. Nous trois, nous n’aurons aucun mal à supporter le changement de température. Par contre, toi, avec ton short, tu finirais gelé avant d’avoir atteint notre destination.
Reconnaissant, le collégien enfila rapidement le pantalon de toile bleue, le sweat à capuche rouge et jaune, ainsi que le bonnet pourpre fournis. Après une négociation acharnée, Tekris obtint de Zane qu’il lui prête également sa seule paire de gants de rechange, le menaçant des pires tourments s’il osait seulement les écorcher. Mais tout comme le bonnet, il les fourra seulement dans ses poches en attendant d’en avoir l’utilité, préférant éviter de mourir de chaud, pour attraper une pneumonie en s’aventurant au sein de contrées gelées.
Devant sa mine tristounette, au moment de décoller de nouveau, Tekris lui avait murmuré, loin de l’ouïe fine de son chef d’équipe, que s’il voulait, ils retourneraient un jour voir les kangourous. Hélas Zane entendit tout de même cette promesse, soupirant à pierre fendre afin de bien faire comprendre son idée sur la question.
Cependant, la seconde partie du vol se révéla bien moins désagréable pour le collégien, la fatigue engourdissant les signaux d’alarme de son corps suite à ses gambadements au sein du bush. Aussi, réussit-il à profiter du voyage, confortablement calé contre le dos de Tekris, se laissant porter par les secousses intermittentes lui rappelant le roulement de la voiture, une sensation l’incitant normalement à se laisser happer par le sommeil. Les restes d’angoisse sourdant encore en lui l’empêchèrent de se laisser complètement aller, tandis qu’il constatait avec un vague étonnement englué la presque totale absence de volatiles dans le turquoise des cieux.
Ca, et les frissons de plus en plus réguliers qui le firent grelotter, au fur et à mesure qu’ils approchaient de leur destination. L’immensité limpide de l’océan s’étendant à perte de vue céda se parsema lentement de petits blocs nacrés, scintillant sous les caresses des rayons solaires. Une ou deux fois, il dut même plisser les yeux pour pouvoir continuer à observer la surface se teintant d’un bleu profond, de plus en plus clair et prenant au fur et à mesure de leur avancement. Pour, trois fois sur quatre, fixer en catastrophe un point invisible devant lui, afin de ne pas se retrouver submerger d’émotions vertigineuses. Puis, les remous agités troublant la tranquillité des vaguelettes se solidifièrent, d’abord par petites touches parsemées négligeables, qui s’agglomérèrent rapidement en plaques, se transformant elles-mêmes en glaciers aux reflets moirés, réduisant à l’état de souvenir toute étendue liquide. Sûrement les lueurs de la fin d’après-midi auraient-elles finit par blesser la rétine du collégien ; si seulement le soleil n’avait pas cédé place à un ciel assombri graduellement d’une nuance qu’il ne croyait pas possible d’obtenir, d’un bleu-pourpre tavelé de nuages de particules poussiéreuses lumineuses, seules notes diaphanes dans une marée fendue de-ci de-là par la traîne langueur de nuages à peine plus consistants qu’une feuille emportée par la brise, et pourtant si opaques que l’azur restait inaccessible à ces steppes glacées. Étrangement, cela ne gênait en rien la vision, les environs restant éclairés d’une clarté invisible, sans que Marc ne réussisse à en déterminer la provenance. Trouvant que cela ressemblait, en quelque sorte, au changement survenant à l’approche d’un défi kaïru, il se dit en discuter plus tard avec Tekris, puisqu’il n’était pas totalement fermé à lui livrer quelques informations.
Cependant, ce ne fut pas le paysage escarpé, jonché des montagnes les plus hautes connues dans sa vie, de ravins abrupts surgissant sans crier gare à chaque tournant, qui le laissèrent figé, l’incitant à tordre la nuque pour mieux voir.
Au détour d’un glacier dépassant de loin les immeubles de sa ville natale, juchée sur l’extrême bord d’une falaise prolongeant une importante plateforme faite de sommets arrondis irréguliers, la structure la plus intimidante, et la plus imposante vue en presque treize ans d’existence, surgit devant ses pupilles noisettes écarquillés. Et s’il n’y avait cette base métallique triangulaire, mordant les flancs de l’épaisse glace, il ne parierait guère sur sa longévité. Ce qu’il prit tout d’abord pour un U gigantesque à l’intérieur se finissant en pointe se révéla être deux bâtiments séparés, se rejoignant à leurs pieds, et reliés par un tube transparent à mi-hauteur permettant d’accéder de l’un à l’autre, ainsi que par d’autres tiges visiblement métalliques, dont il ne comprit pas l’utilité sur le moment. La structure la plus reculée, faisant les deux-tiers de sa cousine, était peinte entièrement de nuances grises et noires mat, au sommet séparés en deux pointes. Sa moitié supérieure se trouvait d’une finesse surprenante, avant de s’évaser jusqu’à ressembler à un triangle rectangle ayant son plus petit côté reposant sur la glace. La seconde, vraisemblablement la principale, avait la base de sa face la plus proche des visiteurs partant diagonalement vers le ciel, avant, sur son tiers inférieur, de repartir dans le sens inverse, rejoignant son opposée qui, elle, se tenait d’une rigidité défiant la gravité, s’effilant jusqu’à former un sommet acuminé. Principalement constitué d’une sorte de verre mat d’un bleu glacé, laissant par endroits deviner des formes sans les révéler, son arête saillante se teintait d’ébène en une ligne discontinue tantôt s’épaississant, tantôt s’effilochant, exceptée une fine bande la tranchant là où les deux inclinaisons se rejoignaient. D’autres bandes horizontales de même couleur en partaient, le carrefour ainsi formé presque tous parés de fenêtres de taille variables.
Là, et bien qu’il s’attendait à une immense place forte fortifiée, Marc comprenait pourquoi cet endroit s’appelait la forteresse.
– Waouh, souffla-t-il, fatigue et peur oubliées. Je ne sais pas si c’est beau, ou terriblement inquiétant.
Il ne faisait qu’énoncer une vérité. Aussi majestueux soit ce lieu, une impression malaisante chevillait à son corps, comme si ce qui résidait ici se révélait suffisamment dangereux pour qu’il faille s’en méfier.
– Et encore, elle est encore plus grande vue de l’intérieur, l’informa Tekris, entamant avec ses congénères sa descente vers la fine couche poudreuse recouvrant l’eau gelée.
– Mais elle est inhabitée ?
– Depuis un moment, oui, confirma Zane, ses pieds reprenant contact avec le plancher des vaches – quoique Marc ne verrait pas quelconque bétail arpenter les environs. C’est l’endroit idéal pour reprendre des forces !
– Si personne ne vit réellement ici, marmonna Zair, quelque peu pessimiste.
Ils firent face à la forteresse, le collégien fort peu rassuré par le manque d’enthousiasme évident des Radikors. Enfin, sauf de Zane, visiblement certain de la sûreté de son idée. S’il se montrait si confiant, ce devait être qu’il n’y avait pas de danger… non ?
Faisait-il jour, nuit, fin d’après-midi ? Impossible de le savoir.
– Ne nous attardons pas. Qui sait, des mouchards traînent peut-être dans les environs. Si je connais suffisamment nos poursuivants pour savoir qu’ils n’iront pas poser des caméras un peu partout, il peuvent parfaitement décider de faire un tour en vaisseau afin de se donner bonne conscience.
Le chemin parcouru jusqu’à leur objectif se fit dans un silence presque religieux, seuls les mugissements du vent claquant désagréablement dans une lancinante plainte continuelle. Gardant sa main dans la paume de Tekris, Marc observait avec une appréhension incompréhensible la haute silhouette se rapprocher de plus en plus, se demandant quelles nouveautés pourrait-il encore découvrir.
Se retrouvant devant une gigantesque porte en forme de pentagone étiré, deux triangles argentés asymétriques sur ses côtés latéraux de sa partie inférieure, deux autres rectangles cassés bleu-violet partant respectivement du haut et du bas, Zane fit coulisser l’un des battants, faisant signe aux autres d’entrer. Jetant un œil à l’intérieur, Marc constata que les portes blindés des films d’actions n’étaient que de petites joueuses, comparativement à l’épaisseur de celle-ci. Aussitôt, ils pénétrèrent dans un large tunnel cubique, aux murs légèrement inclinées. Du coup, songea le jeune garçon, pouvait-il encore le décrire comme cubique, ou fallait-il utiliser un autre adjectif, comme « parallélépipède » ? Et à quoi correspondaient les fines lignes courant sur toutes les parois ? Creusées à même le métal en de longs sillons, la construction avait dû prendre un temps fou. Mal à l’aise, il observa avec envie l’escalier se profilant un peu plus loin.
La porte se referma dans un chuintement doux, tandis que Zane reprenait la tête du quatuor.
– Eh bien, tout à l’air normal, lâcha Tekris.
Ses compagnons se trouvait sur le point de renchérir, quand un cri guttural interrompit les futures répliques, avant même qu’elles n’aient pris forme dans leurs esprits. Traversant les murs, le plafond et toute autre surface susceptible de les mener à leurs cibles, une dizaine de formes immatérielles surgirent devant eux. Les corps indigo, translucides, étaient parcourus de crépitements turquoises, formant comme des anneaux en mouvement partout sur eux. Correspondants à l’image que se faisait marque des esprits « classiques » (une forme immatérielles, sans jambes, munis de bras squelettiques et affublés de bouches et yeux démesurés grimaçants d’une aura d’un blanc malsain), cela n’empêchait pas le collégien de les trouver repoussants à souhait. Et visiblement pourvus de mauvaises intentions.
– Qu’est-ce qui se passe ?! fit-il, se retenant à grand-peine de crier.
Un instant, les créatures restèrent immobiles, semblant comme scruter les visages des intrus.
– Ce sont les spectres de Lokar, répondit Tekris en déglutissant. Je croyais que le monastère les avait réduits à néant ?!
– Moi aussi, siffla Zair, lançant un regard accusateur à son frère.
Celui-ci, prit au dépourvu, haussa les épaules d’incompréhension.
– Peu importe, nous ne sommes pas des ennemis de leur maître, au contraire. Ils ne devraient pas nous considérer comme une menace à éliminer.
Marc faillit y croire, à deux doigts de laisser ses membres, raidis par la perspective de finir en pâté pour poltergeist, se détendre. Quand le « regard » de ceux-ci se verrouilla sur lui.
– Je ne suis pas un ami… souffla-t-il, reportant l’attention sur sa personne.
– Merde ! jura Zane, furieux d’avoir oublié ce détail.
– Elle est bien bonne celle-là ! Les Radikors incapables de se défendre contre les attaques de Lokar ! Ils ne pourront probablement pas nous tuer définitivement, mais peut-être pire… Ouap ! fit Zair, coupé en pleine phrase par la poigne du colosse.
Poussés sur le côté, les quatre jeunes personnes furent à un cheveu d’être entraîné de force dans un corps-à-corps avec les spectres. Marc put même sentir les ongles immatériels de l’un d’entre eux effleurer son épiderme. Qu’est-ce qu’ils pouvaient faire, exactement, ces espèces de nuages vivants ?!
– Mais pourquoi nous prennent-ils pour cible, si c’est le gosse l’intrus ? plaida Tekris, forcé de glisser entre deux assaillants.
– As-tu déjà vu Lokar faire dans la dentelle ? répliqua Zane, se plaçant devant sa coéquipière (une précaution peu utile, les deux se trouvant forcés de se séparer quelques secondes plus tard). Il vise dans le tas ! En nous coupant toute retraite au passage, acheva-t-il, observant les quelques plantons restés au pied des marches. Il faut les faire disparaître !
Zair soupira bruyamment, levant les yeux au ciel.
– Quelle brillante déduction !
Plus petite que les garçons, elle parvenait sans trop de peine à esquiver les assauts des spectres, à condition de ne pas ralentir la cadence. Marc, quant à lui, se trouvait plus trimballé que transporté par Tekris, incapable de rivaliser avec la vivacité des agresseurs. Alors que Tekris, avec sa carrure, était au contraire gêné par la petitesse des lieux. Attaqué des deux côtés, il ne comprit que trop tard le chausse-trappes dont il était victime. Heureusement, Zane, remarquant sa délicate position, usa d’un « coup de fouet à énergie », attaque qu’il partageait avec sa sœur, pour trancher les corps luisant en faisant serpenter son arme autour du colosse.
Néanmoins, ce ne fut pas suffisant pour les réduire à l’impuissance, les créatures se reconstituant presque instantanément. Marc le vit s’écraser au sol, projeté par un spectre glissé derrière lui. Un autre saisit soudainement le bras du collégien, le tirant hors de portée du colosse tout en le projetant aux côtés du vert. A la différence que si ce dernier se releva promptement, lui resta allongé sur le dos, fixant le plafond sans vraiment le voir, sonné par le coup.
Ce Lokar n’aurait pas pu installer de la moquette dans sa forteresse ?!
– Choc briseur ! fit la voix de Zair, presque à l’autre bout du couloir.
Partant de sa paume ouverte, le rayon vert rebondit sur le mur de gauche, sur le sol, puis enfin contre le plafond avec une vitesse telle qu’il était difficile de le suivre des yeux, pour frapper le métal juste devant les spectres, prêts à lancer un deuxième assaut sur le collégien et le Radikors. Trois cercles, grandissant au point d’atteindre à peu près deux fois la taille de Zane, firent barrage entre les deux parties, arborant l’aspect d’une vitre s’étant pris nombre de coups, avant d’éclater dans un bruit de verre brisé. Repoussant les spectres de plusieurs pas.
– Bien, ceci fait, il nous faut une combinaison kaïru gagnante. Tekris !
– Oui, j’arrive ! fit celui-ci, tentant de se débarrasser des encombrants intrus assaillant son dos.
Pestant d’abondance, Zane vit ses mains luirent d’une aura bleutée, cherchant une fenêtre de tir pour venir aider son coéquipier. Manquant de peu d’oublier la présence de ses propres assaillants, qu’il ne pouvait attaquer sans toucher l’un des siens.
Hélas, il dut bientôt renoncer à secourir Tekris, dirigeant ses coups pour éviter une mise à terre bien peu profitable.
– J’ai besoin que tu lances l’« attaque cyclonique » ! cria-t-il.
– Je fais ce que je peux, figure-toi !
Inquiet d’entendre la voix du colosse étouffée, Marc réussit enfin à se redresser sur les genoux. Effaré de le voir se débattre vainement, ses mains ne brassant que du vide. Mordillant sa lèvre inférieure, tandis qu’il revenait sur ses pieds, il fut, en un sens, soulagé de constater qu’il pouvait encore marcher. Soulagement qui ne dura pas, quand il aperçut Zair heurter brutalement l’un des murs du couloir.
Bon, puisqu’il fallait que Tekris utilise ses pouvoirs…
Poussant un cri destiné à s’auto-encourager, il échappa à la vigilance – toute relative – de Zane, occultant soigneusement les exclamations furieuses qui suivirent. Esquivant de justesse une mâchoire un peu trop vorace, il glissa sur le sol, se remettant debout juste devant Tekris, près du bras reposant à côté de sa pochette. S’interdisant formellement de réfléchir à ses actions, il saisit à bras-le-corps le spectre empêchant le colosse d’utiliser son X-Reader, ses doigts entrant en contact avec une substance glacée, dérangeante. L’adjectif le plus juste s’imposant à son esprit étant mauvaise.
Quand le spectre se retourna pour le saisir, un lourd frisson parcourut son corps, manquant de lui faire perdre le contrôle de lui-même en croisant son étrange regard. Le blanc était, depuis son enfance, associé au bien, à la justice, aux couleur des héros. Pas cette fois. Certes, s’il comprenait correctement les choses, il ne s’agissait là que d’un sbire d’un plus gros poisson. Mais derrière la simple apparence fantomatique de ces créatures, il sentait que le pouvoir leur ayant donné vie était… malfaisant. Prévu pour faire souffrir, pour mette hors d’état de nuire.
Il étouffait, distribuant coups de poings et coups de pieds dans une sorte de gelée brumeuse envahissant rapidement son champ de vision. Paniqué de constater la totale inutilité de cette méthode. Seul le kaïru paraissait leur faire effet, d’ailleurs, Zane avait ordonné à Tekris d’utiliser l’une de ses attaques. Les Radikors occupés à défendre leur propre personne, qui viendrait le défendre contre cet ectoplasme contre qui il n’arrivait à rien ?
Soudain, une simple phrase calma les battements affolés de son coeur.
– Piège cyclonique ! tonna la voix du colosse, à la fois proche et lointaine.
Rugissante, écho à la colère sûrement éprouvée par les extraterrestres furieux d’avoir été bernés, la tornade déjà aperçue lors du combat contre les Stax se matérialisa au centre du couloir. Agissant comme un aspirateur à la Ghost Busters, elle attira l’ensemble des spectres ne réussissant à se retenir au moindre objet, contrairement au quatuor agrippant avec force la moindre parcelle disponible.
Son corps plus léger manquant d’être à son tour entraîné, Marc poussa un soupir de soulagement quand le bras puissant de Tekris ceignit son ventre, l’empêchant d’être emporté à son tour.
– Dans un espace réduit, cria Zair par-dessus le vacarme, on va tous finir éclatés contre les murs.
– T’inquiètes, rétorqua Zane, je m’en occupe.
Une fois les spectres emprisonnés au sein des quatre bras tournants, incapables de quitter le piège conçus spécialement à leur attention, l’adolescent vert leva les paumes vers le ciel, bras repliés à hauteur de ses épaules.
– Rochers Ravageurs ! Invoqua-t-il, une forte satisfaction transparaissant.
Deux monticules de gravats, entourés d’une aura rouge agressive, prirent forme devant lui, suivant les mouvements de ses bras. Il les leva, faisant grandir les amas au point qu’ils le dépassent. Quand ils eurent atteint le faîte de leur grandeur, Zane les dirigea droit sur les spectres, dans un fracas secouant les surfaces métalliques, en même temps que Tekris dissipait sa propre attaque.
L’offensive, trop rapide pour être esquivée, engloutit chaque créature sur son passage, soulevant en retombant un nuage de poussière. Toussant comme un perdu, autant à cause de cela, que pour son bref corps-à-corps avec un fantôme peu coopératif, Marc essuya vivement ses yeux humides, n’aidant pas vraiment le picotement de sa rétine à s’apaiser. Heureusement, les effets de l’attaque se dissipèrent promptement, tout comme la présence des spectres. Seule subsistait l’empreinte fumante d’un petit cratère fraîchement créé.
– Ouf ! Pas fâché que ce soit terminé, commenta Tekris.
Machinalement, il épousseta l’ensemble de ses vêtements, surveillant du coin de l’oeil l’absence définitif de présence crapahutant sur son dos.
– Je ne comprends pas, marmonna Zane, croisant les bras sur sa poitrine. Normalement, les spectres n’apparaissent que quand Lokar les invoque. Or, s’il était de retour, nous le saurions forcément. C’est tout simplement impossible !
– La preuve que non, répondit pragmatiquement Zair. Une chose est sûre, si leurs copains ne sont pas venus en renfort, les effets des spectres restent limités. Il s’agit donc d’une attaque.
– Ca, une attaque kaïru ? s’étonna Marc, grattant pensivement le haut de son crâne.
– Plus ou moins, fit évasivement Tekris. Une variante, dirons-nous. Bon, et si nous entrions maintenant ? J’ai l’impression d’avoir passé la nuit sur un matelas bourré de cailloux !
– Pas faux, le supporta Zair. Pourvu que les douches soient fonctionnelles…
– Il y a des douches ?!
– Entre autres, oui. Une minute, gamin ! le rappela Zane.
Déjà sur le point de s’engager dans l’escalier menant aux étages supérieurs, Marc s’arrêta net, tournant craintivement le regard vers l’adolescent. Qu’est-ce qu’il avait fait, encore ?
– La forteresse est grande, et je n’ai aucune envie de te courir après. Alors, reste près de nous, et évite de te perdre dès que nous aurons le dos tourné, si ce n’est pas trop demander !
Penaud, le garçon rétrograda en arrière, venant saisir le poignet de Tekris tout en baissant le nez. Juste au cas où le désastreux accueil dégraderait spectaculairement l’humeur du vert… Ce qui devait être le cas, puisque ce dernier l’observa avec une colère incompréhensible, tournant hautainement le dos à ses camarades en affectant un air offensé. Puis, il repartit d’un pas vif, sans un regard en arrière.
Cette fois, même les deux derniers Radikors s’interrogèrent mutuellement du regard, Zair haussant les épaules. Il ne fallait plus chercher à comprendre, semblaient dire ses iris pâles.
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Bonjour, ou bonsoir !
Bon, je dois avouer que la combinaison pour vaincre les spectres a été tirée du premier épisode de la saison deux de Redakaï ; c’est la seule connue qui, à ce jour, réussit à les terrasser pour de bon. Et puis, il faut dire que l’association des attaques est super classe !
J’espère que vous avez apprécié la lecture ; n’hésitez pas à laisser un commentaire, ça fait toujours plaisir !
A la prochaine !