Aesragen
Un début d’entente
Au diable la discrétion, Marc courait à toutes jambes à travers la mangrove affreusement humide, les vêtements collés si étroitement à sa peau qu’il n’aurait pu passer sa main entre le tissu et son corps. Dommage, cela n’arrêtait pas tant que ça les araignées ; depuis le matin, le jeune garçon avait dû en déloger trois s’étant faufilé dans son cou, ou sous son T-shirt maculé de boue. Mais pour le moment, arachnides, fourmis rouges et autres insectes se trouvaient relégués au dernier rang des préoccupations de son esprit.
Ralentissant un peu pour franchir avec précaution une petite rivière – il préféra ne pas penser aux ravissantes petites choses rendant l’eau d’une couleur vert-brun écœurante –, juste le temps de s’assurer qu’il avait pied, il en profita pour regarder tout autour de lui, scrutant avec angoisse le ciel s’assombrissant rapidement. Une fois sur la berge, il s’autorisa un nouvel arrêt, cette fois pour écouter attentivement les bruits peuplant la jungle alentour. Un peu partout, des craquements répétés montaient des arbres le surplombant, ou bien des buissons à ses pieds ; parfois, il parvenait à apercevoir une forme simiesque se balancer de branche en branche, un petit tapir se faufilait vers le couvert le plus proche, même, une paire d’yeux luisants l’avait fixé un instant, avant de se détourner. Mais peut-être l’avait-il imaginé, du moins s’en persuada-t-il pour s’empêcher de prendre ses jambes à son cou sans réfléchir. De la concentration, voilà ce qu’il lui fallait, pas vider sa vessie juste pour deux lampadaires perdus dans la jungle !
Sans cesser de revenir à l’endroit où il avait distingué l’éclat lumineux, il tenta d’identifier les autres bruits de la nature, sa propre respiration saccadée sonnant comme un bruit d’enfer à ses oreilles. Un long cri perçant retentit, le faisant sursauter, auquel un deuxième, bien plus proche, répondit. Bourdonnant bruyamment, une petite troupe d’insectes à la carapace irisée lui passèrent sous le nez, tandis que ce qui ressemblait un peu trop à un rugissement au goût de Marc acheva de le convaincre de bouger. Mais rien de ce qu’il espérait… Pour ne rien arranger, le ciel, d’un gris sombre depuis le milieu de l’après-midi, se nimbait à présent d’un noir cotonneux comminatoire.
S’enfonçant de nouveau au sein de l’épais rideau de végétation, Marc ignora la fatigue s’emparant peu à peu de son être. En cela, la panique montante aidait énormément, le tenant éveillé. Un pied devant l’autre, encore et encore. Ne pas réfléchir, continuer à marcher, sinon il y avait les deux yeux l’attendant près de la berge, non, pas question de finir en casse-croûte. Accroché à une seule pensée : retrouver les trois adolescents extraterrestres rencontrés six jours plus tôt. Car enfin, ils ne pouvaient pas être bien loin !
Les journées écoulées furent les plus pénibles de la vie du gamin. Les deux premières pourtant n’étaient pas si dures, quoique tout de même éprouvantes. Les adolescents, enfin, surtout le tout vert (définitivement, c’était le chef, toujours lui choisissant le chemin du jour), persuadés qu’il laisserait tomber à la première grosse difficulté, s’étaient contenté d’adopter un rythme soutenu, empruntant volontairement tout ce qui pouvait être long à franchir pour qui n’était pas habitué. Chemins recouverts de boue, pentes à-pic, passages envahis par les lianes se prenant dans le moindre bout de tissu dépassant, rien ne lui avait été épargné. En effet, personne ne se serait acharné, même pour crédibiliser un mensonge, à les suivre dans cet enfer vert. Si le gamin rêvait d’aventures, l’envers du décor éloigné du confort de vie moderne (impossibilité de se laver à l’eau chaude, les nuits sans radiateur pour combattre la température glacée, et c’était sans compter les besoins naturels) le découragerait rapidement. Sauf que Marc n’avait plus nulle part où aller, donc nulle part où rentrer. Et puis, c’était bête, mais les trois ados étaient son seul point de repère dans cette fichue jungle poisseuse, ils lui avaient même laissé de quoi manger et une carte, sans parler de la tente. Cela faisait longtemps que personne ne s’était montré aussi gentil avec lui, aussi relatif était-ce, alors il ne voulait pas les laisser partir, comme ça. Ni se retrouver seul, encore.
Enfin, cette poursuite incessante lui occupait l’esprit. L’empêchait de trop se perdre dans ses souvenirs. Surtout ceux concernant sa petite sœur. Sa tendre Emma, ce qu’il pouvait l’aimer, et s’en vouloir.
C’était encore trop récent, la plaie était à vif, lui faisait mal. Alors il continuait de fixer les dos éloignés des extraterrestres pour ne pas trop les perdre de vue.
Et il s’accrochait, refusait de céder, avec une pugnacité admirable.
Zane s’en était vite rendu compte. L’impatience détectée par Marc dès leur première rencontre avait sûrement aidée. L’après-midi du troisième jour, au lieu d’affecter un mépris souverain teinté d’ignorance pour le petit poursuivant, il s’était carrément retourné pour jeter un regard mauvais vers le bosquet où il venait de se précipiter en hâte. Cela lui avait permis de déduire deux choses. D’abord, le vert détestait se tromper dans ses prévisions. Ensuite, Marc ne devait pas être si bien caché… Pourtant, il faisait de son mieux, mais à chaque fois, il finit par se faire repérer en à peine quelques secondes par l’un ou l’autre des ados.
Suite à cela, en plus de la pénibilité, s’était ajoutée un niveau de difficulté supérieur. Les traces laissées furent de plus en plus rares, les déplacements furtifs, voir totalement silencieux. Encore une épreuve compliquée. Il avait fallu plisser les yeux, apprendre à distinguer les formes bougeant un peu trop vite (sur ce point, deux choses, encore, l’avantageaient, l’empressement de Zane à le semer, et la chevelure flamboyante de la seule fille du groupe), distinguer les bruissements des feuilles secouées par le vent de ceux d’un trio progressant précautionneusement à travers la sylve dense. Plus d’une fois, Marc crut les avoir perdus pour de bon, avant de les retrouver deux ou trois minutes plus tard, toujours en tentant de se cacher le plus efficacement possible. Une fois, il fut certain d’avoir réussi à se dissimuler correctement – il s’était faufilé derrière un buisson composée de fougères géantes, particulièrement épais, la tente pliée plaquée contre sa poitrine pour ne pas qu’elle dépasse –, car Zane eut un air presque triomphant fleurissant sur le visage. Avant de désenchanter juste après, repérant la petite touffe sirop d’érable ô combien agaçante.
La stratégie changea encore, et le comportement du trio également. Ce n’était plus de simples regards noirs (sans mauvais jeux de mots) que Zane lui lançait, mais des orages menaçant d’éclater à tout moment, uniquement retenus par une sorte de fierté, et d’un entêtement à nier l’embêtement représenté par le gamin couvert de feuilles, de boue, et d’un peu de sève (depuis une malheureuse glissade ayant finie le nez contre l’écorce). Zair, elle, se retournait également parfois à demi, un mince sourire sur le visage, comme si elle venait de jouer au tiercé sur un canasson, et par curiosité regardait combien de temps pouvait-il encore rester dans la course. Tekris était beaucoup plus franc dans ses observations, et une fois, Marc crut voir une sorte de déception, un soir où le colosse n’avait pas repéré de suite sa cachette, suivie d’une sorte de contentement en l’apercevant enfin. Avant de briser sa stupide illusion. Il n’était qu’un parasite, alors pourquoi quelqu’un serait désappointé d’un abandon de sa part ? A tous les coups il y avait un pari en cours, et voilà. Sentant une grosse boule menacer d’exploser dans sa poitrine, Marc s’était roulé en boule autour de son sac, mordant son poing pour ne pas faire de bruit.
Et le lendemain, il s’était relevé, encore. Se cramponnait.
Mais ces dernières quarante-huit heures, la cadence s’était encore durcie. Les trajets décidés changeait brutalement de direction, les arrêts ne se faisaient plus que tard dans la soirée, une fois la visibilité totalement nulle, pour reprendre la marche dès que la luminosité permettait d’aligner un pied devant l’autre, sans parler des obstacles de plus en plus pénibles à surmonter. A cela se rajoutait des portions de route effectuées en passant d’arbres en arbres, dur de trouver des traces après. Marc ne dormait presque plus, il enchaînait plutôt les périodes somnolentes, peu réparatrices. Ses muscles criaient grâce, jamais il n’aurait seulement imaginé pouvoir se faire des crampes de cette ampleur. Au moins découvrait-il des endroits de son corps dont il ignorait jusque là l’existence. Quitte à en chier, autant le faire avec humour. Sauf qu’il ne riait pas, entièrement absorbé à ne quitter sous aucun prétexte le trio des yeux.
Ce dernier, par contre, ne semblait pas éprouver de difficultés aussi immenses à devoir enchaîner de longues journées de randonnée, suivies de quelques heures à peine de repos ; cela lui donnait un sujet de réflexion, c’était déjà ça de pris. Avec la disparition des monstres gigantesques lui ayant fichu une frousse du diable, il avait de quoi s’occuper. Durant la matinée, le gamin avait surpris une discussion houleuse entre Zane et Zair, d’abord en idiome classique, durant laquelle il n’avait compris que « gamin », « casse-couilles » et « crocodiles » (à la réflexion, cette association linguistique ne lui disait rien qui vaille). Et encore, parce que Tekris s’en était mêlé, et qu’il parlait plus fort que les deux autres. Normal, songea Marc, avec une stature pareille, ça doit faire résonance. Si seulement il avait pu hériter d’un corps moitié aussi costaud, ç’aurait été si facile de faire mordre le bitume à Victoire et ses toutous…
Puis, la « conversation » était devenue plus intime, les tons de voix étaient devenus presque inaudibles, et de toute façon, Marc n’aurait rien pu comprendre, puisque la langue parlée lui était désormais inconnue. C’était très étrange à entendre, enfin, des mots qu’il avait pu saisir. Très rude, sans fioritures, un son provenant du fin fond de l’arrière-gorge. Même sans comprendre, il avait bien vu que le vert argumentait de vive voix, contre quoi, mystère (contre qui, facile à deviner par contre). À deviner, Marc dirait que la fille en avait marre de ce simulacre de course-poursuite. Et si elle voulait le laisser se perdre dans la sylve pour de bon ?
À cette pensée, le sang du jeune garçon s’était glacé. Il avait encore un semblant de chance, mais ignorant la configuration des lieux, l’idée était loin d’être irréalisable. Son malaise s’était accru quand, au fur et à mesure de l’avancée de la soirée, ils s’étaient enfoncés profondément au sein de la mangrove. Le cœur remontant dans sa gorge, il avait observé avec angoisse les incessants détours du trio, peinant de plus en plus à les suivre, l’angoisse ne l’aidant pas réfléchir. Au point de les perdre de vue pendant une bonne dizaine de minutes. S’il avait réussi à tenir le coup, c’était uniquement en anticipant autant que possible leur trajet ; s’ils voulaient tant le semer, ils choisiraient forcément le plus difficile pour lui, donc le plus éprouvant physiquement. Heureusement, sa théorie s’était trouvée exacte, et quelques pataugeages supplémentaires lui avait permis de poursuivre sa route, guidé cette fois par la grande taille du colosse du trio.
Jusqu’ici en tout cas.
Depuis un quart d’heure, plus aucune traces. Si, au début, Marc avait appliqué sa stratégie en restant à couvert, cela n’avait rien donné, seule la forêt s’étalait paresseusement devant ses yeux anxieux. La peur, d’abord maîtrisée, nécessitait d’être évacuée s’il ne voulait pas qu’elle l’engloutisse.
Aussi courait-il, tant pis pour le bruit, juste pour agir, ne pas rester immobile, les retrouver.
Mais il ralentissait, imperceptiblement d’abord, puis de plus en plus. Le temps de ses recherches désordonnées, la nuit était tombée depuis un moment. L’obscurité recouvrait rapidement les lieux, leur conférant une dimension effrayante qui ne rassura pas le garçon, à l’imagination fertile. Les petits animaux fuyant vers leurs terriers devenaient des gobelins tapis dans l’ombre, les branches pitoyables d’un arbre mort se transformaient en bras décharnés d’un démon sylvestre tentant de l’attirer à lui, le bourdonnement des moustiques était le cri grondant d’un fauve affamé de sang.
Enfin, pressenti depuis plusieurs heures déjà, le tonnerre gronda dans le lointain. Une goutte s’écrasa sur les feuilles d’un imposant teck, puis ce fut deux, dix. Une véritable averse tomba du ciel, comme autant de larmes retenues trop longtemps jaillissant sous une trop forte pression.
Épuisées, ses jambes se dérobèrent sous son propre poids au premier trébuchage . Il tomba la tête en avant dans un sol spongieux, qui fit un floc peu ragoutant, accompagné d’un bruit désagréable de succion quand Marc usa de ses dernières forces pour se traîner sur la terre ferme. Aussitôt, un chatouillement titilla sa main gauche, remontant sur son bras. Le temps qu’il atteigne son cou, le gamin s’était relevé d’un bond, s’agitant dans tous les sens, grattant furieusement sa peau déjà irritée par les écorchures décorant l’ensemble de son corps. A bout de souffle, il finit par s’arrêter, guettant tout mouvement suspect. Rien d’animal ne survint.
Par contre, le désespoir…
Depuis presque une semaine, Marc le repoussait sans arrêt, se plongeant sans discontinuer dans cette quête insensée, pleine de détresse, elle lui donnait un but, quelque chose à accomplir ! Lui prouvait qu’il avait une raison de s’accrocher, une dernière, encore et toujours, même dans cette mangrove répugnante l’agressant sans arrêt, même en pistant avec ses maigres talents des adolescents taciturnes, certains franchement hostiles à sa présence. Mais au fond, qu’avait-il ? Perdu, à bout de force, le corps perclus de douleurs, sans parler de son estomac criant famine depuis qu’il avait avalée la dernière portion de nourriture la veille. La souffrance n’avait plus de barrières, de raison de rester tapie dans l’ombre. Et à dire vrai, Marc n’avait plus assez d’énergie pour la repousser.
Il se laissa lourdement retomber sur le dos, fixant le ciel sans le voir. Que n’aurait-il donné pour seulement distinguer les étoiles, même par intermittences, devant son visage tourné vers les cieux ! Que pouvait-il faire lui, maintenant, le gêneur, l’indésirable ? S’il décidait de laisser tomber, qu’est-ce que cela changerait au fond ? Il avait déjà eu des passades douloureuses, quand la situation avec Victoire l’étouffait, au point de l’empêcher de respirer correctement. Dans ces cas-là, il se roulait en boule, appuyait son oreiller sur son visage pour ne pas faire de bruit, et attendait que cette mauvaise passe s’éloigne. Ca finissait toujours par aller mieux. Au moins pour Emma. Mais elle n’était pas là. Ne le serait sans doute plus.
Penser à sa sœur n’était pas la meilleur chose pour son moral. Une fois cet accès de tristesse passé, aurait-il la force de s’accrocher encore ?
Que devait-il faire ?
Sans réponse, il rassembla ses dernières force pour se redresser sur les genoux, à la recherche d’un abri suffisant pour ne plus se prendre la colère du ciel de plein fouet.
Les larmes montant, il rampa avec l’énergie du désespoir, droit devant lui. Trop fatigué pour esquisser un autre geste, ou seulement réfléchir plus profondément à sa situation.
µµµ
Bras croisés derrière la nuque, regard fixé sur la toile faisant office de plafond, Zane écoutait avec un énervement croissant le battement régulier des trombes d’eau tombant sur la tente. Lentement, mais sûrement, le tissu de mauvaise qualité s’imbibait, saturé. Dans une ou deux heures, au grand maximum, l’intérieur finirait trempé, et l’adolescent n’aura plus qu’à se coller la tête sous la couette pour se protéger de l’humidité.
Avec un grognement mauvais, il se tourna sur le côté, rabattant les pans du plaid sur ses bras. Le froid, il ne le sentait plus, l’habitude, mais il n’y avait que peu de choses l’énervant tant que d’être mouillé. Surtout dans cette jungle dégoûtante, remplie de bêtes minuscules vous piquant désagréablement la couenne, suçant le sang tels de minuscules vampires. Ça aussi ça l’énervait, les insectes incessants, moustiques et autres mammifères ignobles de cette foutue planète trop lumineuse, trop pleine d’eau, trop de tout ! Dire que quelques mois seulement auparavant, si sa vie hors des combats et des entraînements à la forteresse ressemblait beaucoup à celle-ci, il y avait au moins une possibilité d’avenir.
Passant de l’autre côté, il soupira lourdement. Si ce maudit mioche avait bien voulu faire ce que l’on attendait de lui, c’est-à-dire retourner gentiment jouer à cache-cache, ils auraient déjà pu trouver un terrain dégagé, et filer par la voie des airs !
D’ailleurs, il n’avait pas vu le petit depuis un moment. Peut-être s’était-il enfin perdu, ou décidé à revenir à la civilisation humaine ? Ce serait la première bonne nouvelle depuis longtemps.
Cette fois sur le dos, il rouvrit les paupières, front plissé.
À moins qu’il ait fait des progrès, et leur ait laissé croire ce qu’ils voulaient afin de pouvoir les espionner à sa guise.
Il se redressa brutalement, soudain envahi d’un désagréable doute.
Et si c’était ça, l’explication ? Un espion, à la solde du monastère, à l’apparence trop ingénue et ridicule pour être soupçonné ! Sinon, comment, en dépit de ses compétences plus qu’insignifiantes, aurait-il réussi à les poursuivre autant de temps, avec un acharnement confinant à la suprématie imbécile ?
La couverture élimée finit au pied des autres faisant office de lit rembourré. À grand renfort de gestes rageurs, il enfila son pantalon soigneusement plié dans un coin de la tente, passa ses baskets soigneusement entretenues. Un sweat à capuche s’ajouta, ainsi qu’une lampe torche, et un petit couteau à cran d’arrêt qu’il coinça dans son dos. Juste au cas où. Puis il ouvrit le rabat avec brutalité, manquant de le déchirer. Ç’aurait été plus que problématique. Mais ce n’était rien comparé à ce qu’il allait faire au gosse – orphelin, ben tiens ! – quand il allait le retrouver. Il allait imprimer comment il s’appelait, et pas qu’un peu !
Bon, à la réflexion, peut-être avait-il encore une légère sensibilité au froid. Mais juste un peu. Négligeable.
Un peu plus loin, en partie abrité par l’ombrage imposant d’un palétuvier gris aux nombreuses ramures, Tekris s’abritait comme il le pouvait de la pluie. L’arbre, habituellement présent dans les zones de transition des mangroves, indiquait que l’on se rapprochait d’une étendue fluviale. En fin de soirée, il avait même distingué un carouge au plumage d’un noir profond, excepté deux petites tâches orange sur le sommet de ses ailes. Enfin, ces dernières, c’était le colosse qui les avait repérées à la demande de Zane. Sa vue restait bien supérieure à la sienne, et si le vert s’en serait offusqué intérieurement, d’autre réflexions plus importantes venait le tracasser ce soir. Et puis, objectivement, il restait le plus puissant, alors ça allait.
Les lourdes lianes envahissantes s’écartèrent sans peine sous sa poigne, et il se glissa silencieusement hors de l’enceinte du petit campement. Impossible de dire si Tekris dormait ou non, mais s’il essayait de le suivre, il le repérerait sans trop de problèmes.
Il se contentait d’avancer sans bruit, ne prenant pas plus de précaution pour dissimuler sa présence. Du reste, ce n’était guère nécessaire, la pluie et son boucan d’enfer couvriraient sans problèmes les éventuelles maladresses (complètement inexistantes dans son esprit par ailleurs) de l’adolescent, et faisaient un écran suffisant pour que l’on n’y voit pas à dix pas devant soi. Et pour un gosse peu expérimenté, ce devait être encore pire. Sauf s’il jouait effectivement la comédie, dans ce cas, il se trouverait prit en flagrant délit.
Ce n’était pas le cas, comme s’en aperçut rapidement Zane.
Arrivé au bord d’un affluent du Tonlé Sap, dont les bras aquatiques avaient recouverts une bonne moitié de la mangrove cambodgienne, il choisit de rester dissimulé entre les palétuviers, plus nombreux. Par deux fois déjà, son équipe avait dû faire demi-tour fissa en se retrouvant face à ce que Zair appelait affectueusement « un saurien un peu gros, et très taquin ». Autrement dit, un gavial particulièrement imposant. Seul, il n’avait aucune envie de voir à quel point ces bestiaux devenaient joueurs.
Au bout de longues minutes d’observations infructueuses, il quitta son abri, remontant sans traîner la piste suivie par le trio, scrutant attentivement l’obscurité à la recherche d’une touffe incongrue mordorée. Vivre sur une planète où la luminosité se trouvait entre huit et douze fois plus basse que sur Terre avait parfois des avantages. Si Tekris possédait les mêmes capacités, les haltes nocturnes se feraient bien plus tard.
Intrigué, il tendit l’oreille, s’arrêtant. Derrière le dégoulinement ininterrompu de l’orage, un son plus faible, désaccordé, l’avait titillé. En d’autres circonstances, le bruit était si léger qu’il n’y aurait pas prêté attention. Mais avec les sens aux aguets, prêt à voir surgir un ennemi de derrière le moindre tronc d’arbre, Zane était bien plus réceptif aux anomalies environnementales. Un son indéterminé signifiait danger potentiel.
Quittant la piste déjà à demi engloutie, l’adolescent arriva rapidement devant ce qui ressemblait à une cuvette naturelle, vers laquelle convergeaient les ruissellements ne pouvant être absorbés par le sol, déjà plus que saturé. Chacun de ses pas faisait créait une petite flaque autour de son pied, comme une éponge gorgée d’eau sur laquelle l’on appuyait. Évidemment, ses chaussettes étaient trempées maintenant !
Et pour ne rien arranger, au fond de la cuvette, collé au tronc d’un arbre noueux dont les racines tapissaient la majeure partie des « rebords », se détachait une petite tâche plus claire, bougeant de droite à gauche dans un mouvement saccadé. Presque affolé, à la réflexion.
Lâchant un juron qui aurait fait rougir tout un bordel, Zane remisa sa prudence au placard, allumant sa lampe-torche, braquée directement sur l’objet de son énervement.
Et il fut sous ses pieds, plusieurs mètres plus bas. Le gamin.
Surpris par cette soudaine clarté, Marc mit le bras devant son visage pour protéger ses yeux.
– Toi, on peut vraiment dire que t’as choisi ton moment !
– Je suis tombé, cria à son tour le garçon, peinant à se faire entendre par-dessus le vacarme de la pluie. Je voulais juste m’abriter, mais avec la nuit, j’ai pas vu le trou !
– Eh bah remonte, bougre d’imbécile !
– Peux pas, j’y arrive pas ! J’ai essayé, mais ça glisse de partout !
– C’est une plaisanterie j’espère ?!
Non, visiblement, ce n’en était pas une. Zane était face à un sacré dilemme. D’un côté, il ne se souciait pas vraiment de ce gêneur, à la limite, s’il restait coincé dix ou douze heures, les trois extraterrestres auraient largement de quoi le semer définitivement. De l’autre, la cuvette, bien que large, n’était pas excessivement profonde. Il y avait donc un risque pour qu’elle se trouve engloutie sous la pluie torrentielle, le gosse n’ayant pas le temps de remonter avant l’échéance. Même lui devait admettre que laisser un gosse se noyer, ça faisait un peu tâche sur le CV. Si jamais celui-ci ne se montrait pas comme d’habitude le lendemain matin, qui sait si ses deux compagnons n’allaient pas être persuadé que Zane lui avait tendu un piège ? Comme s’il n’avait que ça à faire ! Et si l’histoire remontait aux oreilles du monastère, il ne donnait pas cher de la peau du trio. On ne pouvait pas qualifier la situation à ce propos de reluisante, mais tout de même…
– Bon, si besoin, est-ce que tu peux sauter ?
– Quoi? fit Marc, incapable de comprendre plus d’une syllabe sur deux.
– Mais t’en fais exprès ou c’est naturel chez toi ?
Quelques secondes encore passèrent, durant lesquelles aucun n’entendit l’autre. Puis, l’extraterrestre fit un large mouvement de bras, comme s’il jetait quelque chose, puis tourna les talons sans prévenir, plongeant les alentours dans un noir quasiment total.
Aussitôt, la panique revint de nouveau étreindre le cœur de Marc. En voyant l’autre apparaître, il crut avoir une chance de finalement s’en sortir, mais alors, il l’abandonnait lui aussi ? Comme ça, il venait de fuir un enfer insupportable, juste pour finir noyé dans une satanée fosse mortuaire ? Tout ça, parce que, aveuglé par la pluie et ses sombres pensées, il n’avait pas fait attention, manquant de peu dévaler toute la pente jusqu’au fond du trou. Si un réflexe bienheureux lui fit agripper une branche durant sa chute, il resterait coincé ici, à regarder impuissant le torrent l’emporter ?
Soudain, une lueur rouge fusa, Marc clignant plusieurs fois des paupières afin de chasser les petits points lumineux dansants devant lui. Mais au lieu de se dissiper comme il était venu, l’éclat continua de rougeoyer, bien plus haut que le garçon, projetant une aura furieuse concentrée en un point précis. L’environnement tout autour de lui se mit à trembler, un grondement si puissant qu’il en couvrait celui provoqué par l’orage. S’agrippant à une liane étroitement enlacée le long de l’arbre l’accueillant, il se colla à son tronc, résistant à l’envie de fermer les yeux. Au contraire, il eut bien vite le désir de les écarquiller plus encore.
Du haut de la cuvette, à peu près à l’endroit où se tenait le martien il y avait encore deux minutes, une masse compacte obscurcit la vue de Marc. Elle gonfla, encore et encore, jusqu’à former un amas solidement aggloméré, sans que le garçon ne parvienne à distinguer de suite de quoi celui-ci était constitué. L’ensemble se souleva dans les airs, formant deux tas distincts, avant de s’abattre dans un fracas de fin du monde en direction du gouffre. Un cri étranglé s’échappa de sa gorge. Un ensevelissement de terrain ?! Il allait se faire écraser comme une crêpe le jour de Mardi Gras, incapable de s’enfuir de ce piège dressé par la sylve !
Sauf que l’étrange phénomène ne retomba pas en une avalanche de boue partout à la fois, engloutissant tout sur son passage, comme la logique l’aurait supposée. Au lieu de cela, il continua de s’étendre sur deux rails parfaitement maîtrisés, qui ne dévirent pas d’un iota leur trajectoire, même en heurtant la terre détrempée mêlée de branches et de lianes.
La terre fut secouée de plus belle, puis tout à coup, rien. Le calme revint, comme s’il ne s’était rien passé.
Baissant les mains, mises sur son visage afin de se protéger de la poussière, Marc hésita une seconde entre vivre en fait un rêve bizarre, ou une hallucination complètement idiote. Les innombrables obstacles végétaux se dressant entre son corps épuisé et la porte de sortie – hum, les bordures de la crevasse, se corrigea-t-il tout en étant persuadé que cela ne changeait absolument rien – venaient de se faire recouvrir intégralement par…
Encore indécis, le garçon s’approcha timidement de l’immense monticule. Ramassant un petit fragment échappé du tout, il dut le mettre quasiment contre ses yeux pour pouvoir en distinguer ne serait-ce que la forme. Mais il en fut aussitôt certain, il s’agissait bien de dizaines, voir de milliers de cailloux littéralement tombés du ciel, formant une sorte d’escalier grossier menant directement à la surface. Ce n’était pas esthétique, mais très pratique. Trop, comme s’il venait d’être taillé sur mesure.
De la pierre ? En pleine mangrove ?
Une exclamation furieuse retentit, coupant court toutes ses réflexions.
– Tu vas te dépêcher oui ? Tu t’imagines peut-être que ça va tenir toute l’année ?
À dire vrai, passé ce stade, Marc n’imaginait plus rien du tout. La réalité venait de franchir un nouveau cap dans ce qu’il classait comme étant la catégorie fiction, les questions se bousculant sous son crâne déjà bien embrumé. Néanmoins, il ne s’appesantit pas sur cette réflexion hautement philosophique et s’engagea sur l’espèce de pont par procuration. Sa consistance était inhabituelle pour un amas de cailloux, un peu plus mou que ce à quoi il se serait attendu, et surtout associé à une impression d’éphémérité inexplicable. Comme si cette construction n’était pas durable, prête à se dérober sous ses pas empressés. Mais au moins, il avait enfin un moyen de se sortir de ce trou à rat, et le galvanisa tant qu’il arriva de l’autre côté en un temps record. Plus vite encore que le jour où il fut forcé de faire équipe avec Victoire durant une course de relais au collège.
Il trébucha bêtement sur le rebord, crut qu’il allait tomber, mais parvint à se rétablir à grands renforts de moulinets ridicules et d’un petit saut à la réception maussade. Pas une fois Zane n’avait seulement fait mine de venir l’aider, se contentant de le regarder évoluer, lèvres pincées. Et le plus ennuyeux pour Marc, c’était qu’il avait encore envie de s’excuser d’être tombé dans le trou et lui avoir fait perdre son temps. Pourtant, ce n’était pas vraiment de sa faute quand même !
Gêné par l’observation silencieuse de l’adolescent, Marc baissa le nez, jetant un regard en arrière, vers ce piège naturel qui aurait bien pu devenir son tombeau. Pour constater que la passerelle rocheuse, recouvrant une minute auparavant la terre, les arbres et les lianes, venait de disparaître, comme par enchantement. Seules subsistaient comme traces de son passage des branches cassées, un vide dans l’enchevêtrement des feuillages et une empreinte démesurée laissée dans la boue fraîche. Uniquement visible sous le mince faisceau braqué sur le garçon, se prolongeant derrière lui sur quelques mètres. Et encore, cela aurait probablement disparu dans les heures suivantes. Mais si Zane pouvait arrêter de l’aveugler avec sa lampe, Marc lui en serait doublement reconnaissant…
Des dizaines de questions affluèrent à son esprit : pourquoi les rochers venaient de disparaître ? C’était quoi, cette aura carmin aperçue juste avant leur chute ? Comment celle-ci avait été aussi précise, créant exactement un pont rustique mais efficace ? Complètement perdu, il ne parvint à en formuler qu’une seule.
– Qu’est-ce…Que s’est-il passé ? balbutia-t-il, confus.
– Je viens de me geler les fesses, me faire tremper jusqu’aux os, perdre mon temps et au moins une bonne heure de sommeil juste pour te tirer d’une situation dans laquelle tu t’es allègrement précipité. Alors tu ferais mieux de me remercier, j’ai été généreux de te venir en aide. Avoue que je n’y étais absolument pas obligé. À la limite, ça m’aurait arrangé que tu disparaisses.
– Vous allez me tuer ? paniqua Marc.
C’était plus fort que lui. L’extraterrestre venait peut-être de le sauver, mais il ne pouvait s’empêcher de l’imaginer appuyer sur sa tête dans un lac, l’enfoncer dans la boue ou le pousser du haut d’une falaise.
Marc s’éloigna lentement du bord, sans quitter son vis-à-vis des yeux, ce dernier levant les siens au ciel.
– Encore cette idée ! Si j’avais l’intention de t’égorger derrière le premier buisson venu, crois-tu que tu t’en serais aperçu ?
Bizarrement, Marc ne se trouva pas plus rassuré. Frigorifié, il dut contrôler un peu ses tremblements avant de pouvoir reprendre la parole de manière compréhensible. Se mettre à l’abri de la pluie, ça devait être bien aussi. Zane, quant à lui, parvenait admirablement à ignorer les torrents se déversant sur son crâne, adoptant la même attitude que s’il se promenait en plein jour sur une plage déserte. Encore un peu, et Marc pourrait avoir l’impression qu’il imaginait tout seul l’orage se déchaînant autour d’eux.
– Alors tu es un assassin ?!
– Mais c’est pas vrai… Dis-toi que oui, et va jouer dans ton bac à sable !
Sur ce, l’adolescent se détourna, passablement irrité. Emportant avec lui la seule source de lumière disponible.
Quand les ténèbres se refermèrent sur son corps frêle, toutes les peurs du collégien fondirent sur lui comme autant de vautours. Les ombres seulement dansantes à la lueur du petit faisceau blanchâtre redevinrent des créatures assoiffées de sang – et de jeunes garçons de préférence, dans ses suppositions –, sur le point d’absorber la plus petite cellule constituant son être. Pourtant, sa mère ne cessait de répéter qu’un grand garçon ne devait pas avoir peur du noir, ou laisser libre cours à ce qu’elle considérait comme des névroses refoulées issues de pulsions annonciatrices de l’adolescence (Marc devait avouer que depuis son inscription en fac de psychologie sur un coup de tête, il ne comprenait plus très bien ses explications).
– Attends-moi, cria-t-il en se relevant prestement. S’il-te-plaît !
– Ah non hein ! Tu ne vas pas me coller aux basques éternellement !
L’adolescent s’était peut-être arrêté pour lui braquer de nouveau la lampe en pleine figure, il ne paraissait pas disposé à l’aider plus longtemps. Réfléchissant à toute vitesse, Marc chercha un moyen rapide, et surtout efficace, pour qu’il accepte de le garder avec lui, au moins cette nuit, pour se reposer un peu. La perspective d’un vrai repos réchauffa un peu le froid entourant son cœur, redonnant un peu de courage. S’il parvenait à se faire accepter du martien taciturne, les autres ne pourraient pas le chasser à leur tour, vu qu’il était le chef, ou du moins se comportait comme tel, du trio. Pas une fois Marc n’avait vu Zair ou Tekris le faire changer d’avis. Même sur l’organisation des corvées. Il fallait dire que les colères, très fréquentes, de Zane n’engageaient pas à la discussion. Le collégien en avait dénombré quatre en six jours.
Celui qui dirigeait le trio ? Et si…
– Mais, tenta-t-il en arborant un air déconcerté, je croyais que les chefs étaient des personnes fortes et courageuses ?
– Je le suis, ça te pose un problème ?
Donc, Marc ne s’était pas trompé, il était le leader du trio extraterrestre.
– Alors pourquoi tu ne veux pas que je vienne ? Tu es perdu, comme moi, et tu ne réussiras pas à te charger de quelqu’un en plus de toi ?
En d’autres circonstances n’incluant pas sa survie immédiate, Marc aurait pu sourire de l’air outragé peignant les traits de l’adolescent, devenu incarnation de la dignité outragée.
– Pardon ? Je suis arrivé ici seul, sans aucun problème, et je dois sans cesse m’occuper des deux zozos me servant de coéquipiers, alors ne vient pas me seriner avec tes suggestions proprement infondées ! Si je ne te prends pas avec moi, c’est tout simplement parce que je n’en ai pas envie, un point c’est tout !
– Oui, bien sûr, je comprends.
Mais le visage de Marc clamait exactement le contraire. Voir, mettait en doute les paroles de Zane. Si jamais cela l’énervait au point de décider de l’achever pour de bon, il n’aura eu besoin de personne pour se tirer une balle dans le pied !
– Tu essaies de me manipuler en fait, marmonna l’extraterrestre.
– Quoi ? Mais non, tu t’en serais rendu compte de toute manière.
– Mouais, c’est pas faux.
– S’il-te-plaît ! Je ne veux même pas dormir sous ta tente, juste retrouver le chemin ! C’est pas la la mer à boire…
– En même temps, si l’on apprend qu’un ado emmène un gosse de…dix, douze ans ? Sous sa tente, ça va jaser. Mais vu ton état (un plissement nasal exprima très clairement l’opinion de Zane à ce sujet), tu vas nous claquer entre les doigts si ça continue. Ne crois pas que ton sort m’importe ! Simplement, ça ferait désordre. Bon, écoute-moi bien le gosse, on va faire un marché. J’accepte de te ramener au camp, où tu pourras te reposer, voir manger sur la portion de Tekris. Même, j’arrête d’essayer de te semer. Par contre, tu retournes dès que possible à la civilisation, sans chercher à nous retrouver. Mieux, motus et bouche cousue sur ce que tu as pu voir ces derniers jours. Et ne crois pas que je ne le saurais pas, si jamais tu ouvres intempestivement le bec. Quant à savoir comment tu vas retourner aux Amériques, c’est pas mon problème.
– Mais je ne peux pas, l’avion est déjà reparti !
– À d’autres ! Tu préfères rester dans la jungle, tout seul, avec les tigres ? Si c’est le cas, essaies de te détendre, la viande est beaucoup moins tendre quant elle est stressée. Tu ne veux pas donner d’indigestion à ces charmants félins, n’est-ce pas ?
Le ton de conversation employé persuada Marc du sérieux de la proposition. Il ne voulait certainement pas accepter, renier sa fierté une fois de plus, pour retomber entre les griffes de Victoire, mais, en refusant, il ignorait totalement ce qu’il ferait ensuite…
Pour la première fois depuis sa fuite, il avait le temps – quoique relatif – de réfléchir à ce qu’elle impliquait. Et il commençait à réellement saisir l’énormité de son geste.
– J’aurais le droit de manger avec vous le soir ?
– Et puis quoi encore ?
– Je n’ai plus de réserves, et à ce train là, je vais faire désordre plus vite que prévu.
– Un repas le soir, et tu nous rends la tente. Et tu te débrouilles pour la partager avec Tekris. Au fait, où est-elle passée celle-là ?
– Hum… Je l’ai laissée un peu plus loin avec le reste de mes affaires… J’ai eu un… coup de fatigue.
Zane claqua sa langue, agacé, d’une drôle de manière, un peu comme s’il la collait à ses dents avant de l’appuyer, puis de la faire retomber. Un tchkkk tchkkk désapprobateur, ressemblant au bruit produit par le grand-père de Marc quand son dentier était mal fixé. En un peu moins dégoûtant. Pas sûr que l’adolescent apprécie la comparaison… Aussi ravala-t-il sa remarque au dernier moment, provoquant un froncement de sourcil chez l’autre.
De manière impromptue, il se demanda s’il lui arrivait de sourire. Pour de vrai. Sauf si c’était la présence du collégien qui le mettait encore plus en rogne, après tout, Marc ne le connaissait pas assez pour savoir.
– D’accord pour la tente. Faut aller la chercher.
Il évita soigneusement d’expliquer être incapable de la monter. Suffisamment d’éléments jouaient en sa défaveur, pas la peine d’en rajouter.
Évidemment, Zane ne manqua pas l’occasion de soupirer lourdement, le toisant d’un regard sans équivoque. Marc ne comprenant pas ce qu’il attendait, il eut une nouvelle occasion de pester, marmonnant à grands renforts d’enjambées militaires que c’était pas si compliqué de deviner qu’il fallait que le gamin montre où il avait laissé traîner ses affaires, plus la tente appartenant au trio.
– Au fait, Tekris, c’est aussi un ado ? Et ça ne te déranges pas de me laisser aller sous sa tente ?
Instinctivement, il se rapetissa sous le regard purement meurtrier de l’adolescent. L’instant d’après, ses yeux redevinrent inexpressifs, comme si de rien n’était.
– Ne t’avises pas de tenter quoi que ce soit avec lui, ou tu pourrais ne pas avoir seulement le temps de regretter. Suis-je clair ?
Le collégien hocha vigoureusement la tête, toujours rentrée dans les épaules. Visiblement satisfait, Zane l’ignora grossièrement, continuant sa progression nocturne.
Mais au moment de passer devant Marc, qui dut s’écarter pour ne pas se faire bousculer, il remarqua que Zane tenait un petit boîtier rectangulaire, à peu près de la taille d’un Blackview, machinalement rangé dans la pochette dont l’anse lui barrait la poitrine. Mais l’engin était trop épais pour un simple portable, sans parler de l’écran émettant un halo orangé, disparaissant en même temps une fois remis en place.
– Bon, tu vas continuer longtemps de bayer aux corneilles, ou tu me montres le chemin ? Pas de tente, pas de repas, tu te rappelles ?
Bien sûr que oui. Mais la question était purement rhétorique, aussi Marc lui emboîta le pas sans répondre.
Dans la nuit, la tâche fut particulièrement ardue, et sans le sens de l’orientation intriguant de Zane, jamais ils n’auraient pu retrouver l’endroit. Il eut terriblement envie de l’interroger sur sa facilité à se repérer dans le noir, mais comme pour le reste, il y renonça rapidement. Pour être honnête, à part « c’était près de la rivière », le garçon ne se souvenait pas de grand-chose. Finalement, après un effort de concentration à demi paniqué, la présence d’un palétuvier tout tordu, rappelant approximativement la forme d’une tête hurlante, lui revint en mémoire. La tente et son sac à dos étaient juste à côté.
– Ouais, je vois duquel tu veux parler. En passant dans le coin tout à l’heure, je l’ai remarqué aussi, c’était assez marrant. C’est à quelques centaines de mètres.
– Quoi ? Aussi loin ?
– Loin, loin, tout est relatif. Attends une minute là, tu veux dire que tu as parcouru tout ce chemin ? Et sans t’en apercevoir ? Elle était aussi jolie que ça, la fille occupant tes pensées ?
– Pas du tout, c’est un monstre ! protesta Marc avec véhémence.
Seulement, une fois cette protestation exprimée, il sentit tout le poids du monde lui retomber sur les épaules. Il avait enfin réussit à sortir la peste de ses pensées, trop occupé à essayer de remonter de la cuvette, et encore une fois, un détail venait lui rappeler sa situation de plein fouet. Comme un rappel à l’ordre, hey, n’oublies pas que tu n’es qu’une vache à lait, bonne à conduire chez l’équarrisseur si tu fais le malin !
Un silence malaisant s’installa entre les deux jeunes, un de ces silences pesants, mais difficiles à briser, car rien ne paraît pouvoir surmonter la gêne insidieusement blottie, bien au chaud. Il se prolongea même quand, une fois les objet retrouvés, ils les chargèrent sur leurs dos (Zane embarquant bien sûr la tente). Exactement le genre qui s’était ancré au sein de l’ambiance même de la maison, surtout au moment des repas. Sa mère à un bout de table, enfermée dans son monde fait de bouquins, de course à la réussite et de grandes études abandonnées, ressassant sans cesse les mêmes bouquins qu’elle ne retenait jamais. De l’autre, Emma et lui, toujours elle sur ses genoux malgré ses sept ans, n’osant pas émettre le moindre son puisque cela finirait par un chut agacé voir un long regard sentencieux. De pénibles souvenirs, auxquels Marc substituait volontiers ceux…
Non, s’il se plongeait dans de doux moments, il allait encore se décourager. Son passage à vide du début de soirée était déjà suffisamment honteux comme ça, et il remerciait le ciel qu’il n’y ait pas eut de témoins.
Oppressé, il choisit de tenter une rupture timide de ce mutisme ; quitte à faire un flop, il ne le supportait plus.
– Pourquoi tu portes tout le temps des gants ?
Pas terrible comme introduction…Mais la réponse fusa, tout aussi inattendue.
– Pourquoi t’accroches-tu à ma ceinture comme un fils à papa à sa barbe ?
Marc baissa les yeux. L’extraterrestre avait raison, il avait attrapé le fin morceau de cuir d’une main cramponnée, comme si sa vie en dépendait. Ce qui était un peu le cas.
– Désolé, un réflexe…
– Maintenant, tu peux me lâcher donc ?
Le collégien ne répondit pas. Il n’obéit pas non plus. Son trouillomètre était bien trop bas pour prendre le risque de perdre de vue le faisceau maladif de la lampe-torche, et avec son ticket pour une fin de nuit reposante ! De nouveau, Zane fit son tchkkk, tchkkk étrange ; Marc en sursauta de surprise, jusque là concentré sur les rugissements profonds retentissant de temps à autre. Pourtant, le bruit n’était pas effrayant, mais il s’y attendait si peu…Bon sang, ce qu’il pouvait détester sa nature émotive !
Bizarrement, Zane n’en profita pas pour ricaner, ou lancer une réflexion acerbe. Marchant sans s’arrêter une seule fois, ou même hésiter quant à la route à emprunter. Décidément, Marc se dit qu’il avait une vue minable, lui qui ne réussissait même pas à distinguer sa main à deux mètres de distance.
Enfin, s’engouffrant dans un amoncellement de branchages un peu plus épais que les autres, Marc déboucha brusquement dans une petite clairière débroussaillée à la hâte, ressemblant fortement à celle dans laquelle il avait reprit connaissance, une semaine plus tôt environ. Sauf que celle-ci était construite de manière plus discrète encore, seuls les éléments naturels avaient été réorganisés sans couper le moindre bout d’herbe, et les tentes, à cause de l’étroitesse des lieux, se trouvaient plus rapprochées les unes des autres. Le seul élément totalement artificiel résidait en une petite lanterne dotée d’une faible lumière turquoise, invisible depuis l’extérieur, posée près de Tekris. Définitivement, il devait somnoler.
Pour peu de temps seulement, car le vacarme d’une tente démontée lancée à ses pieds le réveilla plus efficacement qu’une alarme assidue dans son travail. Les yeux – enfin, les… lunettes ? Marc avait un doute – encore ensommeillées, il fixa alternativement Zane, la lampe, la tente, revint à Zane, avant de distinguer la fine silhouette du collégien, un peu en retrait. Là, il ne sut si c’était du lard ou du cochon, ou bien s’il nageait en plein rêve.
– Le gosse dort avec toi cette nuit. Monte ton tipi trempé en silence, j’ai du sommeil à rattraper.
Sur ces paroles, Zane s’engouffra dans sa propre demeure, pestant contre la foutue pluie qui avait presque totalement inondée l’intérieur. Un « silence, j’essaie de dormir moi ! » fusa de la tente voisine, auquel fut répliqué « et moi donc, pourtant je n’en fait pas toute une histoire ! » refusant toute contestation. Seul un soupir agacé retentit encore, puis la nuit reprit ses droits.
Se retournant vers Tekris, qui malgré l’heure tardive s’était déjà mis à l’ouvrage sans rechigner, Marc osa demander :
– Ils sont souvent comme ça ?
– Oh non, en temps normal, ils sont bien pire.
Il chercha une trace de plaisanterie, un petit bizutage pour le nouveau. N’en trouva aucune.
– Ah…
– Tu t’y feras. La première chose à savoir, c’est qu’il ne faut jamais contrarier Zane. La base de la survie.
– Mais… Il m’a dit que je pouvais seulement venir le soir.
– Même. Surtout d’ailleurs. Et puis, c’est pas mal pour un incruste. Le dernier… non, rien, faut que tu dormes ce soir.
Mais tandis qu’il parlait, le colosse l’observait avec un intérêt croissant, allant même jusqu’à arborer un air curieux. Nouvelle découverte, ce n’était pas tous les jours que le Zane en question faisait des compromis.
Heureusement, Tekris s’y connaissait en montage de tente, et moins de dix minutes plus tard, elle était dressée, avec la bâche par-dessus (que Marc, la seule fois où il avait ouvert le paquet oblongue, avait prit pour pour une couverture de toile) pour protéger de la pluie. Enfin, autant que possible. Le châtain avait bien tenté de se rendre un peu utile, mais au bout du troisième piquet mal enfoncé, il renonça, préférant observer avec attention l’autre les planter en terre d’une simple pression du doigt.
Se retrouver dans un véritable abri, même étroit, même en partie trempé à cause de son séjour dans la gadoue, fut un moment de grâce incomparable. Pa politesse, il se força à attendre que Tekris se soit déshabillé, puis glissé sous la seule couverture ne ressemblant pas à une soupière, avant de se coucher à ses côtés, tout en restant le plus loin possible.
– Je ne vais pas te manger, tu sais. Et tu devrais enlever au moins ton sweat et ton short, tu vas attraper la mort à rester avec tes vêtements mouillés.
Sa figure devait beaucoup ressembler à celle d’une biche face à son prédateur, puisque le colosse s’empressa d’ajouter :
– En tout bien tout honneur ! Si tu veux, je peux me rhabiller…
– Non, ça va, juste… Tu peux te retourner ?
Contrairement à ce qu’il aurait crû, Tekris obtempéra rapidement, fixant son regard sur la toile rapiécée. Les joues menaçant de s’enflammer, Marc ôta les couches superficielles de ses habits, avant de foncer se mettre au chaud, refroidi par la froideur ambiante.
– Au fait, minipuce, quel est ton nom ?
– Mhm ? A ton avis ?
Engourdi par la sensation de chaleur bienfaisante remontant le long de son corps engourdi, Marc étouffa un bâillement sonore.
– Je dirais… Jack ?
– Nan.
– Andrew ?
– Pas plus.
– John ?
Marc bâilla de nouveau, à peine conscient.
Ce fut la dernière proposition qu’il entendit, avant de fermer ses paupières et de sombrer dans le sommeil.